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Au sens littéral, autogestion signifie gestion par soi-même,
et ses postulats sont la suppression de toute distinction entre
dirigeants et dirigés et l’affirmation de l’aptitude
des hommes à s’organiser collectivement. L’autogestion
ne se ramène ni à la participation, ni à la
cogestion, ni au contrôle ouvrier, ni au mouvement coopératif.
Souvent qualifiée d’utopie, l’autogestion exprime
le principe de spontanéité opposé à
l’autoritarisme; c’est pourquoi elle passe pour être
une négation du pouvoir et de l’État. Cette
nouvelle modalité des rapports économiques, politiques
et sociaux veut être un moyen de promouvoir la cohésion,
mais dans la diversité.
Il a souvent été fait référence à
l’autogestion lors de bouleversements politiques et sociaux
survenus à l’Est, après le schisme titiste,
à l’occasion des soulèvements hongrois, polonais
et tchécoslovaque. En France, l’idée d’autogestion
a pris quelque consistance après la crise de mai 1968. Généralement,
elle est apparue comme un mythe mobilisateur, celui de l’union
des travailleurs, se chargeant diversement selon les époques
et les endroits d’un contenu marxiste plus ou moins authentique.
L’autogestion a été initialement définie
comme une nouvelle qualité du socialisme, affranchi du bureaucratisme,
du centralisme, de l’étatisme, renouant avec certaines
tendances du socialisme français et les idées de Fourier
et de Proudhon, en réaction contre le «mensonge stalinien»
(Gilles Martinet), qui a dévoyé le mot d’ordre
de la dictature du prolétariat dans un type de socialisme
qui voudrait tout faire pour le peuple, mais non pas en même
temps par le peuple. L’aspiration autogestionnaire a servi
de révélateur à l’inadéquation
du style de gouvernement en vigueur, remettant aussi en cause l’atomisation
de l’homme et de la société, s’attaquant
aux impasses de la civilisation industrielle et à tous les
antagonismes sociaux sécrétés par elle.
Le clair-obscur idéologique offert par l’autogestion
en tant que concept et le refus de considérer les résultats
effectifs de sa concrétisation, ou l’ignorance manifestée
envers ses ratés, ont été propices à
bien des équivoques. Dès le début des années
1980, cependant, l’autogestion a disparu des discours politiques
en France et les expériences autogestionnaires réalisées
en Yougoslavie et en Algérie ont tourné à la
catastrophe économique. Le concept lui-même semble
s’être discrédité à la faveur de
son opacité et à cause de ses échecs; même
ses succès anciens apparents sont remis en cause et semblent
rétroactivement contestables.
1. Théorie et philosophie de l’autogestion
Malgré une tradition déjà ancienne, depuis
la Commune de Paris jusqu’à l’expérience
(avortée) yougoslave, l’autogestion n’a cessé
de susciter à la fois des espérances les plus débridées
et des résistances farouches. Tout en révélant
des aspirations profondes, elle a connu des échecs plus ou
moins nets, qui hypothèquent ses perspectives, victime des
contextes idéologiques, politiques ou historiques dans lesquels
elle est apparue, notamment en Yougoslavie.
Tantôt conçue comme pure utopie, incapable d’entrer
dans la pratique ou d’y être maintenue, tantôt
arbitrairement liée à une spontanéité
anomique, tantôt condamnée à dégénérer
en technocratie, voire en bureaucratie, ou à ressusciter
les méfaits du système capitaliste libéral,
l’autogestion oscille au gré de ses contradictions
entre le mythe et l’inefficacité. Comme l’a souligné
Yvon Bourdet, dans La Délivrance de Prométhée
: «Presque partout dans le monde, les systèmes séculaires
de l’hétérogestion passent encore et toujours
pour l’expression de la nature des choses et revendiquent
une sorte d’éternité.» À charge,
il est vrai, pour l’autogestion de prouver sa crédibilité
en tant que système.
Avortées, dévoyées ou inachevées, les
expériences algérienne, tchécoslovaque et surtout
yougoslave attestent l’ancrage historique de l’autogestion
en tant que mode de gestion de la production.
Il est apparu clairement que l’autogestion ne saurait se
réduire à l’organisation d’unités
de production autonomes. Elle suppose fondamentalement un système
politique qui supprime toutes les dysfonctions de l’ensemble
social.
On ne saurait donc concevoir au niveau de l’entreprise qu’une
autogestion articulée avec les autres sphères de la
vie sociale (communes, consommateurs, plan). L’entreprise
autogérée se présente alors comme un système
complexe d’équilibres à la fois externes (autonomie
politique, rapport plan-marché) et internes (système
technique, rapports de pouvoirs).
Entre le spontanéisme et le centralisme
Toute approche de l’autogestion qui ne s’inscrit pas
au cœur d’un projet politique d’ensemble risque
de déboucher sur des réalisations purement sectorielles.
Mais toute théorie politique de l’autogestion oscille
entre deux extrêmes ruineux: le spontanéisme et la
centralisation.
En droit, les théories de l’autogestion ne font que
poursuivre l’effort réflexif de Rousseau, de Kant et
de Hegel pour fonder l’harmonie des libertés rationnelles
dans un ensemble historique et accomplir la démocratie, dont
la manifestation bourgeoise reste formelle. Mais à moins
de présupposer un accord préétabli des spontanéités,
dont l’affirmation spéculative reste tenue en échec
par les luttes réelles, il faut s’en remettre à
la pratique libératrice des groupes politiques.
