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Origine : http://www.erudit.org/revue/nps/2000/v13/n2/000821ar.html
Introduction
1L’objet de notre article consiste à relancer le débat
sur l’autogestion et, en particulier, sur la reconnaissance
aujourd’hui de cette dernière comme l’une des
formes d’organisation du travail du tiers secteur. L’intérêt
renouvelé pour ce champ d’étude est principalement
attribuable à la mise en oeuvre de nouvelles réponses
à la crise de l’emploi et de l’État-providence
et aux répercussions de cette double crise au sein de l’une
des institutions fondamentales de nos sociétés : l’entreprise.
Dans un premier temps, nous tenterons de redéfinir le concept
même d’autogestion. Dans un deuxième temps, nous
présenterons brièvement un diagnostic de la situation,
une analyse de la crise à l’origine de l’arrivée
de nouveaux acteurs économiques, d’une part, et du
retour sur le devant de la scène d’anciennes organisations
économiques, d’autre part. Dans un troisième
temps, nous montrerons la présence de l’autogestion,
en tant que mode de gestion et surtout forme d’organisation
du travail, au sein du secteur de l’économie sociale,
en général, et au sein de l’entreprise de type
coopératif, en particulier. Enfin, dans un dernier temps,
nous démontrerons que les problèmes relatifs à
l’application de l’autogestion au sein de la firme peuvent
être résolus en majeure partie par la remise en cause
de l’analyse économique néoclassique.
Repenser le concept d’autogestion
2À l’origine de cette analyse se trouve une question
que des économistes ont qualifié d’utopique
et caduque : qu’est-ce que l’autogestion ? En effet,
bien qu’ayant fait l’objet de réflexions ou d’analyses
depuis l’Antiquité, bien qu’ayant été
expérimentée dans plusieurs pays, l’autogestion
ne bénéficie d’aucune définition unanimement
reconnue par les économistes. Chacun, scientifiques ou politiciens,
a voulu donner une définition et une interprétation
de ce terme selon ses propres aspirations et attentes. « Les
premiers, même s’ils sont conscients de la dimension
pluridisciplinaire de l’autogestion, l’appréhendent
avec leur propre formation et leur propre logique. Certains, parmi
les seconds s’efforcent d’en modifier ou d’en
dénaturer le contenu pour le faire rentrer dans le cadre
d’un projet politique ou social préexistant »,
comme le soulignait Dumas en 1981. Une telle diversité gêne
considérablement toute tentative de compréhension
de la notion d’autogestion. Ainsi, il est nécessaire
de poser au préalable une définition simple, afin
de saisir l’objectif essentiel de l’autogestion.
3L’autogestion, par ses diverses expériences, a prouvé
qu’elle ne pouvait être un système économique
et politique initialement généralisé, d’où
une nécessité de partir de la base, c’est-à-dire
des unités économiques. Pour certains auteurs, comme
Vanek[1], l’instauration au préalable d’une économie
socialiste n’apparaît pas nécessaire pour une
réelle pratique autogestionnaire au sein de l’entreprise.
Ils entendent confier la gestion des entreprises aux travailleurs,
procéder à un partage équitable du revenu entre
tous les membres de l’entreprise, décentraliser le
plus possible les prises de décision, au sein même
d’une économie de marché. Pour eux, le capital
peut être maintenu sans risque du fait qu’il ne dispose
plus du pouvoir de décision. Il devient alors un simple moyen
de production au même titre que les machines. La pratique
autogestionnaire se rattache alors directement au travail dont elle
transforme la nature. Néanmoins, ces auteurs ne semblent
pas avoir considéré le fait que l’autogestion
était, dans un premier temps, une réponse à
la crise du travail (demande de travailler autrement), puis, dans
un deuxième temps, une réponse à la crise de
l’emploi (créer son propre emploi). Loin de devenir
une institution généralisée, l’autogestion
est avant tout un concept économique et social, c’est-à-dire
un mode de gestion et surtout une forme d’organisation du
travail engendrée par les crises du système capitaliste.
