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L’expérience du Lycée autogéré de Paris : une pédagogie de l’autogestion.
Par Bernard Elman, professeur au LAP de Paris.
4e débat interactif de l’Adels
« Autogestion : que reste-t-il de nos amours ? »
mardi 07 décembre 2004 à l’Adels
Contribution n°04

L’expérience du Lycée autogéré de Paris : une pédagogie de l’autogestion.
Par Bernard Elman, professeur au LAP de Paris.

Origine : http://www.adels.org/rdv/autogestion/04_LAP_pedagogie_de_l'autogestion.rtf.

Puisque l’association Adels a eu la gentillesse de nous contacter, je me permets d’envoyer quelques fragments de contribution, ne disposant que de trop peu de temps pour faire mieux.

Militant autogestionnaire " déclaré " depuis Mai 1968, j’ai été instituteur, membre du mouvement Freinet de 1968 à 1972. Vivement intéressé par la question de la coopération avec les enfants, et par la question connexe de l’Autorité, j’ai lu avec beaucoup d’attention les ouvrages consacrés à la " Pédagogie Institutionnelle " et à l’ “ Autogestion Pédagogique ” dès cette époque.

Lors de mes études de mathématiques à Poitiers j’ai fait la connaissance de René Lourau en janvier 1973, puis d’autres membres du courant d’Analyse Institutionnelle…

Après avoir tenté avec un groupe d’enseignants d’obtenir l’ouverture d’un Collège Autogéré à Paris pour la rentrée 1982, sans succès, j’enseigne au Lycée Autogéré de Paris depuis la première rentréedans les sous-sol du Lycée François Villon (Paris 14ème) en septembre 1982.

Licencié en mathématiques avec un statut d’instituteur jusqu’en 1991-1992, j’obtiens un congé pour préparer le CAPES externe de mathématiques en 1992-1993 que je passe avec succès. Je fais un stage pratique d’une année dans un collège " ordinaire " en 1993-1994 avant de retourner au LAP à la rentrée 1994-1995.

Mon rôle au Lycée Autogéré ne se réduit pas à l’enseignement de “ ma ” matière, les mathématiques. Mais cela, c’est la règle au Lycée Autogéré.

J’ai soutenu en juin 1995 une maîtrise de Sciences de l’Éducation à Paris VIII. Dirigée par René Lourau, elle a pour sujet : institutionnalisation et questions de temps au lycée autogéré de Paris

J’aimerais en communiquer l’introduction et la conclusion même si le propos risque d’être difficilement compréhensible sans le cœur de ma maîtrise qui tente de rendre compte de la pratique au lycée autogéré, mais il est bien trop long pour être communiqué.

Je préfère soumettre deux textes beaucoup plus récents, le dernier ayant été l’objet d’un travail avec des élèves.


Bernard Elman Enseignant au Lycée autogéré de Paris


Introduction

Le despotisme se donne des airs de démocratie. Qui est dupe ? Seules changent les formes de la subordination du travail au capital.

Bien sûr ; mais cette question du changement des formes, de la transformation du mode de domination capitaliste, c’est aussi la question politique des formes de changement. Car cette transformation du système peut aussi bien le consolider qu’ouvrir la possibilité de son renversement.

Dominique Pignon et Jean Querzola, “Dictature et démocratie dans la production ”, Critique de la division du travail, Paris, Seuil, 1973, p. 105 et 106.



L’objet de ce qui va suivre, c’est de montrer des traces d’un processus en cours, la construction, l’invention du Lycée Autogéré de Paris.

A l’origine, il s’agissait sans doute d’essayer de repérer l’usage qui était fait de cet établissement par les participants à l’expérience durant l’année scolaire 1987-1988. Et spécialement de se poser une question somme toute assez simple - comment chacun gère-t-il son temps ?

Or cette année-là, une partie du mois de décembre et du mois de janvier a été consacrée à une remise en cause massive de l’Emploi du Temps, remise en cause qui a abouti à la mise en place d’une nouvelle grille n’ayant qu’un lointain rapport avec la précédente, grille qui elle-même a été rapidement mise en cause...

Le programme que j’espérais suivre présupposait une fixité des formes organisationnelles, et spécialement du “planning “des activités, que j’avais contribué à mettre en place et mésestimait les capacités instituantes du collectif dans lequel je me trouvais. Entreprendre une discussion sur le temps allait aboutir à la remise en cause radicale de l’outil (du cadre), faisant passer au second plan la recherche d’améliorations partielles du même outil. J’ai appris à mes dépens que le LAP était encore un lieu où l’on pouvait ignorer les préceptes d’une démarche plus positive : faire une enquête d’abord, dépouiller les résultats ensuite et éventuellement changer ce qui peut ou doit l’être. J’ai donc été surpris par ce qui est arrivé.

Et pourtant, non seulement j’avais contribué à mettre en place des dispositifs d’analyse interne, mais en plus je considérais que c’était à nous de construire les formes d’organisation dont nous sentions la nécessité.

Donc de l’enquête dans le cadre de l’Emploi du Temps nous sommes passés à la remise en cause de ce cadre. Ce qui a supposé d’y consacrer du temps, (et de l’énergie), et même de le planifier, ce temps !

Et dans quel cadre ou niveau nous trouvions-nous ?1

Rien moins que la mise en cause de la fatalité ! Autrement dit s’attaquer au poids que le passé pourrait avoir sur le présent, et encore plus sur le futur. Faire en sorte de retrouver l’ouverture du temps, et cela en essayant de voir en quoi il consiste ce “poids”. Et pour cela, participer collectivement, - professeurs et élèves -, à la construction et au maintien de ce qui s’appelle le Lycée Autogéré de Paris. C’est là que l’apport de l’Analyse Institutionnelle me semble incontournable2.

Il nous faut travailler et nous battre au jour le jour sur notre terrain, ne serait-ce que pour continuer à exister. Il faut tenir compte de l’environnement, et il faut arriver à voir au-delà ce qui peut garantir notre survie aussi bien qu’être fatal : les institutions et... l’état !

Se rendre acceptable, assimilable, en se reniant le moins possible, autrement dit en demandant aussi un effort d’accommodation de la part de l’extérieur.

Essayons dès à présent de donner un aperçu des enjeux, pour voir comment le Lycée Autogéré, peut espérer trouver sa place parmi les institutions existantes.

Prophétie de l’échec, échec de la prophétie (1)


Soit une institution dont une partie de la prophétie, c’est de dire que l’échec scolaire n’est pas une fatalité, prophétie partielle acceptée par l’état, et peut-être commandée par lui. Institution alternative donc, à l’autre (traditionnelle) qui “fabrique de l’échec”et tout aussi “étatique”(publique).

Postulons donc que l’école “traditionnelle”a pour prophétie de mettre un certain nombre de jeunes gens en “échec”, masquant ce programme derrière une sélection nécessaire et objective.

Les membres de cette institution “ alternative ”, payés pour faire échec à l’échec sont conduits à s’interroger sur le fonctionnement de cette prophétie invisible, pour éventuellement la déjouer. Or cette prophétie, qu’il s’agit de combattre, se présente comme un message complexe adressé à un individu en particulier. Pour donner un exemple, ce message passe, entre autre, par le dossier scolaire. Ce dossier consiste en une sorte de gestion du passé de l’individu, et l’accompagne, le marque dans sa scolarité, déterminant ensuite les comportements des enseignants, leurs préjugés

Les questions qui se posent à nous sont alors les suivantes :

- à quelles conditions, valables peut-être dans ce cas unique, - le LAP -, peut-on combattre avec quelque efficacité, cette fabrication d’êtres stigmatisés ?

- comment faire pour que la solution choisie ne se réduise pas à une distribution de calmants, mêmes idéologiques, qui pourraient faire que chacun, acceptant son destin, pourrait prétendre l’avoir choisi ?

