"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
AUTOGESTION

Au sens littéral, autogestion signifie gestion par soi-même, et ses postulats sont la suppression de toute distinction entre dirigeants et dirigés et l’affirmation de l’aptitude des hommes à s’organiser collectivement. L’autogestion ne se ramène ni à la participation, ni à la cogestion, ni au contrôle ouvrier, ni au mouvement coopératif. Souvent qualifiée d’utopie, l’autogestion exprime le principe de spontanéité opposé à l’autoritarisme; c’est pourquoi elle passe pour être une négation du pouvoir et de l’État. Cette nouvelle modalité des rapports économiques, politiques et sociaux veut être un moyen de promouvoir la cohésion, mais dans la diversité.

Il a souvent été fait référence à l’autogestion lors de bouleversements politiques et sociaux survenus à l’Est, après le schisme titiste, à l’occasion des soulèvements hongrois, polonais et tchécoslovaque. En France, l’idée d’autogestion a pris quelque consistance après la crise de mai 1968. Généralement, elle est apparue comme un mythe mobilisateur, celui de l’union des travailleurs, se chargeant diversement selon les époques et les endroits d’un contenu marxiste plus ou moins authentique.

L’autogestion a été initialement définie comme une nouvelle qualité du socialisme, affranchi du bureaucratisme, du centralisme, de l’étatisme, renouant avec certaines tendances du socialisme français et les idées de Fourier et de Proudhon, en réaction contre le «mensonge stalinien» (Gilles Martinet), qui a dévoyé le mot d’ordre de la dictature du prolétariat dans un type de socialisme qui voudrait tout faire pour le peuple, mais non pas en même temps par le peuple. L’aspiration autogestionnaire a servi de révélateur à l’inadéquation du style de gouvernement en vigueur, remettant aussi en cause l’atomisation de l’homme et de la société, s’attaquant aux impasses de la civilisation industrielle et à tous les antagonismes sociaux sécrétés par elle.

Le clair-obscur idéologique offert par l’autogestion en tant que concept et le refus de considérer les résultats effectifs de sa concrétisation, ou l’ignorance manifestée envers ses ratés, ont été propices à bien des équivoques. Dès le début des années 1980, cependant, l’autogestion a disparu des discours politiques en France et les expériences autogestionnaires réalisées en Yougoslavie et en Algérie ont tourné à la catastrophe économique. Le concept lui-même semble s’être discrédité à la faveur de son opacité et à cause de ses échecs; même ses succès anciens apparents sont remis en cause et semblent rétroactivement contestables.

1. Théorie et philosophie de l’autogestion

Malgré une tradition déjà ancienne, depuis la Commune de Paris jusqu’à l’expérience (avortée) yougoslave, l’autogestion n’a cessé de susciter à la fois des espérances les plus débridées et des résistances farouches. Tout en révélant des aspirations profondes, elle a connu des échecs plus ou moins nets, qui hypothèquent ses perspectives, victime des contextes idéologiques, politiques ou historiques dans lesquels elle est apparue, notamment en Yougoslavie.

Tantôt conçue comme pure utopie, incapable d’entrer dans la pratique ou d’y être maintenue, tantôt arbitrairement liée à une spontanéité anomique, tantôt condamnée à dégénérer en technocratie, voire en bureaucratie, ou à ressusciter les méfaits du système capitaliste libéral, l’autogestion oscille au gré de ses contradictions entre le mythe et l’inefficacité. Comme l’a souligné Yvon Bourdet, dans La Délivrance de Prométhée : «Presque partout dans le monde, les systèmes séculaires de l’hétérogestion passent encore et toujours pour l’expression de la nature des choses et revendiquent une sorte d’éternité.» À charge, il est vrai, pour l’autogestion de prouver sa crédibilité en tant que système.

Avortées, dévoyées ou inachevées, les expériences algérienne, tchécoslovaque et surtout yougoslave attestent l’ancrage historique de l’autogestion en tant que mode de gestion de la production.

Il est apparu clairement que l’autogestion ne saurait se réduire à l’organisation d’unités de production autonomes. Elle suppose fondamentalement un système politique qui supprime toutes les dysfonctions de l’ensemble social.

On ne saurait donc concevoir au niveau de l’entreprise qu’une autogestion articulée avec les autres sphères de la vie sociale (communes, consommateurs, plan). L’entreprise autogérée se présente alors comme un système complexe d’équilibres à la fois externes (autonomie politique, rapport plan-marché) et internes (système technique, rapports de pouvoirs).

Entre le spontanéisme et le centralisme

Toute approche de l’autogestion qui ne s’inscrit pas au cœur d’un projet politique d’ensemble risque de déboucher sur des réalisations purement sectorielles. Mais toute théorie politique de l’autogestion oscille entre deux extrêmes ruineux: le spontanéisme et la centralisation.

En droit, les théories de l’autogestion ne font que poursuivre l’effort réflexif de Rousseau, de Kant et de Hegel pour fonder l’harmonie des libertés rationnelles dans un ensemble historique et accomplir la démocratie, dont la manifestation bourgeoise reste formelle. Mais à moins de présupposer un accord préétabli des spontanéités, dont l’affirmation spéculative reste tenue en échec par les luttes réelles, il faut s’en remettre à la pratique libératrice des groupes politiques.