4Au sens littéral, autogestion signifie gestion par soi-même
et ses postulats sont la suppression de toute distinction entre
dirigeants et dirigés et l’affirmation de l’aptitude
des hommes à s’organiser collectivement. (Encyclopaedia
Universalis). Les principes sur lesquels elle repose sont essentiellement
la démocratie dans les prises de décisions, l’autonomie
de gestion et la primauté des travailleurs sur le capital
dans la répartition des revenus. L’autogestion, dans
sa conception générale, est d’abord une revendication
du monde ouvrier dans l’entreprise pour un autre type de gestion
dans l’organisation du travail. Elle implique un dépassement
de la propriété étatique ou privée des
moyens de production et de décision. C’est la remise
en cause d’une rationnalité fondée uniquement
sur le profit et l’organisation hiérarchique. Initialement,
comme l’a précisé Fay en 1996, « elle
[l’autogestion] est le produit de la lutte et non de la collaboration
des classes ». Effectivement, c’est en réaction
aux effets néfastes du capitalisme et de la révolution
industrielle que sont nées les principales idées autogestionnaires.
L’autogestion a été formulée lorsque
l’Occident a pris conscience de l’hétérogestion
qui frappait les travailleurs, c’est-à-dire de la dépossession
totale dont ils étaient victimes au fur et à mesure
que l’usine remplaçait l’atelier. Sous l’effet
d’une industrialisation massive, certaines couches de la population
(artisans, prolétaires, paysans) souffraient de la misère
et ont ressenti alors le besoin de s’organiser et de s’associer
pour remédier à leur infériorité. Placée
dans ce contexte historique, la nécessité autogestionnaire
s’alimente des sources doctrinales qui ont, pour l’essentiel,
jailli au cours du xix e siècle dans la lignée des
idées défendues par Saint-Simon, Fourier, Owen et
Proudhon.
5Le terme est apparu en France en 1968 et a suscité un vif
intérêt dans le milieu syndical. Mais dès 1980,
on assiste à une éclipse des thèmes autogestionnaires.
Pourtant, le concept ne semble pas avoir définitivement disparu.
Certains, comme Fay, ont souligné que la capacité
à l’auto-organisation des hommes dans la vie sociale,
professionnelle et politique est un fait aujourd’hui, comme
le démontrent le nombre croissant d’actions collectives
autogestionnaires issues de la vie associative. En effet, de nos
jours, on constate un regain d’intérêt pour des
activités économiques de type associatif ou coopératif
qui n’appartiennent ni à la sphère de l’entreprise
privée classique, ni à celle de l’économie
publique. L’expression « repenser l’autogestion
» peut prendre alors deux significations interdépendantes.
La première est celle d’une redéfinition du
« concept autogestion » sur la base d’une relecture
des précurseurs et fondateurs de ce concept. La deuxième
explication est de placer l’autogestion dans un contexte économique
et social nouveau, c’est-à-dire analyser les organisations
économiques et sociales concernées aujourd’hui
par ce concept.
Les origines du retour de l’autogestion
6Depuis les années 1970, les sociétés occidentales
(les pays de l’Union européenne essentiellement) font
face à un important chômage structurel et à
une montée de la précarisation des emplois et de l’exclusion.
Devant la persistance de ce chômage massif, les solutions
apportées par les positions en présence (le fordisme-providentialisme
et le néolibéralisme) ont montré des limites.
L’intégration sociale se réalisant largement
par le travail salarié, le chômage constitue un véritable
défi pour nos sociétés. La possession d’un
emploi demeure en effet une condition essentielle de l’autonomie
et de l’identité sociale. À l’inverse,
l’exclusion du travail durable et massive met en question
le fonctionnement global de nos sociétés. Les conséquences
macroéconomiques et macrosociales peuvent devenir très
lourdes en termes de cohésion sociale avec l’accentuation
de la pauvreté et de la dégradation du lien social
(Defourny, Favreau et Laville, 1998).