C’est là qu’intervient une prophétie à un second niveau à rapprocher des méthodes modernes de management : c’est possible dans un établissement “ autogéré ”. On l’aura compris donc, il s’agit bien ici de rendre compte de la possibilité qui a été offerte et saisie par un groupe d’enseignants, d’institutionnaliser une expérimentation sociale. Expérimentation dont l’hypothèse centrale est la suivante : un travail en équipe est rendu possible lorsque les liens avec la hiérarchie classique sont largement assouplis, et lorsque des moyens suffisants sont accordés : un lieu, de la durée, des crédits, des libertés, et le pouvoir de se coopter.

A ce propos, il serait intéressant de connaître les références et les appartenances des acteurs du Ministère qui ont permis l’ouverture du LAP. Et de regarder de plus près la savante construction juridique,- en fait une inexistence de statut -, qui a permis de faire apparaître du temps, de la durée pour l’expérience.

Au départ, nous étions crédités de trois ans, ce qui n’est pas si mal, et ensuite, nous n’avons aucune garantie tant que nous n’avons pas de statut.

Et là intervient la gestion du passé du LAP, de son histoire.

Le temps futur, l’avenir accordé s’achète en partie par des rapports d’évaluation, et/ou d’auto-évaluation3. Il dépend de l’histoire passée et du récit qui en est fait : ainsi, en 1987-1988, il faut rédiger un rapport d’auto-évaluation4. En 1988-1989, deux inspecteurs généraux émettent des réserves quant à notre place dans l’Education Nationale : pourquoi pas la justice ? les Affaires Sociales ? En 1992-1994, trois inspecteurs généraux sont particulièrement élogieux. Alors ? Les locaux du lycée autogéré intéressent fortement l’Université d’Assas qui compte bien, - dans un premier temps -, en prélever quelques morceaux.

Un certain nombre de phénomènes dont le LAP est le siège relève à coup sûr de cette précarité, conjuguée avec le peu d’espoir dont font preuve les adolescents qui le fréquentent.

L’un des enjeux cruciaux, pour les membres de l’équipe qui participent à cette expérience c’est bien de faire croire à un avenir, de tenir, de gagner du temps.

S’institutionnaliser

S’institutionnaliser, c’est acquérir une forme matérielle, c’est faire retour vers ce qui était nié par les forces instituantes du groupe ou du mouvement, c’est emprunter aux formes et aux normes instituées afin d’exister comme institution. Mais ce retour, cet emprunt n’est pas forcément régression et trahison du projet : il s’agit d’une reprise de l’institué en tant qu’il a été nié par l’instituant, et d’une négation de l’instituant en tant qu’il a été lui-même nié par l’institué(...)4 5.

S’institutionnaliser, c’est donc se faire une place, et c’est aussi acquérir des formes stables, et faire en sorte de les conserver. Comme il s’agit avant tout de vie collective, on comprendra que les “ moments ” évoqués ci-dessus par Georges Lapassade et René Lourau sont à l’œuvre continuellement et simultanément dans l’histoire du Lycée autogéré. Il semble donc utile d’en montrer le fonctionnement quotidien, et c’est pourquoi j’ai pris des notes ou recueilli des documents tout au long d’une année scolaire aidé en cela par les membres du LAP qui les produisent. Qu’ils en soient ici remerciés. En particulier, les réunions d’équipe ont été très fréquemment suivies de compte-rendus publiés et distribués.

Gestion du présent

Je me suis petit à petit limité à ce qui fait sans aucun doute l’originalité de ce lieu, la participation souhaitée, de tous à sa gestion, à sa construction et à son maintien. Et ce que l’on est en droit de se demander, c’est la chose suivante : est-ce supportable ? Autrement dit, peut-on tenir longtemps ? Si oui, à quel prix ?

La fatigue et la lassitude sont des contraintes très importantes, et c’est une raison pour laquelle il m’a paru nécessaire de parler du Temps : la mise en place de procédures fixes, la “ routinisation ” ou la rationalisation, - comme on voudra -, ont certainement à voir avec ce besoin de résister. Ce n’est sans doute pas par hasard si ce qui s’appelle “ maintenant ” évoque la difficulté, l’effort.

L’étude de l’année scolaire 1987-1988 à cet égard est édifiante : on a assisté à un processus d’emballement dans de nombreux domaines, au point que des collègues ont pu se déclarer tout simplement épuisés. Je tiens à donner un aperçu de la tâche à surmonter, quotidiennement, pour maintenir un espace-temps qu’on appelle le présent.

Pour en revenir au langage de la gestion, cette expérience a un coût, et la fatigue des uns et des autres en fait partie. Mais qu’en est-il des intentions ? Ne faut-il abandonner certains principes en cours de route ? S’installer dans la durée, pose bien entendu le problème des compromis, donc de l’échec de la prophétie.

Prophétie de l’échec, échec de la prophétie (2)

Voilà abordée la question d’une prophétie à un niveau supérieur, le dernier.

Celle qui postule l’échec de la prophétie.

C’est à partir de la lecture du livre de W. Mühlmann, Messianismes révolutionnaires du Tiers Monde que René Lourau énonce ce qu’il nomme Effet Mühlmann :

“ L’institutionnalisation d’un mouvement social (religieux, politique, esthétique, etc.) est fonction de l’échec de la prophétie “qui donnait son contenu et sa force au mouvement (...) ”5

ou : “le simulacre de réalisation du projet initial accompagne forcément l’échec de ce projet ”6.

En admettant que la prophétie puisse être simplement signifiée, la diversité des déterminations particulières, sans oublier les capacités qu’ont les être humains d’inventer et d’agir, fait que lorsqu’on a annoncé l’échec de la prophétie, - ce qui du reste ne doit pas être trop difficile à prévoir -, on est loin d’avoir tout dit.

A l’échelle humaine, on sait qui sera vainqueur dans cette lutte contre ou avec le destin : la mort est au bout du chemin(et c’est même ce qui ferait la valeur de toute chose en ce bas monde). L’essentiel, c’est de participer ?

En attendant, il faut bien vivre, au risque de s’institutionnaliser soi-même. Risque préférable à celui de l’auto-dissolution finale. Et destin tellement général, tellement universel, qu’il laisse la place à beaucoup de variantes.

Et si l’on néglige le temps que met cet échec pour devenir évident, on risque de trouver là un alibi commode pour conserver le statu quo.

Si l’on oublie d’expliquer, de déplier ce qu’il y a derrière comme ensembles de procédures, de pratiques articulées, sans doute situées et datées, on risque de tomber dans l’essentialisme le plus creux.

Plus intéressant, si on s’intéresse à l’histoire de cet échec, de cette institutionnalisation, peut-on comprendre ce qui se passe et en tirer autre chose qu’une jouissance intellectuelle ? S’autoriser à agir, à lutter contre ?

Ce destin lui-même, qu’il soit le lot d’un individu, d’un groupe... d’un Etat, peut-il être combattu grâce à la connaissance de lois ou d’effets divers, y compris ceux qui se trouvent dans les ouvrages de l’Analyse Institutionnelle7 ?

Mettre en échec cette prophétie, lutter contre l’irréparable, en construisant des dispositifs pour l’analyse fait partie de la prophétie du LAP.

Ce projet a sans doute des aspects illusoires, thérapeutiques voire anesthésiants avoir toujours du temps devant soi, des possibilités non actualisées... Cependant l’espoir fait vivre !

Le LAP donc accepte voire revendique de se situer dans une perspective réformiste !Et l’institutionnalisation apparaît comme un processus nécessaire, accepté comme tel. Ce n’est pas un stade terminal

Décrire ce processus, c’est raconter une histoire, décrire des échanges, pas forcément se livrer à une agression, pour faciliter la dissection... qui on le sait n’éclaire pas beaucoup sur le fonctionnement du vivant.

