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Préliminaires sur les conseils et l’organisation conseilliste
par René Riesel

Origine : http://infokiosques.net/spip.php?article=308

« Le gouvernement ouvrier et paysan a décrété que Cronstadt et les navires en rébellion doivent se soumettre immédiatement à l’autorité de la République Soviétique.
J’ordonne par conséquent à tous ceux qui levèrent la main contre la patrie socialiste de poser les armes sans délai. Les récalcitrants devront être désarmés et remis aux autorités soviétiques. Les commissaires et les autres représentants du gouvernement qui sont arrêtés doivent être remis en liberté sur-le-champ. Seuls ceux qui se seront rendus sans condition pourront compter sur un acte de grâce de la République Soviétique. Je donne simultanément l’ordre de préparer la répression de la révolte et la soumission des marins par la force armée. Toute la responsabilité des dommages que la population pacifique pourrait souffrir de ce fait retombera entièrement sur la tête des mutins blanc-gardistes. Cet avertissement est définitif. »
Trotsky, Kamenev, Ultimatum à Cronstadt.

« Nous n’avons qu’une chose à répondre à tout cela : Tout le pouvoir aux Soviets ! Otez vos mains de là : vos mains rouges du sang des martyrs de la liberté qui luttèrent contre les gardes-blancs, les propriétaires, et la bourgeoisie ! »
Izvestia de Cronstadt, n° 6.

Depuis cinquante ans que les léninistes ont ramené le communisme a l’électrification, que la contre-révolution bolchevik a dressé l’Etat soviétique sur le cadavre du pouvoir des Soviets, et que Soviet a cessé de signifier Conseil, les révo-lutions n’ont fait que jeter au visage des maîtres du Kremlin la revendication de Cronstadt : « Tout le pouvoir aux Soviets et non aux partis ». La persistance remar-quable de la tendance réelle vers le pouvoir des Conseils Ouvriers au long de ce demi-siècle de tentatives, et d’écrasements successifs, du mouvement prolétarien moderne, impose désormais au nouveau courant révolutionnaire les Conseils comme la seule forme de la dictature anti-étatique du prolétariat, comme le seul tribunal qui pourra prononcer le jugement du vieux monde et exécuter lui-même la sentence.

Il faut préciser la notion de Conseil, non seulement en écartant les grossières falsifications accumulées par la social-démocratie, la bureaucratie russe, le titisme et jusqu’au ben-bellisme ; mais surtout en reconnaissant les insuffisan-ces dans les brèves expériences pratiques du pouvoir des Conseils jusqu’ici ébauchées ; et, naturellement, dans les conceptions mêmes des révolutionnaires conseillistes. Ce que le Conseil tend à être en totalité apparaît négativement dans les limites et les illusions qui ont marqué ses premières manifestations et, tout autant que la lutte immédiate et sans compromis qui est normalement engagée contre lui par la classe dominante, ont causé sa défaite. Le Conseil veut être la forme de l’unification pratique des prolétaires se donnant les moyens matériels et intellectuels du changement de toutes les conditions existantes, faisant souverainement leur histoire. Il peut et doit être l’organisation en actes de la conscience historique. Or, précisément, il n’est nulle part encore parvenu à dominer la séparation dont sont porteuses les organisations politiques spécialisées et les formes de fausse conscience idéologique qu’elles produisent et défendent. En outre, si les Conseils comme agents principaux d’un moment révo-lutionnaire sont normalement des Conseils de délégués, en tant qu’ils coordonnent et fédèrent les décisions de Conseils locaux, il apparaît que les assemblées générales de la base ont été presque toujours considérées comme de simples assemblées d’électeurs, le premier degré du « Conseil » se trouvant ainsi au-dessus d’elles. Ici déjà réside un principe de séparation, qui ne peut être surmonté qu’en faisant des assemblées générales locales de tous les prolétaires en révolution le Conseil lui-même, d’où toute délégation doit tirer à tout instant son pouvoir.

En laissant de côté les traits pré-conseillistes qui enthousiasmèrent Marx dans la Commune de Paris (« la forme politique enfin découverte sous laquelle l’émancipation économique du travail pouvait être réalisée »), et qui du reste, plus que dans la Commune élue, peuvent être relevés dans l’organisation du Comité Central de la Garde nationale, composé de délégués du prolétariat parisien en armes, le fameux « Conseil des députés ouvriers » de Saint-Pétersbourg fut la première ébauche d’une organisation du prolétariat dans un moment révolution-naire. D’après les chiffres donnés par Trotsky dans 1905, 200 000 ouvriers avaient envoyé leurs délégués au Soviet de Saint-Pétersbourg, mais son influence s’éten-dait très au-delà de sa zone, bien d’autres Conseils en Russie s’inspirant de ses délibérations et décisions. Il regroupait directement les travailleurs de plus de cent cinquante entreprises, et accueillait en outre les représentants de seize syndi-cats qui s’étaient ralliés à lui. Son premier noyau s’étant formé le 13 octobre, dès le 17 le Soviet instituait au-dessus de lui un Comité Exécutif qui, dit Trotsky, « lui servait de ministère ». Sur un total de 562 délégués, le Comité Exécutif comportait seulement 31 membres, dont 22 étaient réellement des ouvriers délégués par l’en-semble des travailleurs de leurs entreprises, et 9 représentaient trois partis révo-lutionnaires (mencheviks, bolcheviks, et socialistes-révolutionnaires) ; cependant « les représentants des partis n’avaient pas voix délibérative ». On peut admettre que les assemblées de base étaient fidèlement représentées par leurs délégués révocables, mais ceux-ci avaient évidemment abdiqué une grande part de leur pouvoir, d’une manière toute parlementaire, aux mains d’un Comité Exécutif où les « techniciens » des partis politiques avaient une immense influence.