7L’ampleur du phénomène a amené des
pays qui disposaient d’une forte tradition en matière
d’État-providence à déployer un espace
inédit de traitement social du chômage. Des programmes
d’emplois temporaires ont été mis en place,
mais ils se sont vites révélés insuffisants.
En réaction à cette double crise, celle de l’emploi
et de l’État social, des structures n’appartenant
ni au secteur de l’entreprise privée, ni à la
sphère publique se créent (les systèmes d’échange
local ou SEL) ou réapparaissent sur le devant de la scène
(le secteur coopératif) et constituent un « tiers secteur
». Des recherches de plus en plus nombreuses dans diverses
disciplines tentent de cerner la réalité économique
et sociale de ce « troisième secteur » appelé
aussi « secteur de l’économie sociale »
ou encore « nonprofit organizations » dans l’analyse
anglo-saxonne.
8Ce dernier, encore peu structuré et très hétérogène,
recouvre trois types d’organisations : les associations, les
coopératives et les mutuelles. Le terme « économie
sociale » est apparu en 1970 pour répondre à
un besoin de reconnaissance mutuelle. Ces organisations, assez dispersées
jusque-là, ont créé des organes de concertation
(Comité national de liaison des activités mutualistes,
coopératives et associatives ou CNLAMCA). À la même
époque, elles ont été reconnues par les pouvoirs
publics avec la création de la Délégation interministérielle
à l’économie sociale en 1981. Enfin, au niveau
européen, ces organisations sont institutionnalisées
puisqu’elles existent aussi chez nos voisins (Angleterre,
Belgique, Espagne, Portugal, Italie, Suède) et un comité,
créé en 1998, doit être consulté par
la Commission européenne pour les questions relevant de ces
organisations (Baretto et Vigignol, 1995).
9Historiquement, les organisations de l’économie sociale
existaient bien avant leur institutionnalisation en 1970. Comme
pour le concept d’autogestion, les sources théoriques
de l’économie sociale apparaissent dès l’Antiquité.
Mais le xix e siècle est le théâtre de sa naissance
dans le vaste mouvement social en réaction à la révolution
industrielle initiée principalement par Fourier, Owen et
Proudhon. À cette époque, l’économie
sociale et, notamment, sa branche coopérative se sont développées
parmi les classes laborieuses exploitées, luttant pour l’amélioration
de leurs conditions de travail et donc de vie. En d’autres
termes, comme le soulignent Defourny, Favreau et Laville, l’économie
sociale (et par là, l’autogestion) est d’abord
« fille de nécessité » et « fille
d’une identité collective ». Ainsi, les concepts
d’autogestion et d’économie sociale plongent
essentiellement leurs racines dans l’associationnisme ouvrier
du xix e siècle. Dès le départ, ces deux concepts
ont été marqués d’ambiguïtés
et de confusions terminologiques qui les handicapent encore aujourd’hui.
10Par la suite, dans notre travail, nous avons choisi volontairement
de limiter notre champ d’investigation au domaine de l’entreprise
de type coopératif, puisque cette dernière est l’institution
véritablement représentative de l’économie
sociale. « Sa personnalité historique, sa diffusion
dans le monde des entreprises, sa présence sur tous les continents,
son enracinement dans des collectivités importantes, ses
règles de fonctionnement et la reconnaissance de son statut
juridique, font de la coopérative l’éminent
représentant d’un vaste ensemble d’unités
productives qui, distinctes des entreprises publiques et des entreprises
capitalistes, connaissent un fonctionnement et une gestion démocratiques
ainsi qu’une subordination du capital à la finalité
sociale. » (Defrouny et Monzón Campos, 1992) Par ce
fait même, nous nous limiterons dans notre analyse économique
des coopératives à certaines SCOP (Sociétés
de coopératives ouvrières de production). Ces dernières
se définissent comme un regroupement de personnes poursuivant
des buts économiques, sociaux et éducatifs communs,
à travers une entreprise dont le fonctionnement est démocratique
et la propriété collective. La SCOP peut donc être
considérée comme une entreprise autogérée.