Les tentatives ponctuelles risquées pendant la révolution bolchevique, puis en Hongrie et en Pologne après la Seconde Guerre mondiale, ont rencontré des réactions centralisatrices hostiles, procédant elles-mêmes de l’enseignement de Lénine qui, dans Que faire? , s’en prenait à l’autogestion spontanée. Érigée en religion, elle se confond avec l’économisme, l’inconscience, le terrorisme et le suivisme. Mal insérés dans une révolution politique impréparée, les conseils ouvriers se sont, de fait, souvent enlisés dans des revendications de défense corporative et locale.

À l’inverse, la confiance exclusive dans l’appropriation collective des moyens de production a conduit à la bureaucratisation de la direction des entreprises; Mihailo Markovic, dans Socialisme et autogestion (1973), constatait que la société socialiste découlant du modèle soviétique stérilise l’univers politique en scindant les citoyens en sujets actifs (dirigeants) et en objets passifs (masse atomisée). Ainsi a-t-on constaté en Yougoslavie une confiscation du processus de décision, à travers un appareil de fonctionnaires et de règles dont la complexité est devenue incontrôlée. Cela s’est accompagné d’une professionnalisation croissante de la vie politique, de l’isolement d’une couche sociale omnipotente dont le pouvoir souverain sur la répartition et l’utilisation de la production masque la résurgence de privilèges et justifie la perpétuation de l’exploitation.

L’autogestion ne peut donc se définir que comme la négation dialectique à la fois du centralisme bureaucratique et du spontanéisme, vouée à un incessant mouvement de balancier. La spontanéité incontrôlée dégénère aisément en anomie et les travailleurs ne sauraient s’en remettre toujours à l’octroi par l’État d’une providentielle libération. L’entreprise autogérée implique un système politique où, à chaque niveau, les producteurs exercent la direction rationnelle du processus social en possédant l’autonomie maximale compatible avec l’autorégulation de l’ensemble.

À l’intersection du plan et du marché

En tant qu’unité économique de base, l’entreprise autogérée postule un équilibre entre la planification sociale et les lois du marché.

Ce système suppose le renoncement à la direction centraliste des unités de production, qui transforme la nécessaire coordination réalisée par le plan en programmation rigide et autoritaire. Selon la loi de 1946 qui définissait le statut de l’entreprise d’État en Yougoslavie, l’entreprise n’était qu’un organe d’exécution confié à la responsabilité d’un directeur nommé. Le dirigeant administratif exécutif avait même pouvoir pour annuler ou suspendre les ordres du directeur.

En outre, le système de planification autoritaire a tendance, en dehors de périodes d’intense mobilisation collective, à sécréter le sous-emploi des capacités et le gaspillage en chaîne. Jacek Kuron et Karol Modzelewski ont montré comment l’appareil bureaucratique tend à servir d’alibi au freinage, à la détérioration de la qualité, à la sous-évaluation du potentiel technologique. Ce n’est pas un défaut d’organisation, mais la logique du système qui est en cause.

Dans les années 1950-1953, l’État yougoslave a affirmé vouloir renoncer à la conception et au contrôle des programmes de production, puis à la centralisation totale des moyens financiers. En 1958, les entreprises ont pu disposer, en principe librement, de leurs revenus. Après 1965, l’autogestion s’est développée dans le cadre des unités de travail.

Plusieurs mutations fondamentales étaient annoncées:

– À la tutelle centralisatrice, l’autogestion a voulu substituer le pouvoir des «collectifs de travail»; sur le plan économique, selon l’expression de Branko Horvat (1973), «le collectif s’est qualifié pour l’exercice des fonctions de l’entrepreneur».

– Par le rétablissement de certains aspects limités de l’économie de marché, liée à une planification indicative, le produit social devait résulter de l’activité interdépendante des entreprises autogérées.

– En fonction du principe de la disposition du revenu, les travailleurs étaient censés gérer eux-mêmes les fruits de leur travail. Ils étaient ainsi incités à accroître leurs revenus, «tandis que le marché les contraint à réaliser le produit social par une productivité accrue du travail et en général avec une plus grande efficacité» (Drago Gorupic, 1969).

– L’État dirigeant et organisateur devait s’effacer au profit des producteurs, mais conserver un rôle régulateur afin d’éviter l’effet bien connu des cycles économiques (en orientant les investissements, en opérant des transferts, en contrôlant certains prix, en garantissant un salaire minimal, en incitant à l’harmonisation des taux et des échelles de rémunérations par le biais des conventions collectives).

Optimiser le système sociotechnique

L’idée d’autogestion n’a pas pu éluder le problème de la division du travail à l’intérieur de l’organisation. Comme le fit remarquer Veljko Rus (1970), si les travailleurs restent soumis dans leurs tâches quotidiennes à des contraintes sociales et techniques inchangées, le droit de participer à la gestion reste un absurde formalisme.

Le procès de l’organisation traditionnelle du travail industriel est celui du principe du one best way taylorien énoncé dans Scientific Management : la stricte séparation entre la conception, laissée aux bureaux d’études, et l’exécution, réduite à un ensemble d’opérations simples, est postulée comme condition de fonctionnement optimal du système. Il s’ensuit, dans la logique de Taylor, une extrême parcellisation des tâches, la réduction du travail à un ou plusieurs gestes de courte durée, la répétitivité maximale, une spécialisation étroitement limitée aux besoins de la machine et la surveillance permanente d’un corps d’encadrement. Ses conséquences sont bien connues: l’accroissement de la production n’est obtenu qu’au prix du surmenage des ouvriers ; la monotonie des tâches s’accompagne d’usure physique et nerveuse; le travailleur est réduit à un automate incapable de concevoir la finalité de sa tâche, réprimé par un contrôle obsédant et rivé en définitive au bas de l’échelle sociale.

