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Origine :
http://www.scienceshumaines.com/l-autogestion-2c-une-histoire-contrariee_fr_21404.html
L’autogestion a toujours surgi dans des moments d’exception,
sans parvenir à s’inscrire ?dans le temps. Cependant,
?son empreinte est vivace ?dans l’imaginaire politique ?de
la gauche et dans certains ?mouvements sociaux.
Comment situer historiquement le mouvement autogestionnaire?
Le terme d’autogestion lui-même est assez récent,
il apparaît en France au début des années 1950.
Le thème de l’autogestion commence à diffuser
dans la littérature militante, politique et associative au
cours de cette décennie, mais c’est dans les années
1960-1970 qu’il a un vrai succès. L’âge
d’or de l’autogestion, c’est après mai
1968. Et c’est au début des années 1980 que
l’autogestion disparaît de la scène politique
et sociale. Là où il y a eu l’effervescence
sociale de 68, le programme autogestionnaire a été
important?: il s’est ainsi développé en Italie,
mais aussi et surtout en Allemagne, où il a été
associé aux mouvements sociaux de type féministe,
aux mouvements pédagogiques antiautoritaires, portés
par le courant libertaire.
Mais le modèle en matière d’autogestion était
clairement le modèle yougoslave, foyer de référence
de l’autogestion.
Quelles sont les sources intellectuelles de ce mouvement?
Dans le cas français, on peut facilement identifier trois
sources?: il y a premièrement le marxisme critique. Dans
les années 1960-1970, l’autogestion est pour certains
marxistes une manière de prendre des distances avec le modèle
du socialisme d’État, réaliste et planificateur.
Ce mouvement est porté par des intellectuels, notamment des
philosophes et des sociologues, parmi lesquels Henri Lefebvre, Pierre
Naville, Jean Duvigneau, etc. Ils travaillent à partir d’une
entrée singulière du marxisme qui est davantage l’aliénation
que l’exploitation?: c’est l’homme dans sa plénitude
qui est atteint par le système, et c’est cette aliénation
qu’il s’agit plus de dénoncer en revendiquant
un système permettant aux individus de gérer leur
propre existence, leur propre devenir. D’autres encore, issus
du trotskisme (Cornelius Castoriadis par exemple) accompagnent aussi
le mouvement.
Ensuite, il y a un mouvement libertaire pour lequel, à partir
de l’autogestion, on peut imaginer une sorte de révolution
tranquille, pacifique, en vue d’une sortie du capitalisme.
L’autogestion est alors une alternative au socialisme et au
capitalisme, c’est une troisième voie.
La troisième source, ce sont les chrétiens de gauche,
qui associent l’autogestion avec deux valeurs qui leur sont
chères: d’une part, l’entreprise est une communauté
à qui il faut lui donner les moyens de s’autoconstruire
et d’évoluer, d’autre part, les valeurs de l’humain
doivent passer avant les valeurs du capital.
Quels partis politiques ont porté ce mouvement?
Sur le plan institutionnel, c’est la deuxième gauche,
c’est-à-dire le PSU d’un côté et
la CFDT de l’autre, qui a porté le mouvement. L’autogestion
avait une dimension programmatique?: c’était un projet
pour bâtir une société en dehors des schémas
incarnés d’une part par le capitalisme, d’autre
part par le socialisme d’État, surtout en période
de guerre froide, où les deux modèles s’opposaient.
Le congrès de 1970 de la CFDT met l’autogestion au
cœur de son programme et c’est aussi le programme de
la deuxième gauche posé par Michel Rocard en 1977,
à côté de la vieille gauche étatiste.
Il y a une récupération tardive du Parti communiste,
à la fin des années 1970. Au début, le PCF
était assez hostile à ce mot d’ordre autogestionnaire,
parce que ça n’entrait pas du tout dans le cadrage
du centralisme. Mais la faillite du socialisme réel à
l’Est et les échecs électoraux d’un PC
qui commençait à décliner à la fin des
années 1970 l’ont conduit à récupérer
ce mot d’ordre.
Sur le plan concret, quelles ont été les
expériences marquantes d’autogestion?
