"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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“Une nouvelle façon de concevoir le monde”
Andrée Fortin

Andrée Fortin
sociologue, Département de sociologie, Université Laval
1980
“Une nouvelle façon de concevoir le monde”
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue at at videotron.ca
Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Andrée Fortin, sociologue
Professeure au département de sociologie, Université Laval
“Une nouvelle façon de concevoir le monde”
Andrée Fortin, “Une nouvelle façon de concevoir le monde”. Un article publié dans la revue Possibles, Montréal, vol. 4, no 3-4, printemps-été 1980, pp. 179-191.
[Autorisation accordée par l’auteure le 15 mars 2004]
Courriel : andree.fortin at soc.ulaval.ca
Édition numérique réalisée le 6 novembre 2004 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.


"L'anthrope marche sur terre à la hauteur de ses rêves, sinon il déchoit."

Paul Chamberland, Terre Souveraine.

Autogestion. Est-ce seulement un nouveau mot pour retaper l'image du socialisme qui a quelque peu souffert depuis que nous avons eu des nouvelles du Goulag ? Il est important de réfléchir dès à présent sur l'autogestion, sur ses ressemblances et ses différences d'avec le socialisme, pour être conscients de ce que nous disons vraiment quand nous prônons l'autogestion. Comment à la fois respecter le vieil idéal socialiste de société égalitaire tout en évitant l'ornière du capitalisme d'État et du totalitarisme dans laquelle semblent avoir versé les révolutions socialistes ? Si l'autogestion veut être autre chose qu'une répétition des erreurs du socialisme, il faut réfléchir à fond sur ses enjeux exacts, sur ses prérequis et sur ce qui est ou n'est pas compatible avec elle.

Qu'est-ce donc que l'autogestion ? Une société autogestionnaire est une société où les décisions politiques, économiques, sociales et culturelles sont prises par les gens concernés. Le développement de chaque communauté s'y fait conformément à la volonté et à la décision de tous ses membres, selon les ressources territoriales, naturelles et humaines disponibles. Voilà une bien belle définition, mais qu'est-ce que cela présuppose ?

Premièrement, tout comme le socialisme, l'autogestion suppose l'abolition de la propriété privée des moyens de production, puisque les décisions écono¬miques, aussi bien que sociales ou politiques y seront prises par l'ensemble de la communauté. Mais cela ne suffit pas. L'exemple du socialisme a montré que si on se contente de donner à la population la propriété juridique des moyens de production en laissant à l'État ou à ses représentants le soin de leur gestion, ce n'est pas le socialisme que l'on construit, mais bien le capitalisme d'État. Le pouvoir peut bien passer des mains des capitalistes à celles de l'État, il échappe toujours autant à l'ensemble des citoyens. L'autogestion, si elle veut être plus qu'un nouveau nom pour le socialisme, ne doit donc pas se contenter de l'abolition de la propriété privée des moyens de production; elle doit viser leur réappropriation par l'ensemble de la communauté. Mais qu'est-ce que cela veut dire, "réappropriation communautaire" des moyens de production ? En effet, pour chaque entreprise, chaque secteur de l'économie, la population est divisée en deux : il y a les travailleurs de cette entreprise ou de ce secteur, et le reste de la population. Comment devrait s'organiser le rapport entre ces deux groupes dans la réappropriation des moyens de production ? Si les travailleurs autogèrent leur entreprise, il n'est pas inconcevable que leurs intérêts aillent à l'encontre de ceux du reste de la communauté au point de vue écologique ou économique par exemple : si les travailleurs décident d'augmenter leur pro¬duction, cela peut entraîner une augmentation des déchets industriels et donc de la pollution ; de plus, on aura une inondation du marché de certains pro¬duits, ce qui ne peut se continuer à moyen ou à long terme que par une baisse de la qualité et/ou de la durabilité de ces produits. Il ne faut pas que les travailleurs autogérés deviennent de petits capitalistes et gèrent leur entreprise de la même façon que l'aurait fait un entrepreneur capitaliste, ayant seulement en tête le profit, la croissance et le marketing. L'autogestion n'a pas pour but de faire de chacun un petit capitaliste, mais de donner aux communautés le pouvoir de décider de leur développement. Il ne faudrait pas cependant, à l'autre extrême, que la communauté se comporte avec l'entreprise et les tra¬vailleurs comme un boss, c'est-à-dire qu'elle ne doit pas non plus décider du fonctionnement de l'entreprise sans tenir compte de l'avis des travailleurs.