Les tentatives ponctuelles risquées pendant la révolution
bolchevique, puis en Hongrie et en Pologne après la Seconde
Guerre mondiale, ont rencontré des réactions centralisatrices
hostiles, procédant elles-mêmes de l’enseignement
de Lénine qui, dans Que faire? , s’en prenait à
l’autogestion spontanée. Érigée en religion,
elle se confond avec l’économisme, l’inconscience,
le terrorisme et le suivisme. Mal insérés dans une
révolution politique impréparée, les conseils
ouvriers se sont, de fait, souvent enlisés dans des revendications
de défense corporative et locale.
À l’inverse, la confiance exclusive dans l’appropriation
collective des moyens de production a conduit à la bureaucratisation
de la direction des entreprises; Mihailo Markovic, dans Socialisme
et autogestion (1973), constatait que la société socialiste
découlant du modèle soviétique stérilise
l’univers politique en scindant les citoyens en sujets actifs
(dirigeants) et en objets passifs (masse atomisée). Ainsi
a-t-on constaté en Yougoslavie une confiscation du processus
de décision, à travers un appareil de fonctionnaires
et de règles dont la complexité est devenue incontrôlée.
Cela s’est accompagné d’une professionnalisation
croissante de la vie politique, de l’isolement d’une
couche sociale omnipotente dont le pouvoir souverain sur la répartition
et l’utilisation de la production masque la résurgence
de privilèges et justifie la perpétuation de l’exploitation.
L’autogestion ne peut donc se définir que comme la
négation dialectique à la fois du centralisme bureaucratique
et du spontanéisme, vouée à un incessant mouvement
de balancier. La spontanéité incontrôlée
dégénère aisément en anomie et les travailleurs
ne sauraient s’en remettre toujours à l’octroi
par l’État d’une providentielle libération.
L’entreprise autogérée implique un système
politique où, à chaque niveau, les producteurs exercent
la direction rationnelle du processus social en possédant
l’autonomie maximale compatible avec l’autorégulation
de l’ensemble.
À l’intersection du plan et du marché
En tant qu’unité économique de base, l’entreprise
autogérée postule un équilibre entre la planification
sociale et les lois du marché.
Ce système suppose le renoncement à la direction
centraliste des unités de production, qui transforme la nécessaire
coordination réalisée par le plan en programmation
rigide et autoritaire. Selon la loi de 1946 qui définissait
le statut de l’entreprise d’État en Yougoslavie,
l’entreprise n’était qu’un organe d’exécution
confié à la responsabilité d’un directeur
nommé. Le dirigeant administratif exécutif avait même
pouvoir pour annuler ou suspendre les ordres du directeur.
En outre, le système de planification autoritaire a tendance,
en dehors de périodes d’intense mobilisation collective,
à sécréter le sous-emploi des capacités
et le gaspillage en chaîne. Jacek Kuron et Karol Modzelewski
ont montré comment l’appareil bureaucratique tend à
servir d’alibi au freinage, à la détérioration
de la qualité, à la sous-évaluation du potentiel
technologique. Ce n’est pas un défaut d’organisation,
mais la logique du système qui est en cause.
Dans les années 1950-1953, l’État yougoslave
a affirmé vouloir renoncer à la conception et au contrôle
des programmes de production, puis à la centralisation totale
des moyens financiers. En 1958, les entreprises ont pu disposer,
en principe librement, de leurs revenus. Après 1965, l’autogestion
s’est développée dans le cadre des unités
de travail.
Plusieurs mutations fondamentales étaient annoncées:
– À la tutelle centralisatrice, l’autogestion
a voulu substituer le pouvoir des «collectifs de travail»;
sur le plan économique, selon l’expression de Branko
Horvat (1973), «le collectif s’est qualifié pour
l’exercice des fonctions de l’entrepreneur».
– Par le rétablissement de certains aspects limités
de l’économie de marché, liée à
une planification indicative, le produit social devait résulter
de l’activité interdépendante des entreprises
autogérées.
– En fonction du principe de la disposition du revenu, les
travailleurs étaient censés gérer eux-mêmes
les fruits de leur travail. Ils étaient ainsi incités
à accroître leurs revenus, «tandis que le marché
les contraint à réaliser le produit social par une
productivité accrue du travail et en général
avec une plus grande efficacité» (Drago Gorupic, 1969).
– L’État dirigeant et organisateur devait s’effacer
au profit des producteurs, mais conserver un rôle régulateur
afin d’éviter l’effet bien connu des cycles économiques
(en orientant les investissements, en opérant des transferts,
en contrôlant certains prix, en garantissant un salaire minimal,
en incitant à l’harmonisation des taux et des échelles
de rémunérations par le biais des conventions collectives).
Optimiser le système sociotechnique
L’idée d’autogestion n’a pas pu éluder
le problème de la division du travail à l’intérieur
de l’organisation. Comme le fit remarquer Veljko Rus (1970),
si les travailleurs restent soumis dans leurs tâches quotidiennes
à des contraintes sociales et techniques inchangées,
le droit de participer à la gestion reste un absurde formalisme.
Le procès de l’organisation traditionnelle du travail
industriel est celui du principe du one best way taylorien énoncé
dans Scientific Management : la stricte séparation entre
la conception, laissée aux bureaux d’études,
et l’exécution, réduite à un ensemble
d’opérations simples, est postulée comme condition
de fonctionnement optimal du système. Il s’ensuit,
dans la logique de Taylor, une extrême parcellisation des
tâches, la réduction du travail à un ou plusieurs
gestes de courte durée, la répétitivité
maximale, une spécialisation étroitement limitée
aux besoins de la machine et la surveillance permanente d’un
corps d’encadrement. Ses conséquences sont bien connues:
l’accroissement de la production n’est obtenu qu’au
prix du surmenage des ouvriers ; la monotonie des tâches s’accompagne
d’usure physique et nerveuse; le travailleur est réduit
à un automate incapable de concevoir la finalité de
sa tâche, réprimé par un contrôle obsédant
et rivé en définitive au bas de l’échelle
sociale.
