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Origine : http://infokiosques.net/spip.php?article=308
« Le gouvernement ouvrier et paysan a décrété
que Cronstadt et les navires en rébellion doivent se soumettre
immédiatement à l’autorité de la République
Soviétique.
J’ordonne par conséquent à tous ceux qui levèrent
la main contre la patrie socialiste de poser les armes sans délai.
Les récalcitrants devront être désarmés
et remis aux autorités soviétiques. Les commissaires
et les autres représentants du gouvernement qui sont arrêtés
doivent être remis en liberté sur-le-champ. Seuls ceux
qui se seront rendus sans condition pourront compter sur un acte
de grâce de la République Soviétique. Je donne
simultanément l’ordre de préparer la répression
de la révolte et la soumission des marins par la force armée.
Toute la responsabilité des dommages que la population pacifique
pourrait souffrir de ce fait retombera entièrement sur la
tête des mutins blanc-gardistes. Cet avertissement est définitif.
»
Trotsky, Kamenev, Ultimatum à Cronstadt.
« Nous n’avons qu’une chose à répondre
à tout cela : Tout le pouvoir aux Soviets ! Otez vos mains
de là : vos mains rouges du sang des martyrs de la liberté
qui luttèrent contre les gardes-blancs, les propriétaires,
et la bourgeoisie ! »
Izvestia de Cronstadt, n° 6.
Depuis cinquante ans que les léninistes ont ramené
le communisme a l’électrification, que la contre-révolution
bolchevik a dressé l’Etat soviétique sur le
cadavre du pouvoir des Soviets, et que Soviet a cessé de
signifier Conseil, les révo-lutions n’ont fait que
jeter au visage des maîtres du Kremlin la revendication de
Cronstadt : « Tout le pouvoir aux Soviets et non aux partis
». La persistance remar-quable de la tendance réelle
vers le pouvoir des Conseils Ouvriers au long de ce demi-siècle
de tentatives, et d’écrasements successifs, du mouvement
prolétarien moderne, impose désormais au nouveau courant
révolutionnaire les Conseils comme la seule forme de la dictature
anti-étatique du prolétariat, comme le seul tribunal
qui pourra prononcer le jugement du vieux monde et exécuter
lui-même la sentence.
Il faut préciser la notion de Conseil, non seulement en
écartant les grossières falsifications accumulées
par la social-démocratie, la bureaucratie russe, le titisme
et jusqu’au ben-bellisme ; mais surtout en reconnaissant les
insuffisan-ces dans les brèves expériences pratiques
du pouvoir des Conseils jusqu’ici ébauchées
; et, naturellement, dans les conceptions mêmes des révolutionnaires
conseillistes. Ce que le Conseil tend à être en totalité
apparaît négativement dans les limites et les illusions
qui ont marqué ses premières manifestations et, tout
autant que la lutte immédiate et sans compromis qui est normalement
engagée contre lui par la classe dominante, ont causé
sa défaite. Le Conseil veut être la forme de l’unification
pratique des prolétaires se donnant les moyens matériels
et intellectuels du changement de toutes les conditions existantes,
faisant souverainement leur histoire. Il peut et doit être
l’organisation en actes de la conscience historique. Or, précisément,
il n’est nulle part encore parvenu à dominer la séparation
dont sont porteuses les organisations politiques spécialisées
et les formes de fausse conscience idéologique qu’elles
produisent et défendent. En outre, si les Conseils comme
agents principaux d’un moment révo-lutionnaire sont
normalement des Conseils de délégués, en tant
qu’ils coordonnent et fédèrent les décisions
de Conseils locaux, il apparaît que les assemblées
générales de la base ont été presque
toujours considérées comme de simples assemblées
d’électeurs, le premier degré du « Conseil
» se trouvant ainsi au-dessus d’elles. Ici déjà
réside un principe de séparation, qui ne peut être
surmonté qu’en faisant des assemblées générales
locales de tous les prolétaires en révolution le Conseil
lui-même, d’où toute délégation
doit tirer à tout instant son pouvoir.
En laissant de côté les traits pré-conseillistes
qui enthousiasmèrent Marx dans la Commune de Paris («
la forme politique enfin découverte sous laquelle l’émancipation
économique du travail pouvait être réalisée
»), et qui du reste, plus que dans la Commune élue,
peuvent être relevés dans l’organisation du Comité
Central de la Garde nationale, composé de délégués
du prolétariat parisien en armes, le fameux « Conseil
des députés ouvriers » de Saint-Pétersbourg
fut la première ébauche d’une organisation du
prolétariat dans un moment révolution-naire. D’après
les chiffres donnés par Trotsky dans 1905, 200 000 ouvriers
avaient envoyé leurs délégués au Soviet
de Saint-Pétersbourg, mais son influence s’éten-dait
très au-delà de sa zone, bien d’autres Conseils
en Russie s’inspirant de ses délibérations et
décisions. Il regroupait directement les travailleurs de
plus de cent cinquante entreprises, et accueillait en outre les
représentants de seize syndi-cats qui s’étaient
ralliés à lui. Son premier noyau s’étant
formé le 13 octobre, dès le 17 le Soviet instituait
au-dessus de lui un Comité Exécutif qui, dit Trotsky,
« lui servait de ministère ». Sur un total de
562 délégués, le Comité Exécutif
comportait seulement 31 membres, dont 22 étaient réellement
des ouvriers délégués par l’en-semble
des travailleurs de leurs entreprises, et 9 représentaient
trois partis révo-lutionnaires (mencheviks, bolcheviks, et
socialistes-révolutionnaires) ; cependant « les représentants
des partis n’avaient pas voix délibérative ».
On peut admettre que les assemblées de base étaient
fidèlement représentées par leurs délégués
révocables, mais ceux-ci avaient évidemment abdiqué
une grande part de leur pouvoir, d’une manière toute
parlementaire, aux mains d’un Comité Exécutif
où les « techniciens » des partis politiques
avaient une immense influence.