Si donc on conçoit l'autogestion pas seulement comme un mode de gestion de l'entreprise, mais aussi comme une forme d'organisation sociale et commu¬nautaire, il faut comme le souligne Pierre Rosanvallon , abandonner en même temps que la notion de propriété privée des moyens de production, celle de propriété-tout-court des entreprises, des ressources et des biens économiques en général, pour la remplacer par celle de droits. En effet, dans la société auto¬gestionnaire, dans le cadre d'une réappropriation sociale des moyens de pro¬duction, plusieurs groupes auront des droits à faire valoir sur ces moyens de production : droits des travailleurs impliqués, droits des consommateurs, droits de la communauté dans son ensemble, au point de vue écologique, etc. sans que l'entreprise appartienne nécessairement à aucun de ces groupes en particulier. C'est ce qui se passe actuellement dans le cas des droits de la mer différents pays ou entreprises ont des droits sur la mer droit de passage, de pêche, d'exploration minière, de forage, de recherche scientifique, de récréa¬tion, etc., sans que la mer ne leur appartienne pour autant. C'est ce genre de situation qu'il faudra essayer de généraliser si on ne veut pas retomber dans le capitalisme d'État ou dans la juxtaposition de plusieurs petits capitalismes locaux, et construire une société autogestionnaire.

Si plusieurs groupes ont des droits sur les mêmes choses, se pose la question de la coordination : qui décidera, et comment, en cas de désaccord entre les groupes ? L'autogestion, c'est l'idéal démocratique porté à l'extrême dans la mesure où on dit que chaque communauté prendra elle-même toutes les décisions qui la concernent. Mais c'est aussi une démocratie à réinventer : dans les systèmes de délégation traditionnels, la base, le voteur, est finalement bien loin des preneurs de décision ; la démocratie directe, quant à elle, ne peut fonctionner que dans des petits groupes et absorbe beaucoup de temps et d'énergie des participants. Comment naviguer entre ces deux extrêmes ? C'est un défi de taille pour la société autogestionnaire où le problème de la coordi¬nation et de la prise de décision démocratique se posera à plusieurs niveaux : celui de la communauté où des droits différents sur une même entreprise ou ressource peuvent sous-tendre des intérêts et donc des décisions différentes; entre les différentes entreprises d'une même communauté, mais surtout entre les communautés; il ne faudrait pas, par exemple, que les déchets industriels d'une région aillent polluer les frayères d'une autre où on vit surtout de la pêche.

En fait, l'autogestion, si elle se veut réelle, doit être vécue partout : dans l'entreprise, dans chaque entreprise, dans chaque milieu de travail, dans la communauté, en trouvant l'équilibre entre les groupes et les entreprises qui la composent, et entre les communautés, au niveau régional et même national. Il ne faudrait pas croire que l'autogestion peut exister quand des communautés autogestionnaires s'installent au cœur d'un État moderne tel que nous les connaissons. Ce serait alors une nouvelle façon de distraire les gens des pro¬blèmes d'envergure nationale : énergie, défense, relations internationales, économie, etc. en concentrant leur attention sur des dossiers locaux et par¬tiels : aménagement d'espaces verts, de garderies, de centres culturels, etc. Une telle "autogestion" n'a pas de sens. On peut penser aux Kibboutz en Israël : même s'ils fonctionnent de façon socialiste, égalitaire, et même pres¬que autogestionnaire, on ne peut pas dire qu'Israël dans son ensemble soit une société égalitaire ou socialiste ; le repli des kibboutz sur eux-mêmes, fussent-ils socialistes ou autogestionnaires, cautionne la politique étrangère d'Israël. Il faut prendre garde à ce piège de l'autogestion et tenter de la vivre à la fois au niveau local et global. Mais comment réaliser l'autogestion au niveau national, puisque bien sûr elle va de pair avec la décentralisation ? Il ne s'agira plus de décentraliser la prise de décision sur des détails, à partir de politiques globales décidées "par en haut", ou de laisser aux communautés une marge de manœu¬vre à l'intérieur d'une "enveloppe gouvernementale". Il faut bien prendre conscience que la centralisation, par la délégation de pouvoir qu'elle entraîne, c'est le contraire de l'autogestion : dans une société centralisée, ce n'est plus la communauté qui décide, mais ses représentants, ou même des représentants de ses représentants. La centralisation, c'est le contraire de l'autogestion, c'est l'hétérogestion, c'est la gestion par les autres. Si on veut que chaque communauté s'autogère vraiment, en fonction de ses ressources et de ses caractéristiques particulières, cela suppose:


a) l'abandon de toutes les normes décidées par en haut. Cela ne veut pas dire que différentes communautés ayant des besoins semblables ou des inté¬rêts communs ne prendront pas des décisions semblables, mais, et c'est là la différence fondamentale, ces décisions semblables, cet ajustement de politi¬que, se décidera par la base, par une concertation, et non à partir d'un quelcon¬que pouvoir central. Les normes sont incompatibles avec l'autogestion : elles sont par définition fixées à partir d'un point central selon une logique qui se veut la logique de toute la société. La norme c'est la généralisation, la négation des spécificités, des cas particuliers. D'autre part, l'autogestion, c'est justement la prise en charge de chaque communauté par elle-même en fonction de ses spécificités.

b) la société autogestionnaire sera une société d'expérimentation. Chaque communauté ayant à la fois des désirs, des contraintes et des ressources diffé¬rentes, se fixera des objectifs différents, et pour les réaliser devra prendre des moyens différents, et au besoin, inventer de nouvelles solutions, de nouveaux modèles sociaux et/ou économiques. Il n'y aura plus de solution unique - la norme - à un problème unique comme dans un État centralisé. Par conséquen¬ce, on mettra l'accent sur le savoir ouvrier, sur le savoir populaire et tradition¬nel : on aura besoin des idées de chacun pour construire la société; il n'y aura plus de culte du "spécialiste" puisque chacun est le spécialiste de ses propres désirs, de ses propres attentes, et des façons de les réaliser.

On le voit, la société autogestionnaire est une société où les décisions ne seront pas prises seulement en fonction de l'efficacité, du rendement, de la "rationalité", mais surtout d'après les attentes de ceux qui y vivent. En ce sens, on peut dire que dans cette société autogestionnaire, le politique a le primat sur l'économique. C'est "la détermination en dernière instance" du politique. L'autogestion constitue donc une coupure radicale dans notre façon de com¬prendre la société et les gens qui y vivent, non seulement par rapport au capitalisme, mais aussi par rapport au socialisme "classique".

Pour mesurer cette différence radicale de l'autogestion par rapport à la société actuelle, on peut revenir sur ce qui a été dit plus haut sur la propriété, les droits et la décentralisation. Quand on y pense bien, ce n'est pas seulement une nouvelle organisation sociale, pas seulement un nouveau mode de pro¬duction, pas seulement un nouveau modèle politique dont il est question avec l'autogestion. C'est surtout une nouvelle façon de concevoir le monde, c'est un nouveau rapport à la nature. Un des changements les plus profonds amenés par l'autogestion, c'est que la société, ou des individus dans la société, cesse de se poser en propriétaire des différents biens économiques et en particulier des ressources naturelles. En effet, l'idée de posséder, de s'approprier un moyen de production ne va pas de soi - cela relève d'une conception bien particulière de la réalité et de la nature qu'on pourrait qualifier de conception instrumen¬taliste. Qu'il n'y ait pas de différence fondamentale entre le fait de posséder une brosse à dents, un paquet de cigarette, une paire de pantalons ou un champ, une mine, une usine, cela est-il si évident ? Pour les Amérindiens, dont nous nous sommes justement appropriés le pays, cela n'allait pas de soi. Quand nos ancêtres leur ont demandé de leur céder une partie du territoire, les Amérindiens n'ont pas bien compris de quoi il s'agissait : comment donner ce qu'ils ne possédaient pas ? Pour eux, le territoire ne leur appartenait pas "au sens juridique", européen, il était à tous, à tous ceux qui vivaient dessus. Chacun pouvait l'utiliser en fonction de différents droits de passage, de chasse, de campement. Mais ils s'y sentaient trop étroitement liés pour se l'approprier, aussi bien les nomades des Plaines que des Indiens agriculteurs de l'Arizona. On circule sur un territoire, on y travaille, on le cultive : on le transforme et il nous transforme en retour : le territoire, le pays n'est pas une brosse à dents : les hommes ne peuvent pas se l'approprier car ils en font partie. La société autogestionnaire, en mettant l'accent sur les droits et non plus sur la propriété des moyens de production devra se rapprocher de cette conception du terri¬toire qui était celle des Amérindiens.