Les bureaucraties socialistes n’ont en fait guère
remis en question l’«efficacité» du système
taylorien. Pourtant, ce système est incompatible avec une
autogestion complète: il se fonde sur une physique sociale
qui présuppose que le travailleur n’a pas d’autre
motivation psychologique que l’incitation salariale. Cet hédonisme
primaire méconnaît ce que le professeur F. Herzberg
(Le Travail et la nature de l’homme , 1971) a appelé
les «motivateurs du travail»: l’accomplissement,
la reconnaissance par autrui, le processus de travail, la responsabilité
et la possibilité de progresser. Mais il ne suffit pas, comme
le préconise l’école des relations humaines,
d’agir sur les rapports sociaux en créant un «climat
de communication»; il faut intégrer ces motivateurs
dans l’organisation, ce qui suppose la restructuration des
tâches. Les industriels se sont ainsi aperçus que le
système de Taylor comporte des dysfonctions nuisibles: accroissement
des gaspillages, turnover , absentéisme, baisse du rendement,
autant de signes de réactions défensives à
l’égard de la robotisation et de la «pollution
mentale».
Les expériences du Tavistock Institute, menées par
E. L. Trist (1963) dans des houillères britanniques, ont
montré que l’autogestion technique était possible:
dans des ateliers semi-mécanisés, la division taylorienne
entraîne des difficultés de coordination entre équipes,
la multiplication des conflits sur les taux de rémunération
et l’intolérance du contrôle purement disciplinaire.
La constitution d’un groupe fondé sur l’autocontrôle,
la polyvalence et l’allocation de primes globales transforment
la fonction d’encadrement en fonction d’assistance et
diminuent les dysfonctions attachées au taylorisme (absentéisme
et baisses de rendement notamment). Outre les applications du Tavistock
dans de nombreux secteurs, les esquisses de transformation se sont
multipliées: les expériences de valorisation des tâches
chez Fiat en 1971, celles de groupes «semi-autonomes»
chez Philips aux Pays-Bas dès 1960 et en Norvège.
La définition des postes dans le cas de la raffinerie Shell
(relaté par Paul Hill, 1971) montre qu’une des conditions
essentielles de ce type d’autogestion réside dans la
volonté d’optimiser conjointement le système
technique et le système social, ce qui peut impliquer de
renoncer parfois à exploiter toutes les possibilités
de la technique pour intégrer dans les tâches le maximum
d’initiative et de créativité humaines. Tout
en ne remettant certes pas en cause la nature du pouvoir dans l’entreprise,
de telles expériences ont prouvé qu’il est vain
de renvoyer la libération sur le lieu de travail à
l’ère mythique de l’automation généralisée.
Une nouvelle répartition du pouvoir
L’autogestion suppose une refonte du pouvoir dans l’entreprise
et se présente communément comme un renversement du
schéma traditionnel de l’autorité. L’autorité-propriété,
droit d’user et d’abuser qui définit l’entreprise
capitaliste, doit faire place à la propriété
sociale des moyens de production, qui n’est ni propriété
privée ni propriété d’État. Les
attributs de la propriété éclatent ainsi entre
différents centres de décision: le plan, la région
ou la commune, l’entreprise. La propriété comme
bien marchand, utilisée pour valoriser un capital, est remplacée
par l’usage des moyens de production au bénéfice
d’une collectivité de travail qui devient libre et
responsable de la mise en valeur sociale du capital initial. En
cas de non-rentabilité, la commune assume la tutelle, sanctionnant
ainsi la mauvaise gestion du collectif. Il faut reconnaître
que l’acte d’appropriation collective par la nation
reste le préalable fondamental, qui disqualifie la prétention
à autogérer l’entreprise en régime capitaliste.
Mais la propriété sociale reste vaine si, à
l’intérieur de l’entreprise, l’autorité
fondée sur la compétence ou sur la délégation
de pouvoirs ne fait pas place à une appropriation collective
de la décision. Le mot d’ordre «tout le pouvoir
aux conseils ouvriers» ne résout pas le problème
de la structure du pouvoir dans l’entreprise: en aval et en
amont, la question de la décentralisation maximale de la
décision resurgit. L’appareil institutionnel peut,
en effet, faire écran à l’exercice du pouvoir
par l’ensemble des travailleurs: l’un des principes
de l’autogestion est précisément la révocabilité
de tout mandataire de la collectivité de travail. De même,
l’élection, même la plus ouverte, ne saurait
dispenser l’élu du contrôle par la base de l’exercice
du pouvoir dont il est dépositaire. Il reste que le processus
électif a lui-même des limites: toute entreprise implique
une hiérarchie de services fonctionnels dont la compétence
risque de servir d’alibi aux abus technocratiques. Le renversement
de l’autorité ne signifie pas l’exercice de la
démocratie directe; entre l’utopie du «groupe
de fusion» (Sartre) comme mode permanent d’organisation
et la confiscation du pouvoir par la structure administration-directeur,
l’autogestion suppose le difficile équilibre d’un
système de «répartition polyarchique de l’autorité»
(Drago Gorupic) en vertu duquel le pouvoir serait distribué
de façon égale de l’assemblée des travailleurs
à la structure directoriale, en passant par le conseil ouvrier.