Quelle est l’origine de ce Soviet ? Il semble que cette forme
d’organisation ait été trouvée par certains
éléments politiquement instruits de la base ouvrière,
appartenant généralement eux-mêmes à
une fraction socialiste. Il paraît vraiment excessif d’écrire,
comme Trotsky : « Une des deux organisations social-démocrates
de Pétersbourg prit l’initiative de la création
d’une administration autonome révo-lutionnaire ouvrière
» (de plus, celle « des deux organisations » qui
reconnut tout de suite l’importance de cette initiative des
ouvriers fut précisément la menche-vik). Mais la grève
générale d’octobre 1905 avait en fait en sa
première origine à Moscou, le 19 septembre, quand
les typographes de l’imprimerie Sytine se mirent en grève,
notamment parce qu’ils voulaient que les signes de ponctuation
soient comptés parmi les 1 000 caractères qui constituaient
l’unité de paiement de leur salaire aux pièces.
Cinquante imprimeries suivirent et, le 25 septembre, les impri-meurs
de Moscou constituèrent un Conseil. Le 3 octobre, «
l’assemblée des députés ouvriers des
corporations de l’imprimerie, de la mécanique, de la
menuiserie, du tabac et d’autres, adopta la résolution
de constituer un conseil (Soviet) général des ouvriers
de Moscou » (Trotsky, op. cit.). On voit donc que cette forme
apparaissait spontanément au début du mouvement de
grève. Et ce mouvement, qui com-mençait à retomber
dans les jours suivants, se relança jusqu’à
la grande crise historique que l’on sait, le 7 octobre, lorsque
les travailleurs des chemins de fer, à partir de Moscou,
commencèrent spontanément à interrompre le
trafic.
Le mouvement des Conseils à Turin, en mars-avril 1920, avait
son origine dans le prolétariat, très concentré,
des usines Fiat. Entre août et septembre 1919, le renouvellement
des élus à une « commission interne »
- sorte de comité d’en-treprise collaborationniste,
fondée par une convention collective de 1906 dans le but
de mieux intégrer les ouvriers - donna soudain l’occasion,
dans la crise sociale que traversait alors l’Italie, d’une
transformation complète du rôle de ces « com-missaires
». Ils commencèrent à se fédérer
entre eux, en tant que représentants directs des travailleurs.
En octobre 1919 trente mille travailleurs étaient représen-tés
à une assemblée des « comités exécutifs
des Conseils d’usines », qui ressemblait davantage à
une assemblée de shop-stewards qu’a une organisation
de Conseils proprement dite (sur la base d’un commissaire
élu par chaque atelier). Mais l’exemple fit tache d’huile,
et le mouvement se radicalisa, soutenu par une fraction du Parti
socialiste qui était majoritaire à Turin (avec Gramsci)
et par les anar-chistes piémontais (cf. la brochure de Pier
Carlo Masini, Anarchici e comunisti nel movimento dei Consigli a
Torino). Le mouvement fut combattu par la majorité du Parti
socialiste, et par les syndicats. Le 15 mars 1920, les Conseils
commencèrent la grève avec occupation des usines,
et remirent en marche la production sous leur seul contrôle.
Le 14 avril la grève fut générale au Piémont
; dans les jours suivants elle toucha une grande partie de l’Italie
du nord, notamment les cheminots et les dockers. Le gouvernement
dut employer des navires de guerre pour débarquer à
Gênes les troupes qu’il faisait marcher sur Turin. Si
le programme des Conseils devait être ultérieurement
approuvé par le Congrès de l’Union Anarchiste
Ita-lienne réuni à Bologne le 1er juillet, on sait
que le Parti socialiste et les syndicats réussirent à
saboter la grève en la maintenant dans l’isolement
: le journal du parti, Avanti, refusa d’imprimer l’appel
de la section socialiste de Turin, alors que la ville était
investie par 20 000 soldats et policiers (cf. P.C. Masini). La grève
qui aurait manifestement permis une victorieuse insurrection prolétarienne
dans tout le pays, fut vaincue le 24 avril. On connaît la
suite.
Malgré certains traits remarquablement avancés de
cette expérience peu citée (une foule de gauchistes
croient que les occupations d’usines ont été
inaugurées en France en 1936), il convient de noter qu’elle
comporta de graves ambiguïtés, même parmi ses
partisans et théoriciens. Gramsci écrivait dans le
n° 4 de L’Ordine Nuovo (deuxième année)
: « Nous concevons le Conseil d’usine comme le début
historique d’un processus qui doit nécessairement conduire
à la fondation de l’Etat ouvrier ». De leur côté,
les anarchistes conseillistes ménageaient le syndicalisme,
et prétendaient que les Conseils lui donneraient une nouvelle
impulsion.
Cependant, le manifeste lancé par les conseillistes de Turin,
le 27 mars 1920, « aux ouvriers et paysans de toute l’Italie
» pour un Congrès général des Conseils
(qui n’eut pas lieu), formule quelques points essentiels du
programme des Conseils : « La lutte de conquête doit
être conduite avec des armes de conquête, et non plus
seulement de défense (ceci vise les syndicats, « organismes
de résistance... cris-tallisés dans une forme bureaucratique
» - Note de l’I.S.). Une organisation nouvelle doit
se développer comme antagoniste direct des organes de gouverne-ment
des patrons ; elle doit pour cela surgir spontanément sur
le lieu de travail, et réunir tous les travailleurs, du fait
que tous, comme producteurs, sont assujettis à une autorité
qui leur est étrangère ( « estranea »
) et doivent s’en libérer. (...) Voici l’origine
pour vous de la liberté : l’origine d’une formation
sociale qui, en s’étendant rapidement et universellement,
vous mettra en situation d’éliminer du champ économique
l’exploiteur et l’intermédiaire, et de devenir
vous-mêmes les maîtres, les maîtres de vos machines,
de votre travail, de votre vie... »
On sait que, plus simplement, les Conseils d’ouvriers et
de soldats dans l’Allemagne de 1918-1919 étaient restés
en majorité dominés par la bureaucratie social-démocrate,
ou victimes de ses manœuvres. Ils toléraient le gouvernement
« socialiste » d’Ebert, dont l’appui principal
était l’Etat-major et les corps francs. Les «
sept points de Hambourg » (sur la liquidation immédiate
de la vieille armée) présentes par Dorrenbach et votés
à une forte majorité par le Congrès des Conseils
de soldats ouvert le 16 décembre à Berlin, ne furent
pas appliqués par les « com-missaires du Peuple ».