11La formule coopérative / autogestion pourrait alors constituer
un facteur de démocratisation de l’économie
en général et un facteur de solidification de la cohésion
sociale en particulier. L’une des caractéristiques
les plus significatives des entreprises autogérées
est leur fonctionnement démocratique en vertu duquel les
décisions sont prises selon le principe bien connu : «
un homme, une voix ». Dans ces entreprises, les membres sont
à la fois propriétaires, employés et associés.
En raison de leur potentiel de démocratisation, ces entreprises
auraient la capacité de réaliser des hybridations
plus fructueuses que les autres formes d’entreprises entre
les activités marchandes, les activités non marchandes
et les activités non monétaires.
L’autogestion : une composante de l’économie
sociale
12L’expression « économie sociale » traduit
un concept ambigu et imprécis, car, contrairement à
l’économie publique et l’économie privée,
il est difficile de cerner ses principales caractéristiques
et d’établir des frontières avec les deux autres
secteurs. Les formes d’organisation du travail générées
par ce tiers secteur, dont l’autogestion, pourraient alors
permettre de discerner des frontières de l’économie
sociale[2]. Même si aucune définition ne fait l’unanimité,
« l’économie sociale regroupe les activités
économiques par des sociétés principalement
des coopératives, des mutuelles et des associations, dont
l’éthique se caractérise par la finalité
de services aux membres ou à la collectivité plutôt
que de profit, l’autonomie de gestion, le processus de décision
démocratique et la primauté des personnes et du travail
sur le capital dans la répartition des revenus » (Defrouny
et Monzón Campos, 1992). Nous retrouvons bien dans cette
définition les principes fondamentaux de l’autogestion.
La crise, en libérant un espace nouveau pour l’innovation
sociale, notamment dans la zone où l’économie
et le social se superposent, semble avoir créé des
conditions inédites pour une réelle pratique de l’autogestion
aujourd’hui, telle qu’elle a été définie
précédemment.
L’exemple Mondragon
13Depuis l’origine, le grand groupe industriel espagnol,
Mondragon, est régi par les principes coopératifs
et doit sa réussite à l’autogestion. Coopérative
créée en 1943 par un prêtre basque, le numéro
un de l’électroménager dans la péninsule
ibérique, Fagor, fonctionne comme une démocratie économique,
où les employés élisent leurs patrons. Inspiré
par l’Église, le complexe coopératif tire d’abord
son originalité des liens tissés dans les campagnes
basques par des générations de paysans désireux
avant tout de vivre au pays. La règle « un homme, une
voix » constitue le socle de la démocratie personnelle,
s’y ajoute également une implication financière
de chaque employé. De même, chaque salarié est
électeur et éligible aux organes de direction, chaque
coopérative étant dirigée par un conseil qui
élit son président pour quatre ans. À Mondragon,
il n’existe que des associés. Ce statut est acquis
par tous dès leur arrivée. Les 100 coopératives,
membres de Mondragon Corpracion Cooperativa (MCC), vivent selon
ces principes ; tous bénéficient d’un management
élu et tournant. L’une des clés de sa spectaculaire
ascension réside dans sa capacité à gérer
les virages stratégiques et les restructurations avec l’assentiment
de la majorité de son personnel. Un défi qui n’est
pas simple dans un groupe employant 30 634 personnes. Ce management
se révèle particulièrement utile dans les périodes
de crise et de réorganisation : « Dans les assemblées
générales, on discute des bilans, des salaires ; tout
le monde peut parler et, en général, nous avons de
60 % à 65 % de participation », explique Jesus Catania,
vice-président de MCC. C’est dans ces conditions que
Fagor, la plus grande coopérative de ce groupe, est parvenu
à dégager un résultat de 9,2 millions de francs
en 1996, sur un marché de l’électroménager
fortement perturbé. Cet exemple montre qu’il n’y
a pas d’incompatibilité entre cette troisième
voie et les canons d’efficacité industrielle. (Le Bourdonnec,
1998) Nous retrouvons chez Mondragon tous les ingrédients
des économies de proximité désormais très
en vogue en France. D’après le Centre de recherche
pour l’étude et l’observation des conditions
de vie, le secteur de l’économie sociale concernerait
près d’un Français (de plus de 18 ans) sur deux.
