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Andrée Fortin
sociologue, Département de sociologie, Université Laval
1980
“Une nouvelle façon de concevoir le monde”
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,
bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue at at videotron.ca
Site web pédagogique :
http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences
sociales"
Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales
Une collection développée en collaboration avec la
Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec
à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Cette édition électronique a été réalisée
par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie
au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Andrée Fortin, sociologue
Professeure au département de sociologie, Université
Laval
“Une nouvelle façon de concevoir le monde”
Andrée Fortin, “Une nouvelle façon de concevoir
le monde”. Un article publié dans la revue Possibles,
Montréal, vol. 4, no 3-4, printemps-été 1980,
pp. 179-191.
[Autorisation accordée par l’auteure le 15 mars 2004]
Courriel : andree.fortin at soc.ulaval.ca
Édition numérique réalisée le 6 novembre
2004 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec,
Canada.
"L'anthrope marche sur terre à la hauteur de ses rêves,
sinon il déchoit."
Paul Chamberland, Terre Souveraine.
Autogestion. Est-ce seulement un nouveau mot pour retaper l'image
du socialisme qui a quelque peu souffert depuis que nous avons eu
des nouvelles du Goulag ? Il est important de réfléchir
dès à présent sur l'autogestion, sur ses ressemblances
et ses différences d'avec le socialisme, pour être
conscients de ce que nous disons vraiment quand nous prônons
l'autogestion. Comment à la fois respecter le vieil idéal
socialiste de société égalitaire tout en évitant
l'ornière du capitalisme d'État et du totalitarisme
dans laquelle semblent avoir versé les révolutions
socialistes ? Si l'autogestion veut être autre chose qu'une
répétition des erreurs du socialisme, il faut réfléchir
à fond sur ses enjeux exacts, sur ses prérequis et
sur ce qui est ou n'est pas compatible avec elle.
Qu'est-ce donc que l'autogestion ? Une société autogestionnaire
est une société où les décisions politiques,
économiques, sociales et culturelles sont prises par les
gens concernés. Le développement de chaque communauté
s'y fait conformément à la volonté et à
la décision de tous ses membres, selon les ressources territoriales,
naturelles et humaines disponibles. Voilà une bien belle
définition, mais qu'est-ce que cela présuppose ?
Premièrement, tout comme le socialisme, l'autogestion suppose
l'abolition de la propriété privée des moyens
de production, puisque les décisions écono¬miques,
aussi bien que sociales ou politiques y seront prises par l'ensemble
de la communauté. Mais cela ne suffit pas. L'exemple du socialisme
a montré que si on se contente de donner à la population
la propriété juridique des moyens de production en
laissant à l'État ou à ses représentants
le soin de leur gestion, ce n'est pas le socialisme que l'on construit,
mais bien le capitalisme d'État. Le pouvoir peut bien passer
des mains des capitalistes à celles de l'État, il
échappe toujours autant à l'ensemble des citoyens.
L'autogestion, si elle veut être plus qu'un nouveau nom pour
le socialisme, ne doit donc pas se contenter de l'abolition de la
propriété privée des moyens de production;
elle doit viser leur réappropriation par l'ensemble de la
communauté. Mais qu'est-ce que cela veut dire, "réappropriation
communautaire" des moyens de production ? En effet, pour chaque
entreprise, chaque secteur de l'économie, la population est
divisée en deux : il y a les travailleurs de cette entreprise
ou de ce secteur, et le reste de la population. Comment devrait
s'organiser le rapport entre ces deux groupes dans la réappropriation
des moyens de production ? Si les travailleurs autogèrent
leur entreprise, il n'est pas inconcevable que leurs intérêts
aillent à l'encontre de ceux du reste de la communauté
au point de vue écologique ou économique par exemple
: si les travailleurs décident d'augmenter leur pro¬duction,
cela peut entraîner une augmentation des déchets industriels
et donc de la pollution ; de plus, on aura une inondation du marché
de certains pro¬duits, ce qui ne peut se continuer à
moyen ou à long terme que par une baisse de la qualité
et/ou de la durabilité de ces produits. Il ne faut pas que
les travailleurs autogérés deviennent de petits capitalistes
et gèrent leur entreprise de la même façon que
l'aurait fait un entrepreneur capitaliste, ayant seulement en tête
le profit, la croissance et le marketing. L'autogestion n'a pas
pour but de faire de chacun un petit capitaliste, mais de donner
aux communautés le pouvoir de décider de leur développement.