Quelle est l’origine de ce Soviet ? Il semble que cette forme d’organisation ait été trouvée par certains éléments politiquement instruits de la base ouvrière, appartenant généralement eux-mêmes à une fraction socialiste. Il paraît vraiment excessif d’écrire, comme Trotsky : « Une des deux organisations social-démocrates de Pétersbourg prit l’initiative de la création d’une administration autonome révo-lutionnaire ouvrière » (de plus, celle « des deux organisations » qui reconnut tout de suite l’importance de cette initiative des ouvriers fut précisément la menche-vik). Mais la grève générale d’octobre 1905 avait en fait en sa première origine à Moscou, le 19 septembre, quand les typographes de l’imprimerie Sytine se mirent en grève, notamment parce qu’ils voulaient que les signes de ponctuation soient comptés parmi les 1 000 caractères qui constituaient l’unité de paiement de leur salaire aux pièces. Cinquante imprimeries suivirent et, le 25 septembre, les impri-meurs de Moscou constituèrent un Conseil. Le 3 octobre, « l’assemblée des députés ouvriers des corporations de l’imprimerie, de la mécanique, de la menuiserie, du tabac et d’autres, adopta la résolution de constituer un conseil (Soviet) général des ouvriers de Moscou » (Trotsky, op. cit.). On voit donc que cette forme apparaissait spontanément au début du mouvement de grève. Et ce mouvement, qui com-mençait à retomber dans les jours suivants, se relança jusqu’à la grande crise historique que l’on sait, le 7 octobre, lorsque les travailleurs des chemins de fer, à partir de Moscou, commencèrent spontanément à interrompre le trafic.

Le mouvement des Conseils à Turin, en mars-avril 1920, avait son origine dans le prolétariat, très concentré, des usines Fiat. Entre août et septembre 1919, le renouvellement des élus à une « commission interne » - sorte de comité d’en-treprise collaborationniste, fondée par une convention collective de 1906 dans le but de mieux intégrer les ouvriers - donna soudain l’occasion, dans la crise sociale que traversait alors l’Italie, d’une transformation complète du rôle de ces « com-missaires ». Ils commencèrent à se fédérer entre eux, en tant que représentants directs des travailleurs. En octobre 1919 trente mille travailleurs étaient représen-tés à une assemblée des « comités exécutifs des Conseils d’usines », qui ressemblait davantage à une assemblée de shop-stewards qu’a une organisation de Conseils proprement dite (sur la base d’un commissaire élu par chaque atelier). Mais l’exemple fit tache d’huile, et le mouvement se radicalisa, soutenu par une fraction du Parti socialiste qui était majoritaire à Turin (avec Gramsci) et par les anar-chistes piémontais (cf. la brochure de Pier Carlo Masini, Anarchici e comunisti nel movimento dei Consigli a Torino). Le mouvement fut combattu par la majorité du Parti socialiste, et par les syndicats. Le 15 mars 1920, les Conseils commencèrent la grève avec occupation des usines, et remirent en marche la production sous leur seul contrôle. Le 14 avril la grève fut générale au Piémont ; dans les jours suivants elle toucha une grande partie de l’Italie du nord, notamment les cheminots et les dockers. Le gouvernement dut employer des navires de guerre pour débarquer à Gênes les troupes qu’il faisait marcher sur Turin. Si le programme des Conseils devait être ultérieurement approuvé par le Congrès de l’Union Anarchiste Ita-lienne réuni à Bologne le 1er juillet, on sait que le Parti socialiste et les syndicats réussirent à saboter la grève en la maintenant dans l’isolement : le journal du parti, Avanti, refusa d’imprimer l’appel de la section socialiste de Turin, alors que la ville était investie par 20 000 soldats et policiers (cf. P.C. Masini). La grève qui aurait manifestement permis une victorieuse insurrection prolétarienne dans tout le pays, fut vaincue le 24 avril. On connaît la suite.

Malgré certains traits remarquablement avancés de cette expérience peu citée (une foule de gauchistes croient que les occupations d’usines ont été inaugurées en France en 1936), il convient de noter qu’elle comporta de graves ambiguïtés, même parmi ses partisans et théoriciens. Gramsci écrivait dans le n° 4 de L’Ordine Nuovo (deuxième année) : « Nous concevons le Conseil d’usine comme le début historique d’un processus qui doit nécessairement conduire à la fondation de l’Etat ouvrier ». De leur côté, les anarchistes conseillistes ménageaient le syndicalisme, et prétendaient que les Conseils lui donneraient une nouvelle impulsion.

Cependant, le manifeste lancé par les conseillistes de Turin, le 27 mars 1920, « aux ouvriers et paysans de toute l’Italie » pour un Congrès général des Conseils (qui n’eut pas lieu), formule quelques points essentiels du programme des Conseils : « La lutte de conquête doit être conduite avec des armes de conquête, et non plus seulement de défense (ceci vise les syndicats, « organismes de résistance... cris-tallisés dans une forme bureaucratique » - Note de l’I.S.). Une organisation nouvelle doit se développer comme antagoniste direct des organes de gouverne-ment des patrons ; elle doit pour cela surgir spontanément sur le lieu de travail, et réunir tous les travailleurs, du fait que tous, comme producteurs, sont assujettis à une autorité qui leur est étrangère ( « estranea » ) et doivent s’en libérer. (...) Voici l’origine pour vous de la liberté : l’origine d’une formation sociale qui, en s’étendant rapidement et universellement, vous mettra en situation d’éliminer du champ économique l’exploiteur et l’intermédiaire, et de devenir vous-mêmes les maîtres, les maîtres de vos machines, de votre travail, de votre vie... »

