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L’autogestion, une histoire contrariée
Rencontre avec Michel Lallement

Origine : http://www.scienceshumaines.com/l-autogestion-2c-une-histoire-contrariee_fr_21404.html

L’autogestion a toujours surgi dans des moments d’exception, sans parvenir à s’inscrire ?dans le temps. Cependant, ?son empreinte est vivace ?dans l’imaginaire politique ?de la gauche et dans certains ?mouvements sociaux.

Comment situer historiquement le mouvement autogestionnaire?

Le terme d’autogestion lui-même est assez récent, il apparaît en France au début des années 1950. Le thème de l’autogestion commence à diffuser dans la littérature militante, politique et associative au cours de cette décennie, mais c’est dans les années 1960-1970 qu’il a un vrai succès. L’âge d’or de l’autogestion, c’est après mai 1968. Et c’est au début des années 1980 que l’autogestion disparaît de la scène politique et sociale. Là où il y a eu l’effervescence sociale de 68, le programme autogestionnaire a été important?: il s’est ainsi développé en Italie, mais aussi et surtout en Allemagne, où il a été associé aux mouvements sociaux de type féministe, aux mouvements pédagogiques antiautoritaires, portés par le courant libertaire.
Mais le modèle en matière d’autogestion était clairement le modèle yougoslave, foyer de référence de l’autogestion.

Quelles sont les sources intellectuelles de ce mouvement?

Dans le cas français, on peut facilement identifier trois sources?: il y a premièrement le marxisme critique. Dans les années 1960-1970, l’autogestion est pour certains marxistes une manière de prendre des distances avec le modèle du socialisme d’État, réaliste et planificateur. Ce mouvement est porté par des intellectuels, notamment des philosophes et des sociologues, parmi lesquels Henri Lefebvre, Pierre Naville, Jean Duvigneau, etc. Ils travaillent à partir d’une entrée singulière du marxisme qui est davantage l’aliénation que l’exploitation?: c’est l’homme dans sa plénitude qui est atteint par le système, et c’est cette aliénation qu’il s’agit plus de dénoncer en revendiquant un système permettant aux individus de gérer leur propre existence, leur propre devenir. D’autres encore, issus du trotskisme (Cornelius Castoriadis par exemple) accompagnent aussi le mouvement.

Ensuite, il y a un mouvement libertaire pour lequel, à partir de l’autogestion, on peut imaginer une sorte de révolution tranquille, pacifique, en vue d’une sortie du capitalisme. L’autogestion est alors une alternative au socialisme et au capitalisme, c’est une troisième voie.

La troisième source, ce sont les chrétiens de gauche, qui associent l’autogestion avec deux valeurs qui leur sont chères: d’une part, l’entreprise est une communauté à qui il faut lui donner les moyens de s’autoconstruire et d’évoluer, d’autre part, les valeurs de l’humain doivent passer avant les valeurs du capital.

Quels partis politiques ont porté ce mouvement?

Sur le plan institutionnel, c’est la deuxième gauche, c’est-à-dire le PSU d’un côté et la CFDT de l’autre, qui a porté le mouvement. L’autogestion avait une dimension programmatique?: c’était un projet pour bâtir une société en dehors des schémas incarnés d’une part par le capitalisme, d’autre part par le socialisme d’État, surtout en période de guerre froide, où les deux modèles s’opposaient. Le congrès de 1970 de la CFDT met l’autogestion au cœur de son programme et c’est aussi le programme de la deuxième gauche posé par Michel Rocard en 1977, à côté de la vieille gauche étatiste.
Il y a une récupération tardive du Parti communiste, à la fin des années 1970. Au début, le PCF était assez hostile à ce mot d’ordre autogestionnaire, parce que ça n’entrait pas du tout dans le cadrage du centralisme. Mais la faillite du socialisme réel à l’Est et les échecs électoraux d’un PC qui commençait à décliner à la fin des années 1970 l’ont conduit à récupérer ce mot d’ordre.

Sur le plan concret, quelles ont été les expériences marquantes d’autogestion?