Il ne faudrait pas cependant, à l'autre extrême, que
la communauté se comporte avec l'entreprise et les tra¬vailleurs
comme un boss, c'est-à-dire qu'elle ne doit pas non plus
décider du fonctionnement de l'entreprise sans tenir compte
de l'avis des travailleurs.
Si donc on conçoit l'autogestion pas seulement comme un
mode de gestion de l'entreprise, mais aussi comme une forme d'organisation
sociale et commu¬nautaire, il faut comme le souligne Pierre
Rosanvallon , abandonner en même temps que la notion de propriété
privée des moyens de production, celle de propriété-tout-court
des entreprises, des ressources et des biens économiques
en général, pour la remplacer par celle de droits.
En effet, dans la société auto¬gestionnaire, dans
le cadre d'une réappropriation sociale des moyens de pro¬duction,
plusieurs groupes auront des droits à faire valoir sur ces
moyens de production : droits des travailleurs impliqués,
droits des consommateurs, droits de la communauté dans son
ensemble, au point de vue écologique, etc. sans que l'entreprise
appartienne nécessairement à aucun de ces groupes
en particulier. C'est ce qui se passe actuellement dans le cas des
droits de la mer différents pays ou entreprises ont des droits
sur la mer droit de passage, de pêche, d'exploration minière,
de forage, de recherche scientifique, de récréa¬tion,
etc., sans que la mer ne leur appartienne pour autant. C'est ce
genre de situation qu'il faudra essayer de généraliser
si on ne veut pas retomber dans le capitalisme d'État ou
dans la juxtaposition de plusieurs petits capitalismes locaux, et
construire une société autogestionnaire.
Si plusieurs groupes ont des droits sur les mêmes choses,
se pose la question de la coordination : qui décidera, et
comment, en cas de désaccord entre les groupes ? L'autogestion,
c'est l'idéal démocratique porté à l'extrême
dans la mesure où on dit que chaque communauté prendra
elle-même toutes les décisions qui la concernent. Mais
c'est aussi une démocratie à réinventer : dans
les systèmes de délégation traditionnels, la
base, le voteur, est finalement bien loin des preneurs de décision
; la démocratie directe, quant à elle, ne peut fonctionner
que dans des petits groupes et absorbe beaucoup de temps et d'énergie
des participants. Comment naviguer entre ces deux extrêmes
? C'est un défi de taille pour la société autogestionnaire
où le problème de la coordi¬nation et de la prise
de décision démocratique se posera à plusieurs
niveaux : celui de la communauté où des droits différents
sur une même entreprise ou ressource peuvent sous-tendre des
intérêts et donc des décisions différentes;
entre les différentes entreprises d'une même communauté,
mais surtout entre les communautés; il ne faudrait pas, par
exemple, que les déchets industriels d'une région
aillent polluer les frayères d'une autre où on vit
surtout de la pêche.
En fait, l'autogestion, si elle se veut réelle, doit être
vécue partout : dans l'entreprise, dans chaque entreprise,
dans chaque milieu de travail, dans la communauté, en trouvant
l'équilibre entre les groupes et les entreprises qui la composent,
et entre les communautés, au niveau régional et même
national. Il ne faudrait pas croire que l'autogestion peut exister
quand des communautés autogestionnaires s'installent au cœur
d'un État moderne tel que nous les connaissons. Ce serait
alors une nouvelle façon de distraire les gens des pro¬blèmes
d'envergure nationale : énergie, défense, relations
internationales, économie, etc. en concentrant leur attention
sur des dossiers locaux et par¬tiels : aménagement d'espaces
verts, de garderies, de centres culturels, etc. Une telle "autogestion"
n'a pas de sens. On peut penser aux Kibboutz en Israël : même
s'ils fonctionnent de façon socialiste, égalitaire,
et même pres¬que autogestionnaire, on ne peut pas dire
qu'Israël dans son ensemble soit une société
égalitaire ou socialiste ; le repli des kibboutz sur eux-mêmes,
fussent-ils socialistes ou autogestionnaires, cautionne la politique
étrangère d'Israël. Il faut prendre garde à
ce piège de l'autogestion et tenter de la vivre à
la fois au niveau local et global. Mais comment réaliser
l'autogestion au niveau national, puisque bien sûr elle va
de pair avec la décentralisation ? Il ne s'agira plus de
décentraliser la prise de décision sur des détails,
à partir de politiques globales décidées "par
en haut", ou de laisser aux communautés une marge de
manœu¬vre à l'intérieur d'une "enveloppe
gouvernementale". Il faut bien prendre conscience que la centralisation,
par la délégation de pouvoir qu'elle entraîne,
c'est le contraire de l'autogestion : dans une société
centralisée, ce n'est plus la communauté qui décide,
mais ses représentants, ou même des représentants
de ses représentants. La centralisation, c'est le contraire
de l'autogestion, c'est l'hétérogestion, c'est la
gestion par les autres. Si on veut que chaque communauté
s'autogère vraiment, en fonction de ses ressources et de
ses caractéristiques particulières, cela suppose:
a) l'abandon de toutes les normes décidées par en
haut. Cela ne veut pas dire que différentes communautés
ayant des besoins semblables ou des inté¬rêts communs
ne prendront pas des décisions semblables, mais, et c'est
là la différence fondamentale, ces décisions
semblables, cet ajustement de politi¬que, se décidera
par la base, par une concertation, et non à partir d'un quelcon¬que
pouvoir central. Les normes sont incompatibles avec l'autogestion
: elles sont par définition fixées à partir
d'un point central selon une logique qui se veut la logique de toute
la société. La norme c'est la généralisation,
la négation des spécificités, des cas particuliers.