On sait que, plus simplement, les Conseils d’ouvriers et de soldats dans l’Allemagne de 1918-1919 étaient restés en majorité dominés par la bureaucratie social-démocrate, ou victimes de ses manœuvres. Ils toléraient le gouvernement « socialiste » d’Ebert, dont l’appui principal était l’Etat-major et les corps francs. Les « sept points de Hambourg » (sur la liquidation immédiate de la vieille armée) présentes par Dorrenbach et votés à une forte majorité par le Congrès des Conseils de soldats ouvert le 16 décembre à Berlin, ne furent pas appliqués par les « com-missaires du Peuple ». Les Conseils tolérèrent ce défi, et les élections législatives fixées vite au 19 janvier ; l’attaque lancée contre les matelots de Dorrenbach, puis l’écrasement de l’insurrection spartakiste, à la veille même de ces élections. En 1956, le Conseil Ouvrier Central du Grand Budapest, constitué le 14 novembre, et se déclarant décidé à défendre lui-même le socialisme, en même temps qu’il exigeait « le retrait de tous les partis politiques des usines », se prononçait pour le retour de Nagy au pouvoir et des élections libres dans un délai limité. Sans doute, à ce moment, il maintenait la grève générale alors que les troupes russes avaient déjà écrasé la résistance armée. Mais avant même la seconde intervention russe, les Conseils hongrois avaient demandé des élections parlementaires ; c’est-à-dire qu’ils recherchaient eux-mêmes à revenir à une situation de double pouvoir, alors qu’ils étaient en fait, face aux Russes, le seul pouvoir effectif en Hongrie.

La conscience de ce que le pouvoir des Conseils est et doit être naît de la pratique même de ce pouvoir. Mais, à un stade entravé de ce pouvoir, elle peut être grandement différente de ce que pense isolément tel ou tel travailleur membre d’un Conseil, ou même la totalité d’un Conseil. L’idéologie s’oppose à la vérité en actes qui a son champ dans le système des Conseils ; et cette idéologie se manifeste non seulement sous la forme d’idéologies hostiles, ou sous la forme d’idéologies sur les Conseils édifiées par des forces politiques qui veulent les assujettir, mais aussi bien sous la forme d’une idéologie favorable au pouvoir des Conseils, qui en restreint et réifie la théorie et la praxis totale. Finalement un pur conseillisme serait lui-même forcément ennemi de la réalité des Conseils. Une telle idéologie, sous une formulation plus ou moins conséquente, risque d’être portée par les organisations révolutionnaires qui sont en principe orientées vers le pouvoir des Conseils. Ce pouvoir, qui est lui-même l’organisation de la société révolutionnaire, et dont la cohérence est objectivement définie par les nécessités pratiques de cette tâche historique découverte comme un ensemble, ne peut en aucun cas échapper au problème pratique des organisations particulières, ennemies du Conseil ou plus ou moins véridiquement pro-conseillistes, qui interviendront de toute façon dans son fonctionnement. Il faut que les masses organisées en Conseils connaissent et dominent ce problème. Ici la théorie conseilliste et l’existence d’authentiques organisations conseillistes ont une grande importance. En elles apparaissent déjà certains éléments essentiels qui seront en jeu dans les Conseils, et dans leur propre interaction avec les Conseils.

Toute l’histoire révolutionnaire montre la part que détient dans l’échec des Conseils l’apparition d’une idéologie conseilliste. L’aisance avec laquelle l’organisation spontanée du prolétariat en lutte assure ses premières victoires, annonce souvent une deuxième phase ou la reconquête s’opère de l’intérieur, où le mouvement lâche sa réalité pour l’ombre de sa défaite. Le conseillisme est ainsi la nouvelle jeunesse du vieux monde.

Sociaux-démocrates et bolcheviks ont en commun la volonté de ne voir dans les Conseils qu’un organisme auxiliaire du Parti et de l’Etat. En 1902, Kautsky, inquiet du discrédit qui, dans l’esprit des travailleurs, atteint les syndicats, souhaitait que, dans certaines branches de l’industrie, les ouvriers élisent « des délégués qui formeraient une sorte de parlement ayant pour mission de régler le travail et de surveiller l’administration bureaucratique » (La Révolution sociale). L’idée d’une représentation ouvrière hiérarchisée culminant dans un parlement sera appliquée avec beaucoup de conviction par Ebert, Noske, et Scheidemann. La façon dont ce genre de conseillisme traite les Conseils a été magistralement expérimentée - et pour l’édification définitive de tous ceux qui n’ont pas de la merde à la place du cerveau - dès le 9 novembre 1918 lorsque, pour combattre sur son propre terrain l’organisation spontanée des Conseils, les sociaux-démocrates fondent dans les bureaux du Vorwaerts un « Conseil des ouvriers et des soldats de Berlin » qui compte 12 hommes de confiance des fabriques, des fonctionnaires et des leaders sociaux-démocrates.