En effet, si on s'approprie le territoire, le pays, la nature, il faut d'abord s'en extraire, se poser à l'extérieur : on ne possède pas ce dont on fait partie. En se posant en dehors de la nature, l'homme se pose en même temps au-dessus d'elle : il Prétend désormais la contrôler, la maîtriser. Avant, l'homme transformait tout aussi bien la nature, mais il agissait dans la nature ; depuis le moment de cette appropriation, de cette coupure entre l'homme et la nature, il agit maintenant sur la nature. La "lutte contre la nature" commence : contre la température et les intempéries, contre la terre, les mines, les animaux, la mer, les ressources, contre les éléments, contre les sauvages (contre les Autres sociétés, contre les fous, les infirmes, les femmes, les enfants, les vieux, etc.). La nature est perçue comme un ennemi contre lequel il faut se battre et non pas comme un allié potentiel qu'il faut essayer d'apprivoiser et faire travailler avec nous, pour nous. Par exemple, par souci de "rationalité", on construit les villes en damier avec orientation Nord/Sud, Est/Ouest, au lieu de respecter les circulations d'air, les dénivellations, les cours d'eau, les micro-climats. On installe des rocailles ou des jardins "à la française" autour de nos maisons, au lieu de planter au nord les conifères qui coupent le vent d'hiver et au sud les feuillus qui font de l'ombre l'été et laissent passer le soleil en hiver.

Non seulement la société se pose hors de la nature, contre la nature, mais elle la conçoit comme une chose, comme un objet qu'elle peut manipuler à sa guise. On se sert de la nature à des fins - économiques bien souvent - qui lui sont extérieures et même dommageables, mettant en danger l'équilibre et la survie de certains écosystèmes. On construit des barrages qui menacent la survie de certaines espèces pour faire de l'électricité, on charrie les pitounes sur les rivières, les polluant et détruisant les frayères du saumon.

Mettre fin à la lutte contre la nature n'équivaut pas à un retour passif et béat à la nature et à la vie champêtre de nos ancêtres. Par définition, la société qui est dans la nature, quand elle se transforme, transforme aussi la nature; mais cela peut être fait de deux façons différentes : dans le cadre d'une lutte contre la nature, dans la perspective de la dominer, de l'asservir à des fins économiques ou autres ; ou dans le cadre de l'autocréation de la société par elle-même : on travaille alors de concert avec la nature, et on essaie de s'en faire une alliée, de tirer profit de ses cycles et de ses rythmes, de son fonc¬tionnement particulier et diversifié.

Quand on parle de lutte contre la nature, on pense aussitôt à la science et à la technologie. Que deviendraient-elles dans la société autogestionnaire ? Longtemps on a cru à la neutralité de la science et de la technique qui auraient tout simplement fourni les instruments permettant à l'homme d'accomplir son destin, la maîtrise des "forces naturelles" ; ainsi, la même technologie, sans modification significative, pourrait être à la base d'une société capitaliste ou socialiste, dépendant seulement de la propriété des moyens de production.