Les bureaucraties socialistes n’ont en fait guère remis en question l’«efficacité» du système taylorien. Pourtant, ce système est incompatible avec une autogestion complète: il se fonde sur une physique sociale qui présuppose que le travailleur n’a pas d’autre motivation psychologique que l’incitation salariale. Cet hédonisme primaire méconnaît ce que le professeur F. Herzberg (Le Travail et la nature de l’homme , 1971) a appelé les «motivateurs du travail»: l’accomplissement, la reconnaissance par autrui, le processus de travail, la responsabilité et la possibilité de progresser. Mais il ne suffit pas, comme le préconise l’école des relations humaines, d’agir sur les rapports sociaux en créant un «climat de communication»; il faut intégrer ces motivateurs dans l’organisation, ce qui suppose la restructuration des tâches. Les industriels se sont ainsi aperçus que le système de Taylor comporte des dysfonctions nuisibles: accroissement des gaspillages, turnover , absentéisme, baisse du rendement, autant de signes de réactions défensives à l’égard de la robotisation et de la «pollution mentale».

Les expériences du Tavistock Institute, menées par E. L. Trist (1963) dans des houillères britanniques, ont montré que l’autogestion technique était possible: dans des ateliers semi-mécanisés, la division taylorienne entraîne des difficultés de coordination entre équipes, la multiplication des conflits sur les taux de rémunération et l’intolérance du contrôle purement disciplinaire. La constitution d’un groupe fondé sur l’autocontrôle, la polyvalence et l’allocation de primes globales transforment la fonction d’encadrement en fonction d’assistance et diminuent les dysfonctions attachées au taylorisme (absentéisme et baisses de rendement notamment). Outre les applications du Tavistock dans de nombreux secteurs, les esquisses de transformation se sont multipliées: les expériences de valorisation des tâches chez Fiat en 1971, celles de groupes «semi-autonomes» chez Philips aux Pays-Bas dès 1960 et en Norvège. La définition des postes dans le cas de la raffinerie Shell (relaté par Paul Hill, 1971) montre qu’une des conditions essentielles de ce type d’autogestion réside dans la volonté d’optimiser conjointement le système technique et le système social, ce qui peut impliquer de renoncer parfois à exploiter toutes les possibilités de la technique pour intégrer dans les tâches le maximum d’initiative et de créativité humaines. Tout en ne remettant certes pas en cause la nature du pouvoir dans l’entreprise, de telles expériences ont prouvé qu’il est vain de renvoyer la libération sur le lieu de travail à l’ère mythique de l’automation généralisée.

Une nouvelle répartition du pouvoir

L’autogestion suppose une refonte du pouvoir dans l’entreprise et se présente communément comme un renversement du schéma traditionnel de l’autorité. L’autorité-propriété, droit d’user et d’abuser qui définit l’entreprise capitaliste, doit faire place à la propriété sociale des moyens de production, qui n’est ni propriété privée ni propriété d’État. Les attributs de la propriété éclatent ainsi entre différents centres de décision: le plan, la région ou la commune, l’entreprise. La propriété comme bien marchand, utilisée pour valoriser un capital, est remplacée par l’usage des moyens de production au bénéfice d’une collectivité de travail qui devient libre et responsable de la mise en valeur sociale du capital initial. En cas de non-rentabilité, la commune assume la tutelle, sanctionnant ainsi la mauvaise gestion du collectif. Il faut reconnaître que l’acte d’appropriation collective par la nation reste le préalable fondamental, qui disqualifie la prétention à autogérer l’entreprise en régime capitaliste. Mais la propriété sociale reste vaine si, à l’intérieur de l’entreprise, l’autorité fondée sur la compétence ou sur la délégation de pouvoirs ne fait pas place à une appropriation collective de la décision. Le mot d’ordre «tout le pouvoir aux conseils ouvriers» ne résout pas le problème de la structure du pouvoir dans l’entreprise: en aval et en amont, la question de la décentralisation maximale de la décision resurgit. L’appareil institutionnel peut, en effet, faire écran à l’exercice du pouvoir par l’ensemble des travailleurs: l’un des principes de l’autogestion est précisément la révocabilité de tout mandataire de la collectivité de travail. De même, l’élection, même la plus ouverte, ne saurait dispenser l’élu du contrôle par la base de l’exercice du pouvoir dont il est dépositaire. Il reste que le processus électif a lui-même des limites: toute entreprise implique une hiérarchie de services fonctionnels dont la compétence risque de servir d’alibi aux abus technocratiques. Le renversement de l’autorité ne signifie pas l’exercice de la démocratie directe; entre l’utopie du «groupe de fusion» (Sartre) comme mode permanent d’organisation et la confiscation du pouvoir par la structure administration-directeur, l’autogestion suppose le difficile équilibre d’un système de «répartition polyarchique de l’autorité» (Drago Gorupic) en vertu duquel le pouvoir serait distribué de façon égale de l’assemblée des travailleurs à la structure directoriale, en passant par le conseil ouvrier.