En fait, le premier constat que l’on peut faire, c’est que l’on a beaucoup plus parlé d’autogestion qu’on l’a pratiquée. Des cas où des ouvriers s’approprient réellement et durablement le pilotage et la gestion de l’entreprise, il n’y en a pas beaucoup. Il y a un moment symbolique qui est Lip, à partir de 1973. Le mot d’ordre était?: «?On produit nos montres, on les vend, on se paie.?» L’expérience a connu des hauts et des bas et s’est soldée par une liquidation en 1977 et le rachat de la marque en 1984 par Kiplé. Il y a d’autres exemples?: dans une usine textile à Cerisey, ou dans une usine de Pechiney, suite à des conflits ou des grèves, les ouvriers décident de mettre l’encadrement et la direction dehors et de faire tourner eux-mêmes les machines. Ce sont des expériences qui viennent du bas, qui n’ont pas été planifiées et se mettent en place dans un moment de crise. Les ouvriers montrent qu’ils peuvent travailler sans être encadrés par une hiérarchie intermédiaire. Ça n’a rien à voir avec les projets de société?: dans les exemples cités, il y a eu conflit parce qu’il y a eu de la répression syndicale, ou des menaces sur l’entreprise, des désaccords sur les salaires, sur le temps de travail. C’est dans ces moments éruptifs, spontanés que cette capacité autogestionnaire voit le jour. Mais elle n’est pas durable, ce sont quelques semaines ou quelques mois. L’expérience de Lip est vraiment l’exception. Dans tous les cas, il fallait répondre à l’urgence, inventer quelque chose, indépendamment des modèles et des programmes, avec une exigence forte de démocratie directe.

En pratique, on n’a pas de grandes expériences autogestionnaires. L’autogestion a davantage fonctionné dans l’ordre du symbolique que dans l’ordre du réel, même si l’on retrouve certaines exigences de démocratie directe propres au programme autogestionnaire dans certains mouvements sociaux de la fin des années 1980 (les coordinations d’infirmières par exemple).

Ce que l’on appelle l’économie sociale et solidaire aujourd’hui témoigne-t-elle de la persistance d’une forme d’autogestion, ou en tout cas d’une exigence de démocratie dans le monde du travail?

Le mouvement coopératif trouve notamment son origine chez Charles Fourier, dont la thèse est qu’il faut associer travail et capital?; le travailleur ne doit plus être salarié, mais associé. Il faut associer les salariés à la détention des moyens de production, en en faisant des parties prenantes de l’actionnariat, et en faisant de chaque sociétaire un membre des assemblées générales, où vont être décidées les grandes orientations de l’entreprise. C’est surtout au xxe siècle que se sont développées les coopératives. Il y a eu assez rapidement des dérives et des limites, comme les primes à l’ancienneté conduisant à la prise de pouvoir par certains sociétaires, ce qui était contraire à l’idéal démocratique. En 1978, une loi a modifié la donne en imposant plus de démocratie dans les Scop, sur la base du principe «?un homme, une voix?». En pratique, beaucoup de Scop aujourd’hui fonctionnent de manière formelle, les assemblées générales n’étant que des chambres d’enregistrement des décisions. Il y a une difficulté dans le quotidien, dans la pratique, à transformer véritablement les travailleurs en citoyens de l’entreprise?: le pouvoir est souvent pris par une petite poignée de techniciens.

L’autogestion a disparu du paysage politique et intellectuel et l’économie sociale, à travers le mouvement coopératif, montre des limites. Que reste-t-il des fortes ambitions démocratiques que portait la gauche dans les années 1960-1970?

Il y a, depuis le début des années 1980, une évolution du système productif, avec un mouvement d’internationalisation, qui déplace les centres de décisions stratégiques loin de la base et qui a contribué à abandonner le mot d’ordre autogestionnaire. La pression économique favorise un tropisme institutionnel, qui fait que pour survivre par exemple, les mutuelles ressemblent de plus en plus aux assurances et que les coopératives ressemblent de plus en plus aux figures dominantes de l’entreprise.