Les Conseils tolérèrent ce défi, et les élections
législatives fixées vite au 19 janvier ; l’attaque
lancée contre les matelots de Dorrenbach, puis l’écrasement
de l’insurrection spartakiste, à la veille même
de ces élections. En 1956, le Conseil Ouvrier Central du
Grand Budapest, constitué le 14 novembre, et se déclarant
décidé à défendre lui-même le
socialisme, en même temps qu’il exigeait « le
retrait de tous les partis politiques des usines », se prononçait
pour le retour de Nagy au pouvoir et des élections libres
dans un délai limité. Sans doute, à ce moment,
il maintenait la grève générale alors que les
troupes russes avaient déjà écrasé la
résistance armée. Mais avant même la seconde
intervention russe, les Conseils hongrois avaient demandé
des élections parlementaires ; c’est-à-dire
qu’ils recherchaient eux-mêmes à revenir à
une situation de double pouvoir, alors qu’ils étaient
en fait, face aux Russes, le seul pouvoir effectif en Hongrie.
La conscience de ce que le pouvoir des Conseils est et doit être
naît de la pratique même de ce pouvoir. Mais, à
un stade entravé de ce pouvoir, elle peut être grandement
différente de ce que pense isolément tel ou tel travailleur
membre d’un Conseil, ou même la totalité d’un
Conseil. L’idéologie s’oppose à la vérité
en actes qui a son champ dans le système des Conseils ; et
cette idéologie se manifeste non seulement sous la forme
d’idéologies hostiles, ou sous la forme d’idéologies
sur les Conseils édifiées par des forces politiques
qui veulent les assujettir, mais aussi bien sous la forme d’une
idéologie favorable au pouvoir des Conseils, qui en restreint
et réifie la théorie et la praxis totale. Finalement
un pur conseillisme serait lui-même forcément ennemi
de la réalité des Conseils. Une telle idéologie,
sous une formulation plus ou moins conséquente, risque d’être
portée par les organisations révolutionnaires qui
sont en principe orientées vers le pouvoir des Conseils.
Ce pouvoir, qui est lui-même l’organisation de la société
révolutionnaire, et dont la cohérence est objectivement
définie par les nécessités pratiques de cette
tâche historique découverte comme un ensemble, ne peut
en aucun cas échapper au problème pratique des organisations
particulières, ennemies du Conseil ou plus ou moins véridiquement
pro-conseillistes, qui interviendront de toute façon dans
son fonctionnement. Il faut que les masses organisées en
Conseils connaissent et dominent ce problème. Ici la théorie
conseilliste et l’existence d’authentiques organisations
conseillistes ont une grande importance. En elles apparaissent déjà
certains éléments essentiels qui seront en jeu dans
les Conseils, et dans leur propre interaction avec les Conseils.
Toute l’histoire révolutionnaire montre la part que
détient dans l’échec des Conseils l’apparition
d’une idéologie conseilliste. L’aisance avec
laquelle l’organisation spontanée du prolétariat
en lutte assure ses premières victoires, annonce souvent
une deuxième phase ou la reconquête s’opère
de l’intérieur, où le mouvement lâche
sa réalité pour l’ombre de sa défaite.
Le conseillisme est ainsi la nouvelle jeunesse du vieux monde.
Sociaux-démocrates et bolcheviks ont en commun la volonté
de ne voir dans les Conseils qu’un organisme auxiliaire du
Parti et de l’Etat. En 1902, Kautsky, inquiet du discrédit
qui, dans l’esprit des travailleurs, atteint les syndicats,
souhaitait que, dans certaines branches de l’industrie, les
ouvriers élisent « des délégués
qui formeraient une sorte de parlement ayant pour mission de régler
le travail et de surveiller l’administration bureaucratique
» (La Révolution sociale). L’idée d’une
représentation ouvrière hiérarchisée
culminant dans un parlement sera appliquée avec beaucoup
de conviction par Ebert, Noske, et Scheidemann. La façon
dont ce genre de conseillisme traite les Conseils a été
magistralement expérimentée - et pour l’édification
définitive de tous ceux qui n’ont pas de la merde à
la place du cerveau - dès le 9 novembre 1918 lorsque, pour
combattre sur son propre terrain l’organisation spontanée
des Conseils, les sociaux-démocrates fondent dans les bureaux
du Vorwaerts un « Conseil des ouvriers et des soldats de Berlin
» qui compte 12 hommes de confiance des fabriques, des fonctionnaires
et des leaders sociaux-démocrates.