Peut-on en conclure, comme Yvon Bourdet, que, dès lors,
une telle autogestion ne serait qu’une variante de la cogestion
? Par les décrets de mars 1963, qui instituèrent l’autogestion
dans les «biens vacants», le gouvernement algérien
a cherché, en effet, à concilier l’aspiration
des masses à poursuivre l’expérience commencée
dès l’indépendance, par le biais des comités
de gestion, et la garantie d’une saine gestion grâce
à la tutelle d’un directeur qui disposait, entre autres,
du droit de veto à l’égard «des plans
d’exploitation et de développement non conformes au
plan national». Il ne faut pourtant pas oublier que le transfert
intégral de la souveraineté à l’assemblée
des travailleurs ne garantit ni son exercice ni son efficacité.
Les réformes successives du statut de l’entreprise
yougoslave, ainsi que le poids du parti unique et les rapports nationaux
inégaux dans cet État pluriethnique, ont montré
les limites d’une accession des producteurs de base à
la responsabilité directe. En 1950, le renversement de la
hiérarchie par la définition de la souveraineté
des «collectifs de travail» et son exercice par les
élus au conseil ouvrier et au comité de gestion fut
accusé de créer un dualisme des pouvoirs qui, bien
souvent, s’est effacé au profit de la toute-puissance
du directeur, lui-même placé sous l’emprise politique
du parti. La réforme de 1965 a posé le droit inaliénable
des travailleurs à exercer la responsabilité directe
dans la gestion: le statut de salarié devait se transformer
en celui de travailleur-directeur et l’autogestion devait
se décentraliser au niveau des unités de travail.
Le pouvoir s’est réparti en une distribution complexe
qui a parfois conduit à la multiplication des conflits entre
le haut et le bas et entre les unités de travail elles-mêmes.
En 1968, le quinzième amendement constitutionnel a voulu
donner au collectif de travail le droit de décider de façon
autonome des formes de gestion et des conditions mêmes d’élection
et de fonctionnement des institutions élues.
Problèmes
L’émergence spontanée des conseils ouvriers
risque toujours de se heurter à une réaction centralisatrice:
tels l’échec brutal des expériences hongroises
en 1956, la répression camouflée de l’autogestion
polonaise progressivement mise en tutelle à partir de 1957,
le pourrissement volontaire de la décentralisation algérienne
après l’éviction de Ben Bella, l’arrêt
des comités de gestion en Tchécoslovaquie sous le
coup de l’intervention militaire soviétique. La condition
de survie de l’autogestion réside dans la volonté
de l’État d’assumer un rôle pédagogique:
c’est en aidant la classe ouvrière à faire l’apprentissage
de l’autogestion que l’État peut, conjointement,
accélérer le processus de Selbstaufklärung ,
ou auto-éducation et déprolétarisation continue,
et contribuer à son propre dépérissement. Cela
suppose l’octroi des moyens institutionnels de prise effective
des décisions par les travailleurs autant que la diffusion
d’une authentique culture de masse. Cette stratégie
de rupture doit, en outre, être cohérente à
tous les niveaux. La réforme de 1971 en Yougoslavie a tendu
à introduire l’autogestion dans la superstructure politique,
en démocratisant le gouvernement fédéral, en
décentralisant le pouvoir au profit des républiques
et des provinces, en ancrant l’autogestion dans les communes,
unités sociopolitiques de base. L’obstacle majeur à
l’autogestion a consisté dans le refus de l’État
(agissant comme main prolongée du parti) de s’effacer
au profit des producteurs en se contentant de préserver la
société des déviations anomiques.
Les constants «abus» de l’économie yougoslave
(gaspillage, corruption, fraudes, investissements non justifiés,
endettement généralisé), même s’ils
ont paru s’accompagner pendant un certain temps d’une
croissance du produit national, obligent à s’interroger
sur la viabilité d’un système combinant le retour
aux lois du marché et la socialisation du processus de production.
S’il est utopique de penser que l’État puisse
se dispenser d’intervenir dans l’économie, dans
quelle mesure une régulation externe peut-elle compenser
les dysfonctions internes du système? Il conviendrait sans
doute, à long terme, de substituer au centralisme autoritaire
un système reposant sur l’intégration des producteurs
dans des associations d’organisations autogérées,
ce qui accroîtrait leur solidarité sociale. Plus fondamentalement,
un système socialiste n’est-il pas incompatible avec
la survivance de la «mentalité du profit»? Le
marxiste américain P. Sweezy a analysé le développement
des motivations, en rapport avec les lois du marché, comme
la source de la dégénérescence et le retour
aux rapports sociaux capitalistes. Toute mutation sur ce point n’aurait
été possible qu’à la double condition
que l’acquisition des biens matériels ne soit plus
conçue comme le seul objectif du travailleur et que les producteurs
acquissent une plus grande capacité d’influencer tous
les secteurs de la vie sociale. Ce qui impliquait, en définitive,
une révolution dans les mentalités et une réorientation
de la croissance.
Différentes enquêtes ont prouvé que la participation
aux structures de l’autogestion fut importante. Mais l’accès
aux institutions est resté politiquement voire ethniquement
sélectif. Outre l’irréductible taux d’indifférence
parmi les représentants des travailleurs, on constatait la
tendance à la formation d’une couche de permanents
dont le pouvoir a fini par être légitimé en
raison de la compétence dont ils ont fait preuve: le processus
est évidemment cumulatif, et la révocabilité
formelle n’y peut rien. Mais l’appareil institutionnel
lui-même n’a pas paru avoir modifié fondamentalement
l’équilibre du pouvoir dans l’entreprise; les
études de Veljko Rus ont montré que la perception
du pouvoir par les intéressés concordait avec sa distribution
réelle: la répartition égalitaire postulée
par le système cède souvent la place à une
subordination des conseils d’autogestion au groupe formé
par la haute direction assistée des services techniques.