Peut-on en conclure, comme Yvon Bourdet, que, dès lors, une telle autogestion ne serait qu’une variante de la cogestion ? Par les décrets de mars 1963, qui instituèrent l’autogestion dans les «biens vacants», le gouvernement algérien a cherché, en effet, à concilier l’aspiration des masses à poursuivre l’expérience commencée dès l’indépendance, par le biais des comités de gestion, et la garantie d’une saine gestion grâce à la tutelle d’un directeur qui disposait, entre autres, du droit de veto à l’égard «des plans d’exploitation et de développement non conformes au plan national». Il ne faut pourtant pas oublier que le transfert intégral de la souveraineté à l’assemblée des travailleurs ne garantit ni son exercice ni son efficacité.

Les réformes successives du statut de l’entreprise yougoslave, ainsi que le poids du parti unique et les rapports nationaux inégaux dans cet État pluriethnique, ont montré les limites d’une accession des producteurs de base à la responsabilité directe. En 1950, le renversement de la hiérarchie par la définition de la souveraineté des «collectifs de travail» et son exercice par les élus au conseil ouvrier et au comité de gestion fut accusé de créer un dualisme des pouvoirs qui, bien souvent, s’est effacé au profit de la toute-puissance du directeur, lui-même placé sous l’emprise politique du parti. La réforme de 1965 a posé le droit inaliénable des travailleurs à exercer la responsabilité directe dans la gestion: le statut de salarié devait se transformer en celui de travailleur-directeur et l’autogestion devait se décentraliser au niveau des unités de travail. Le pouvoir s’est réparti en une distribution complexe qui a parfois conduit à la multiplication des conflits entre le haut et le bas et entre les unités de travail elles-mêmes. En 1968, le quinzième amendement constitutionnel a voulu donner au collectif de travail le droit de décider de façon autonome des formes de gestion et des conditions mêmes d’élection et de fonctionnement des institutions élues.

Problèmes

L’émergence spontanée des conseils ouvriers risque toujours de se heurter à une réaction centralisatrice: tels l’échec brutal des expériences hongroises en 1956, la répression camouflée de l’autogestion polonaise progressivement mise en tutelle à partir de 1957, le pourrissement volontaire de la décentralisation algérienne après l’éviction de Ben Bella, l’arrêt des comités de gestion en Tchécoslovaquie sous le coup de l’intervention militaire soviétique. La condition de survie de l’autogestion réside dans la volonté de l’État d’assumer un rôle pédagogique: c’est en aidant la classe ouvrière à faire l’apprentissage de l’autogestion que l’État peut, conjointement, accélérer le processus de Selbstaufklärung , ou auto-éducation et déprolétarisation continue, et contribuer à son propre dépérissement. Cela suppose l’octroi des moyens institutionnels de prise effective des décisions par les travailleurs autant que la diffusion d’une authentique culture de masse. Cette stratégie de rupture doit, en outre, être cohérente à tous les niveaux. La réforme de 1971 en Yougoslavie a tendu à introduire l’autogestion dans la superstructure politique, en démocratisant le gouvernement fédéral, en décentralisant le pouvoir au profit des républiques et des provinces, en ancrant l’autogestion dans les communes, unités sociopolitiques de base. L’obstacle majeur à l’autogestion a consisté dans le refus de l’État (agissant comme main prolongée du parti) de s’effacer au profit des producteurs en se contentant de préserver la société des déviations anomiques.

Les constants «abus» de l’économie yougoslave (gaspillage, corruption, fraudes, investissements non justifiés, endettement généralisé), même s’ils ont paru s’accompagner pendant un certain temps d’une croissance du produit national, obligent à s’interroger sur la viabilité d’un système combinant le retour aux lois du marché et la socialisation du processus de production. S’il est utopique de penser que l’État puisse se dispenser d’intervenir dans l’économie, dans quelle mesure une régulation externe peut-elle compenser les dysfonctions internes du système? Il conviendrait sans doute, à long terme, de substituer au centralisme autoritaire un système reposant sur l’intégration des producteurs dans des associations d’organisations autogérées, ce qui accroîtrait leur solidarité sociale. Plus fondamentalement, un système socialiste n’est-il pas incompatible avec la survivance de la «mentalité du profit»? Le marxiste américain P. Sweezy a analysé le développement des motivations, en rapport avec les lois du marché, comme la source de la dégénérescence et le retour aux rapports sociaux capitalistes. Toute mutation sur ce point n’aurait été possible qu’à la double condition que l’acquisition des biens matériels ne soit plus conçue comme le seul objectif du travailleur et que les producteurs acquissent une plus grande capacité d’influencer tous les secteurs de la vie sociale. Ce qui impliquait, en définitive, une révolution dans les mentalités et une réorientation de la croissance.