(…)

Conclusion

(…)

C’est au printemps 1995 que j’essaie de mettre un terme provisoire à ce travail. C’est en 1985, à l’occasion de la rédaction d’un mémoire du groupe des quinze, que j’ai défini le plus clairement possible ce qu’était le Lycée Autogéré de Paris : “ L’effet Pygmalion conjugué avec l’effet Hawthorne pourrait permettre de combattre efficacement l’effet Saint-Matthieu ”, et c’est au début de l’année scolaire 1987 que j’ai fixé le sujet de mon mémoire : “ La gestion du temps et ses liens avec la vie d’un enseignant d’un centre expérimental appelé : Lycée Autogéré de Paris ”. C’est à la fin du mois d’août 1988 que j’ai pris la décision d’arrêter ce travail, mais peut-être de le poursuivre par d’autres moyens : participer à l’élaboration du projet d’établissement. Et c’est à la mi-janvier 1994 que je m’y suis remis !

Voulant rendre manifeste la situation dans laquelle j’écris, et donner un aperçu de mes implications, je risque d’embrouiller le droit fil de la chronologie, et par la même perdre le destinataire éventuel dans ma quête de la vérité : le temps passe et la situation change !

Pourtant, je me dois d’assumer cette gestion du temps de la narration, narration dans laquelle je figure au titre de témoin, et pas seulement de témoin. Si ce que j’ai dit et/ou écrit à l’époque ou avant, a eu une influence sur la situation vécue collectivement, je me crois obligé de le signaler.

Et au fond, si j’hésite souvent à le faire, c’est que je ne vois pas trop où le procédé doit s’arrêter :

il suffit de mettre au passé la proposition écrite en italique pour faire apparaître une figure encore plus compliquée, et montrer que l’image maintenant familière de la mise en abîme est insuffisante pour rendre compte de la complexité des récits, et finalement de la mémoire.

Et le temps du récit n’est pas le seul à poser problème lorsqu’on veut écrire en espérant être lu.

On peut se poser la question de la lisibilité à travers celle de la maîtrise de l’écriture, ce que je ne manque pas de faire, en la mettant en doute assez souvent.

Et pour chercher à l’accroître, on peut s’évertuer à “ rendre ” le contexte le plus présent possible, pour le destinataire absent.

Mais comment s’y prendre lorsqu’on sait qu’un certain nombre des destinataires étaient là au moment des événements relatés, et que ce récit va participer à une construction collective de la mémoire ? Comment s’y prendre dès lors qu’il risque de déboucher sur un vrai présent ?

Ne faut-il pas voir dans cet “ acte d’énoncer, de produire un ensemble de signes linguistiques8 ” une sorte d’acte illocutoire9 ? Le seul fait d’énoncer change ma position vis-à-vis des autres, aussi bien qu’en disant : “ Je promets, je jure ” ou “ Excusez-moi, pardon ”, même si le contenu de mes propos est bienveillant, contrairement à ce que l’on a pu entrevoir plus haut, de la part d’autres personnes10.

La mise sur le papier d’une succession de réunions de professeurs, ce rangement d’une activité vivante en mémoire morte, pourrait aboutir à la définition de nouvelles tâches à accomplir, à la définition de nouvelles procédures “ efficaces ”, à une rationalisation de nos efforts.

Par conséquent, il se pourrait bien que ce présent travail ait pour effet d’accélérer l’institutionnalisation de l’expérience LAP, à une époque où l’on s’achemine vers l’obtention d’un statut, et où, simultanément l’installation de l’Université d’Assas menace le lycée dans son intégrité territoriale.


Echec de la prophétie

On connaît maintenant le triangle “ dialectique ” groupe de travail, groupe de base, groupe d’action. L’isomorphisme avec le triangle suivant, compétence, engagement, efficacité est patent. On peut alors entrevoir le devenir de cette expérience comme suit : il y a urgence11 (le temps intervient de cette façon) et des normes déjà là, avec des gens qui les connaissent... ou qui se spécialisent.

Ou bien l’on était compétent avant, ou bien on l’est devenu. Dans les deux cas, il est difficile de reproduire l’expérience, au sens expérientiel du terme.

Alors, on est conduit à envisager une division du travail : non seulement faire faire le ménage par une entreprise extérieure, mais confier les comptes à un comptable, et l’administration à un administratif... etc.

L’efficacité, la rationalité par rapport à certaines fins en serait obligatoirement accrue. Certains membres de l’équipe pourraient crier à l’abandon de principes fondamentaux, ce faisant, ils oublieraient l’engagement, la surimplication qu’exige le maintien de ces principes.

L’Effet Mühlmann

Revenons à l’Effet Mühlmann.

, ,L’effet Mühlmann, habituellement décrit en termes de “ récupération ” ou “ d’intégration ”, désigne le processus par lequel des forces sociales ou marginales, ou minoritaires, ou anomiques (ou les trois à la fois) prennent forme, sont reconnues par l’ensemble du système des formes sociales déjà là. L’institué accepte l’instituant lorsqu’il peut l’intégrer, c’est-à-dire le rendre équivalent aux formes déjà existantes12.

Si le terme de récupération n’est que rarement prononcé, la volonté d’être toujours “ différent ”, de travailler “ autrement ” est toujours affirmée. Le lycée autogéré ne peut pas être identique à un autre lycée. Mais le fait qu’il subsiste encore ne signifie-t-il pas qu’il est pour le moins équivalent à d’autres institutions (établissement), que la prophétie a échoué, ou qu’en une sorte de double jeu, on l’aurait laissé entendre au commanditaire ?

L’annonce de l’échec de la prophétie, prophétie elle-même comme je l’ai signalé en introduction13 pourrait avoir pour effet l’arrêt immédiat de toute tentative, au nom du refus d’une récupération irrémédiable, d’un renforcement de l’institué étatique toujours vainqueur. Cette annonce risque de faire l’impasse sur l’apparition de formes nouvelles, ou tout au moins sur la recombinaison de formes anciennes, et emprunter elle aussi à la pensée héritée.

Et cette critique d’aujourd’hui, s’adresse en 1995, davantage à des collègues du terrain, à des militants politiques entrevus ici ou là, qu’à René Lourau ou à Georges Lapassade14... en 1977.

Mettre en cause cet échec annoncé, c’est donc changer l’ordre des moments de la dialectique de l’institution.

Dialectique de l’institution

Du point de vue du pouvoir “ traditionnel ”, il est “ naturel ” de voir le processus d’institutionalisation sous la forme suivante : institué-universel, instituant-particularité, singularité-institutionnalisation.

Là où je me situe, j’inverse les deux premiers termes, ce qui me semble mieux correspondre à notre vécu expérimental... et à une explication de la dialectique. Disons qu’on peut se faire une idée du projet de départ, dans son “ universalité ”, et qu’à partir de là, on peut se demander comment ça se passe concrètement.

Le passage du projet (du programme ?) à l’installation dans la durée concrète, l’institutionnalisation, ne s’effectue pas sans heurts. De notre point de vue à nous, le moment de la positivité est bien le moment instituant. Dans la particularité, nous rencontrons le déjà-là, l’institué qui contrarie notre projet, et dans le moment de la singularité, dans l’action, nous faisons avec...

Cela me semble correspondre à ce que nous vivons, lorsque nous “ redescendons sur terre ” pour réaliser nos rêves. Cela me semble correspondre à ce que l’on sait des mouvements qui annoncent la fin du monde, et à leur lutte contre l’échec de la prophétie, lutte qui a amené Léon Festinger à élaborer sa théorie de la dissonance cognitive15...

Et si l’institué c’est... l’Etat, il faut se rappeler qu’il y a eu de grandes hésitations au début des années quatre-vingts, au point qu’ici ou là, on a pu parler d’Etat instituant ! L’Etat qui s’oppose au changement peut le prôner tout à la fois, ce qui n’est pas sans conséquences sur le fonctionnement de l’école, et ce qui n’est pas sans conséquences non plus sur les recherches à mener sur ce “ pur concept ” !