Les travailleurs ont peu usé de leur droit de référendum,
et leur rôle s’est réduit à l’approbation
des propositions présentées par des conseils transformés
en courroies de transmission. Cette domination de la direction sur
le collectif ne semble imputable ni aux complexités techniques
ni au bas niveau de formation, ni à une réaction défensive
à l’égard de l’anarchie menaçante;
le divorce constaté entre une «participation institutionnalisée»
et une «participation spontanée» (Rus) montre
qu’il faut incriminer davantage les «tendances autoritaires»
d’une autogestion qui a été plus imposée
que réclamée. La concentration aux mains du directeur
de la compétence technique et des rapports privilégiés
avec les organisations extérieures contribue alors à
maintenir les structures d’autogestion en état d’isolement,
tandis que la stimulation à une mobilisation autogestionnaire
fait défaut. La réconciliation du producteur et du
gestionnaire passe en fin de compte par une réappropriation
de l’autogestion par la base. Telle est la ligne dans laquelle
la Yougoslavie a longtemps tenté de persévérer,
malgré les vicissitudes pour promouvoir un nouveau modèle
de socialisme.
2. L’autogestion en pratique
L’expérience autogestionnaire yougoslave
L’autogestion comme pratique sociale est apparue dans un
pays se réclamant officiellement du marxisme-léninisme,
qui a été institué depuis lors en référence
obligée de l’autogestion. Imposé d’en
haut, le système était fondé sur le rejet dogmatique
de tout ce qui pouvait rappeler le capitalisme.
Il s’agit de la première tentative sérieuse
de récusation du modèle bureaucratique et étatique
du cheminement vers le socialisme. La querelle Tito-Staline, à
l’extérieur, et des mécontentements divers,
à l’intérieur, obligèrent le Parti communiste
yougoslave à imaginer un moyen de préserver les acquis
de la guerre de libération, de conserver le contrôle
du pays et de sauvegarder la cohésion de l’État.
Les grandes diversités ethniques, économiques, historiques
et autres caractérisant la Yougoslavie frappaient d’inefficacité
le système centralisé de gouvernement et de gestion
de l’économie introduit au lendemain de la guerre sur
le modèle soviétique. L’autogestion était
déjà expérimentée dans certaines entreprises;
une loi fédérale sur la gestion par les collectifs
ouvriers des entreprises économiques d’État
et des groupements économiques supérieurs fut promulguée
le 28 juin 1950. Parallèlement, un terme fut mis à
la collectivisation de l’agriculture engagée en 1949
et les coopératives paysannes furent dissoutes en 1953. Simultanément,
l’autogestion fut étendue aux communes à partir
de 1952, puis progressivement à toute la vie sociale.
L’autogestion en Yougoslavie, à partir de 1950 et
surtout dans les années 1965 et suivantes, est apparue comme
un moyen d’industrialiser le pays à un coût humain
et politique moindre que celui qu’a engendré la centralisation
soviétique, qui était de toute façon inadaptée
à la Yougoslavie, à sa diversité nationale,
à sa spécificité culturelle et politique.
Les entreprises, services et entités économiques
autogérés devaient comprendre une assemblée
générale représentant le personnel et éventuellement
les usagers, un conseil de surveillance élu par l’assemblée
et nommant lui-même un conseil de direction qui désignait
à son tour un directeur. Selon la complexité de l’entreprise
et sa taille, l’organisation comportait un et plus souvent
deux paliers, parfois trois. Le principe mis en œuvre dans
toute institution est celui de la souveraineté des membres.
Sur le plan national (républicain et fédéral),
les activités sont coordonnées selon des plans communs.
Si l’autogestion dans l’entreprise signifie un mode
de gestion décentralisé, dans la société
c’est le refus de l’étatisme centralisateur et
le souci de réunir le citoyen et le producteur. C’est
aussi la rupture avec l’idée selon laquelle la possession
du capital conférerait un pouvoir propre. La propriété
sociale, exclusive de la propriété d’État
ou de groupe, des moyens de production et d’échange,
a été au cœur de l’autogestion yougoslave.
Bien que l’exercice de l’autogestion soit collectif
en principe, en fait les directeurs et les cadres techniques ont
joué un rôle important.
En cas de mauvaise gestion et outre les amputations de salaire,
les entreprises étaient passibles de trois types de mesures:
l’assainissement, l’administration légale et
la faillite. Mais le risque est demeuré constant en Yougoslavie
de voir les travailleurs négliger les investissements au
profit des revenus personnels. Les difficultés économiques
et sociales qui en résultent font que la Yougoslavie, après
une période de croissance exceptionnelle, a connu, en plus
de l’inflation, un important taux de chômage, un fort
courant d’émigration de la main-d’œuvre
même qualifiée, une multiplication des grèves.
L’autogestion n’a pas empêché la formation
d’une «nouvelle classe» (Milovan Djilas) constituée
par l’élite de ceux qui incarnent le mieux les valeurs
ambiantes. On accuse parfois le système yougoslave de n’avoir
jamais été, en fait, qu’une transition vers
la restauration du capitalisme. L’autogestion yougoslave a
aussi été soupçonnée de servir d’alibi
à une oligarchie dirigeante. En toute hypothèse, elle
a été élevée au rang de dogme et sacralisée.