Sur le plan politique, en France, c’est la gauche en arrivant au pouvoir qui a enterré l’idée d’autogestion. La fraction dominante du PS, par tradition étatiste et planificatrice, n’était pas porteuse de ce projet-là. Les traces de l’idéal autogestionnaire, ce sont les groupes d’expression mis en place dans le cadre des lois Auroux, dans le but de faire de l’entreprise un espace de citoyenneté démocratique, et qui ont été des échecs. Plusieurs raisons à cela?: d’une part, il y a eu un blocage de la part des cadres intermédiaires qui n’avaient pas intérêt à faire remonter l’ensemble des dysfonctionnements de la base, parce que cela les remettait en cause dans leur légitimité et dans l’image d’efficacité qu’ils pouvaient avoir auprès des directions. Le deuxième élément, c’est que ces groupes d’expression pouvaient apparaître comme une façon de contourner les canaux d’expression maîtrisés par les organisations syndicales, avec lesquels ils entraient en concurrence. Les syndicats en France n’ont jamais vraiment soutenu les démarches innovantes d’inspiration autogestionnaire.

Propos recueillis par Xavier de la Vega

Michel Lallement
sociologue


 

L’utopie autogérée des LIP

En 1973, la fabrique horlogère Lip (à Palente en Franche-Comté) devenait le laboratoire de l’autogestion ouvrière.
À l’origine de ce changement, la stratégie pour dominer le marché européen contre les États-Unis et le Japon (Kelton-Timex) n’a pas été payante?: en pariant sur le secteur horloger et la montre à quartz, Lip accuse bientôt un déficit de 600 millions d’anciens francs. Cette mauvaise gestion précipite l’entreprise vers sa fin. Le 18 avril 1973, la démission de Jacques Saint-Esprit, à la tête de l’entreprise bisontine depuis le départ du PDG et héritier Fred Lip en 1971, met le feu aux poudres.
Rapidement le tribunal de commerce élit deux dirigeants provisoires. Mais le personnel, craignant les licenciements et le démantèlement, en appelle à l’opinion publique. Commence alors une phase inédite d’autogestion, mise en place par les syndicalistes.

Chez Lip, le terrain s’y prête?: 30?% des 1?000 employés sont syndiqués. Désireux de ne pas perdre le contrôle, les ouvriers CFDT prônent «?l’autodéfense?»?; la CGT va plus loin?: l’autogestion. Le 12 juin, la séquestration des administrateurs leur permet de s’emparer des plans de fabrication et du stock de montres, qui est écoulé à 42?% du prix normal aux acheteurs qui viennent à Palente. Pour ne pas saborder Lip, la reprise de la production est décidée et obéit à un fonctionnement inédit. L’usine est ainsi découpée en cinq commissions, notamment horlogerie-vente-fabrication, popularisation dans les campagnes, etc. La première «?paye sauvage?» en août couronne cette démarche au slogan d’un «?c’est possible, on produit, on vend, on se paie?»… de courte durée.
Le 15 août, l’évacuation du site de Palente par les CRS prive les ouvriers d’accès à l’usine et les oblige à se redéployer sur quelques sites à Besançon. Pendant ce temps, les industriels du CNPF cherchent à endiguer le conflit. Le 24 janvier 1974 sont ainsi signés les accords de Dole entre les ouvriers et Claude Neuschwander. C’est la fin de la grève. Jusqu’en 1976, le numéro deux de Publicis incarne le redressement appelé par le CNPF d’Antoine Riboud. Mais dans le contrecoup du choc pétrolier, Valéry Giscard d’Estaing sacrifie Lip et son symbole d’invention sociale. Contrairement aux accords signés, le tribunal de commerce exige le paiement des dettes passées (6 millions de francs). C’est le dépôt de bilan en 1976. Malgré deux reprises successives – de 1980 à 1990 par Kiplé puis, à partir de 1990 par l’industriel français Jean-Claude Sensemat –, Lip ne retrouvera pas son lustre d’antan.

Nicolas Bauche