Différentes enquêtes ont prouvé que la participation aux structures de l’autogestion fut importante. Mais l’accès aux institutions est resté politiquement voire ethniquement sélectif. Outre l’irréductible taux d’indifférence parmi les représentants des travailleurs, on constatait la tendance à la formation d’une couche de permanents dont le pouvoir a fini par être légitimé en raison de la compétence dont ils ont fait preuve: le processus est évidemment cumulatif, et la révocabilité formelle n’y peut rien. Mais l’appareil institutionnel lui-même n’a pas paru avoir modifié fondamentalement l’équilibre du pouvoir dans l’entreprise; les études de Veljko Rus ont montré que la perception du pouvoir par les intéressés concordait avec sa distribution réelle: la répartition égalitaire postulée par le système cède souvent la place à une subordination des conseils d’autogestion au groupe formé par la haute direction assistée des services techniques. Les travailleurs ont peu usé de leur droit de référendum, et leur rôle s’est réduit à l’approbation des propositions présentées par des conseils transformés en courroies de transmission. Cette domination de la direction sur le collectif ne semble imputable ni aux complexités techniques ni au bas niveau de formation, ni à une réaction défensive à l’égard de l’anarchie menaçante; le divorce constaté entre une «participation institutionnalisée» et une «participation spontanée» (Rus) montre qu’il faut incriminer davantage les «tendances autoritaires» d’une autogestion qui a été plus imposée que réclamée. La concentration aux mains du directeur de la compétence technique et des rapports privilégiés avec les organisations extérieures contribue alors à maintenir les structures d’autogestion en état d’isolement, tandis que la stimulation à une mobilisation autogestionnaire fait défaut. La réconciliation du producteur et du gestionnaire passe en fin de compte par une réappropriation de l’autogestion par la base. Telle est la ligne dans laquelle la Yougoslavie a longtemps tenté de persévérer, malgré les vicissitudes pour promouvoir un nouveau modèle de socialisme.

2. L’autogestion en pratique

L’expérience autogestionnaire yougoslave

L’autogestion comme pratique sociale est apparue dans un pays se réclamant officiellement du marxisme-léninisme, qui a été institué depuis lors en référence obligée de l’autogestion. Imposé d’en haut, le système était fondé sur le rejet dogmatique de tout ce qui pouvait rappeler le capitalisme.

Il s’agit de la première tentative sérieuse de récusation du modèle bureaucratique et étatique du cheminement vers le socialisme. La querelle Tito-Staline, à l’extérieur, et des mécontentements divers, à l’intérieur, obligèrent le Parti communiste yougoslave à imaginer un moyen de préserver les acquis de la guerre de libération, de conserver le contrôle du pays et de sauvegarder la cohésion de l’État. Les grandes diversités ethniques, économiques, historiques et autres caractérisant la Yougoslavie frappaient d’inefficacité le système centralisé de gouvernement et de gestion de l’économie introduit au lendemain de la guerre sur le modèle soviétique. L’autogestion était déjà expérimentée dans certaines entreprises; une loi fédérale sur la gestion par les collectifs ouvriers des entreprises économiques d’État et des groupements économiques supérieurs fut promulguée le 28 juin 1950. Parallèlement, un terme fut mis à la collectivisation de l’agriculture engagée en 1949 et les coopératives paysannes furent dissoutes en 1953. Simultanément, l’autogestion fut étendue aux communes à partir de 1952, puis progressivement à toute la vie sociale.

L’autogestion en Yougoslavie, à partir de 1950 et surtout dans les années 1965 et suivantes, est apparue comme un moyen d’industrialiser le pays à un coût humain et politique moindre que celui qu’a engendré la centralisation soviétique, qui était de toute façon inadaptée à la Yougoslavie, à sa diversité nationale, à sa spécificité culturelle et politique.

Les entreprises, services et entités économiques autogérés devaient comprendre une assemblée générale représentant le personnel et éventuellement les usagers, un conseil de surveillance élu par l’assemblée et nommant lui-même un conseil de direction qui désignait à son tour un directeur. Selon la complexité de l’entreprise et sa taille, l’organisation comportait un et plus souvent deux paliers, parfois trois. Le principe mis en œuvre dans toute institution est celui de la souveraineté des membres. Sur le plan national (républicain et fédéral), les activités sont coordonnées selon des plans communs. Si l’autogestion dans l’entreprise signifie un mode de gestion décentralisé, dans la société c’est le refus de l’étatisme centralisateur et le souci de réunir le citoyen et le producteur. C’est aussi la rupture avec l’idée selon laquelle la possession du capital conférerait un pouvoir propre. La propriété sociale, exclusive de la propriété d’État ou de groupe, des moyens de production et d’échange, a été au cœur de l’autogestion yougoslave. Bien que l’exercice de l’autogestion soit collectif en principe, en fait les directeurs et les cadres techniques ont joué un rôle important.

En cas de mauvaise gestion et outre les amputations de salaire, les entreprises étaient passibles de trois types de mesures: l’assainissement, l’administration légale et la faillite. Mais le risque est demeuré constant en Yougoslavie de voir les travailleurs négliger les investissements au profit des revenus personnels. Les difficultés économiques et sociales qui en résultent font que la Yougoslavie, après une période de croissance exceptionnelle, a connu, en plus de l’inflation, un important taux de chômage, un fort courant d’émigration de la main-d’œuvre même qualifiée, une multiplication des grèves. L’autogestion n’a pas empêché la formation d’une «nouvelle classe» (Milovan Djilas) constituée par l’élite de ceux qui incarnent le mieux les valeurs ambiantes. On accuse parfois le système yougoslave de n’avoir jamais été, en fait, qu’une transition vers la restauration du capitalisme. L’autogestion yougoslave a aussi été soupçonnée de servir d’alibi à une oligarchie dirigeante. En toute hypothèse, elle a été élevée au rang de dogme et sacralisée.