Une telle position est devenue intenable : la technique apparaît de plus en plus comme un facteur d'oppression et surtout de contrôle sur les ouvriers. La division du travail, sa parcellisation, son organisation à la chaîne, la rationa¬lisation des tâches est partout aliénante, dans les bureaux comme dans les usines, à l'Est comme à l'Ouest. Les historiens et les historiens des sciences qui étudient la révolution industrielle , avec le recul actuel, arrivent à la conclusion que ce n'est pas la technologie nouvelle qui est la cause de l'op¬pression des travailleurs, mais au contraire que c'est le désir du capitaliste et de l'industriel de maintenir le contrôle sur les ouvriers qui fut la cause de l'adoption d'une nouvelle technologie. C'est pourquoi les autogestionnaires parlent d'inversion technologique et de technologie douce, douce pas seule¬ment envers l'environnement qu'il faut cesser de gaspiller, mais aussi douce à l'égard des travailleurs qui se sentiraient moins aliénés par son application. Une technologie douce, collant aux particularités écologiques et sociales de chaque communauté s'inscrit bien dans le cadre de la décentralisation. Chaque communauté pourra adopter la technologie qui lui convient le mieux en fonc¬tion de ses objectifs particuliers. Dans la mesure où on prétend lutter contre la nature, on a besoin d'un État Major central qui décide de la stratégie à adopter selon des normes d'efficacité et de rendement moyen maximal. Si on essaie au contraire d'apprivoiser la nature pour marier ses fins aux nôtres, il faut tenir compte de ses spécificités. Une société écologique ne peut être que décentra¬lisée ; une société autogestionnaire ne peut être qu'écologique et décentralisée. L'exploitation de la nature par l'homme et l'exploitation de l'homme par l'homme sont inséparables : ce sont les deux côtés de la médaille de la société industrielle : elles passent toutes deux par l'utilisation d'une même technologie et reflètent le même désir de domination.

Mais, comme je l'ai déjà mentionné, l'inversion technologique n'est pas seulement affaire d'écologie, elle doit aussi briser l'aliénation du travail, lui rendre son sens, son appartenance à la vie. Il faut réunifier la vie "privée" et le travail qui sont devenues dans la société industrielle deux sphères bien distinctes et même opposées de la vie; il faut aussi briser la hiérarchie dans les milieux de travail, deux des principales sources de l'aliénation dans le travail. Pour ce faire, l'autogestion de l'entreprise par les travailleurs est la première étape à accomplir en ce qu'elle brise la hiérarchie et redonne un sens au travail en permettant à chacun d'avoir une prise sur son travail. Mais cela ne suffit pas ; si on veut vraiment vivre l'autogestion et la démocratie dans les milieux de travail, il faudra repenser l'organisation concrète du travail et envisager la rotation des tâches, la déparcellarisation du travail, la constitution d'équipes et d'ateliers autonomes, responsables d'un secteur complet de la production, la revalorisation des savoirs ouvriers et populaires. De tous ces éléments, fa revalorisation des savoirs ouvriers est sans doute le plus important : en même temps que la population reprend le contrôle des moyens de production, elle doit aussi reprendre celui de la production de ces moyens de production. Il faut donc penser des outils non pas moins puissants ou moins sophistiques, mais simples à manipuler, à comprendre et à réparer, robustes et polyvalents, et ce aussi bien en ce qui concerne les outils matériels qu'intellectuels. Il y a deux préjugés dans la société industrielle dont il va falloir se débarrasser : 1) savoir : pouvoir; en effet, dans la société autogestionnaire, chacun est le spé¬cialiste de la société qu'il désire et qu'il contribue lui-même à construire; 2) savoir : diplômes; les diplômes sanctifient un certain type de savoir mais pas tout savoir en général.

De plus, comme elle ne sera plus en guerre contre la nature ou contre une partie d'elle-même, la société autogestionnaire devra modifier sa conception du temps. Elle ne devra pas se définir en fonction d'un âge d'or perdu ou d'un paradis à venir, mais en fonction du présent. L'accent mis sur le progrès, sur le futur, sur l'accumulation de biens ou de capitaux, sur les sacrifices à accomplir en vue du progrès social caractérise une société où on mise essentiellement sur la production et la consommation, où la production et la consommation sont devenues des fins en soi et la mesure du bonheur humain. Il faut arrêter de penser le temps de façon linéaire avec des avant et des après ou comme un progrès inéluctable dans la lutte contre la nature ou pour une société meilleure, ne plus penser en fonction du grand soir de la révolution où il suffit de poser par décret l'abolition de ceci ou de cela pour que la société se trans¬forme en profondeur. Il faut penser la société au présent, comme un processus permanent d'autocréation, d'auto-institution, d'expérimentation en fonction des ressources et des spécificités locales et des désirs des gens : penser la société par rapport à elle-même et non pas par rapport à un Ailleurs ou à un Tantôt; non pas seulement en fonction des grands-parents ou des petits-fils, mais, sans les oublier, ne pas nous oublier non plus... d'où entre autres l'importance de redonner un sens au travail.