Le conseillisme bolchevik n’a ni la naïveté de
Kautsky, ni la grossièreté d’Ebert. Il saute
de la base la plus radicale, « Tout le pouvoir aux Soviets
», pour retomber sur ses pattes, de l’autre côté
de Cronstadt. Dans Les tâches immédiates du pouvoir
des Soviets (avril 1918), Lénine ajoute des enzymes à
la lessive Kautsky : « Les parlements bourgeois, même
celui de la meilleure - du point de vue démocratique - république
capitaliste du monde, les pauvres ne les considèrent jamais
comme des institutions « à eux » et bien à
eux. (...) C’est précisément le contact des
Soviets avec le peuple des travailleurs qui crée des formes
particulières de contrôle par en bas - rappel des députés,
etc. -, formes que nous devons maintenant nous appliquer à
développer avec un zèle particulier. Ainsi, ces conseils
d’instruction publique que sont les conférences périodiques
des électeurs soviétiques et de leurs délégués,
réunis pour discuter et contrôler l’activité
des autorités soviétiques dans ce domaine, méritent
toute notre sympathie et tout notre appui. Rien ne serait plus sot
que de transformer les soviets en quelque chose de figé,
en un but en soi. Plus résolument nous devons nous affirmer
aujourd’hui pour un pouvoir fort et impitoyable, pour la dictature
personnelle dans tel processus de travail, à tel moment de
l’exercice des fonctions purement exécutives, et plus
variées doivent être les formes et moyens de contrôle
par en bas, afin de paralyser toute ombre de possibilité
de déformation du pouvoir des Soviets, afin d’extirper
encore et toujours l’ivraie bureaucratique. » Pour Lénine,
les Conseils doivent donc, à la manière des ligues
de piété, devenir des groupes de pression corrigeant
la bureaucratie inévitable de l’Etat dans ses fonctions
politiques et économiques, assurées respectivement
par le Parti et les syndicats. Les Conseils sont la part sociale
qu’il faut bien, comme l’âme de Descartes, accrocher
quelque part.
Gramsci lui-même ne fait que décrasser Lénine
dans un bain de convenances démocratiques : « Les commissaires
d’usines sont les seuls et vrais représentants sociaux
(économiques et politiques) de la classe ouvrière,
parce qu’élus au suffrage universel par tous les travailleurs
sur le lieu même du travail. Aux différents degrés
de leur hiérarchie, les commissaires représentent
l’union de tous les travailleurs telle qu’elle se réalise
dans les organismes de production (équipe de travail, département
d’usine, union des usines d’une industrie, union des
établissements d’une ville, union des organismes de
production de l’industrie mécanique et agricole d’un
district, d’une province, d’une région, de la
nation, du monde) dont les Conseils et le système des Conseils
représentent le pouvoir et la direction sociale. »
(article dans Ordine Nuovo). Les Conseils réduits à
l’état de fragments économico-sociaux, préparant
une « future république soviétique »,
il va de soi que le Parti, ce « Prince des temps modernes
», apparaît comme l’indispensable lien politique,
comme le dieu mécanique préexistant et soucieux d’assurer
son existence future : « Le parti communiste est l’instrument
et la forme historique du processus de libération intérieure
grâce auquel les ouvriers, d’exécutants deviennent
initiateurs, de masses deviennent chefs et guides, de bras se transforment
en cerveaux et volontés ». (Ordine Nuovo, 1919). L’air
change mais la chanson du conseillisme reste la même : Conseils,
Parti, Etat. Traiter des Conseils de façon fragmentaire (pouvoir
économique, pouvoir social, pouvoir politique), comme s’y
emploie le crétinisme conseilliste du groupe Révolution
Internationale de Toulouse, c’est croire qu’en serrant
les fesses on se fait enculer à moitié.
L’austro-marxisme après 1918, dans la ligne de la
lente évolution réformiste qu’il préconisait,
a aussi construit une idéologie conseilliste qui lui est
propre. Max Adler, par exemple, dans son livre Démocratie
et Conseils Ouvriers, voit bien dans le Conseil l’instrument
de l’auto-éducation des travailleurs, la fin possible
de la séparation entre exécutants et dirigeants, la
constitution d’un peuple homogène qui pourra réaliser
la démocratie socialiste. Mais il reconnaît aussi que
le fait que des Conseils de travailleurs détiennent un pouvoir
ne suffit nullement à leur garantir un but révolutionnaire
cohérent : il faut pour cela que les travailleurs membres
des Conseils veuillent explicitement transformer la société,
et réaliser le socialisme. Comme Adler est un théoricien
du double pouvoir légalisé, c’est-à-dire
d’une absurdité qui sera forcément incapable
de se maintenir en se rapprochant graduellement de la conscience
révolutionnaire et en préparant, sagement, une révolution
pour plus tard, il se trouve privé du seul élément
vraiment fondamental de l’auto-éducation du prolétariat
: la révolution elle-même Pour remplacer cet irremplaçable
terrain de l’homogénéisation prolétarienne,
et ce seul mode de sélection pour la formation même
des Conseils, comme pour la formation des idées et des modes
d’activité cohérents dans les Conseils, Adler
en vient à n’imaginer de recours que dans cette aberration
: « Le droit de vote pour l’élection des Conseils
ouvriers doit être fondé sur l’appartenance à
une organisation socialiste ».
On peut affirmer qu’en dehors de l’idéologie
sur les Conseils des sociaux-démocrates et des bolcheviks
qui, de Berlin à Cronstadt, avait toujours un Noske ou un
Trotsky d’avance, l’idéologie conseilliste elle-même,
celle des organisations conseillistes passées, et de quelques-unes
présentement, a toujours quelques assemblées générales
et quelques mandats impératifs de retard tous les conseils
ayant existé jusqu’à ce jour, à l’exception
des collectivités agraires d’Aragon, étaient
en idée simplement des « conseils démocratiquement
élus » ; même quand les plus hauts moments de
leur pratique démentaient cette limitation, et voyaient toutes
les décisions prises par des Assemblées Générales
souveraines mandatant des délégués révocables.
Seule la pratique historique, dans laquelle la classe ouvrière
devra découvrir et réaliser toutes ses possibilités,
indiquera les formes organisationnelles précises du pouvoir
des Conseils. C’est, en revanche, la tâche immédiate
des révolutionnaires d’établir les principes
fondamentaux des organisations conseillistes qui vont naître
dans tous les pays. En formulant des hypothèses et en rappelant
les exigences fondamentales du mouvement révolutionnaire,
cet article - qui devra être suivi par un certain nombre d’autres
- entend ouvrir un débat égalitaire et réel.