D'autre part, l'autogestion, c'est justement la prise en charge
de chaque communauté par elle-même en fonction de ses
spécificités.
b) la société autogestionnaire sera une société
d'expérimentation. Chaque communauté ayant à
la fois des désirs, des contraintes et des ressources diffé¬rentes,
se fixera des objectifs différents, et pour les réaliser
devra prendre des moyens différents, et au besoin, inventer
de nouvelles solutions, de nouveaux modèles sociaux et/ou
économiques. Il n'y aura plus de solution unique - la norme
- à un problème unique comme dans un État centralisé.
Par conséquen¬ce, on mettra l'accent sur le savoir ouvrier,
sur le savoir populaire et tradition¬nel : on aura besoin des
idées de chacun pour construire la société;
il n'y aura plus de culte du "spécialiste" puisque
chacun est le spécialiste de ses propres désirs, de
ses propres attentes, et des façons de les réaliser.
On le voit, la société autogestionnaire est une société
où les décisions ne seront pas prises seulement en
fonction de l'efficacité, du rendement, de la "rationalité",
mais surtout d'après les attentes de ceux qui y vivent. En
ce sens, on peut dire que dans cette société autogestionnaire,
le politique a le primat sur l'économique. C'est "la
détermination en dernière instance" du politique.
L'autogestion constitue donc une coupure radicale dans notre façon
de com¬prendre la société et les gens qui y vivent,
non seulement par rapport au capitalisme, mais aussi par rapport
au socialisme "classique".
Pour mesurer cette différence radicale de l'autogestion
par rapport à la société actuelle, on peut
revenir sur ce qui a été dit plus haut sur la propriété,
les droits et la décentralisation. Quand on y pense bien,
ce n'est pas seulement une nouvelle organisation sociale, pas seulement
un nouveau mode de pro¬duction, pas seulement un nouveau modèle
politique dont il est question avec l'autogestion. C'est surtout
une nouvelle façon de concevoir le monde, c'est un nouveau
rapport à la nature. Un des changements les plus profonds
amenés par l'autogestion, c'est que la société,
ou des individus dans la société, cesse de se poser
en propriétaire des différents biens économiques
et en particulier des ressources naturelles. En effet, l'idée
de posséder, de s'approprier un moyen de production ne va
pas de soi - cela relève d'une conception bien particulière
de la réalité et de la nature qu'on pourrait qualifier
de conception instrumen¬taliste. Qu'il n'y ait pas de différence
fondamentale entre le fait de posséder une brosse à
dents, un paquet de cigarette, une paire de pantalons ou un champ,
une mine, une usine, cela est-il si évident ? Pour les Amérindiens,
dont nous nous sommes justement appropriés le pays, cela
n'allait pas de soi. Quand nos ancêtres leur ont demandé
de leur céder une partie du territoire, les Amérindiens
n'ont pas bien compris de quoi il s'agissait : comment donner ce
qu'ils ne possédaient pas ? Pour eux, le territoire ne leur
appartenait pas "au sens juridique", européen,
il était à tous, à tous ceux qui vivaient dessus.
Chacun pouvait l'utiliser en fonction de différents droits
de passage, de chasse, de campement. Mais ils s'y sentaient trop
étroitement liés pour se l'approprier, aussi bien
les nomades des Plaines que des Indiens agriculteurs de l'Arizona.