L’autogestion yougoslave donne l’image d’une société relativement décentralisée et passe pour avoir affaibli la bureaucratie. La Ligue des communistes ne devait plus s’identifier avec l’appareil de l’État, se contentant d’être un facteur de cohésion de la société et de l’État fédéral. L’autogestion yougoslave a toujours été contrôlée par le parti unique et placée sous la protection de l’armée. C’est cette double emprise qui l’a conduite à tourner le dos à la démocratie pluraliste authentique et à la performance économique. Si le rôle économique de l’État a été modifié, il a continué à maîtriser la plupart des ressources d’investissement, et une partie du «surplus du travail» demeure «aliénée» au profit du pouvoir central et soustraite au contrôle des producteurs. La croissance occidentale a eu un rôle d’entraînement sur l’économie yougoslave. En réalité, l’autogestion yougoslave a connu une succession de phases de reprise en main par le centre et de ratés de la décentralisation. Cette recherche constante d’un équilibre est attestée par les fréquents remaniements constitutionnels.

Couronnant la législation autogestionnaire antérieure et modifiant la loi constitutionnelle de 1953, la Constitution de 1963 a officiellement reconnu le «statut d’autogestion» à toutes les formes de travail social, introduisant le principe de la rotation des titulaires de toutes les fonctions de direction, en renforçant le rôle de la commune dans l’ordre économique et politique. Toutefois, plusieurs réformes législatives (1965) et une série d’amendements constitutionnels (1968) ont refait de l’entreprise le rouage central de toute l’organisation économique, par un transfert partiel aux entreprises et en matière d’investissements des compétences détenues jusque-là par les instances politiques. La poursuite de la réforme constitutionnelle en 1971, doublée d’une crise politique interne grave, développa encore l’autonomie des collectivités de travail. La Constitution de 1974 passe pour avoir radicalisé l’autogestion et tend à élargir davantage le contrôle des travailleurs sur les managers. Ce texte pose le principe selon lequel les mécanismes du marché, remis en honneur à partir de 1960 et devenus facteurs de tensions et d’inégalités, doivent être remplacés par la concertation. Enfin, la loi du 25 novembre 1976 sur le travail associé renouvelle les bases juridiques de l’autogestion, au centre de laquelle se trouve désormais l’O.O.U.R., l’unité de travail associé de base. Il s’agit d’une institution assimilable à une unité de profit et d’investissement, dotée de la personnalité juridique et liée au reste de l’entreprise par un contrat d’association toujours révocable, disposant de la liberté d’organiser les conditions de travail et de décider de la répartition du revenu.

Le bilan de l’autogestion yougoslave socialiste est sévèrement jugé. Elle est considérée, alors que le pays se disloque, comme ayant été le paravent commode d’un volontarisme inavoué, source de régressions multiples.

Accusée d’avoir ignoré le facteur temps et l’importance des coûts dans les processus productifs, et d’avoir stérilisé l’évolution de la pensée économique, elle est aussi dénoncée comme une imposture politique ayant joué le rôle de «main prolongée» du parti unique.

L’autogestion yougoslave, en multipliant les contraintes idéologiques, politiques et administratives, s’est engluée dans un fouillis quasi inintelligible de textes aussi proliférants qu’inefficaces. Les tares qui lui sont communément reprochées sont la corruption, l’incompétence, la gabegie, l’irresponsabilité et l’arbitraire. Il est vrai – et c’est un point qui est volontiers passé sous silence et omis – que l’autogestion yougoslave est restée obérée par l’héritage stalinien, qui a privé l’individu de la propriété et qui a enlevé à la société civile ses prérogatives, face à un parti totalitaire appuyé sur sa police et son armée, et disposant d’une justice subordonnée.

Le modèle yougoslave s’est discrédité; l’économie est devenue exsangue et la société plus conflictuelle que jamais. L’inflation, le chômage, l’endettement extérieur, les révoltes nationales sont les signes les plus manifestes de l’échec d’une autogestion inauthentique et confisquée. Conjuguée avec un État dictatorial et un parti omniprésent et devenu impotent, l’autogestion ne peut qu’être entraînée dans leur chute.

Les caractères généraux de l’autogestion

L’autogestion est d’abord une revendication du monde ouvrier dans l’entreprise, pour un autre type de gestion dans les organisations de travail, certes, mais aussi pour une autre forme de gouvernement dans la société.

En pratique, la notion a été fortement teintée de marxisme et de corporatisme. Annexée par la pensée socialiste, l’autogestion est aussi considérée comme un moyen de promouvoir un certain libéralisme.

L’autogestion dans l’économie et l’entreprise

L’autogestion implique un dépassement de la propriété étatique ou privée des moyens de production et de décision. C’est la remise en cause d’une rationalité fondée sur le profit et l’organisation hiérarchique. Dans cette optique, pour résoudre les contradictions de l’entreprise moderne, il convient de suivre une filière inverse de celle qui a résulté de la collusion du capitalisme et du taylorisme. La fonction directoriale est ramenée à sa dimension exclusivement technique, dégagée des implications de pouvoir sur les hommes. Toutefois, le rejet des structures de type hiérarchique ne doit pas conduire au «parlementarisme permanent» et n’emporte pas exclusion de l’autodiscipline collective. En revanche, le projet autogestionnaire au plan de l’entreprise récuse catégoriquement la dissociation des tâches de préparation, de conception, d’organisation et de décision, d’une part, et des tâches d’exécution pure et simple, d’autre part. Cette réorganisation de l’entreprise remet fatalement en question les attributs du droit de propriété classique hérité du droit romain. C’est ainsi qu’est appelé à disparaître «le commandement fondé sur la seule propriété des moyens matériels de production, sur la seule délégation de pouvoirs des propriétaires, qu’il s’agisse d’actionnaires ou de l’État» (Daniel Chauvey).