N’en seront exclus que ceux qui refuseront de le poser dans
ces termes, ceux qui se déclarent aujourd’hui adversaires
de toute forme d’organisation, au nom d’un spontanéisme
sous-anarchiste, et ne font que reproduire les tares et la confusion
de l’ancien mouvement : ces mystiques de la non-organisation,
ouvriers découragés d’être trop longtemps
restés mêlés aux sectes trotskistes ou étudiants
prisonniers de leur pauvre condition qui sont incapables d’échapper
aux schémas organisationnels bolcheviks. Les situationnistes
sont évidemment partisans de l’organisation - l’existence
de l’organisation situationniste en témoigne. Ceux
qui annoncent leur accord avec nos thèses tout en mettant
un vague spontanéisme au crédit de l’I.S. ne
savent simplement pas lire.
Précisément parce que l’organisation n’est
pas tout, et ne permet pas de tout sauver ou de tout gagner, elle
est indispensable. A l’inverse de ce que disait le boucher
Noske (dans Von Kiel bis Kapp) à propos de la journée
du 6 janvier 1919, ce n’est pas parce qu’elles avaient
« de beaux parleurs » au lieu de « chefs décidés
» que les foules ne furent pas « maîtresses de
Berlin ce jour-là vers midi », mais parce que la forme
d’organisation autonome des conseils d’usines n’était
pas parvenue à un stade d’autonomie tel qu’elles
puissent se passer de « chefs décidés »
et d’organisation séparée pour assurer leurs
liaisons. Le honteux exemple de Barcelone en mai 1937 en est une
autre preuve : que les armes sortent si vite en réponse à
la provocation stalinienne, mais aussi que l’ordre de reddition
lancé par les ministres anarchistes soit si vite exécuté,
en dît long sur les immenses capacités d’autonomie
des masses catalanes, et sur ce qui leur manquait encore d’autonomie
pour vaincre. Demain encore, c’est le degré d’autonomie
des travailleurs qui décidera de notre sort.
Les organisations conseillistes qui vont se former ne manqueront
donc pas de reconnaître, et de reprendre, effectivement comme
un minimum, à leur compte, la Définition minimum des
organisations révolutionnaires adoptée par la VIIe
Conférence de l’I.S. (cf. I.S. 11, pp. 54 et 55). Parce
que leur tâche sera de préparer le pouvoir des Conseils,
lui-même incompatible avec toute autre forme de pouvoir, elles
sauront qu’un accord abstrait donné à cette
définition les condamne sans appel à n’être
rien ; c’est pourquoi leur accord réel se déterminera
pratiquement dans les rapports non-hiérarchiques à
l’intérieur des groupes ou sections qui les constitueront,
dans les rapports entre ces groupes, comme dans les rapports avec
les autres groupes ou organisations autonomes ; dans le développement
de la théorie révolutionnaire et de la critique unitaire
de la société dominante, comme dans la critique permanente
de leur propre pratique. En refusant le vieux cloisonnement du mouvement
ouvrier en organisations séparées, partis et syndicats,
elles affirmeront leur programme et leur pratique unitaires. En
dépit de la belle histoire des Conseils, toutes les organisations
conseillistes du passé qui ont pris une part importante dans
les luttes de classes ont consacré la séparation en
secteurs politique, économique et social. Un des rares partis
anciens qui mérite l’analyse, le Kommunistische Arbeiter
Partei Deutschlands (K.A.P.D., Parti communiste-ouvrier d’Allemagne),
en adoptant les Conseils comme programme, mais en ne se donnant
pour seules tâches essentielles que la propagande et la discussion
théorique, « l’éducation politique des
masses », laissait à l’Allgemeine Arbeiter Union
Deutschlands (A.A.U.D., Union générale des travailleurs
d’Allemagne) le rôle de fédérer les organisations
révolutionnaires des usines, conception peu éloignée
du syndicalisme traditionnel. Si le K.A.P.D. rejetait, aussi bien
que le parlementarisme et le syndicalisme d’un K.P.D. (Kommunistische
Partei Deutschlands, Parti communiste allemand), l’idée
léniniste du parti de masse, et préférait regrouper
les travailleurs conscients, il restait cependant lié au
vieux modèle hiérarchique du parti d’avant-garde
: professionnels de la Révolution et rédacteurs salariés.
Le refus de ce modèle, principalement le refus d’une
organisation politique séparée des organisations révolutionnaires
d’usines, amena en 1920 la scission d’une partie des
membres de l’A.A.U.D., qui fondèrent l’A.A.U.D.-E.
(Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands-Einheitsorganisation, Union
générale des travailleurs d’Allemagne - Organisation
unifiée) : la nouvelle organisation unitaire accomplirait
par le simple jeu de sa démocratie interne le travail d’éducation
jusque là dévolu au K.A.P.D., et s’assignait
pour tâche simultanée la coordination des luttes :
les organisations d’usines qu’elle fédérait
se transformeraient en Conseils dans le moment révolutionnaire,
et assureraient la gestion de ta Société. Le mot d’ordre
moderne de Conseil ouvrier était là encore mélangé
aux souvenirs messianiques du syndicalisme révolutionnaire
ancien : les organisations d’usines deviendraient magiquement
des Conseils quand tous les ouvriers en feraient partie.
Tout cela mena où cela pouvait mener. Après l’écrasement
de l’insurrection de 1921 et la répression du mouvement,
les ouvriers, découragés par l’éloignement
de la perspective révolutionnaire, quittèrent en grand
nombre les organisations d’usines, qui périclitèrent
en même temps qu’elles cessaient d’être
les organes d’une lutte réelle. L’A.A.U.D. était
un autre nom du K.A.P.D., et l’A.A.U.D.-E. voyait la révolution
s’éloigner à la vitesse de la diminution de
ses effectifs. Elles n’étaient plus que les porteuses
d’une idéologie conseilliste de plus en plus coupée
de la réalité.