En fait, le premier constat que l’on peut faire, c’est
que l’on a beaucoup plus parlé d’autogestion
qu’on l’a pratiquée. Des cas où des ouvriers
s’approprient réellement et durablement le pilotage
et la gestion de l’entreprise, il n’y en a pas beaucoup.
Il y a un moment symbolique qui est Lip, à partir de 1973.
Le mot d’ordre était?: «?On produit nos montres,
on les vend, on se paie.?» L’expérience a connu
des hauts et des bas et s’est soldée par une liquidation
en 1977 et le rachat de la marque en 1984 par Kiplé. Il y
a d’autres exemples?: dans une usine textile à Cerisey,
ou dans une usine de Pechiney, suite à des conflits ou des
grèves, les ouvriers décident de mettre l’encadrement
et la direction dehors et de faire tourner eux-mêmes les machines.
Ce sont des expériences qui viennent du bas, qui n’ont
pas été planifiées et se mettent en place dans
un moment de crise. Les ouvriers montrent qu’ils peuvent travailler
sans être encadrés par une hiérarchie intermédiaire.
Ça n’a rien à voir avec les projets de société?:
dans les exemples cités, il y a eu conflit parce qu’il
y a eu de la répression syndicale, ou des menaces sur l’entreprise,
des désaccords sur les salaires, sur le temps de travail.
C’est dans ces moments éruptifs, spontanés que
cette capacité autogestionnaire voit le jour. Mais elle n’est
pas durable, ce sont quelques semaines ou quelques mois. L’expérience
de Lip est vraiment l’exception. Dans tous les cas, il fallait
répondre à l’urgence, inventer quelque chose,
indépendamment des modèles et des programmes, avec
une exigence forte de démocratie directe.
En pratique, on n’a pas de grandes expériences autogestionnaires.
L’autogestion a davantage fonctionné dans l’ordre
du symbolique que dans l’ordre du réel, même
si l’on retrouve certaines exigences de démocratie
directe propres au programme autogestionnaire dans certains mouvements
sociaux de la fin des années 1980 (les coordinations d’infirmières
par exemple).
Ce que l’on appelle l’économie sociale
et solidaire aujourd’hui témoigne-t-elle de la persistance
d’une forme d’autogestion, ou en tout cas d’une
exigence de démocratie dans le monde du travail?
Le mouvement coopératif trouve notamment son origine chez
Charles Fourier, dont la thèse est qu’il faut associer
travail et capital?; le travailleur ne doit plus être salarié,
mais associé. Il faut associer les salariés à
la détention des moyens de production, en en faisant des
parties prenantes de l’actionnariat, et en faisant de chaque
sociétaire un membre des assemblées générales,
où vont être décidées les grandes orientations
de l’entreprise. C’est surtout au xxe siècle
que se sont développées les coopératives. Il
y a eu assez rapidement des dérives et des limites, comme
les primes à l’ancienneté conduisant à
la prise de pouvoir par certains sociétaires, ce qui était
contraire à l’idéal démocratique. En
1978, une loi a modifié la donne en imposant plus de démocratie
dans les Scop, sur la base du principe «?un homme, une voix?».
En pratique, beaucoup de Scop aujourd’hui fonctionnent de
manière formelle, les assemblées générales
n’étant que des chambres d’enregistrement des
décisions. Il y a une difficulté dans le quotidien,
dans la pratique, à transformer véritablement les
travailleurs en citoyens de l’entreprise?: le pouvoir est
souvent pris par une petite poignée de techniciens.
L’autogestion a disparu du paysage politique et intellectuel
et l’économie sociale, à travers le mouvement
coopératif, montre des limites. Que reste-t-il des fortes
ambitions démocratiques que portait la gauche dans les années
1960-1970?
Il y a, depuis le début des années 1980, une évolution
du système productif, avec un mouvement d’internationalisation,
qui déplace les centres de décisions stratégiques
loin de la base et qui a contribué à abandonner le
mot d’ordre autogestionnaire. La pression économique
favorise un tropisme institutionnel, qui fait que pour survivre
par exemple, les mutuelles ressemblent de plus en plus aux assurances
et que les coopératives ressemblent de plus en plus aux figures
dominantes de l’entreprise.