La « renaissance » de l’économie sociale
14Avec la crise du keynésianisme et du providentialisme,
l’économie sociale (et donc l’autogestion) est
redécouverte en raison de sa capacité à réunir,
au sein de l’entreprise, les diverses formes de l’activité
économique, capacité qui se fonde sur son potentiel
d’implication des divers acteurs que sont les travailleurs
et le milieu dans les entreprises, les usagers et les professionnels
dans les services collectifs, à travers un élargissement
de la démocratie. Dans la mesure où leurs règles
de fonctionnement favorisent la démocratie et de nouvelles
modalités de régulation, elles peuvent constituer
des espaces d’expérimentation susceptibles d’inspirer
l’ensemble des autres secteurs, soit à travers des
formes de partenariat avec la grande entreprise ou le réseau
étatique, soit à travers un développement relativement
autonome où leur poids économique ou politique suffit
à modifier les formes dominantes de régulation du
marché ou de l’État (Lévesque, 1997).
15L’entreprise de l’économie sociale peut être
ainsi considérée comme douée d’un potentiel
original de création d’emplois et d’identification
des nouveaux besoins sans oublier sa capacité à transformer
ces besoins en emplois, y compris lorsque la demande n’est
pas complètement solvable (dans les services de proximité).
Souvent, elle émerge dans des activités nécessaires
pour la société mais délaissées par
le capitalisme et l’État. Elle peut investir là
où le capitalisme trouve que son investissement ne sera pas
suffisamment rentable parce que ce dernier vise un niveau de rentabilité
supérieur à ce qu’il obtiendrait s’il
plaçait son argent, sans aucune autre implication de sa part
(dans une institution financière). En revanche, un travailleur
ou un citoyen d’un village peut accepter d’investir
dans une coopérative, même si la rentabilité
de cet investissement s’annonce inférieure à
celle offerte par les institutions financières. Son choix
ne va pas s’effectuer en fonction de la seule rentabilité
du capital investi mais sur le fait qu’il s’est donné
un emploi ou qu’il a amélioré la qualité
de son environnement. L’exemple de la mine de charbon Tower
Colliery, au sud du pays de Galle, vient parfaitement illustrer
ce fait. Depuis la fin de l’année 1994, cette mine
a été rachetée par l’ensemble des mineurs,
alors qu’elle était condamnée à la fermeture.
Ces 269 mineurs n’ont pas hésité à présenter
une offre de rachat au gouvernement conservateur du premier ministre
Thatcher de l’époque, après avoir mis en commun
leurs indemnités de licenciements. Tower Colliery regroupe
aujourd’hui plus de 400 mineurs-actionnaires. Elle démonte
aussi l’argument gouvernemental de non-rentabilité
du charbon en produisant 600 000 tonnes d’anthracite et en
exportant en partie vers la France, la Belgique, l’Irlande
et l’Espagne. Les profits sont réinvestis pour améliorer
les conditions de travail, développer la mine, parrainer
les activités régionales et municipales (fanfares,
équipes de rugby, etc.). De plus, les salaires sont bien
plus élevés qu’ailleurs et continuent à
être versés en cas d’arrêt maladie (Carré,
1999).
Le mouvement coopératif en France et en Europe
16Certaines SCOP présentent en fait deux caractéristiques
essentielles : celles de pouvoir constituer des alternatives à
la disparition pure et simple d’entreprises, d’une part,
et d’être surtout destinées aux activités
dont l’intensité capitalistique est faible et le savoir-faire
professionnel important, d’autre part. C’est le cas
notamment du bâtiment qui regroupe 35 % des SCOP de France.