L’évolution terroriste du K.A.P.D., le soutien apporté
ensuite par l’A.A.U.D. aux revendications « alimentaires
», amenèrent en 1929 la scission entre l’organisation
d’usines et son parti. Corps morts, A.A.U.D. et A.A.U.D.-E.
fusionnaient dérisoirement et sans principe, en 1931, contre
la montée du nazisme. Les éléments révolutionnaires
des deux organisations se regroupèrent pour former la K.A.U.D.
(Kommunistische Arbeiter Union Deutschlands, Union des travailleurs
communistes d’Allemagne). Organisation minoritaire consciente
de l’être, la K.A.U.D. fut aussi la seule de tout le
mouvement pour les Conseils en Allemagne à ne pas prétendre
assumer l’organisation économique (économico-politique
dans le cas de l’A.A.U.D.-E.) future de la société.
Elle appela les ouvriers à former des groupes autonomes et
à assurer eux-mêmes les liaisons entre ces groupes.
Mais en Allemagne la K.A.U.D. venait beaucoup trop tard. Le mouvement
révolutionnaire était mort depuis près de dix
ans en 1931.
Ne serait-ce que pour les faire braire, rappelons aux demeurés
de la querelle anarcho-marxiste que la C.N.T.-F.A.I., le poids mort
de l’idéologie anarchiste mis à part, mais avec
une plus grande pratique de l’imagination libératrice,
rejoignit dans ses dispositions organisationnelles le marxiste K.A.P.D.-A.A.U.D.
De la même manière que le Parti communiste ouvrier
allemand, la Fédération anarchiste ibérique
se veut l’organisation politique des travailleurs espagnols
conscients, tandis que son A.A.U.D., la C.N.T., a charge gestionnaire
de la société future. Les militants de la F.A.I.,
élite du prolétariat, diffusent l’idée
anarchiste parmi les masses ; la C.N.T. organise pratiquement les
travailleurs dans ses syndicats. Deux différences essentielles
pourtant, dont l’une, idéologique, donnera ce qu’on
pouvait en attendre : la F.A.I. ne veut pas prendre le pouvoir et
se contente d’influencer la totalité de la conduite
de la C.N.T. ; d’autre part la C.N.T. représente réellement
la classe ouvrière espagnole. Adopté le 1er mai 1936
au congrès cénétiste de Saragosse, deux mois
avant l’explosion révolutionnaire, l’un des plus
beaux programmes jamais avancé par une organisation révolutionnaire
du passé se verra appliqué partiellement par les masses
anarcho-syndicalistes, tandis que leurs chefs sombreront dans le
ministèrialisme et la collaboration de classes. Avec les
maquereaux des masses Garda Oliver, Secundo Blanco, etc., et la
sous-maîtresse Montseny, le mouvement libertaire anti-étatiste,
qui avait déjà supporté le prince anarchiste-des-tranchées
Kropotkine, trouvait enfin le couronnement historique de son absolutisme
idéologique : les anarchistes-de-gouvernement. Dans la dernière
bataille historique qu’il livra, l’anarchisme verra
retomber sur sa gueule toute la sauce idéologique qui faisait
son être : Etat, Liberté, Individu, et autres épices
majuscules éventées tandis que les miliciens, les
ouvriers et les paysans libertaires sauvaient son honneur, apportaient
la plus grande contribution pratique au mouvement prolétarien
international, brûlaient les églises, combattaient
sur tous les fronts la bourgeoisie, le fascisme et le stalinisme,
et commençaient à réaliser la société
communiste.
Quelques organisations existent aujourd’hui, qui prétendent
sournoisement ne pas en être. Cette trouvaille leur permet
à la fois d’éviter de se soucier de la plus
simple clarification des bases sur lesquelles elles peuvent rassembler
n’importe qui (en l’étiquetant magiquement «
travailleur ») ; de ne rendre aucun compte à leurs
semi-membres de la direction informelle qui tient les commandes
; de dire n’importe quoi et surtout de condamner en amalgame
toute autre organisation possible et tout énoncé théorique
maudit d’avance. C’est ainsi que le groupe « Informations
Correspondance Ouvrières » écrit dans un récent
bulletin (I.C.O. n° 84, août 1969) : « Les conseils
sont la transformation des comités de grève sous l’influence
de la situation elle-même, et en réponse aux nécessités
mêmes de la lutte, dans la dialectique même de cette
lutte. Toute autre tentative pour formuler à un moment quelconque
d’une lutte la nécessité de créer des
conseils ouvriers relève d’une idéologie conseilliste
telle qu’on peut la voir sous des formes diverses dans certains
syndicats, dans le P.S.U. ou chez les situationnistes. Le concept
même de conseil exclut toute idéologie » . Ces
individus ne savent rien de l’idéologie, comme on pense,
la leur se distinguant seulement d’idéologies plus
formées par un éclectisme invertébré.
Mais ils ont entendu dire (peut-être dans Marx, peut-être
seulement par l’I.S.) que l’idéologie est devenue
une mauvaise chose. Ils en profitent pour essayer de faire croire
que tout travail théorique - dont ils s’abstiennent
comme du péché - est une idéologie, chez les
situationnistes exactement comme au P.S.U. Mais leur vaillant recours
à la « dialectique » et au « concept »
qui ornent désormais leur vocabulaire ne les sauve nullement
d’une idéologie imbécile dont cette seule phrase
témoigne suffisamment. Si l’on compte seulement, en
idéaliste, sur le « concept » de Conseil ou,
ce qui est encore plus euphorique, sur l’inactivité
pratique d’I.C.O., pour exclure toute idéologie dans
les Conseils réels, on doit s’attendre au pire : on
a vu que l’expérience historique ne justifie aucun
optimisme de ce genre. Le dépassement de la forme primitive
des Conseils ne pourra venir que de luttes devenant plus conscientes,
et de luttes pour plus de conscience. L’image mécaniste
d’I.C.O. sur la parfaite réponse automatique du comité
de grève aux « nécessités », qui
fait voir que le Conseil viendra très bien tout seul à
son heure, à condition surtout qu’on n’en parle
pas, méprise complètement l’expérience
des révolutions de notre siècle, qui montre que «
la situation elle-même » est aussi prompte à
faire disparaître les Conseils, ou à les faire capter
et récupérer, qu’à les faire surgir.