Le conseillisme bolchevik n’a ni la naïveté de Kautsky, ni la grossièreté d’Ebert. Il saute de la base la plus radicale, « Tout le pouvoir aux Soviets », pour retomber sur ses pattes, de l’autre côté de Cronstadt. Dans Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets (avril 1918), Lénine ajoute des enzymes à la lessive Kautsky : « Les parlements bourgeois, même celui de la meilleure - du point de vue démocratique - république capitaliste du monde, les pauvres ne les considèrent jamais comme des institutions « à eux » et bien à eux. (...) C’est précisément le contact des Soviets avec le peuple des travailleurs qui crée des formes particulières de contrôle par en bas - rappel des députés, etc. -, formes que nous devons maintenant nous appliquer à développer avec un zèle particulier. Ainsi, ces conseils d’instruction publique que sont les conférences périodiques des électeurs soviétiques et de leurs délégués, réunis pour discuter et contrôler l’activité des autorités soviétiques dans ce domaine, méritent toute notre sympathie et tout notre appui. Rien ne serait plus sot que de transformer les soviets en quelque chose de figé, en un but en soi. Plus résolument nous devons nous affirmer aujourd’hui pour un pouvoir fort et impitoyable, pour la dictature personnelle dans tel processus de travail, à tel moment de l’exercice des fonctions purement exécutives, et plus variées doivent être les formes et moyens de contrôle par en bas, afin de paralyser toute ombre de possibilité de déformation du pouvoir des Soviets, afin d’extirper encore et toujours l’ivraie bureaucratique. » Pour Lénine, les Conseils doivent donc, à la manière des ligues de piété, devenir des groupes de pression corrigeant la bureaucratie inévitable de l’Etat dans ses fonctions politiques et économiques, assurées respectivement par le Parti et les syndicats. Les Conseils sont la part sociale qu’il faut bien, comme l’âme de Descartes, accrocher quelque part.

Gramsci lui-même ne fait que décrasser Lénine dans un bain de convenances démocratiques : « Les commissaires d’usines sont les seuls et vrais représentants sociaux (économiques et politiques) de la classe ouvrière, parce qu’élus au suffrage universel par tous les travailleurs sur le lieu même du travail. Aux différents degrés de leur hiérarchie, les commissaires représentent l’union de tous les travailleurs telle qu’elle se réalise dans les organismes de production (équipe de travail, département d’usine, union des usines d’une industrie, union des établissements d’une ville, union des organismes de production de l’industrie mécanique et agricole d’un district, d’une province, d’une région, de la nation, du monde) dont les Conseils et le système des Conseils représentent le pouvoir et la direction sociale. » (article dans Ordine Nuovo). Les Conseils réduits à l’état de fragments économico-sociaux, préparant une « future république soviétique », il va de soi que le Parti, ce « Prince des temps modernes », apparaît comme l’indispensable lien politique, comme le dieu mécanique préexistant et soucieux d’assurer son existence future : « Le parti communiste est l’instrument et la forme historique du processus de libération intérieure grâce auquel les ouvriers, d’exécutants deviennent initiateurs, de masses deviennent chefs et guides, de bras se transforment en cerveaux et volontés ». (Ordine Nuovo, 1919). L’air change mais la chanson du conseillisme reste la même : Conseils, Parti, Etat. Traiter des Conseils de façon fragmentaire (pouvoir économique, pouvoir social, pouvoir politique), comme s’y emploie le crétinisme conseilliste du groupe Révolution Internationale de Toulouse, c’est croire qu’en serrant les fesses on se fait enculer à moitié.

L’austro-marxisme après 1918, dans la ligne de la lente évolution réformiste qu’il préconisait, a aussi construit une idéologie conseilliste qui lui est propre. Max Adler, par exemple, dans son livre Démocratie et Conseils Ouvriers, voit bien dans le Conseil l’instrument de l’auto-éducation des travailleurs, la fin possible de la séparation entre exécutants et dirigeants, la constitution d’un peuple homogène qui pourra réaliser la démocratie socialiste. Mais il reconnaît aussi que le fait que des Conseils de travailleurs détiennent un pouvoir ne suffit nullement à leur garantir un but révolutionnaire cohérent : il faut pour cela que les travailleurs membres des Conseils veuillent explicitement transformer la société, et réaliser le socialisme. Comme Adler est un théoricien du double pouvoir légalisé, c’est-à-dire d’une absurdité qui sera forcément incapable de se maintenir en se rapprochant graduellement de la conscience révolutionnaire et en préparant, sagement, une révolution pour plus tard, il se trouve privé du seul élément vraiment fondamental de l’auto-éducation du prolétariat : la révolution elle-même Pour remplacer cet irremplaçable terrain de l’homogénéisation prolétarienne, et ce seul mode de sélection pour la formation même des Conseils, comme pour la formation des idées et des modes d’activité cohérents dans les Conseils, Adler en vient à n’imaginer de recours que dans cette aberration : « Le droit de vote pour l’élection des Conseils ouvriers doit être fondé sur l’appartenance à une organisation socialiste ».

On peut affirmer qu’en dehors de l’idéologie sur les Conseils des sociaux-démocrates et des bolcheviks qui, de Berlin à Cronstadt, avait toujours un Noske ou un Trotsky d’avance, l’idéologie conseilliste elle-même, celle des organisations conseillistes passées, et de quelques-unes présentement, a toujours quelques assemblées générales et quelques mandats impératifs de retard tous les conseils ayant existé jusqu’à ce jour, à l’exception des collectivités agraires d’Aragon, étaient en idée simplement des « conseils démocratiquement élus » ; même quand les plus hauts moments de leur pratique démentaient cette limitation, et voyaient toutes les décisions prises par des Assemblées Générales souveraines mandatant des délégués révocables.