Ce n'est pas un hasard si en Occident on pense "traditionnellement" les sociétés en termes de mode de production : cela revient à les mesurer sur l'échelle du progrès, à les inscrire sur la ligne du temps. L'insistance mise sur la production recoupe celle mise sur le progrès. L'accumulation, pour exister, nécessite une conception linéaire du temps, par définition : l'accumulation est la différence entre ce que l'on possède à un moment donné (t plus 1), et ce que l'on possédait précédemment (au temps t, t moins 1, ...). Et si l'insistance mise sur la production correspond à la valorisation du progrès, à la recherche du futur, l'autogestion, avec la rupture de cette conception linéaire du temps, réaffirme son insistance sur le politique, sur l'autocréation permanente de la société. On voit la société au présent, comme un processus et non pas comme une institution ; l'autogestion n'est jamais finie, acquise une fois pour toutes ; elle est construite à chaque instant; une société autogestionnaire n'est plus définie par son État, mais par son auto-institution permanente.

Parlant d'autocréation de la société, d'auto-institution permanente, on retrouve le concept d'expérimentation sociale ; parlant de processus jamais fini, on retrouve la nature avec ses cycles et ses rythmes, complexes et non linéaires ; en fait, tous les aspects dont j'ai déjà parlé sont étroitement solidai¬res les uns des autres. L'idée de progrès est liée à l'accumulation, impensable sans une conception linéaire du temps; le progrès et l'accumulation donnent naissance à une vision économiste de la société où la nature est conçue de façon instrumentale, comme un objet dont on peut disposer à sa guise ou comme un ennemi contre lequel il faut lutter; la lutte contre la nature est aussi liée à la notion de propriété et au rapport d'intériorité ou d'extériorité que la société entretient avec le territoire ; un rapport d'extériorité amenant un désir de maîtrise et de domination de la nature entraîne l'accumulation, l'exploita¬tion de la nature et des travailleurs, alors qu'un rapport d'intériorité pousse à mettre l'accent sur les rythmes naturels, sur les processus toujours recom¬mencés.

La société autogestionnaire ne se pose pas hors de la nature, au-dessus d'elle, mais dans la nature. Elle n'agit plus sur la nature, mais dans la nature. Comme l'exploitation de l'homme par l'homme et celle de la nature par la société sont les deux aspects complémentaires du même phénomène, elle devra surmonter tout à la fois la coupure entre elle-même et la nature, celle entre elle et les autres sociétés - le Nous versus les Sauvages - et celles en son sein entre le bon et le mauvais citoyen, entre le normal et le Sauvage Inté¬rieur : les femmes, les fous, les malades, les vieux, les enfants, etc. Construire une société autogestionnaire ce n'est pas modifier, par décret, l'organisation sociale ou économique, c'est inaugurer un processus permanent de création de la société par elle-même qui implique une modification importante de nos catégories les plus importantes :

- le temps qui est pensé au présent, comme un processus et non plus de façon linéaire, fragmenté en avant et en après ;

- l'espace, le territoire, le pays qui ne sont plus extérieurs à nous, mais dont nous faisons partie, que nous transformons et qui nous transfor¬ment en retour ;

- la nature, dont nous faisons également partie et contre laquelle il serait par conséquent absurde de vouloir lutter; il ne s'agit plus d'agir contre elle, sur elle, mais avec elle et dans elle ;

- le travail, qui n'est ni le contraire de la vie, ni sa composante princi¬pale, mais une de ses parties à laquelle il importe de redonner un sens et de prendre le contrôle ;

- le savoir qui n'est pas qu'affaire de diplômes, mais de vécu et d'expé¬rience personnelle et collective ;

- la science et la technique qui n'apparaissent plus neutres, ni écologi¬quement, ni socialement ;

- l'économie, qui cède le pas au politique et au social dans la définition de la société ;

- la société en général qui n'est plus pensé comme un État, une institu¬tion, mais comme un processus, une expérimentation et une auto¬création permanente, où les différences sont comprises en termes de différences justement, et non de hiérarchie.

Le défi majeur de la société autogestionnaire reste bien sûr celui de la coordination qu'il faudra réaliser à tous les niveaux et entre tous ces niveaux : autogestion de l'entreprise, de la communauté, de la région, du pays. Mais il fallait souligner que cela passe par une transformation profonde de notre façon de concevoir le monde et la société. L'un ne saurait se faire sans l'autre.