Ces considérations me ramènent à l’étude des conditions de possibilités d’une telle expérience. Je devrais revenir sur les divers grands rapports publiés au début du premier septennat de François Mitterand, sur ce que l’on pourrait considérer comme des exhortations venues d’en haut à faire ce que nous avons fait, ce que nous faisons peut-être encore. Me demander pourquoi on nous a donné du temps, de l’argent et de la liberté, me demander si la fin était au début, et si nous avons échoué. Le travail que j’ai accompli a-t-il seulement mis en lumière une ou plusieurs prophéties ? Je me rends compte que je n’en suis qu’au début, et que je me dois encore d’étudier Max Weber, et le concept d’activité rationnelle par rapport à une fin.

Le but et le chemin.

Dans un projet sur le papier,- projet de collège autogéré à Paris -, nous affirmions vouloir nous intéresser davantage au processus qu’au produit. Dans le projet d’établissement du LAP (avril 1990), à la rubrique intitulée “ A propos des lois et des règlements ”, nous écrivons

Si nous reconnaissons que les valeurs imposent de faire un choix entre les moyens, nous insistons sur le fait que le chemin suivi a autant d’importance que le but à atteindre.

Des amis, membres de l’équipe du lycée de Saint-Nazaire, m’ont beaucoup répété cette maxime dont je ne connais pas l’auteur : “ Le but, c’est le chemin ”. Avant de clarifier le concept de projet-de-monde,- encore un travail entrepris et délaissé -, j’étais tracassé par une idée simple : le but c’est le but, le chemin c’est le chemin. D’ailleurs, dans le LAP où l’on attache de l’importance aux productions achevées, il est difficile d’affirmer autre chose. On écrit une pièce de théâtre, on la monte... et on la joue. Négliger le moment de la représentation est un scandale, et si par malheur cela arrive, cela ne se passe pas bien.

Quant à dire que le but, c’est l’apprentissage, cela peut relever de la condescendance ou du déni... Bref, on pourra se référer aux ouvrages de John Dewey pour entrevoir une partie de la philosophie de l’expérience. Ce qui nous ramène aux buts, à la relativité phénoménologique, ou encore aux niveaux hiérarchiques.

Succès de la prophétie

L’effet Hawthorne nous vient de l’industrie. Ecoutons ce que nous en dit C. Wright Mills :

Dans les industries modernes, le travail s’inscrit dans une hiérarchie : il y a une norme d’autorité, et, vue d’en bas, une norme d’obéissance.{...}.

On ne peut donc comprendre les problèmes du “ moral ” sans faire appel au pouvoir, ce facteur que manient si timidement les experts en rapports humains.

Puisque les usines, après tout, sont des lieux où l’on travaille et où l’on noue également des rapports humains, nous définirons le “ moral ”, et selon des critères subjectifs, et selon des critères objectifs. Subjectivement, il signifierait qu’on est prêt à faire le travail que l’on vous demande, et qu’on est prêt à le faire avec bonne humeur, voire avec plaisir. Objectivement, il signifierait que le travail est effectivement accompli ; qu’un maximum de besogne est abattu dans le minimum de temps, avec le minimum de tracas et au prix minimum. Par conséquent, dans une usine américaine moderne, le moral implique l’obéissance joyeuse de l’ouvrier, et, du point de vue de la direction, une besogne rondement menée16.

Alors succès de la prophétie ? Certainement, si le but à atteindre est de garder à l’école des jeunes dont on ne sait pas trop ce qu’ils feraient en dehors. Admettons provisoirement que ce soit bien le cas, et interrogeons-nous sur les conditions de cet éventuel succès.

Des êtres humains peuvent-ils lutter pour imposer ou maintenir leur conception des rapports humains, et oublier simultanément ce qu’ils font d’autre ?


Pont de la rivière Kwaï.

L’abîme infranchissable que certains regards voient creusé entre l’âme occidentale et l’âme orientale n’est peut-être qu’un effet de mirage. Peut-être n’est-il que la représentation conventionnelle d’un lieu commun sans base solide, un jour perfidement travesti en aperçu piquant, dont on ne peut même pas invoquer la qualité de vérité première pour justifier l’existence ?

Peut-être la nécessité de “ sauver la face ” était-elle, dans cette guerre, aussi impérieuse, aussi vitale, pour les Britanniques que pour les Japonais ? Peut-être réglait-elle les mouvements des uns, sans qu’ils en eussent conscience, avec autant de rigueur et de fatalité qu’elle commandait ceux des autres, et sans doute ceux de tous les peuples ? Peut-être les actes en apparence opposés des deux ennemis n’étaient-ils que des manifestations différentes mais anodines, d’une même réalité immatérielle ? Peut-être l’esprit du colonel nippon, Saïto, était-il en son essence analogue à celui de son prisonnier, le colonel Nicholson17 ?

C’est du Japon qu’on a voulu importer les “ Cercles de qualités ”, et c’est aux japonais que revient le mérite d’une autre leçon, dans ce qui n’est sans doute qu’une fiction : le colonel Nicholson, “ vivant symbole de la tradition britannique ” met toute son énergie pour mener à bien la construction du pont de la rivière Kwaï, dès lors que sa conception du commandement et de la qualité sont acceptés par les japonais.

Finalement le pont est construit, bien construit, et les “ alliés ” ne parviennent pas à le faire sauter18, ils s’enfuient, non sans avoir tué le colonel lui-même, qui s’opposait à ce que le pont soit détruit. La prophétie de départ, construire le pont sur la rivière Kwaï, a été réalisée !

A travers cette histoire, Pierre Boulle nous montre qu’il y a des hiérarchies, qu’il y a plusieurs points de vue, et qu’il aurait fallu une “ intelligence supérieure ” pour “ flairer le véritable ennemi dangereux ; comprendre que cette vénérable ganache ne pouvait pas laisser détruire son ¦uvre. ” Il nous montre que chez un homme aussi civilisé que le colonel Nicholson, l’idéal humain du “ travail bien fait ” contribue à une méconnaissance totale de la situation. Méconnaissance qui n’est pas sans lien avec ce que René Lourau nomme Effet Weber.


Effet Weber

C’est après un long développement sur l’activité communautaire, important pour une théorie de l’institutionnalisation, que Max Weber19 écrit ceci :

Le progrès que l’on constate dans la différenciation et la rationalisation sociales signifie donc, sinon toujours, du moins normalement quand on considère le résultat, que dans l’ensemble, les individus s’éloignent de façon croissante de la base rationnelle des techniques et des règlements rationnels qui les concernent pratiquement et que dans l’ensemble, cette base leur est d’ordinaire plus cachée que le sens des procédés magiques ne l’est au “ sauvage ”.

La rationalisation de l’activité communautaire n’a donc nullement pour conséquence une universalisation de la connaissance relative aux conditions et aux relations de cette activité, mais le plus souvent elle aboutit à l’effet opposé. Le “ sauvage ” en sait infiniment plus des conditions économiques et sociales de sa propre existence que le “ civilisé ” au sens courant du terme, des siennes. (...)20.


Retenons de cette confrontation que Pierre Boulle, après Max Weber, nous montre l’intérêt d’aborder les entreprises humaines sous divers points de vue, en essayant de les remettre en perspective. Ce qui, soit dit en passant, est une façon de reconnaître l’importance de l’espace et de la synchronie, et qu’il y a moins d’aliénation là-dedans qu’à vouloir hypostasier, autonomiser le moment du devenir, même s’il est plus agréable pour tout le monde, de prendre du bon temps.


Pédagogie socianalytique

J’espère que cette tentative, qui consiste à chercher à se situer, à sonder la profondeur de nos institutions, apparaît en filigrane. Car la lutte contre l’Effet Weber fait bien partie de notre prophétie à nous.