Les 1 450 SCOP françaises représentaient à
la fin de l’année 1997 un chiffre d’affaires
global de près de 15 milliards de francs générés
par 30 000 salariés co-entrepreneurs. Près de 70 %
des SCOP restent bénéficiaires et, preuve de leur
solidarité financière, le volume des fonds propres
atteint un niveau record de 140 000 FF par associé-salarié.
En 1997, le mouvement a donné naissance à plus de
1 400 emplois correspondant à la création de 140 SCOP,
principalement dans le domaine des services (40 % des SCOP). La
création en France, en avril 2000, d’un Secrétariat
d’État à l’économie solidaire témoigne
de la prise de conscience de l’importance du tiers secteur.
17Loin d’être marginal, le mouvement coopératif
se renforce dans l’Union européenne, comme en témoigne
le nombre croissant et important d’organisations qui le représentent
au sein de la Confédération européenne des
Coopératives de production et de travail associé,
des coopératives sociales et des entreprises participatives
(CECOP). Le CECOP est l’organisation (confédération)
européenne représentative de ces entreprises au niveau
de la région européenne (telle qu’elle est définie
par le Conseil de l’Europe). Dans l’Union européenne,
la CECOP regroupe 1,3 millions de travailleurs-associés et
fédère 60 000 entreprises qui se repartissent de la
manière suivante : 33 % dans l’industrie de l’artisanat,
14 % dans le bâtiment et les travaux publics (BTP), 38 % dans
les services aux entreprises et 15 % dans le domaine des services
aux personnes.
L’autogestion et l’analyse économique
18Hier comme aujourd’hui, les entreprises de l’économie
sociale naissent principalement en réponse à la crise.
Plus que les autres, elles semblent être en mesure de trouver
des éléments de solution à une crise économique
et politique engendrée en grande partie par une exclusion
qui caractérisait l’ancien modèle de développement
(le fordisme-providentialisme). Le développement d’entreprises
coopératives autogérées apparaît surtout
aujourd’hui comme l’un des moteurs de la création
d’emplois ou du maintien d’emplois créés.
19Aussi, le fonctionnement de ces entreprises fait surgir (ou réapparaître)
certaines questions, notamment celles relatives à la pratique
de l’autogestion. Ces entreprises parviennent-elles à
concilier les impératifs de la rentabilité et les
objectifs sociaux correspondant aux besoins de leurs membres ? Car
l’analyse économique traditionnelle tient pour vraisemblable
l’hypothèse selon laquelle les travailleurs d’une
entreprise autogérée recherchent avant tout une rémunération
individuelle maximale (Daures et Dumas, 1977). En observant les
expériences autogestionnaires passées, il est légitime
de nous demander si les entreprises autogérées peuvent
véritablement intégrer la fonction économique
et la fonction sociale, et dans quel cadre elles le pourraient aujourd’hui.
En résumé, comment l’autogestion, qui était
considérée dans sa pratique comme une utopie hier,
pourrait constituer aujourd’hui une réalité
sociale.
20En nous appuyant sur les nouvelles théories de l’entreprise
(théorie des droits de propriété, théorie
de l’agence, etc.), ce questionnement nous amène à
remettre en cause les différentes formalisations économiques
de l’autogestion (modèles de Ward, Horvat, Furobotn
et Pejovic, etc.), tout en soulignant le caractère largement
contestable des outils de l’analyse néo-classique (remise
en cause de l’hypothèse de concurrence pure et parfaite,
complexification de la fonction-objectif, rationalité limitée
; Coriat et Weinstein, 1995)
21L’expérience yougoslave nous a donné des
renseignements précieux sur ces points. Même dans une
entreprise autogérée, le personnel ne constitue pas
un élément homogène par rapport à la
gestion. Il est divisé par des préoccupations et des
conceptions différentes. En effet, la masse du personnel
ne s’intéresse qu’aux questions qui la concernent
directement, à savoir la rémunération, l’emploi
et les conditions de travail. Dans un premier temps, la théorie
des droits de propriété nous conduit à appréhender,
d’une part, l’existence d’une étroite interdépendance
entre la structure des droits de propriété (et plus
précisément les caractères des moyens de production)
et les rapports entre les agents économiques, et, d’autre
part, entre la structure des droits de propriété,
le fonctionnement et l’efficience des sociétés.