L’autogestion yougoslave donne l’image d’une
société relativement décentralisée et
passe pour avoir affaibli la bureaucratie. La Ligue des communistes
ne devait plus s’identifier avec l’appareil de l’État,
se contentant d’être un facteur de cohésion de
la société et de l’État fédéral.
L’autogestion yougoslave a toujours été contrôlée
par le parti unique et placée sous la protection de l’armée.
C’est cette double emprise qui l’a conduite à
tourner le dos à la démocratie pluraliste authentique
et à la performance économique. Si le rôle économique
de l’État a été modifié, il a
continué à maîtriser la plupart des ressources
d’investissement, et une partie du «surplus du travail»
demeure «aliénée» au profit du pouvoir
central et soustraite au contrôle des producteurs. La croissance
occidentale a eu un rôle d’entraînement sur l’économie
yougoslave. En réalité, l’autogestion yougoslave
a connu une succession de phases de reprise en main par le centre
et de ratés de la décentralisation. Cette recherche
constante d’un équilibre est attestée par les
fréquents remaniements constitutionnels.
Couronnant la législation autogestionnaire antérieure
et modifiant la loi constitutionnelle de 1953, la Constitution de
1963 a officiellement reconnu le «statut d’autogestion»
à toutes les formes de travail social, introduisant le principe
de la rotation des titulaires de toutes les fonctions de direction,
en renforçant le rôle de la commune dans l’ordre
économique et politique. Toutefois, plusieurs réformes
législatives (1965) et une série d’amendements
constitutionnels (1968) ont refait de l’entreprise le rouage
central de toute l’organisation économique, par un
transfert partiel aux entreprises et en matière d’investissements
des compétences détenues jusque-là par les
instances politiques. La poursuite de la réforme constitutionnelle
en 1971, doublée d’une crise politique interne grave,
développa encore l’autonomie des collectivités
de travail. La Constitution de 1974 passe pour avoir radicalisé
l’autogestion et tend à élargir davantage le
contrôle des travailleurs sur les managers. Ce texte pose
le principe selon lequel les mécanismes du marché,
remis en honneur à partir de 1960 et devenus facteurs de
tensions et d’inégalités, doivent être
remplacés par la concertation. Enfin, la loi du 25 novembre
1976 sur le travail associé renouvelle les bases juridiques
de l’autogestion, au centre de laquelle se trouve désormais
l’O.O.U.R., l’unité de travail associé
de base. Il s’agit d’une institution assimilable à
une unité de profit et d’investissement, dotée
de la personnalité juridique et liée au reste de l’entreprise
par un contrat d’association toujours révocable, disposant
de la liberté d’organiser les conditions de travail
et de décider de la répartition du revenu.
Le bilan de l’autogestion yougoslave socialiste est sévèrement
jugé. Elle est considérée, alors que le pays
se disloque, comme ayant été le paravent commode d’un
volontarisme inavoué, source de régressions multiples.
Accusée d’avoir ignoré le facteur temps et
l’importance des coûts dans les processus productifs,
et d’avoir stérilisé l’évolution
de la pensée économique, elle est aussi dénoncée
comme une imposture politique ayant joué le rôle de
«main prolongée» du parti unique.
L’autogestion yougoslave, en multipliant les contraintes
idéologiques, politiques et administratives, s’est
engluée dans un fouillis quasi inintelligible de textes aussi
proliférants qu’inefficaces. Les tares qui lui sont
communément reprochées sont la corruption, l’incompétence,
la gabegie, l’irresponsabilité et l’arbitraire.
Il est vrai – et c’est un point qui est volontiers passé
sous silence et omis – que l’autogestion yougoslave
est restée obérée par l’héritage
stalinien, qui a privé l’individu de la propriété
et qui a enlevé à la société civile
ses prérogatives, face à un parti totalitaire appuyé
sur sa police et son armée, et disposant d’une justice
subordonnée.
Le modèle yougoslave s’est discrédité;
l’économie est devenue exsangue et la société
plus conflictuelle que jamais. L’inflation, le chômage,
l’endettement extérieur, les révoltes nationales
sont les signes les plus manifestes de l’échec d’une
autogestion inauthentique et confisquée. Conjuguée
avec un État dictatorial et un parti omniprésent et
devenu impotent, l’autogestion ne peut qu’être
entraînée dans leur chute.
Les caractères généraux de l’autogestion
L’autogestion est d’abord une revendication du monde
ouvrier dans l’entreprise, pour un autre type de gestion dans
les organisations de travail, certes, mais aussi pour une autre
forme de gouvernement dans la société.
En pratique, la notion a été fortement teintée
de marxisme et de corporatisme. Annexée par la pensée
socialiste, l’autogestion est aussi considérée
comme un moyen de promouvoir un certain libéralisme.
L’autogestion dans l’économie et l’entreprise
L’autogestion implique un dépassement de la propriété
étatique ou privée des moyens de production et de
décision. C’est la remise en cause d’une rationalité
fondée sur le profit et l’organisation hiérarchique.
Dans cette optique, pour résoudre les contradictions de l’entreprise
moderne, il convient de suivre une filière inverse de celle
qui a résulté de la collusion du capitalisme et du
taylorisme. La fonction directoriale est ramenée à
sa dimension exclusivement technique, dégagée des
implications de pouvoir sur les hommes. Toutefois, le rejet des
structures de type hiérarchique ne doit pas conduire au «parlementarisme
permanent» et n’emporte pas exclusion de l’autodiscipline
collective. En revanche, le projet autogestionnaire au plan de l’entreprise
récuse catégoriquement la dissociation des tâches
de préparation, de conception, d’organisation et de
décision, d’une part, et des tâches d’exécution
pure et simple, d’autre part. Cette réorganisation
de l’entreprise remet fatalement en question les attributs
du droit de propriété classique hérité
du droit romain. C’est ainsi qu’est appelé à
disparaître «le commandement fondé sur la seule
propriété des moyens matériels de production,
sur la seule délégation de pouvoirs des propriétaires,
qu’il s’agisse d’actionnaires ou de l’État»
(Daniel Chauvey).