On circule sur un territoire, on y travaille, on le cultive : on
le transforme et il nous transforme en retour : le territoire, le
pays n'est pas une brosse à dents : les hommes ne peuvent
pas se l'approprier car ils en font partie. La société
autogestionnaire, en mettant l'accent sur les droits et non plus
sur la propriété des moyens de production devra se
rapprocher de cette conception du terri¬toire qui était
celle des Amérindiens.
En effet, si on s'approprie le territoire, le pays, la nature,
il faut d'abord s'en extraire, se poser à l'extérieur
: on ne possède pas ce dont on fait partie. En se posant
en dehors de la nature, l'homme se pose en même temps au-dessus
d'elle : il Prétend désormais la contrôler,
la maîtriser. Avant, l'homme transformait tout aussi bien
la nature, mais il agissait dans la nature ; depuis le moment de
cette appropriation, de cette coupure entre l'homme et la nature,
il agit maintenant sur la nature. La "lutte contre la nature"
commence : contre la température et les intempéries,
contre la terre, les mines, les animaux, la mer, les ressources,
contre les éléments, contre les sauvages (contre les
Autres sociétés, contre les fous, les infirmes, les
femmes, les enfants, les vieux, etc.). La nature est perçue
comme un ennemi contre lequel il faut se battre et non pas comme
un allié potentiel qu'il faut essayer d'apprivoiser et faire
travailler avec nous, pour nous. Par exemple, par souci de "rationalité",
on construit les villes en damier avec orientation Nord/Sud, Est/Ouest,
au lieu de respecter les circulations d'air, les dénivellations,
les cours d'eau, les micro-climats. On installe des rocailles ou
des jardins "à la française" autour de nos
maisons, au lieu de planter au nord les conifères qui coupent
le vent d'hiver et au sud les feuillus qui font de l'ombre l'été
et laissent passer le soleil en hiver.
Non seulement la société se pose hors de la nature,
contre la nature, mais elle la conçoit comme une chose, comme
un objet qu'elle peut manipuler à sa guise. On se sert de
la nature à des fins - économiques bien souvent -
qui lui sont extérieures et même dommageables, mettant
en danger l'équilibre et la survie de certains écosystèmes.
On construit des barrages qui menacent la survie de certaines espèces
pour faire de l'électricité, on charrie les pitounes
sur les rivières, les polluant et détruisant les frayères
du saumon.
Mettre fin à la lutte contre la nature n'équivaut
pas à un retour passif et béat à la nature
et à la vie champêtre de nos ancêtres. Par définition,
la société qui est dans la nature, quand elle se transforme,
transforme aussi la nature; mais cela peut être fait de deux
façons différentes : dans le cadre d'une lutte contre
la nature, dans la perspective de la dominer, de l'asservir à
des fins économiques ou autres ; ou dans le cadre de l'autocréation
de la société par elle-même : on travaille alors
de concert avec la nature, et on essaie de s'en faire une alliée,
de tirer profit de ses cycles et de ses rythmes, de son fonc¬tionnement
particulier et diversifié.
Quand on parle de lutte contre la nature, on pense aussitôt
à la science et à la technologie. Que deviendraient-elles
dans la société autogestionnaire ? Longtemps on a
cru à la neutralité de la science et de la technique
qui auraient tout simplement fourni les instruments permettant à
l'homme d'accomplir son destin, la maîtrise des "forces
naturelles" ; ainsi, la même technologie, sans modification
significative, pourrait être à la base d'une société
capitaliste ou socialiste, dépendant seulement de la propriété
des moyens de production.
Une telle position est devenue intenable : la technique apparaît
de plus en plus comme un facteur d'oppression et surtout de contrôle
sur les ouvriers. La division du travail, sa parcellisation, son
organisation à la chaîne, la rationa¬lisation des
tâches est partout aliénante, dans les bureaux comme
dans les usines, à l'Est comme à l'Ouest. Les historiens
et les historiens des sciences qui étudient la révolution
industrielle , avec le recul actuel, arrivent à la conclusion
que ce n'est pas la technologie nouvelle qui est la cause de l'op¬pression
des travailleurs, mais au contraire que c'est le désir du
capitaliste et de l'industriel de maintenir le contrôle sur
les ouvriers qui fut la cause de l'adoption d'une nouvelle technologie.