Sur le plan politique, en France, c’est la gauche en arrivant
au pouvoir qui a enterré l’idée d’autogestion.
La fraction dominante du PS, par tradition étatiste et planificatrice,
n’était pas porteuse de ce projet-là. Les traces
de l’idéal autogestionnaire, ce sont les groupes d’expression
mis en place dans le cadre des lois Auroux, dans le but de faire
de l’entreprise un espace de citoyenneté démocratique,
et qui ont été des échecs. Plusieurs raisons
à cela?: d’une part, il y a eu un blocage de la part
des cadres intermédiaires qui n’avaient pas intérêt
à faire remonter l’ensemble des dysfonctionnements
de la base, parce que cela les remettait en cause dans leur légitimité
et dans l’image d’efficacité qu’ils pouvaient
avoir auprès des directions. Le deuxième élément,
c’est que ces groupes d’expression pouvaient apparaître
comme une façon de contourner les canaux d’expression
maîtrisés par les organisations syndicales, avec lesquels
ils entraient en concurrence. Les syndicats en France n’ont
jamais vraiment soutenu les démarches innovantes d’inspiration
autogestionnaire.
Propos recueillis par Xavier de la Vega
Michel Lallement
sociologue
L’utopie autogérée des LIP
En 1973, la fabrique horlogère Lip (à Palente en
Franche-Comté) devenait le laboratoire de l’autogestion
ouvrière.
À l’origine de ce changement, la stratégie pour
dominer le marché européen contre les États-Unis
et le Japon (Kelton-Timex) n’a pas été payante?:
en pariant sur le secteur horloger et la montre à quartz,
Lip accuse bientôt un déficit de 600 millions d’anciens
francs. Cette mauvaise gestion précipite l’entreprise
vers sa fin. Le 18 avril 1973, la démission de Jacques Saint-Esprit,
à la tête de l’entreprise bisontine depuis le
départ du PDG et héritier Fred Lip en 1971, met le
feu aux poudres.
Rapidement le tribunal de commerce élit deux dirigeants provisoires.
Mais le personnel, craignant les licenciements et le démantèlement,
en appelle à l’opinion publique. Commence alors une
phase inédite d’autogestion, mise en place par les
syndicalistes.
Chez Lip, le terrain s’y prête?: 30?% des 1?000 employés
sont syndiqués. Désireux de ne pas perdre le contrôle,
les ouvriers CFDT prônent «?l’autodéfense?»?;
la CGT va plus loin?: l’autogestion. Le 12 juin, la séquestration
des administrateurs leur permet de s’emparer des plans de
fabrication et du stock de montres, qui est écoulé
à 42?% du prix normal aux acheteurs qui viennent à
Palente. Pour ne pas saborder Lip, la reprise de la production est
décidée et obéit à un fonctionnement
inédit. L’usine est ainsi découpée en
cinq commissions, notamment horlogerie-vente-fabrication, popularisation
dans les campagnes, etc. La première «?paye sauvage?»
en août couronne cette démarche au slogan d’un
«?c’est possible, on produit, on vend, on se paie?»…
de courte durée.
Le 15 août, l’évacuation du site de Palente par
les CRS prive les ouvriers d’accès à l’usine
et les oblige à se redéployer sur quelques sites à
Besançon. Pendant ce temps, les industriels du CNPF cherchent
à endiguer le conflit. Le 24 janvier 1974 sont ainsi signés
les accords de Dole entre les ouvriers et Claude Neuschwander. C’est
la fin de la grève. Jusqu’en 1976, le numéro
deux de Publicis incarne le redressement appelé par le CNPF
d’Antoine Riboud. Mais dans le contrecoup du choc pétrolier,
Valéry Giscard d’Estaing sacrifie Lip et son symbole
d’invention sociale. Contrairement aux accords signés,
le tribunal de commerce exige le paiement des dettes passées
(6 millions de francs). C’est le dépôt de bilan
en 1976. Malgré deux reprises successives – de 1980
à 1990 par Kiplé puis, à partir de 1990 par
l’industriel français Jean-Claude Sensemat –,
Lip ne retrouvera pas son lustre d’antan.
Nicolas Bauche
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