Ce que je n’ai pas dit encore ouvertement, c’est que j’ai fait mien le programme énoncé par R. Lourau à la fin de son ouvrage, “ L’illusion pédagogique21 ”, qu’il a qualifié de pédagogie socianalytique : lutter contre l’oubli dans deux domaines apparemment séparés, le Droit, et la Science.

Ce que je n’ai pas dit non plus, et qui relève de mes implications épistémologiques22, c’est que la lutte contre l’Effet Luckacs23, alors que je suis professeur de mathématique fait partie depuis longtemps de mes projets. Ecoutons René Lourau :

Lukacs montre que ce qui rend problématique la connaissance, ce n’est pas seulement sa négativité (laquelle constitue “ l’embrayeur ” de tout processus dialectique}, mais aussi et d’abord sa positivité.

Plus une science devient formalisée, quantifiée, cumulative, et plus elle s’éloigne de son “ substrat de réalité ”, c’est-à-dire des conditions sociales de son apparition et de son développement. Cela ne signifie pas que les connaissances peu formalisées, peu quantifiables, peu ou pas cumulatives (par exemple les sciences sociales) seraient du même coup plus près du réel : en fait elles sont plus proches de... l’idéologie du réel.

On a donc un éventail de connaissances qui va du savoir le plus “ idéologique ”, le plus déterminé par ses conditions sociales d’apparition, d’élaboration, de conservation, de transmission, d’application, de contrôle, de sanction, au savoir le moins “ idéologique ” et le plus aveugle sur ses conditions d’apparition, d’élaboration, etc.

Ce programme, qui relève d’une évaluation certes, ne doit pas apparaître comme une échappatoire : le lycée autogéré n’a pas été créé pour ça, pas plus qu’il n’a été créé pour lutter contre l’échec scolaire. Pour hasarder un jeu de mots : la fin ne se découvre-t-elle qu’à la fin ? La généalogie n’épuise pas tous les cas de figure.


Echec d’une prophétie

La littérature sur l’autogestion montre à l’envie que la prophétie “ lycée autogéré ” invite à des activités diverses et variées ! Ce qui s’énonce clairement ne se conçoit pas bien pour autant. Bref, il est difficile de juger de l’échec d’une tentative qu’on a du mal à définir. On s’éloigne de la pédagogie par objectifs ! Il faut du courage pour oser s’intéresser quand même à cet échec.

On ne peut qu’examiner plusieurs prophéties, certaines affichées au départ, certaines révélées, dévoilées, d’autres inventées en cours de route, d’autres encore infléchies, d’autres enfin attribuées pour la commodité de la compréhension : tout se passe comme si, diraient les physiciens, et si j’ai bien compris, Max Weber avec eux.


Instituant, institué

Alors que le concept d’institution a été théoriquement étudié sous toute ses formes, et qu’il a été montré combien il était problématique, il me semble que d’autres concepts ont été relativement épargnés par la critique dialectique, comme celui d’instituant et d’institué. Il est possible que dans ma quête de mode d’emploi, je ne tombe que sur des considérations rapides, ou que je ne vois plus très bien comment utiliser ces termes. Je suis saisi de vertige à la pensée que je pourrais repérer trois moments dialectiques dans chacun de ces concepts24, vertige d’autant plus important que l’opération me paraît digne d’intérêt, en ce qu’elle permettrait de mieux saisir la “ réalité ”. Il y aurait de l’institué dans l’instituant, et de l’instituant dans l’institué. Et que dire du moment de la singularité ?

Y a-t-il des instituants, des institués ? Ou pour reprendre cette phrase, relevée au moment de la création de la mutuelle,- les gains d’ailleurs sont les non-gains d’ici -, ne peut-on dire que l’instituant d’ailleurs est l’institué d’ici ?

Et réciproquement ?


L’équivalence entre Ecole et MJC

“ L’institué accepte l’instituant lorsqu’il peut l’intégrer, c’est-à-dire le rendre équivalent aux formes déjà existantes25 ” écrivait R. Lourau en 1973.

Le principe d’équivalence qui préside à l’institutionnalisation mérite d’être examiné de près. Qui dit équivalence, dit différences que l’on oublie, mais qui ne sont peut-être pas négligeables.

C’est ainsi que j’aimerais comparer deux sortes d’établissement : l’Ecole (le lycée) et la Maison des Jeunes (ou : de la Culture et des Loisirs). Et deux sortes de temps sociaux26 : le temps de travail et le temps libre.

J’aimerais de plus préciser que ces deux sortes de temps ne se trouvent pas forcément où l’on croit.

A ce titre, le LAP me semble exemplaire. Il descend en quelque sorte de l’expérience de Marly le Roi. Rappelons brièvement qu’il s’agissait de se préparer à quelques-uns, avec l’aide de bénévoles, au baccalauréat dans les locaux d’une MJC ! Pourquoi en effet ne pas considérer une MJC comme une Ecole ? On y reconnaîtra le mouvement croissant de scolarisation de la société.

Au bout d’un certain temps, l’Ecole (de Marly) est entrée en conflit avec la MJC du Chenil qui l’hébergeait. Et finalement l’Ecole (parallèle) a été hébergée dans deux salles de classes de l’Education Nationale. Ajoutons que l’Ecole a été en même temps rattachée au LAP qui lui même était rattaché au lycée François Villon puis au lycée Paul Valéry :

(...)Avec le conflit ouvert, le directeur de la MJC a carrément menacé le groupe d’expulsion. Cela, ironie amère, afin de mettre dans le local ainsi libéré un stage de réinsertion sociale.

(...) On pourra penser qu’on a ici un peu trop insisté sur ce conflit. C’est qu’il nous a fortement surpris, car tout, au départ, portait à croire que l’Ecole et une structure telle que la MJC, réputée libérale, voire même laxiste, avaient toutes les chances de s’entendre. Cependant, il s’avère à l’usage que la MJC est très attachée à son pouvoir de contrôle et d’organisation, et qu’elle voit d’un très mauvais ¦il les gens qui fonctionnent de façon absolument autonome, c’est-à-dire sans elle27 (...)

Le mouvement inverse, nous le vivons au LAP : transformation de l’Ecole en maison de la Culture et des Loisirs. Principe de libre-fréquentation, mise en question de la notation, réalisation de productions, recherche d’auto-financements, etc... : cela signifie-t-il pour autant que le principe d’équivalence est remis en question ? La réponse est loin d’être immédiate.


Le temps et la valeur

Comme le rappelle Roger Sue28, à la suite de Jean Baudrillard : “ (...)L’on voit bien que le principe d’économie et de productivité du temps, du temps comme valeur en soi, se transpose également dans le temps libre. (...) le temps de la consommation est soumis aux mêmes rythmes, aux mêmes principes d’économie et de rentabilité du temps que celui de la production. Ce qui n’est guère étonnant si l’on conçoit que ce sont les deux faces d’un même système, le système productiviste. ”

Actuellement, la lecture des journaux,- au hasard le Monde29 du Mercredi 19 avril 1995 -, laisse entendre nettement(?) que l’apparition du Temps Libre est vécue comme un drame, et, imperceptiblement, qu’une solution passe par la transformation de toute activité en activité rémunérée. Ce qui serait le triomphe de la Valeur d’Echange30.

Il conviendrait de revisiter notre expérience à la lumière de ces considérations : crise du temps, crise du travail, lutte de la valeur d’usage contre la valeur d’échange. Sans oublier l’omniprésence de deux idéologies : la libérale et la scientiste. Sans oublier la réapparition des questions religieuses, spécialement dans ses liens avec notre travail.



Les vendredi 31 mai, samedi 1er et dimanche 2 juin 2002 le Lycée Autogéré de Paris fêtera ses vingt ans



La vingtième année scolaire du Lycée Autogéré de Paris s’achèvera aux vacances d’été. Et le Lycée Autogéré de Paris fêtera son vingtième anniversaire avec un peu d’avance les vendredi 31 mai, samedi 1er et dimanche 2 juin 2002.