C'est pourquoi les autogestionnaires parlent d'inversion technologique
et de technologie douce, douce pas seule¬ment envers l'environnement
qu'il faut cesser de gaspiller, mais aussi douce à l'égard
des travailleurs qui se sentiraient moins aliénés
par son application. Une technologie douce, collant aux particularités
écologiques et sociales de chaque communauté s'inscrit
bien dans le cadre de la décentralisation. Chaque communauté
pourra adopter la technologie qui lui convient le mieux en fonc¬tion
de ses objectifs particuliers. Dans la mesure où on prétend
lutter contre la nature, on a besoin d'un État Major central
qui décide de la stratégie à adopter selon
des normes d'efficacité et de rendement moyen maximal. Si
on essaie au contraire d'apprivoiser la nature pour marier ses fins
aux nôtres, il faut tenir compte de ses spécificités.
Une société écologique ne peut être que
décentra¬lisée ; une société autogestionnaire
ne peut être qu'écologique et décentralisée.
L'exploitation de la nature par l'homme et l'exploitation de l'homme
par l'homme sont inséparables : ce sont les deux côtés
de la médaille de la société industrielle :
elles passent toutes deux par l'utilisation d'une même technologie
et reflètent le même désir de domination.
Mais, comme je l'ai déjà mentionné, l'inversion
technologique n'est pas seulement affaire d'écologie, elle
doit aussi briser l'aliénation du travail, lui rendre son
sens, son appartenance à la vie. Il faut réunifier
la vie "privée" et le travail qui sont devenues
dans la société industrielle deux sphères bien
distinctes et même opposées de la vie; il faut aussi
briser la hiérarchie dans les milieux de travail, deux des
principales sources de l'aliénation dans le travail. Pour
ce faire, l'autogestion de l'entreprise par les travailleurs est
la première étape à accomplir en ce qu'elle
brise la hiérarchie et redonne un sens au travail en permettant
à chacun d'avoir une prise sur son travail. Mais cela ne
suffit pas ; si on veut vraiment vivre l'autogestion et la démocratie
dans les milieux de travail, il faudra repenser l'organisation concrète
du travail et envisager la rotation des tâches, la déparcellarisation
du travail, la constitution d'équipes et d'ateliers autonomes,
responsables d'un secteur complet de la production, la revalorisation
des savoirs ouvriers et populaires. De tous ces éléments,
fa revalorisation des savoirs ouvriers est sans doute le plus important
: en même temps que la population reprend le contrôle
des moyens de production, elle doit aussi reprendre celui de la
production de ces moyens de production. Il faut donc penser des
outils non pas moins puissants ou moins sophistiques, mais simples
à manipuler, à comprendre et à réparer,
robustes et polyvalents, et ce aussi bien en ce qui concerne les
outils matériels qu'intellectuels. Il y a deux préjugés
dans la société industrielle dont il va falloir se
débarrasser : 1) savoir : pouvoir; en effet, dans la société
autogestionnaire, chacun est le spé¬cialiste de la société
qu'il désire et qu'il contribue lui-même à construire;
2) savoir : diplômes; les diplômes sanctifient un certain
type de savoir mais pas tout savoir en général.
De plus, comme elle ne sera plus en guerre contre la nature ou
contre une partie d'elle-même, la société autogestionnaire
devra modifier sa conception du temps. Elle ne devra pas se définir
en fonction d'un âge d'or perdu ou d'un paradis à venir,
mais en fonction du présent. L'accent mis sur le progrès,
sur le futur, sur l'accumulation de biens ou de capitaux, sur les
sacrifices à accomplir en vue du progrès social caractérise
une société où on mise essentiellement sur
la production et la consommation, où la production et la
consommation sont devenues des fins en soi et la mesure du bonheur
humain. Il faut arrêter de penser le temps de façon
linéaire avec des avant et des après ou comme un progrès
inéluctable dans la lutte contre la nature ou pour une société
meilleure, ne plus penser en fonction du grand soir de la révolution
où il suffit de poser par décret l'abolition de ceci
ou de cela pour que la société se trans¬forme
en profondeur. Il faut penser la société au présent,
comme un processus permanent d'autocréation, d'auto-institution,
d'expérimentation en fonction des ressources et des spécificités
locales et des désirs des gens : penser la société
par rapport à elle-même et non pas par rapport à
un Ailleurs ou à un Tantôt; non pas seulement en fonction
des grands-parents ou des petits-fils, mais, sans les oublier, ne
pas nous oublier non plus... d'où entre autres l'importance
de redonner un sens au travail.