Seule la pratique historique, dans laquelle la classe ouvrière devra découvrir et réaliser toutes ses possibilités, indiquera les formes organisationnelles précises du pouvoir des Conseils. C’est, en revanche, la tâche immédiate des révolutionnaires d’établir les principes fondamentaux des organisations conseillistes qui vont naître dans tous les pays. En formulant des hypothèses et en rappelant les exigences fondamentales du mouvement révolutionnaire, cet article - qui devra être suivi par un certain nombre d’autres - entend ouvrir un débat égalitaire et réel. N’en seront exclus que ceux qui refuseront de le poser dans ces termes, ceux qui se déclarent aujourd’hui adversaires de toute forme d’organisation, au nom d’un spontanéisme sous-anarchiste, et ne font que reproduire les tares et la confusion de l’ancien mouvement : ces mystiques de la non-organisation, ouvriers découragés d’être trop longtemps restés mêlés aux sectes trotskistes ou étudiants prisonniers de leur pauvre condition qui sont incapables d’échapper aux schémas organisationnels bolcheviks. Les situationnistes sont évidemment partisans de l’organisation - l’existence de l’organisation situationniste en témoigne. Ceux qui annoncent leur accord avec nos thèses tout en mettant un vague spontanéisme au crédit de l’I.S. ne savent simplement pas lire.

Précisément parce que l’organisation n’est pas tout, et ne permet pas de tout sauver ou de tout gagner, elle est indispensable. A l’inverse de ce que disait le boucher Noske (dans Von Kiel bis Kapp) à propos de la journée du 6 janvier 1919, ce n’est pas parce qu’elles avaient « de beaux parleurs » au lieu de « chefs décidés » que les foules ne furent pas « maîtresses de Berlin ce jour-là vers midi », mais parce que la forme d’organisation autonome des conseils d’usines n’était pas parvenue à un stade d’autonomie tel qu’elles puissent se passer de « chefs décidés » et d’organisation séparée pour assurer leurs liaisons. Le honteux exemple de Barcelone en mai 1937 en est une autre preuve : que les armes sortent si vite en réponse à la provocation stalinienne, mais aussi que l’ordre de reddition lancé par les ministres anarchistes soit si vite exécuté, en dît long sur les immenses capacités d’autonomie des masses catalanes, et sur ce qui leur manquait encore d’autonomie pour vaincre. Demain encore, c’est le degré d’autonomie des travailleurs qui décidera de notre sort.

Les organisations conseillistes qui vont se former ne manqueront donc pas de reconnaître, et de reprendre, effectivement comme un minimum, à leur compte, la Définition minimum des organisations révolutionnaires adoptée par la VIIe Conférence de l’I.S. (cf. I.S. 11, pp. 54 et 55). Parce que leur tâche sera de préparer le pouvoir des Conseils, lui-même incompatible avec toute autre forme de pouvoir, elles sauront qu’un accord abstrait donné à cette définition les condamne sans appel à n’être rien ; c’est pourquoi leur accord réel se déterminera pratiquement dans les rapports non-hiérarchiques à l’intérieur des groupes ou sections qui les constitueront, dans les rapports entre ces groupes, comme dans les rapports avec les autres groupes ou organisations autonomes ; dans le développement de la théorie révolutionnaire et de la critique unitaire de la société dominante, comme dans la critique permanente de leur propre pratique. En refusant le vieux cloisonnement du mouvement ouvrier en organisations séparées, partis et syndicats, elles affirmeront leur programme et leur pratique unitaires. En dépit de la belle histoire des Conseils, toutes les organisations conseillistes du passé qui ont pris une part importante dans les luttes de classes ont consacré la séparation en secteurs politique, économique et social. Un des rares partis anciens qui mérite l’analyse, le Kommunistische Arbeiter Partei Deutschlands (K.A.P.D., Parti communiste-ouvrier d’Allemagne), en adoptant les Conseils comme programme, mais en ne se donnant pour seules tâches essentielles que la propagande et la discussion théorique, « l’éducation politique des masses », laissait à l’Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands (A.A.U.D., Union générale des travailleurs d’Allemagne) le rôle de fédérer les organisations révolutionnaires des usines, conception peu éloignée du syndicalisme traditionnel. Si le K.A.P.D. rejetait, aussi bien que le parlementarisme et le syndicalisme d’un K.P.D. (Kommunistische Partei Deutschlands, Parti communiste allemand), l’idée léniniste du parti de masse, et préférait regrouper les travailleurs conscients, il restait cependant lié au vieux modèle hiérarchique du parti d’avant-garde : professionnels de la Révolution et rédacteurs salariés. Le refus de ce modèle, principalement le refus d’une organisation politique séparée des organisations révolutionnaires d’usines, amena en 1920 la scission d’une partie des membres de l’A.A.U.D., qui fondèrent l’A.A.U.D.-E. (Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands-Einheitsorganisation, Union générale des travailleurs d’Allemagne - Organisation unifiée) : la nouvelle organisation unitaire accomplirait par le simple jeu de sa démocratie interne le travail d’éducation jusque là dévolu au K.A.P.D., et s’assignait pour tâche simultanée la coordination des luttes : les organisations d’usines qu’elle fédérait se transformeraient en Conseils dans le moment révolutionnaire, et assureraient la gestion de ta Société. Le mot d’ordre moderne de Conseil ouvrier était là encore mélangé aux souvenirs messianiques du syndicalisme révolutionnaire ancien : les organisations d’usines deviendraient magiquement des Conseils quand tous les ouvriers en feraient partie.

Tout cela mena où cela pouvait mener. Après l’écrasement de l’insurrection de 1921 et la répression du mouvement, les ouvriers, découragés par l’éloignement de la perspective révolutionnaire, quittèrent en grand nombre les organisations d’usines, qui périclitèrent en même temps qu’elles cessaient d’être les organes d’une lutte réelle. L’A.A.U.D. était un autre nom du K.A.P.D., et l’A.A.U.D.-E. voyait la révolution s’éloigner à la vitesse de la diminution de ses effectifs. Elles n’étaient plus que les porteuses d’une idéologie conseilliste de plus en plus coupée de la réalité.