Dans un second temps, la lecture de la théorie positive de
l’agence vient compléter la relation précédente
et nous conduit à prendre en considération une relation
fondamentale : il s’agit de la relation entre l’efficience
des sociétés et le degré de pouvoir de décision
des travailleurs. Cependant, pour expliquer l’existence et
l’efficacité de l’autogestion dans certaines
formes économiques et sociales telles que les coopératives
de production, cette dernière relation ne semble pas être
suffisante. Ce constat débouche alors sur plusieurs propositions
clés qui pourront donner lieu à des développements
futurs.
22Le rejet des structures de type hiérarchique dans la conception
de l’entreprise autogérée n’exclut pas
pour autant l’autodiscipline collective. Les institutions,
comme les marchés, n’ont pas qu’une fonction
d’allocation et de coordination (chère aux néoclassiques)
; ils ont aussi une fonction disciplinaire, fonction assurée
par un pouvoir qui a pour origine les contraintes que subissent
les agents du fait du fonctionnement en déséquilibre
des marchés (en particulier du marché du travail et
du crédit). Les formes d’organisation (et les systèmes
de droits de propriété) du tiers secteur n’existent
pas du seul fait de leur efficience supérieure mais, et surtout,
en fonction de leur capacité à « imposer »
aux agents l’exécution de leurs engagements.
23Cette dernière partie, dans une perspective plus générale,
introduit le fait que les structures économiques existantes
dans le tiers secteur et par là leurs modes d’organisation
du travail sont d’abord le résultat de développements
historiques (réactions ouvrières face à la
révolution industrielle et aux crises de l’emploi et
de l’État-providence) avant de prétendre à
l’optimalité. En nous appuyant sur certains arguments
de Vanek et une vérification empirique réalisée
par Jones, nous constatons que l’un des facteurs explicatifs
de la longévité et de l’efficacité des
structures économiques de l’économie sociale,
en particulier dans le cas des coopératives de production,
telles que Mondragon en Espagne et Tower Colliery en Écosse,
est l’origine historique du contrôle ouvrier (et par
là, sa nature et son étendue). À ce propos,
Vanek (1970) écrit : « Si les travailleurs contrôlent
l’entreprise, les propriétaires des capitaux peuvent
être des individus (extérieurs à l’entreprise)
ou à la société : ils reçoivent une
compensation pour l’utilisation de leurs actifs [...] Le plus
grand avantage est la capacité du système d’autogestion
à produire des incitations optimales sur le niveau de l’effort
et la qualité du travail de ses membres. »
24Notre analyse, par la reconnaissance d’un tiers secteur,
fait surgir une compatibilité entre le fonctionnement de
certaines coopératives et la pratique de l’autogestion
en leur sein aujourd’hui. Il apparaît alors possible
de concevoir l’autogestion et l’économie sociale
en général et le mouvement coopératif en particulier
à partir d’un seul corpus théorique.
Conclusion
25Si l’économie sociale avait été au
xix e siècle une réaction en même temps qu’une
adaptation fonctionnelle à l’économie de marché,
la nouvelle économie sociale, qui a émergé
dans les années 1980, est une riposte à l’incapacité
du marché et de l’État à assurer le plein-emploi.
L’économie sociale et, plus précisément,
les entreprises qui la constituent deviennent alors des composantes
institutionnelles supplémentaires de notre système
économique.