Quittons cette idéologie contemplative, ersatz très
dégradé des sciences naturelles, qui voudrait observer
à peu prés comme une éruption solaire l’apparition
d’une révolution prolétarienne. Des organisations
conseillistes se formeront, quoiqu’elles doivent être
tout le contraire d’un état-major qui ferait surgir
sur ordre les Conseils. Malgré la période de nouvelle
crise sociale ouverte où nous sommes entrés depuis
le mouvement des occupations, et les encouragements que prodigue
la situation ça et là, d’Italie en U.R.S.S.,
il est fort probable que de véritables organisations conseillistes
mettront encore longtemps à se constituer, et que d’autres
moments révolutionnaires importants se produiront avant qu’elles
ne soient en état d’y intervenir à un niveau
important. On ne doit pas jouer avec l’organisation conseilliste
; en lancer ou soutenir quelques parodies prématurées.
Mais il est hors de doute que les Conseils auront de plus grandes
chances de se maintenir comme seul pouvoir s’il s’y
trouve des conseillistes conscients, et une possession réelle
de la théorie conseilliste.
Au contraire du Conseil comme permanente unité de base (constituant
et modifiant sans cesse à partir de lui des Conseils de délégués),
assemblée à laquelle doivent participer tous les travailleurs
d’une entreprise (conseils d’ateliers, d’usines)
et tous les habitants d’un secteur urbain rejoignant la révolution
(conseils de rues, de quartiers), l’organisation conseilliste,
pour garantir sa cohérence et l’exercice effectif de
sa démocratie interne, devra choisir ses membres, d’après
ce qu’ils veulent expressément et ce qu’ils peuvent
faire effectivement. La cohérence des Conseils, elle, est
garantie par le seul fait qu’ils sont le pouvoir ; qu’ils
éliminent tout autre pouvoir et décident de tout.
Cette expérience pratique est le terrain où les hommes
acquièrent l’intelligence de leur propre action, «
réalisent la philosophie ». Il va de soi que leurs
majorités risquent aussi d’accumuler des erreurs passagères,
et de n’avoir plus le temps et les moyens de les rectifier.
Mais ils ne peuvent douter que leur propre sort est le produit véritable
de leurs décisions, et que leur existence même sera
forcément anéantie par le contre-coup de leurs erreurs
non dominées.
Dans l’organisation conseilliste, l’égalité
réelle de tous dans les décisions et l’exécution
ne sera pas un slogan vide, une revendication abstraite. Certes,
tous les membres d’une organisation n’auront pas les
mêmes talents, et il est évident qu’un ouvrier
écrira toujours mieux qu’un étudiant. Mais parce
que l’organisation aura globalement tous les talents nécessaires,
complémentairement aucune hiérarchie des talents individuels
ne viendra saper la démocratie. Ce n’est pas l’adhésion
à une organisation conseilliste, ni la proclamation d’une
égalité idéale, qui permettra à ses
membres d’être tous beaux, intelligents et de vivre
bien, mais leurs aptitudes réelles à devenir plus
beaux, plus intelligents, et à vivre mieux, se développant
librement dans le seul jeu qui taille le plaisir : la destruction
du vieux monde.
Dans les mouvements sociaux qui vont s’étendre, les
conseillistes refuseront de se laisser élire dans les comités
de grève. Leur tâche sera au contraire d’agir
pour que tous les ouvriers s’organisent à la base en
assemblées générales décidant de la
conduite de la lutte. Il faudra bien qu’on commence à
comprendre que l’absurde revendication d’un «
comité central de grève », lancée par
quelques naïfs pendant le mouvement des occupations aurait,
si elle avait abouti, plus vite encore saboté le mouvement
vers l’autonomie des masses, puisque presque tous les comités
de grève étaient contrôlés par les staliniens.
Etant donné qu’il ne nous appartient pas de forger
un plan qui vaille pour tous les temps à venir, et qu’un
pas en avant du mouvement réel des Conseils vaudra mieux
que douze programmes conseillistes, il est difficile d’émettre
des hypothèses précises quant au rapport des organisations
conseillistes avec les Conseils dans le moment révolutionnaire.
L’organisation conseilliste - qui se sait séparée
du prolétariat - devra cesser d’exister en tant qu’organisation
séparée dans le moment qui abolit les séparations
; et cela même si la complète liberté d’association
garantie par le pouvoir des Conseils laisse survivre divers partis
et organisations ennemis de ce pouvoir. On peut douter cependant
que la dissolution immédiate de toutes les organisations
conseillistes dès que des Conseils apparaissent, comme le
voulait Pannekoek, soit une mesure praticable. Les conseillistes
parleront en tant que tels à l’intérieur du
Conseil, et ne devront pas affirmer une dissolution exemplaire de
leurs organisations pour se réunir à côté,
et jouer aux groupes de pression sur l’assemblée générale.
Il leur sera ainsi plus facile et légitime de combattre et
dénoncer l’inévitable présence de bureaucrates,
d’espions et d’anciens jaunes qui s’infiltreront
ça et là. Tout autant, il leur faudra lutter contre
des Conseils factices ou fondamentalement réactionnaires
(Conseils de policiers) qui ne manqueront pas d’apparaître.
Ils agiront en sorte que le pouvoir unifié des Conseils ne
reconnaisse pas ces organismes ni leurs délégués.