L’évolution terroriste du K.A.P.D., le soutien apporté ensuite par l’A.A.U.D. aux revendications « alimentaires », amenèrent en 1929 la scission entre l’organisation d’usines et son parti. Corps morts, A.A.U.D. et A.A.U.D.-E. fusionnaient dérisoirement et sans principe, en 1931, contre la montée du nazisme. Les éléments révolutionnaires des deux organisations se regroupèrent pour former la K.A.U.D. (Kommunistische Arbeiter Union Deutschlands, Union des travailleurs communistes d’Allemagne). Organisation minoritaire consciente de l’être, la K.A.U.D. fut aussi la seule de tout le mouvement pour les Conseils en Allemagne à ne pas prétendre assumer l’organisation économique (économico-politique dans le cas de l’A.A.U.D.-E.) future de la société. Elle appela les ouvriers à former des groupes autonomes et à assurer eux-mêmes les liaisons entre ces groupes. Mais en Allemagne la K.A.U.D. venait beaucoup trop tard. Le mouvement révolutionnaire était mort depuis près de dix ans en 1931.

Ne serait-ce que pour les faire braire, rappelons aux demeurés de la querelle anarcho-marxiste que la C.N.T.-F.A.I., le poids mort de l’idéologie anarchiste mis à part, mais avec une plus grande pratique de l’imagination libératrice, rejoignit dans ses dispositions organisationnelles le marxiste K.A.P.D.-A.A.U.D. De la même manière que le Parti communiste ouvrier allemand, la Fédération anarchiste ibérique se veut l’organisation politique des travailleurs espagnols conscients, tandis que son A.A.U.D., la C.N.T., a charge gestionnaire de la société future. Les militants de la F.A.I., élite du prolétariat, diffusent l’idée anarchiste parmi les masses ; la C.N.T. organise pratiquement les travailleurs dans ses syndicats. Deux différences essentielles pourtant, dont l’une, idéologique, donnera ce qu’on pouvait en attendre : la F.A.I. ne veut pas prendre le pouvoir et se contente d’influencer la totalité de la conduite de la C.N.T. ; d’autre part la C.N.T. représente réellement la classe ouvrière espagnole. Adopté le 1er mai 1936 au congrès cénétiste de Saragosse, deux mois avant l’explosion révolutionnaire, l’un des plus beaux programmes jamais avancé par une organisation révolutionnaire du passé se verra appliqué partiellement par les masses anarcho-syndicalistes, tandis que leurs chefs sombreront dans le ministèrialisme et la collaboration de classes. Avec les maquereaux des masses Garda Oliver, Secundo Blanco, etc., et la sous-maîtresse Montseny, le mouvement libertaire anti-étatiste, qui avait déjà supporté le prince anarchiste-des-tranchées Kropotkine, trouvait enfin le couronnement historique de son absolutisme idéologique : les anarchistes-de-gouvernement. Dans la dernière bataille historique qu’il livra, l’anarchisme verra retomber sur sa gueule toute la sauce idéologique qui faisait son être : Etat, Liberté, Individu, et autres épices majuscules éventées tandis que les miliciens, les ouvriers et les paysans libertaires sauvaient son honneur, apportaient la plus grande contribution pratique au mouvement prolétarien international, brûlaient les églises, combattaient sur tous les fronts la bourgeoisie, le fascisme et le stalinisme, et commençaient à réaliser la société communiste.

Quelques organisations existent aujourd’hui, qui prétendent sournoisement ne pas en être. Cette trouvaille leur permet à la fois d’éviter de se soucier de la plus simple clarification des bases sur lesquelles elles peuvent rassembler n’importe qui (en l’étiquetant magiquement « travailleur ») ; de ne rendre aucun compte à leurs semi-membres de la direction informelle qui tient les commandes ; de dire n’importe quoi et surtout de condamner en amalgame toute autre organisation possible et tout énoncé théorique maudit d’avance. C’est ainsi que le groupe « Informations Correspondance Ouvrières » écrit dans un récent bulletin (I.C.O. n° 84, août 1969) : « Les conseils sont la transformation des comités de grève sous l’influence de la situation elle-même, et en réponse aux nécessités mêmes de la lutte, dans la dialectique même de cette lutte. Toute autre tentative pour formuler à un moment quelconque d’une lutte la nécessité de créer des conseils ouvriers relève d’une idéologie conseilliste telle qu’on peut la voir sous des formes diverses dans certains syndicats, dans le P.S.U. ou chez les situationnistes. Le concept même de conseil exclut toute idéologie » . Ces individus ne savent rien de l’idéologie, comme on pense, la leur se distinguant seulement d’idéologies plus formées par un éclectisme invertébré. Mais ils ont entendu dire (peut-être dans Marx, peut-être seulement par l’I.S.) que l’idéologie est devenue une mauvaise chose. Ils en profitent pour essayer de faire croire que tout travail théorique - dont ils s’abstiennent comme du péché - est une idéologie, chez les situationnistes exactement comme au P.S.U. Mais leur vaillant recours à la « dialectique » et au « concept » qui ornent désormais leur vocabulaire ne les sauve nullement d’une idéologie imbécile dont cette seule phrase témoigne suffisamment. Si l’on compte seulement, en idéaliste, sur le « concept » de Conseil ou, ce qui est encore plus euphorique, sur l’inactivité pratique d’I.C.O., pour exclure toute idéologie dans les Conseils réels, on doit s’attendre au pire : on a vu que l’expérience historique ne justifie aucun optimisme de ce genre. Le dépassement de la forme primitive des Conseils ne pourra venir que de luttes devenant plus conscientes, et de luttes pour plus de conscience. L’image mécaniste d’I.C.O. sur la parfaite réponse automatique du comité de grève aux « nécessités », qui fait voir que le Conseil viendra très bien tout seul à son heure, à condition surtout qu’on n’en parle pas, méprise complètement l’expérience des révolutions de notre siècle, qui montre que « la situation elle-même » est aussi prompte à faire disparaître les Conseils, ou à les faire capter et récupérer, qu’à les faire surgir.