Partant de certains principes de l’autogestion, comme la libre entreprise, le marché, la restauration de la société civile face à l’État, les libertés du citoyen et du travailleur, la thèse de la plausibilité d’une forme d’autogestion dans un cadre libéral est parfois soutenue. Pour certains économistes, en effet, il existe dans la société capitaliste des mécanismes d’autorégulation susceptibles d’accéder aux aspirations autogestionnaires et de faciliter «le passage à un nouveau modèle de société fondé sur davantage de valeurs non marchandes et relationnelles» (Henri Lepage). Dans ce sens et pour autant que l’autogestion rejette les interférences et la tutelle de l’État, une économie autogérée serait même plus proche que les économies capitalistes actuelles d’une véritable économie de concurrence.

Un aspect problématique de l’autogestion est la place réservée à la nationalisation, en tant que préalable obligé et comme laboratoire de l’autogestion. D’une part, l’entreprise nationalisée constitue une négation du système de production capitaliste, poursuit d’autres buts que le profit, permet l’appropriation collective des principaux moyens de production, impose une autre logique plus propice à l’autogestion. Mais, d’autre part, la nationalisation reste trop liée au capitalisme et prisonnière de la conception bourgeoise de la propriété; elle ne modifie pas forcément les formes anciennes d’organisation des rapports de production et de pouvoir, contribue à renforcer dans l’immédiat l’emprise étatique et, dans le passé, elle a servi en fait à réguler le capitalisme.

La pratique a aussi montré que, tout en se conjuguant assez mal avec la priorité donnée à la production, l’autogestion présuppose l’abondance. Les échecs économiques, la crise financière et monétaire chronique en Yougoslavie en sont l’illustration. D’aucuns considèrent que la marche vers l’autogestion serait plus sûrement barrée par une fausse collectivisation que par le maintien de l’appropriation privée d’un grand nombre de petites et moyennes entreprises.

L’autogestion exige aussi un minimum de cohérence. L’intérêt des entreprises, qui sont propriété sociale, est articulé avec l’intérêt général par la planification. Mais celle-ci sera démocratique, c’est-à-dire contractuelle et non administrative. Les objectifs d’une telle planification sont de faire régresser la logique marchande, de mettre fin à la loi égoïste du profit, de développer de nouvelles motivations, de privilégier les services collectifs, d’encadrer le dialogue entre producteurs et consommateurs, d’organiser la concurrence pour éviter les abus du marché. C’est sur les rapports entre l’entreprise autogérée et le plan que porte «la plus grande incertitude» (Michel Rocard).

L’autogestion dans la société et dans l’État

Loin d’être uniquement une nouvelle manière d’organiser la production, l’autogestion est aussi une autre conception de la société et de l’homme lui-même. La généralisation de l’autogestion doit mettre un terme à la séparation du producteur, du consommateur et du citoyen. Cette remise en cause des institutions et des croyances actuelles entraîne un complet bouleversement constitutionnel, administratif et culturel. En vertu de l’autogestion socialiste, c’est dans tous les domaines que doivent être mis en œuvre des choix démocratiquement déterminés.

On a dit de l’autogestion qu’elle conduit à une «véritable renaissance de la question du politique à l’intérieur du socialisme» (Pierre Rosanvallon). Fondée sur la désétatisation, la démocratisation et la décentralisation, la transformation autogestionnaire globale s’oppose à la gestion étatico-centraliste de la société et de son code social fondé sur la logique marchande. Ce déconditionnement récuse le type de croissance fondé sur le productivisme et rejoint ainsi certaines aspirations écologiques.

Dans la mesure où elle suppose un autre type de régulation et de résorption des antagonismes sociaux et une définition démocratique des besoins, l’autogestion fait le procès de la concentration et de l’aliénation des moyens du pouvoir. Une exigence essentielle est donc la participation de tous aux décisions majeures de la vie nationale et locale, et cela au-delà de la simple réorganisation démocratique de l’État et des dispositifs formels d’information. L’autogestion, parce qu’elle ne peut pas être orientée d’en haut par une minorité ou un appareil se perpétuant au pouvoir, remet en cause radicalement les notions de délégation et de représentation. Pour que la volonté de la base puisse remonter au sommet, la démocratie doit être contractuelle, concerner non pas seulement les objectifs mais aussi les processus. Cette transformation est naturellement conditionnée par l’élévation du niveau culturel moyen, et ce sont la rotation et la révocation des responsables qui doivent permettre l’indispensable auto-éducation collective. Affranchie de la tutelle des professionnels de la politique et de l’administration et soustraite à la domination des puissances privées, la société civile se verra rétrocéder les pouvoirs que l’État s’est abusivement appropriés, ce transfert se faisant au profit des citoyens, individuellement ou groupés en associations. Parmi les maux qu’ils dénoncent, les autogestionnaires stigmatisent plus particulièrement les féodalités privées, la déshumanisation des rapports sociaux, l’absence de consensus social, l’autoritarisme dans la vie publique, la confiscation des activités sociales par une caste bureaucratique, l’opacité de l’administration et ses aspects régaliens, l’exclusion des intéressés du processus décisionnel, l’absence de contrôle direct par les citoyens, l’anémie de la vie locale. À cet égard, la commune est un lieu privilégié de mise en œuvre de l’autogestion; mais si celle-ci implique le rejet de la tutelle excessive de l’État sur la commune, elle exige aussi, dans la commune, une dévolution des pouvoirs de gestion aux citoyens eux-mêmes. L’autogestion se veut également respectueuse des pluralismes culturels et des spécificités régionales.