Cette fête a été proposée de manière insistante par quelques élèves et elle a été programmée après avoir été décidée démocratiquement par l’ensemble de notre collectivité.

Notre fête devrait être l’occasion :

* de présenter diverses réalisations, en association avec d’anciens élèves ;

* de nous interroger sur nos actions et nos difficultés à travers divers ateliers ;

* d’associer des partenaires extérieurs qui accompagneraient nos échanges ;

* de réfléchir avec des gens désireux de s’engager dans un processus de transformation de l’école.



Les discussions préliminaires ont montré qu’il y avait une forte envie de faire la fête, que des spectacles seraient prêts pour l’occasion, et que d’anciens élèves comptaient bien s’associer activement à la réussite de l’entreprise. Elles ont témoigné de l’envie de se rassembler pour réfléchir ensemble, d’un désir de s’ouvrir sur l’extérieur et de rencontrer des gens qui aspirent à autre chose en matière d’instruction et d’éducation, de l’envie de revisiter l’histoire particulière de ce lieu.

Les hasards du calendrier font que cette manifestation se produira au lendemain de l’élection présidentielle de 2002 et à la veille des élections législatives… ce qui permet de remettre en mémoire à ceux qui l’auraient oublié l’influence de ceux qui nous gouvernent sur les réponses qui peuvent être apportées à un certain nombre de problèmes de société et de leur rappeler comment un espace de liberté original peut naître d’une décision politique.

La création du Lycée Autogéré de Paris doit énormément à ce que l’on a appelé l’état de grâce provoqué par l’arrivée de la gauche au pouvoir à l’issue des élections présidentielles de 1981.

Le Lycée Autogéré de Paris a ouvert ses portes à la rentrée 1982 dans les sous-sols du lycée François Villon à Paris (14ème) .

C’est l’un des quatre établissements expérimentaux ouverts par le Ministère “ Alain Savary ”, les autres étant : le Lycée Maritime d’Oléron, le Collège Lycée d’Hérouville Saint-Clair, le Centre Expérimental de Saint-Nazaire. Ce dernier avait bénéficié d’une ouverture anticipée, à la suite de la “ lettre au camarade Savary ” rédigée et expédiée par Gabriel Cohn-Bendit, et bien reçue par le principal destinataire.

Rappelons-nous l’action du ministère Savary, action assez rapidement mise en cause lors d’une “ guerre scolaire ” dans laquelle s’affrontaient les partisans de l’école privée et les partisans de l’école publique, et action combattue fermement par les adeptes du retour aux “ vraies valeurs ” de l’école, adeptes que l’on retrouvera plus récemment dans un combat contre d’autres réformateurs, combat présenté à tort comme celui des républicains contre les pédagogues.

Le contexte de la fondation peut être évoqué en quelques lignes :

* François Mitterand est élu président de la République ;

* des problèmes surgissent dans certaines banlieues (les Minguettes...) ;

* Bertrand Schwartz publie un rapport sur l’insertion des jeunes ;

* l’organisation du travail semble remise en cause dans les médias, on parle de “ Cercles de qualité ” ;

* l’inquiétude grandit face à la montée du chômage et à la “ naissance ” d’une société duale ;

* les collèges voient leur fonctionnement remis en cause à travers la réforme initiée par Louis Legrand …



La création de quatre établissements “ expérimentaux ” il y a vingt ans n’est pas l’œuvre du seul Ministère. Cette création doit beaucoup à des mouvements enracinés dans la pratique “ de terrain ” et à quelques personnalités qui ne faisaient pas partie de l’appareil d’état.

Ainsi la fondation du LAP31 a-t-elle été l’œuvre d’enseignants et de jeunes en rupture avec le système éducatif. L’initiateur, Jean Lévi, avait animé une école parallèle d’une vingtaine d’élèves, dans les locaux d’une MJC32, dès 1977, et rêvait d’une école sans élèves ni professeurs, mais avec des intervenants, et des usagers. C’est lui, semble-t-il, qui a eu l’audace d’appeler cet établissement “ Lycée Autogéré ”. À la même époque une autre équipe composée uniquement d’enseignants tentait d’obtenir l’ouverture d’un “ Collège Autogéré ” dans le XXème arrondissement de Paris, projet finalement refusé par le ministère.

L’ensemble des enseignants faisait partie de la mouvance autogestionnaire, même si certains étaient des “ convertis ” de fraîche date ! Remarquons que la référence à l’autogestion était beaucoup plus politique que strictement pédagogique. Ajoutons que cinq enseignants qui ont fait partie du projet de “ Collège Autogéré ” sont toujours membres de l’équipe du Lycée Autogéré, équipe qu’ils ont rejoint relativement rapidement.

Il était clair dans l’esprit de la plupart des enseignants qu’ils allaient participer à une expérience d’autogestion de l’équipe et par l’équipe. Il était clair que le modèle historique de cette autogestion était fourni par la coopérative dont les cadres ont été formulés au siècle dernier par des ouvriers qui refusaient l’exploitation et la misère.

Il était tout aussi clair que cette autogestion qui devait s’inscrire dans la durée devait s’accompagner d’une forme d’autogestion pédagogique, c’est-à-dire de la possibilité, la permission, voire l’obligation pour les élèves de participer à la gestion de l’établissement.

Nous étions d’accord pour penser que l’anomie qui régnait dans un certain nombre d’établissements scolaires n’était pas un accident ou un défaut attribuable aux faiblesses des humains qui se trouvaient sur le terrain mais bien constitutive d’une organisation bureaucratique qui niait les relations sociales établies à la base.

Pour nous c’était cette organisation qui empêchait le travail en commun des enseignants et qui les séparait les uns des autres. De plus elle instituait une coupure violente et non nécessaire entre les enseignants et les enseignés. Ce type d’organisation qui caractérise l’école “ républicaine ” dès sa naissance allait engendrer, d’après nous, les prétendus “ dysfonctionnements ” que l’on attribue maintenant au laxisme des enseignants ou à la barbarie des élèves.

La crise est telle aujourd’hui qu’il est difficile de comprendre pourquoi les critiques formulées dès le début des années soixante à l’encontre de la bureaucratie sont à ce point ignorées.

La référence pédagogique était en partie importée du Danemark et de la Norvège33 : c’était la branche “ scandinave ” ! Et c’est sur des bases “ scandinaves ” que nous avons commencé à fonctionner, et que nous continuons sans doute à le faire. Pour le reste, il était question du mouvement Freinet et de son dépassement éventuel, ce qui peut expliquer une rencontre avec le courant d’Analyse Institutionnelle34 : une reprise de l’Autogestion Pédagogique... au niveau de l’établissement.

Il serait tout à fait légitime de douter des chances de réussite d’une telle entreprise ! Au tout début des années quatre-vingt la fin des idéologies a été décrétée, la plupart des intellectuels qui avaient fait carrière avec l’autogestion ont abandonné l’idée aux incorrigibles utopistes, anarchistes pour la plupart. C’est dire à quel point l’idéal autogestionnaire est méconnu de nos jours !

Cela ne serait pas si grave si l’idéal démocratique ne subissait le même sort !

Tout au long de cette année scolaire les nouvelles qui nous sont parvenues du monde entier auraient pu laisser croire que seule la force nue allait gouverner la planète, malgré tous ces dispositifs, toutes ces machines, tous ces appareils inventés par les hommes pour qu’il en aille autrement.

Et cette année scolaire 2001-2002 qui a débuté avec les attentats du onze septembre aux États-Unis, effroyables détournements d’avions, a failli s’achever en France avec un autre détournement, celui de l’appareil d’état.