Quittons cette idéologie contemplative, ersatz très dégradé des sciences naturelles, qui voudrait observer à peu prés comme une éruption solaire l’apparition d’une révolution prolétarienne. Des organisations conseillistes se formeront, quoiqu’elles doivent être tout le contraire d’un état-major qui ferait surgir sur ordre les Conseils. Malgré la période de nouvelle crise sociale ouverte où nous sommes entrés depuis le mouvement des occupations, et les encouragements que prodigue la situation ça et là, d’Italie en U.R.S.S., il est fort probable que de véritables organisations conseillistes mettront encore longtemps à se constituer, et que d’autres moments révolutionnaires importants se produiront avant qu’elles ne soient en état d’y intervenir à un niveau important. On ne doit pas jouer avec l’organisation conseilliste ; en lancer ou soutenir quelques parodies prématurées. Mais il est hors de doute que les Conseils auront de plus grandes chances de se maintenir comme seul pouvoir s’il s’y trouve des conseillistes conscients, et une possession réelle de la théorie conseilliste.

Au contraire du Conseil comme permanente unité de base (constituant et modifiant sans cesse à partir de lui des Conseils de délégués), assemblée à laquelle doivent participer tous les travailleurs d’une entreprise (conseils d’ateliers, d’usines) et tous les habitants d’un secteur urbain rejoignant la révolution (conseils de rues, de quartiers), l’organisation conseilliste, pour garantir sa cohérence et l’exercice effectif de sa démocratie interne, devra choisir ses membres, d’après ce qu’ils veulent expressément et ce qu’ils peuvent faire effectivement. La cohérence des Conseils, elle, est garantie par le seul fait qu’ils sont le pouvoir ; qu’ils éliminent tout autre pouvoir et décident de tout. Cette expérience pratique est le terrain où les hommes acquièrent l’intelligence de leur propre action, « réalisent la philosophie ». Il va de soi que leurs majorités risquent aussi d’accumuler des erreurs passagères, et de n’avoir plus le temps et les moyens de les rectifier. Mais ils ne peuvent douter que leur propre sort est le produit véritable de leurs décisions, et que leur existence même sera forcément anéantie par le contre-coup de leurs erreurs non dominées.

Dans l’organisation conseilliste, l’égalité réelle de tous dans les décisions et l’exécution ne sera pas un slogan vide, une revendication abstraite. Certes, tous les membres d’une organisation n’auront pas les mêmes talents, et il est évident qu’un ouvrier écrira toujours mieux qu’un étudiant. Mais parce que l’organisation aura globalement tous les talents nécessaires, complémentairement aucune hiérarchie des talents individuels ne viendra saper la démocratie. Ce n’est pas l’adhésion à une organisation conseilliste, ni la proclamation d’une égalité idéale, qui permettra à ses membres d’être tous beaux, intelligents et de vivre bien, mais leurs aptitudes réelles à devenir plus beaux, plus intelligents, et à vivre mieux, se développant librement dans le seul jeu qui taille le plaisir : la destruction du vieux monde.

Dans les mouvements sociaux qui vont s’étendre, les conseillistes refuseront de se laisser élire dans les comités de grève. Leur tâche sera au contraire d’agir pour que tous les ouvriers s’organisent à la base en assemblées générales décidant de la conduite de la lutte. Il faudra bien qu’on commence à comprendre que l’absurde revendication d’un « comité central de grève », lancée par quelques naïfs pendant le mouvement des occupations aurait, si elle avait abouti, plus vite encore saboté le mouvement vers l’autonomie des masses, puisque presque tous les comités de grève étaient contrôlés par les staliniens.

Etant donné qu’il ne nous appartient pas de forger un plan qui vaille pour tous les temps à venir, et qu’un pas en avant du mouvement réel des Conseils vaudra mieux que douze programmes conseillistes, il est difficile d’émettre des hypothèses précises quant au rapport des organisations conseillistes avec les Conseils dans le moment révolutionnaire. L’organisation conseilliste - qui se sait séparée du prolétariat - devra cesser d’exister en tant qu’organisation séparée dans le moment qui abolit les séparations ; et cela même si la complète liberté d’association garantie par le pouvoir des Conseils laisse survivre divers partis et organisations ennemis de ce pouvoir. On peut douter cependant que la dissolution immédiate de toutes les organisations conseillistes dès que des Conseils apparaissent, comme le voulait Pannekoek, soit une mesure praticable. Les conseillistes parleront en tant que tels à l’intérieur du Conseil, et ne devront pas affirmer une dissolution exemplaire de leurs organisations pour se réunir à côté, et jouer aux groupes de pression sur l’assemblée générale. Il leur sera ainsi plus facile et légitime de combattre et dénoncer l’inévitable présence de bureaucrates, d’espions et d’anciens jaunes qui s’infiltreront ça et là. Tout autant, il leur faudra lutter contre des Conseils factices ou fondamentalement réactionnaires (Conseils de policiers) qui ne manqueront pas d’apparaître. Ils agiront en sorte que le pouvoir unifié des Conseils ne reconnaisse pas ces organismes ni leurs délégués. Parce que le noyautage d’autres organisations est exactement contraire aux fins qu’elles poursuivent, et parce qu’elles refusent toute incohérence en leur sein, les organisations conseillistes interdisent la double appartenance. Nous l’avons dit, tous les travailleurs d’une usine doivent faire partie du Conseil, du moins ceux qui acceptent les règles de son jeu. On ne trouvera de solution que pratique au problème de savoir si l’on acceptera de voir figurer dans le Conseil « ceux qui ont dû être sortis hier de l’usine le browning à la main » (Barth).