Partant de certains principes de l’autogestion, comme la
libre entreprise, le marché, la restauration de la société
civile face à l’État, les libertés du
citoyen et du travailleur, la thèse de la plausibilité
d’une forme d’autogestion dans un cadre libéral
est parfois soutenue. Pour certains économistes, en effet,
il existe dans la société capitaliste des mécanismes
d’autorégulation susceptibles d’accéder
aux aspirations autogestionnaires et de faciliter «le passage
à un nouveau modèle de société fondé
sur davantage de valeurs non marchandes et relationnelles»
(Henri Lepage). Dans ce sens et pour autant que l’autogestion
rejette les interférences et la tutelle de l’État,
une économie autogérée serait même plus
proche que les économies capitalistes actuelles d’une
véritable économie de concurrence.
Un aspect problématique de l’autogestion est la place
réservée à la nationalisation, en tant que
préalable obligé et comme laboratoire de l’autogestion.
D’une part, l’entreprise nationalisée constitue
une négation du système de production capitaliste,
poursuit d’autres buts que le profit, permet l’appropriation
collective des principaux moyens de production, impose une autre
logique plus propice à l’autogestion. Mais, d’autre
part, la nationalisation reste trop liée au capitalisme et
prisonnière de la conception bourgeoise de la propriété;
elle ne modifie pas forcément les formes anciennes d’organisation
des rapports de production et de pouvoir, contribue à renforcer
dans l’immédiat l’emprise étatique et,
dans le passé, elle a servi en fait à réguler
le capitalisme.
La pratique a aussi montré que, tout en se conjuguant assez
mal avec la priorité donnée à la production,
l’autogestion présuppose l’abondance. Les échecs
économiques, la crise financière et monétaire
chronique en Yougoslavie en sont l’illustration. D’aucuns
considèrent que la marche vers l’autogestion serait
plus sûrement barrée par une fausse collectivisation
que par le maintien de l’appropriation privée d’un
grand nombre de petites et moyennes entreprises.
L’autogestion exige aussi un minimum de cohérence.
L’intérêt des entreprises, qui sont propriété
sociale, est articulé avec l’intérêt général
par la planification. Mais celle-ci sera démocratique, c’est-à-dire
contractuelle et non administrative. Les objectifs d’une telle
planification sont de faire régresser la logique marchande,
de mettre fin à la loi égoïste du profit, de
développer de nouvelles motivations, de privilégier
les services collectifs, d’encadrer le dialogue entre producteurs
et consommateurs, d’organiser la concurrence pour éviter
les abus du marché. C’est sur les rapports entre l’entreprise
autogérée et le plan que porte «la plus grande
incertitude» (Michel Rocard).
L’autogestion dans la société et dans
l’État
Loin d’être uniquement une nouvelle manière
d’organiser la production, l’autogestion est aussi une
autre conception de la société et de l’homme
lui-même. La généralisation de l’autogestion
doit mettre un terme à la séparation du producteur,
du consommateur et du citoyen. Cette remise en cause des institutions
et des croyances actuelles entraîne un complet bouleversement
constitutionnel, administratif et culturel. En vertu de l’autogestion
socialiste, c’est dans tous les domaines que doivent être
mis en œuvre des choix démocratiquement déterminés.
On a dit de l’autogestion qu’elle conduit à
une «véritable renaissance de la question du politique
à l’intérieur du socialisme» (Pierre Rosanvallon).
Fondée sur la désétatisation, la démocratisation
et la décentralisation, la transformation autogestionnaire
globale s’oppose à la gestion étatico-centraliste
de la société et de son code social fondé sur
la logique marchande. Ce déconditionnement récuse
le type de croissance fondé sur le productivisme et rejoint
ainsi certaines aspirations écologiques.
Dans la mesure où elle suppose un autre type de régulation
et de résorption des antagonismes sociaux et une définition
démocratique des besoins, l’autogestion fait le procès
de la concentration et de l’aliénation des moyens du
pouvoir. Une exigence essentielle est donc la participation de tous
aux décisions majeures de la vie nationale et locale, et
cela au-delà de la simple réorganisation démocratique
de l’État et des dispositifs formels d’information.
L’autogestion, parce qu’elle ne peut pas être
orientée d’en haut par une minorité ou un appareil
se perpétuant au pouvoir, remet en cause radicalement les
notions de délégation et de représentation.
Pour que la volonté de la base puisse remonter au sommet,
la démocratie doit être contractuelle, concerner non
pas seulement les objectifs mais aussi les processus. Cette transformation
est naturellement conditionnée par l’élévation
du niveau culturel moyen, et ce sont la rotation et la révocation
des responsables qui doivent permettre l’indispensable auto-éducation
collective. Affranchie de la tutelle des professionnels de la politique
et de l’administration et soustraite à la domination
des puissances privées, la société civile se
verra rétrocéder les pouvoirs que l’État
s’est abusivement appropriés, ce transfert se faisant
au profit des citoyens, individuellement ou groupés en associations.