Ce n'est pas un hasard si en Occident on pense "traditionnellement"
les sociétés en termes de mode de production : cela
revient à les mesurer sur l'échelle du progrès,
à les inscrire sur la ligne du temps. L'insistance mise sur
la production recoupe celle mise sur le progrès. L'accumulation,
pour exister, nécessite une conception linéaire du
temps, par définition : l'accumulation est la différence
entre ce que l'on possède à un moment donné
(t plus 1), et ce que l'on possédait précédemment
(au temps t, t moins 1, ...). Et si l'insistance mise sur la production
correspond à la valorisation du progrès, à
la recherche du futur, l'autogestion, avec la rupture de cette conception
linéaire du temps, réaffirme son insistance sur le
politique, sur l'autocréation permanente de la société.
On voit la société au présent, comme un processus
et non pas comme une institution ; l'autogestion n'est jamais finie,
acquise une fois pour toutes ; elle est construite à chaque
instant; une société autogestionnaire n'est plus définie
par son État, mais par son auto-institution permanente.
Parlant d'autocréation de la société, d'auto-institution
permanente, on retrouve le concept d'expérimentation sociale
; parlant de processus jamais fini, on retrouve la nature avec ses
cycles et ses rythmes, complexes et non linéaires ; en fait,
tous les aspects dont j'ai déjà parlé sont
étroitement solidai¬res les uns des autres. L'idée
de progrès est liée à l'accumulation, impensable
sans une conception linéaire du temps; le progrès
et l'accumulation donnent naissance à une vision économiste
de la société où la nature est conçue
de façon instrumentale, comme un objet dont on peut disposer
à sa guise ou comme un ennemi contre lequel il faut lutter;
la lutte contre la nature est aussi liée à la notion
de propriété et au rapport d'intériorité
ou d'extériorité que la société entretient
avec le territoire ; un rapport d'extériorité amenant
un désir de maîtrise et de domination de la nature
entraîne l'accumulation, l'exploita¬tion de la nature
et des travailleurs, alors qu'un rapport d'intériorité
pousse à mettre l'accent sur les rythmes naturels, sur les
processus toujours recom¬mencés.
La société autogestionnaire ne se pose pas hors de
la nature, au-dessus d'elle, mais dans la nature. Elle n'agit plus
sur la nature, mais dans la nature. Comme l'exploitation de l'homme
par l'homme et celle de la nature par la société sont
les deux aspects complémentaires du même phénomène,
elle devra surmonter tout à la fois la coupure entre elle-même
et la nature, celle entre elle et les autres sociétés
- le Nous versus les Sauvages - et celles en son sein entre le bon
et le mauvais citoyen, entre le normal et le Sauvage Inté¬rieur
: les femmes, les fous, les malades, les vieux, les enfants, etc.
Construire une société autogestionnaire ce n'est pas
modifier, par décret, l'organisation sociale ou économique,
c'est inaugurer un processus permanent de création de la
société par elle-même qui implique une modification
importante de nos catégories les plus importantes :
- le temps qui est pensé au présent, comme un processus
et non plus de façon linéaire, fragmenté en
avant et en après ;
- l'espace, le territoire, le pays qui ne sont plus extérieurs
à nous, mais dont nous faisons partie, que nous transformons
et qui nous transfor¬ment en retour ;
- la nature, dont nous faisons également partie et contre
laquelle il serait par conséquent absurde de vouloir lutter;
il ne s'agit plus d'agir contre elle, sur elle, mais avec elle et
dans elle ;
- le travail, qui n'est ni le contraire de la vie, ni sa composante
princi¬pale, mais une de ses parties à laquelle il importe
de redonner un sens et de prendre le contrôle ;
- le savoir qui n'est pas qu'affaire de diplômes, mais de
vécu et d'expé¬rience personnelle et collective
;
- la science et la technique qui n'apparaissent plus neutres, ni
écologi¬quement, ni socialement ;
- l'économie, qui cède le pas au politique et au
social dans la définition de la société ;
- la société en général qui n'est plus
pensé comme un État, une institu¬tion, mais comme
un processus, une expérimentation et une auto¬création
permanente, où les différences sont comprises en termes
de différences justement, et non de hiérarchie.
Le défi majeur de la société autogestionnaire
reste bien sûr celui de la coordination qu'il faudra réaliser
à tous les niveaux et entre tous ces niveaux : autogestion
de l'entreprise, de la communauté, de la région, du
pays. Mais il fallait souligner que cela passe par une transformation
profonde de notre façon de concevoir le monde et la société.
L'un ne saurait se faire sans l'autre.
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