Dans ce dernier cas, que se serait-il passé si nous n’avions vu tant de gens descendre dans la rue ? Si tant de jeunes dont certains n’étaient même pas en âge de voter ne s’étaient mobilisés pour défendre une France ouverte, fraternelle et généreuse ?

Mais sommes-nous rassurés pour autant ?

Nous ne sommes pas près d’oublier la manière dont vient de se dérouler la campagne pour les présidentielles avec les résultats que l’ont connaît et la manière dont se déroule la campagne pour les législatives. Les luttes idéologiques auxquelles nous assistons laissent entendre que “ les jeunes ”, “ les pauvres ” et “ l’école ” pourraient bien être sacrifiés sur l’autel de la Sécurité et du Profit.

Ces événements particulièrement angoissants auront eu le mérite de rappeler avec intensité qu’il n’est pas permis de sous-estimer le pouvoir de l’État, pas plus qu’il n’est possible d’ignorer l’importance de ce que l’on désigne sous le terme de “ politique ”.

Ils auront eu le mérite de nous conforter dans notre vision d’une école qui prépare à la vie démocratique.

Nous sommes convaincus que la citoyenneté s’apprend en la vivant au sein d’une communauté de petite taille. Vivre et agir parmi d’autres de manière réfléchie est une condition préalable à la compréhension de la citoyenneté à l’échelle d’une nation ou à l’échelle de la planète, de la Citoyenneté “ abstraite ”.

La citoyenneté considérée comme savoir vivre ensemble est à la fois fondement indispensable de notre expérience et l’objet d’un apprentissage continuel. Car à travers la “ citoyenneté ” c’est la question des liens qui est posée. Et chez nous, justement, nous cherchons à en tisser. Il est important de comprendre que c’est l’esprit de cette expérience qui nous pousse à établir des relations interpersonnelles, à construire des réseaux d’obligations, d’échange et de solidarité.

Les membres de l’équipe souhaitent que les élèves fassent l’expérience d’une sorte de contrat social, à petite échelle bien entendu. La taille de notre établissement nous permet d’allier démocratie directe et démocratie indirecte.

C’est pour ces raisons qu’il est fondamental de garantir la liberté - participation de tous les membres de la communauté éducative. Un élève est libre parce qu’il peut participer aux choix “ politiques ” de l’établissement. Il s’agit là, en quelque sorte, d’une liberté politique qui correspond aux orientations de recherche sur la “ démocratie ”. C’est dans ce sens-là qu’on peut dire que l’élève est citoyen, avec toutes les difficultés que cela soulève chez les adeptes des définitions strictes. Ces difficultés sont certainement héritées d’une conception “ jacobine ” de la société qui ne voit de citoyenneté que par rapport à l’État, et qui ne voit de liberté qu’individuelle.

Même si notre établissement n’est pas un état miniature, les questions des libertés, des droits et des devoirs y sont posées, et il nous faut donner des réponses dont certaines sont formalisées.

Un certain nombre de lois et de règles ont été formulées au cours des années. Comme cela se passe dans la société “ réelle ” elles l’ont d’abord été sur les sujets problématiques. Les énoncer par écrit, les répéter fait partie de notre travail. La connaissance de grands principes, la conscience individuelle et collective font le reste : c’est ce que certains appellent le sens des responsabilités, ce que d’autres appellent tout simplement l’humanité.

L’équipe éducative est garante du cadre. Ce cadre consiste en principes éthiques, philosophiques et pratiques que l’on pourrait résumer en parlant de recherche organisationnelle et institutionnelle permettant la construction et le maintien d’un véritable “ régime démocratique ”.

Chaque personne qui devient membre du LAP sait théoriquement à quoi s’en tenir : elle devra participer activement à la vie “ dé mocratique ” de cet établissement. Cela signifie entre autre qu’il y a une obligation “ morale ” de réfléchir, de discuter, de délibérer, de mettre en commun les savoirs détenus par tel ou tel groupe, tel ou tel individu. Cela signifie que des désirs pourront être réalisés, des initiatives soutenues, mais que l’on devra accepter de s’éloigner des “ solidarités mécaniques ” pour construire des “ solidarités organiques ”. Quitter un “ droit ” autoritaire pour construire un “ droit ” coopératif. Il va falloir accepter que tout ne soit pas décidé ailleurs par des chefs lointains, et accepter aussi une nouvelle division sociale et technique du travail. D’une manière plus générale, retrouver des significations, en instituer ou en réinstituer d’autres.

Si la plupart de nos élèves (et des membres de l’équipe) sont placés dans des situations qui les obligent à prendre les meilleures décisions possibles, ils sont en quelque sorte contraints de reconstruire les règles de prise de décision en commun et de se poser les questions de validité formelle, de validité technique et de validité éthique des décisions prises ou à prendre.

L’expérience nous prouve que les adolescents peuvent apprécier que des normes soient explicitées, et qu’un certain nombre de valeurs soient affirmées et même reconstruites. La plupart du temps, chacun admet le contrôle social et sait que ce n’est pas le manquement de quelques-uns à un certain nombre de principes qui va entraîner la perte de tous.

Cela ne va pas sans risque. Il y a longtemps que des sociologues ont pointé le fait que ce genre de tentative pouvait être miné par un individualisme grandissant, individualisme entretenu par un imaginaire façonné par les calculs égoïstes : la tentation est forte de diminuer sa contribution en augmentant sa rétribution…

Nous ne sommes pas à l’abri des incompréhensions, des conflits. Tel ou tel qui souhaite voir son point de vue triompher peut se révéler de mauvaise foi. Mais pourquoi déplorer un tel état de fait ? D’une part il est préférable que le mouvement remplace l’apathie et que la prise de parole remplace le silence. D’autre part il apparaît que dans la plupart des cas ceux qui garantissent le cadre35 (éthique - rationnel) sont écoutés lorsqu’ils s’expriment.

Et une bonne part des difficultés auxquelles nous nous affrontons est liée à l’effort qu’il faut fournir pour conceptualiser “ notre droit ” et pour le “ dire ”. L’existence d’un droit déjà élaboré, d’un savoir constitué en la matière ne simplifie pas le problème : il convient de se l’approprier, ce qui est naturel, et il convient souvent d’en combattre les perversions présentées comme “ normales ” par l’institution elle-même.

Un observateur extérieur peut considérer cette expérience d’un œil amusé. Il peut se plaire à imaginer que l’on décide par vote de la valeur du nombre p (pi) ou de l’appartenance des grenouilles à la famille des bovidés. Mais il ferait bien de se rappeler que nous essayons tous de vivre dans une démocratie. Il pourrait s’aviser que les difficultés que nous rencontrons alors que nous essayons de construire ensemble une communauté éducative fonctionnent à la fois comme analyseur des contradictions de la société française, et souvent comme révélateur de la méconnaissance instituée des règles du jeu de la vie en société.

Comme le dit un vieil adage : “ Nul n’est censé ignorer la loi ! ”. Certes ! Mais combien sont ceux qui la connaissent ? Combien sont ceux qui se demandent qui la fait, la loi ?

Nous souffrons quelquefois du temps passé à prendre certaines décisions. Mais si nous prenons du recul et si nous examinons ce qui se passe dans la société des adultes et spécialement chez les professionnels du droit et de la politique, que constatons-nous ? Qu’il est difficile de participer à d’authentiques débats et de prendre de réelles décisions.

Et plus grave, alors qu’être citoyen apparaît dans les médias comme “ la qualité ” de chaque Français, comme “ la chance à ne pas laisser passer ”, comme “ la valeur suprême ”, il y a eu 70 % d’abstentions au référendum sur le quinquennat36. Quant aux dernières élections…

Alors faut-il considérer que les Français, à l’instar des grenouilles, sont “ lassés de l’état démocratique ” et envisager de passer à autre chose ? Ou bien faut-il au contraire considérer que la démocratie reste le moins mauvais des régimes politiques, et dans ce cas considérer qu’elle mérite un apprentissage ?