Parce que le noyautage d’autres organisations est exactement
contraire aux fins qu’elles poursuivent, et parce qu’elles
refusent toute incohérence en leur sein, les organisations
conseillistes interdisent la double appartenance. Nous l’avons
dit, tous les travailleurs d’une usine doivent faire partie
du Conseil, du moins ceux qui acceptent les règles de son
jeu. On ne trouvera de solution que pratique au problème
de savoir si l’on acceptera de voir figurer dans le Conseil
« ceux qui ont dû être sortis hier de l’usine
le browning à la main » (Barth).
L’organisation conseilliste ne sera finalement jugée
que par la cohérence de sa théorie et de son action,
et sa lutte pour la disparition complète de tout pouvoir
resté extérieur aux Conseils, ou essayant de s’autonomiser
par rapport à eux. Mais pour simplifier tout de suite la
discussion, en refusant même de prendre en considération
une foule de pseudo-organisations conseillistes qui pourront être
simulées par des étudiants ou des obsédés
du militantisme professionnel, disons qu’il ne nous semble
pas que l’on puisse reconnaître comme conseilliste une
organisation qui ne comporterait pas au moins 2/3 d’ouvriers.
Comme cette proportion pourrait peut-être passer pour une
concession, ajoutons qu’il nous parait indispensable de la
corriger par cette règle : il faudrait que, dans toute délégation
à des conférences centrales où peuvent être
prises des décisions non-prévues par un mandat impératif,
les ouvriers constituent les 3/4 des participants. En somme, la
proportion inverse des premiers congrès du « parti
ouvrier social-démocrate de Russie ».
On sait que nous n’avons aucune propension à l’ouvriérisme,
sous quelque forme que ce soit. Il s’agit là d’ouvriers
« devenus dialecticiens », comme ils devront le devenir
en masse dans l’exercice du pouvoir des Conseils. Mais d’une
part, les ouvriers se trouvent être, encore et toujours, la
force centrale qui peut arrêter le fonctionnement existant
de la société, et la force indispensable pour en réinventer
toutes les bases. D’autre part, bien que l’organisation
conseilliste ne doive évidemment pas séparer d’elle
d’autres catégories de salariés, et notamment
des intellectuels, il importe en tout cas que ces derniers voient
sévèrement limiter l’importance suspecte qu’ils
pourraient prendre : non seulement en vérifiant, à
considérer tous les aspects de leur vie, s’ils sont
effectivement des révolutionnaires conseillistes, mais aussi
en faisant en sorte qu’ils soient, dans l’organisation,
aussi peu nombreux que possible.
L’organisation conseilliste n’acceptera de parler à
égalité avec d’autres organisations que si elles
sont d’une manière conséquente partisanes de
l’autonomie du prolétariat ; de même que les
Conseils auront à se défaire, non seulement d’une
prise an main par les partis et les syndicats, mais aussi bien de
toute tendance visant à leur reconnaître une place,
et à traiter avec ceux-ci de puissance à puissance.
Les Conseils sont la seule puissance, ou ne sont rien. Les moyens
de leur victoire sont déjà leur victoire. Avec le
levier des conseils et le point d’appui d’une négation
totale de la société spectaculaire-marchande, on peut
soulever la Terre.
La victoire des Conseils ne se place pas à la fin, mais
dès le début de la révolution.
René Riesel
P.S. Le texte ci-dessous, non signé, est extrait du n°11
de la revue Internationale situationniste (oct. 1967) :
Définition minimum des organisations révolutionnaires
(Cette définition a été adoptée par
la 7e Conférence de l’Internationale situationniste)
Considérant que le seul but d’une organisation révolutionnaire
est l’abolition des classes existantes par une voie qui n’entraîne
pas une nouvelle division de la société, nous qualifions
de révolutionnaire toute organisation qui poursuit avec conséquence
la réalisation internationale du pouvoir absolu des Conseils
Ouvriers, tel qu’il a été esquissé par
l’expérience des révolutions prolétariennes
de ce siècle.
Une telle organisation présente une critique unitaire du
monde, ou n’est rien. Par critique unitaire, nous entendons
une critique prononcée globalement contre toutes les zones
géographiques où sont installées diverses formes
de pouvoir séparés socio-économiques, et aussi
prononcée globalement contre tous les aspects de la vie.
Une telle organisation reconnaît le commencement et la fin
de son programme dans la décolonisation totale de la vie
quotidienne ; elle ne vise donc pas l’autogestion du monde
existant par les masses, mais sa transformation ininterrompue. Elle
porte la critique radicale de l’économie politique,
le dépassement de la marchandise et du salariat.
Une telle organisation refuse toute reproduction en elle-même
des conditions hiérarchiques du monde dominant. La seule
limite de la participation à sa démocratie totale,
c’est la reconnaissance et l’auto-appropriation par
tous ses membres de la cohérence de sa critique : cette cohérence
doit être dans la théorie critique proprement dite,
et dans le rapport entre cette théorie et l’activité
pratique. Elle critique radicalement toute idéologie en tant
que pouvoir séparé des idées et idées
du pouvoir séparé. Ainsi elle est en même temps
la négation de toute survivance de la religion, et de l’actuel
spectacle social qui, de l’information à la culture
massifiées, monopolise toute communication des hommes autour
d’une réception unilatérale des images de leur
activité aliénée. Elle dissout toute «
idéologie révolutionnaire » en la démasquant
comme signature de l’échec du projet révolutionnaire,
comme propriété privée de nouveaux spécialistes
du pouvoir, comme imposture d’une nouvelle représentation
qui s’érige au-dessus de la vie réelle prolétarisée.
La catégorie de la totalité étant le jugement
dernier de l’organisation révolutionnaire moderne,
celle-ci est finalement une critique de la politique. Elle doit
viser explicitement, dans sa victoire, sa propre fin en tant qu’organisation
séparée.
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