Parmi les maux qu’ils dénoncent, les autogestionnaires
stigmatisent plus particulièrement les féodalités
privées, la déshumanisation des rapports sociaux,
l’absence de consensus social, l’autoritarisme dans
la vie publique, la confiscation des activités sociales par
une caste bureaucratique, l’opacité de l’administration
et ses aspects régaliens, l’exclusion des intéressés
du processus décisionnel, l’absence de contrôle
direct par les citoyens, l’anémie de la vie locale.
À cet égard, la commune est un lieu privilégié
de mise en œuvre de l’autogestion; mais si celle-ci implique
le rejet de la tutelle excessive de l’État sur la commune,
elle exige aussi, dans la commune, une dévolution des pouvoirs
de gestion aux citoyens eux-mêmes. L’autogestion se
veut également respectueuse des pluralismes culturels et
des spécificités régionales.
L’autogestion dans la vie politique française
Les tenants de l’autogestion
Plusieurs partis, syndicats et courants de pensée plus ou
moins organisés se sont réclamés de l’autogestion,
tout en l’interprétant différemment. L’impulsion
a été donnée par les syndicalistes de la C.F.D.T.
qui, par-delà les revendications salariales et quantitatives,
ont insisté sur les réformes structurelles de l’entreprise
et de la société. Pour eux, il s’agissait d’un
«mode collectif de relations, qui s’applique à
l’information, à la délibération et au
contrôle» (congrès de 1973).
L’ex-Parti socialiste unifié a été le
premier à avoir opté pour l’autogestion socialiste
en termes politiques. Il a participé à plusieurs tentatives
de rassemblement autour de l’idée d’autogestion:
«États généraux pour l’autogestion
socialiste», «Front autogestionnaire» devenu «Convergence
pour l’autogestion» (1978) et dont les objectifs étaient
écologiques, antinucléaires, féministes et
antimilitaristes.
Le Parti socialiste, pour sa part, avait fait de l’autogestion
la finalité de son programme de gouvernement (congrès
d’Épinay de 1971) et avait défini sa conception
dans ses «Quinze Thèses pour l’autogestion»
(Le Poing et la rose , suppl. au no 45, mai 1974). Faisant office
de concept fédérateur grâce à son caractère
flou, l’autogestion était en outre adaptée à
un certain marxisme diffus dans la société française.
Plutôt vivace dans certains courants internes au Parti socialiste,
l’autogestion comme slogan était en outre adaptée
à la clientèle nouvelle de la gauche, faite de cadres,
de fonctionnaires et de salariés moyens. La thèse
autogestionnaire était tout juste esquissée dans le
Programme commun de gouvernement signé en 1971 par le P.S.,
le M.R.G. et le P.C.F. Ce dernier parti évolua plus lentement.
Il ne s’est montré moins réticent envers l’autogestion
qu’après le XXIIe Congrès (1976); mais en précisant
que pour les communistes l’autogestion implique aussi un État
central important et puissant et que la période transitoire
doit être marquée par un plus vaste mouvement de nationalisation.
L’utopie des années 1968-1976 a été
frappée de plein fouet par l’orientation plus gestionnaire
adoptée par la gauche au pouvoir, surtout à partir
de 1983. Des réminiscences de l’autogestion, mais à
l’état édulcoré, se trouvent dans les
lois Auroux et les divers textes sur les droits des travailleurs
dans l’entreprise, dans le courant de décentralisation
lancé en 1982 et la réforme portant démocratisation
du secteur public, ainsi que dans certaines procédures d’urbanisme
ou dans la relative promotion du mouvement associatif.
Les critiques de l’autogestion
Les adversaires de l’autogestion socialiste, qui se recrutent
parmi les tenants soit de l’État fort soit d’un
néo-capitalisme dégagé des intrusions de l’État
dans l’économie, voient dans celle-ci une idéologie
contestataire, incapable de résoudre les problèmes
qu’elle contribue à révéler. Les détracteurs
de l’autogestion l’accusent de miner l’État,
d’engendrer l’égoïsme d’entreprise,
de verser dans le corporatisme, de détourner le monde ouvrier
de ses buts révolutionnaires, de conduire au chômage,
au gaspillage et à un usage inefficace de certaines ressources
rares de la société, aux excès anarchiques
et centrifuges, de favoriser la domination de minorités organisées,
de développer l’irresponsabilité à tous
les niveaux, de désorganiser l’économie, d’asservir
les consommateurs au profit des producteurs, de détruire
certaines libertés individuelles et de n’avoir pas
totalement réussi là où elle a été
pratiquée.
Il est indéniable que l’audience de l’autogestion
en France a beaucoup dû à une certaine complaisance
envers le système yougoslave. Cette complaisance s’explique
pour des raisons diplomatiques et de haute politique internationale
pour une part. Pour une autre part, elle se justifie pour des raisons
de stratégie de conquête du pouvoir et électorales.
L’ignorance, ou la discrétion, et la retenue envers
les réalités yougoslaves doivent beaucoup aussi à
la personnalité de Tito, à sa politique internationale
de non-alignement, à son parti pris tiers-mondiste, qui désamorçaient
la critique.
L’idéologie de l’autogestion a aussi été
victime de la montée de l’idéologie des droits
de l’homme, qui a pris le relais dans l’intelligentsia.
Or, pas plus en ce domaine qu’en matière d’autogestion,
la Yougoslavie ne pouvait être une référence
valable; non seulement l’autogestion s’y est révélée
fictive, mais encore les droits et libertés que cette autogestion
postule, et qui l’ont relayée dans la pensée
politique, y sont apparus illusoires et très malmenés
par le régime yougoslave.
Universalis 1997
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