26À côté et souvent avec le soutien des organisations
de l’ancienne économie sociale, d’autres acteurs
ont investi plus récemment le champ économique. C’est
le cas de certaines SCOP (Tower Colliery en 1994 par exemple), qui
sont apparues comme une solution bien adaptée à la
continuation d’entreprises en difficultés. L’entreprise
coopérative autogérée n’est pas, loin
s’en faut, un nouveau modèle d’organisation,
mais c’est dernièrement, à la faveur de la crise
économique, qu’elle s’est développée
(cette fois-ci dans une économie libérale), ce qui
nous permet de relancer le débat sur l’autogestion
(Bidet, 1997).
27Les nombreuses privatisations récentes ont été
l’occasion d’ouvrir le capital d’une entreprise
à ses salariés qui en deviennent alors des actionnaires
dont le pouvoir est strictement fonction de la part de capital détenue,
part en général infinitésimale en raison de
la taille de l’entreprise. Dans les SCOP, le capital est également
propriété des travailleurs, mais leur pouvoir est
le même, quelle que soit la part de capital que chacun détient
(principe d’« un homme, une voix »).
28Apparaissant donc comme de véritables alternatives au
moment où resurgissent des notions comme celles de la démocratie
dans l’entreprise ou d’entreprise citoyenne, les entreprises
du tiers secteur constitueraient une génération d’entreprises
incontournables pour la consolidation de l’intégration
économique européenne et pour la construction d’un
espace social unique dans lequel le bien-être des individus
serait véritablement une préoccupation centrale.
Bibliographie
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Coriat, B. et O. Weinstein (1995). Les nouvelles théorie
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Daures, N. et A. Dumas (1977). Théorie économique
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Defourny, J., Favreau, L. et J.-L. Laville(1998). Insertion et
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Desclée de Brouwer.
Defourny, J. et L. J. Monzón Campos (1992). Économie
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Dumas, A., sous la direction de (1981). L’autogestion, un
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Fauquet, G. (1965). OEuvres, Paris, IEC.
Fay, V. (1996). L’autogestion : une utopie réaliste,
Paris, Syllepse.
Jones, D. (1981). « Expériences d’autogestion
dans les économies occidentales industrialisées »,
dans Dumas, A. (dir.), L’autogestion, un système économique
?, Paris, Dunod.
Le Bourdonnec, Y. (1998), « Mondragon : la réussite
par l’autogestion », Enjeux les échos, janvier.
Lévesque, B. (1997). « Démocratisation de l’économie
et économie sociale : un scénario radical pour de
nouveaux partages », Cahier de recherche du CRISES, no 9705.
Vanek, J. (1970). General Theory of Labor Managed Economies, Ithaca,
Cornell University Press.
Notes
[1]Les différentes tentatives faites par l’économie
libérale pour introduire dans son fonctionnement certaines
mesures inspirées par les préoccupations autogestionnaires
ont été réunies dans son livre publié
en 1970, General Theory of Labor Managed Economies.
[2]Le caractère très hétérogène
de ce secteur social nous amène à faire appel à
la théorie unitaire de G. Fauquet. Son originalité
est d’examiner objectivement les rapports relativement invariants
de ces organisations qui font correspondre leur composition sociale,
la place de leurs activités dans l’économie
et leurs règles de fonctionnement. En particulier, Fauquet
fonde les caractères communs sur la combinaison de la personnalité
sociale des membres et de la fonction marchande qui les relie à
l’entreprise qu’ils forment pour prendre en charge leurs
intérêts communs.
Auteur : Nathalie Ferreira
Titre : La reconnaissance de l’autogestion aujourd’hui
comme composante de l’économie sociale et comme élément
pour une nouvelle analyse économique de l’entreprise
Revue : Nouvelles pratiques sociales
Numéro : Volume 13, numéro 2, Décembre 2000.
« Des pratiques adaptées aux nouveaux temps de vie
»
URI : http://www.erudit.org/revue/nps/2000/v13/n2/000821ar.html
2001 Université du Québec à Montréal
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