L’organisation conseilliste ne sera finalement jugée que par la cohérence de sa théorie et de son action, et sa lutte pour la disparition complète de tout pouvoir resté extérieur aux Conseils, ou essayant de s’autonomiser par rapport à eux. Mais pour simplifier tout de suite la discussion, en refusant même de prendre en considération une foule de pseudo-organisations conseillistes qui pourront être simulées par des étudiants ou des obsédés du militantisme professionnel, disons qu’il ne nous semble pas que l’on puisse reconnaître comme conseilliste une organisation qui ne comporterait pas au moins 2/3 d’ouvriers. Comme cette proportion pourrait peut-être passer pour une concession, ajoutons qu’il nous parait indispensable de la corriger par cette règle : il faudrait que, dans toute délégation à des conférences centrales où peuvent être prises des décisions non-prévues par un mandat impératif, les ouvriers constituent les 3/4 des participants. En somme, la proportion inverse des premiers congrès du « parti ouvrier social-démocrate de Russie ».

On sait que nous n’avons aucune propension à l’ouvriérisme, sous quelque forme que ce soit. Il s’agit là d’ouvriers « devenus dialecticiens », comme ils devront le devenir en masse dans l’exercice du pouvoir des Conseils. Mais d’une part, les ouvriers se trouvent être, encore et toujours, la force centrale qui peut arrêter le fonctionnement existant de la société, et la force indispensable pour en réinventer toutes les bases. D’autre part, bien que l’organisation conseilliste ne doive évidemment pas séparer d’elle d’autres catégories de salariés, et notamment des intellectuels, il importe en tout cas que ces derniers voient sévèrement limiter l’importance suspecte qu’ils pourraient prendre : non seulement en vérifiant, à considérer tous les aspects de leur vie, s’ils sont effectivement des révolutionnaires conseillistes, mais aussi en faisant en sorte qu’ils soient, dans l’organisation, aussi peu nombreux que possible.

L’organisation conseilliste n’acceptera de parler à égalité avec d’autres organisations que si elles sont d’une manière conséquente partisanes de l’autonomie du prolétariat ; de même que les Conseils auront à se défaire, non seulement d’une prise an main par les partis et les syndicats, mais aussi bien de toute tendance visant à leur reconnaître une place, et à traiter avec ceux-ci de puissance à puissance. Les Conseils sont la seule puissance, ou ne sont rien. Les moyens de leur victoire sont déjà leur victoire. Avec le levier des conseils et le point d’appui d’une négation totale de la société spectaculaire-marchande, on peut soulever la Terre.

La victoire des Conseils ne se place pas à la fin, mais dès le début de la révolution.

René Riesel


P.S. Le texte ci-dessous, non signé, est extrait du n°11 de la revue Internationale situationniste (oct. 1967) :

Définition minimum des organisations révolutionnaires

(Cette définition a été adoptée par la 7e Conférence de l’Internationale situationniste)

Considérant que le seul but d’une organisation révolutionnaire est l’abolition des classes existantes par une voie qui n’entraîne pas une nouvelle division de la société, nous qualifions de révolutionnaire toute organisation qui poursuit avec conséquence la réalisation internationale du pouvoir absolu des Conseils Ouvriers, tel qu’il a été esquissé par l’expérience des révolutions prolétariennes de ce siècle.

Une telle organisation présente une critique unitaire du monde, ou n’est rien. Par critique unitaire, nous entendons une critique prononcée globalement contre toutes les zones géographiques où sont installées diverses formes de pouvoir séparés socio-économiques, et aussi prononcée globalement contre tous les aspects de la vie.

Une telle organisation reconnaît le commencement et la fin de son programme dans la décolonisation totale de la vie quotidienne ; elle ne vise donc pas l’autogestion du monde existant par les masses, mais sa transformation ininterrompue. Elle porte la critique radicale de l’économie politique, le dépassement de la marchandise et du salariat.

Une telle organisation refuse toute reproduction en elle-même des conditions hiérarchiques du monde dominant. La seule limite de la participation à sa démocratie totale, c’est la reconnaissance et l’auto-appropriation par tous ses membres de la cohérence de sa critique : cette cohérence doit être dans la théorie critique proprement dite, et dans le rapport entre cette théorie et l’activité pratique. Elle critique radicalement toute idéologie en tant que pouvoir séparé des idées et idées du pouvoir séparé. Ainsi elle est en même temps la négation de toute survivance de la religion, et de l’actuel spectacle social qui, de l’information à la culture massifiées, monopolise toute communication des hommes autour d’une réception unilatérale des images de leur activité aliénée. Elle dissout toute « idéologie révolutionnaire » en la démasquant comme signature de l’échec du projet révolutionnaire, comme propriété privée de nouveaux spécialistes du pouvoir, comme imposture d’une nouvelle représentation qui s’érige au-dessus de la vie réelle prolétarisée.

La catégorie de la totalité étant le jugement dernier de l’organisation révolutionnaire moderne, celle-ci est finalement une critique de la politique. Elle doit viser explicitement, dans sa victoire, sa propre fin en tant qu’organisation séparée.