L’autogestion dans la vie politique française

Les tenants de l’autogestion

Plusieurs partis, syndicats et courants de pensée plus ou moins organisés se sont réclamés de l’autogestion, tout en l’interprétant différemment. L’impulsion a été donnée par les syndicalistes de la C.F.D.T. qui, par-delà les revendications salariales et quantitatives, ont insisté sur les réformes structurelles de l’entreprise et de la société. Pour eux, il s’agissait d’un «mode collectif de relations, qui s’applique à l’information, à la délibération et au contrôle» (congrès de 1973).

L’ex-Parti socialiste unifié a été le premier à avoir opté pour l’autogestion socialiste en termes politiques. Il a participé à plusieurs tentatives de rassemblement autour de l’idée d’autogestion: «États généraux pour l’autogestion socialiste», «Front autogestionnaire» devenu «Convergence pour l’autogestion» (1978) et dont les objectifs étaient écologiques, antinucléaires, féministes et antimilitaristes.

Le Parti socialiste, pour sa part, avait fait de l’autogestion la finalité de son programme de gouvernement (congrès d’Épinay de 1971) et avait défini sa conception dans ses «Quinze Thèses pour l’autogestion» (Le Poing et la rose , suppl. au no 45, mai 1974). Faisant office de concept fédérateur grâce à son caractère flou, l’autogestion était en outre adaptée à un certain marxisme diffus dans la société française. Plutôt vivace dans certains courants internes au Parti socialiste, l’autogestion comme slogan était en outre adaptée à la clientèle nouvelle de la gauche, faite de cadres, de fonctionnaires et de salariés moyens. La thèse autogestionnaire était tout juste esquissée dans le Programme commun de gouvernement signé en 1971 par le P.S., le M.R.G. et le P.C.F. Ce dernier parti évolua plus lentement. Il ne s’est montré moins réticent envers l’autogestion qu’après le XXIIe Congrès (1976); mais en précisant que pour les communistes l’autogestion implique aussi un État central important et puissant et que la période transitoire doit être marquée par un plus vaste mouvement de nationalisation.

L’utopie des années 1968-1976 a été frappée de plein fouet par l’orientation plus gestionnaire adoptée par la gauche au pouvoir, surtout à partir de 1983. Des réminiscences de l’autogestion, mais à l’état édulcoré, se trouvent dans les lois Auroux et les divers textes sur les droits des travailleurs dans l’entreprise, dans le courant de décentralisation lancé en 1982 et la réforme portant démocratisation du secteur public, ainsi que dans certaines procédures d’urbanisme ou dans la relative promotion du mouvement associatif.

Les critiques de l’autogestion

Les adversaires de l’autogestion socialiste, qui se recrutent parmi les tenants soit de l’État fort soit d’un néo-capitalisme dégagé des intrusions de l’État dans l’économie, voient dans celle-ci une idéologie contestataire, incapable de résoudre les problèmes qu’elle contribue à révéler. Les détracteurs de l’autogestion l’accusent de miner l’État, d’engendrer l’égoïsme d’entreprise, de verser dans le corporatisme, de détourner le monde ouvrier de ses buts révolutionnaires, de conduire au chômage, au gaspillage et à un usage inefficace de certaines ressources rares de la société, aux excès anarchiques et centrifuges, de favoriser la domination de minorités organisées, de développer l’irresponsabilité à tous les niveaux, de désorganiser l’économie, d’asservir les consommateurs au profit des producteurs, de détruire certaines libertés individuelles et de n’avoir pas totalement réussi là où elle a été pratiquée.

Il est indéniable que l’audience de l’autogestion en France a beaucoup dû à une certaine complaisance envers le système yougoslave. Cette complaisance s’explique pour des raisons diplomatiques et de haute politique internationale pour une part. Pour une autre part, elle se justifie pour des raisons de stratégie de conquête du pouvoir et électorales. L’ignorance, ou la discrétion, et la retenue envers les réalités yougoslaves doivent beaucoup aussi à la personnalité de Tito, à sa politique internationale de non-alignement, à son parti pris tiers-mondiste, qui désamorçaient la critique.

L’idéologie de l’autogestion a aussi été victime de la montée de l’idéologie des droits de l’homme, qui a pris le relais dans l’intelligentsia. Or, pas plus en ce domaine qu’en matière d’autogestion, la Yougoslavie ne pouvait être une référence valable; non seulement l’autogestion s’y est révélée fictive, mais encore les droits et libertés que cette autogestion postule, et qui l’ont relayée dans la pensée politique, y sont apparus illusoires et très malmenés par le régime yougoslave.

Universalis 1997