Pour notre part le choix est déjà fait : comme nous venons de le montrer, l’équipe éducative du Lycée Autogéré de Paris est engagée dans cette voie sans ambiguïté. Nous soutenons tous(tes) les enseignants(tes) qui tentent de mettre œuvre des idées proches de nos aspirations démocratiques, suivant en cela les intentions généreuses contenues dans bien des textes officiels.

Nous souhaitons que se multiplient des structures permettant d’accueillir les élèves, de plus en plus nombreux, qui trouvent difficilement leur place dans les établissements “ ordinaires ” du service public de l’Éducation nationale.

Ces structures devraient permettre de faire face à la diversité des élèves.

Enfin la possibilité pour des enseignants de travailler en équipe sur des hypothèses communes, conformes aux valeurs humanistes, possibilité qui nous a été accordée, devrait être enfin reconnue, voire institutionnalisée.

L’équipe du Lycée Autogéré de Paris,

Jeudi 16 mai 2002



Pour une Ecole Différente Le lycée autogéré sort de sa réserve.

En septembre 1982 débutait une “ expérience pédagogique ” connue sous le nom de Lycée Autogéré de Paris. Établissement se réclamant de l’autogestion, le lycée Autogéré de Paris existe encore aujourd’hui et c’est l’un des rares établissements scolaires publics à dépendre directement du ministère, c’est-à-dire à ne pas être régionalisé. Son existence juridique, quasi - virtuelle, est incertaine, le bâtiment qu’il occupe conjointement avec le CLEMI est convoité par l’université d’Assas… Mais malgré les difficultés de tous ordres, chaque année les demandes d’inscription dépassent les possibilités d’accueil que nous poussons à 225 inscriptions. Et il se trouve toujours 25 enseignants pour continuer dans un contexte souvent difficile. De ce côté-là aussi il arrive que des candidatures soient refusées, faute de place.



Qu’est-ce qui pousse des élèves à intégrer un établissement qui ne prétend aucunement à rivaliser avec les “ bons lycées ” ?

Tous les élèves du L.A.P. ne sont pas des marginaux, des “ décrocheurs ”, des exclus de l’enseignement “ standard ”, cependant beaucoup gardent un très mauvais souvenir de leur scolarité antérieure.

Ceux qui ont vécu leur passage à l’école de façon pénible, particulièrement dans les dernières années de collège, sont nombreux. À les entendre, ils ont rencontré de l’indifférence de la part des adultes, parfois une franche hostilité. Rapports humains quasi inexistants entre élèves ou bien compétition au-delà de la “ saine ” émulation, le climat est à la violence. Et ils sont trop souvent orientés contre leur gré vers des filières qui ne correspondent ni à leur goût, ni à leurs aptitudes. Ils sont soumis à trop de pression, trop de stress… Ces facteurs conjugués engendrent un malaise qui peut se traduire de différentes façons : dépression, désintérêt, agressivité, absentéisme, phobie de l’école …


Qu’est-ce qui pousse des enseignants à devenir membre de notre équipe ?

Alors qu’il est difficile de trouver parmi eux d’“ ex mauvais élèves ”, les témoignages que les enseignants du L.A.P. apportent sur leur expérience du système scolaire rejoignent celles des élèves.

Les élèves que l’on devrait aider sont trop souvent perçus comme une menace et les modèles pédagogiques qui imprègnent les pratiques n’ont pas beaucoup évolué depuis le temps où l’enseignement secondaire était réservé à une petite élite.

L’avancement dans la carrière dépend davantage de la capacité de s’adapter aux exigences réelles ou supposées de l’inspecteur que de celle de s’adapter aux demandes des élèves.

Le climat des établissements est la plupart du temps insupportable, l’enseignant n’a pas à dire son mot sur l’élaboration des programmes, la perspective du bac semble structurer tout l’édifice.


Les critiques que nous venons d’énoncer sont-elles nouvelles ?

Périodiquement chargés de mission, inspecteurs généraux, voire ministres se livrent aux critiques les plus documentées et les plus virulentes de l’école…

Ces critiques prennent très souvent en compte le malaise des élèves et des enseignants et elles peuvent même aboutir à des réformes.

À chaque fois, ces critiques tournent autour de trois points essentiels :

- qu’en est-il de la vie sociale à l’école ?

- quels savoirs enseigner ?

- quelle système d’évaluation adopter ?


Pourquoi l’éducation nationale n’arrive-t-elle pas à dissiper les malaises ?

Les réformes se sont succédées, parfois à un rythme soutenu.

Malheureusement ces réformes, qui sont censées prendre en compte le point de vue de ceux qui sont les premiers concernés - les élèves et les enseignants- sont très rapidement vidées de leur sens.

Qu’en est-il de la “ vie scolaire ” ? de l’heure de “ vie de classe ” ?

Qu’en est-il des droits des élèves? Que pensent-ils du rôle des délégués dont la participation à la vie de l’établissement est souvent réduite à porter les cahiers de texte et à accompagner un camarade jusqu’aux toilettes !?

Que doivent-ils comprendre des concepts de démocratie et de citoyenneté ?

Quant aux tentatives de changer les contenus, quant à la volonté toujours affichée de limiter le bachotage, où en sommes nous ?

Il est évident que le décalage entre les principes proclamés et les pratiques autorisées est si important qu’il contribue pour une grande part à dévoyer le système.

À force de faire dire tout et n’importe quoi à des mots qui renvoient à des valeurs fondamentales, on ne contribue certainement ni à la formation des individus, ni à leur émancipation.


Quelles sont les caractéristiques essentielles du lycée autogéré ?

Dans notre établissement, les membres sont de deux sortes :

* les membres de l’équipe, responsables de l’expérience vis à vis de l’extérieur

* les élèves, venant pour acquérir une formation de niveau secondaire.

Ensemble, nous essayons de concilier les apprentissages académiques et la gestion démocratique. Ce qui est recherché, c’est la participation de tous aux actions et aux décisions qui se rapportent à la vie de l’établissement.

La libre fréquentation rend chaque élève responsable de sa formation en lui autorisant le choix ses apprentissages et la recherche de ses objectifs. L’équipe éducative est là pour accompagner cette recherche plus ou moins longue, pour aider l’élève à réaliser les objectifs qu’il s’est fixé sans utiliser l’arme de la punition.

L’organisation pédagogique, la multiplication des groupes, la variété des types d’activité, l’hétérogénéité des élèves autant en niveau qu’en âge, le développement des matières artistiques leur permettent de se réconcilier avec l’apprentissage et la vie collective. A nouveau, chacun peut se trouver du temps pour se reconstruire et pour apprendre. Les étiquettes infamantes sont remises en cause. Le LAP offre une nouvelle chance à ceux qui se voyaient définitivement rejetés. Parmi les possibilités offertes à ceux qui ne sont pas en situation d’échec, soulignons celles de ne pas être séparés des autres, de se trouver des richesses à partager.

Nous ne demandons pas l’impossible, nous demandons à être considérés comme des personnes responsables, capable de faire face à des situations difficiles, et d’inventer des réponses nouvelles.

La participation collective des membres du lycée aux décisions (une personne, une voix), les réunions hebdomadaires où ces décisions sont discutées, permettent une réelle liberté d’expression des élèves qui bénéficie à la qualité de toutes les activités.

Au LAP on ne demande pas de formation préalable à la citoyenneté : l’autogestion permet à chacun de l’apprendre en la vivant au sein d’un collectif de petite taille. Cette expérience contribue à établir des relations interpersonnelles, à construire des réseaux d’obligations, d’échange et de solidarité. Bref, il s’agit d’apprendre à vivre ensemble.


Qu’apporte le lycée aux élèves ?

L’expérience de gestion et d’analyse collectives devrait permettre aux élèves de comprendre un peu mieux le monde dans lequel ils vivent et aussi d’y trouver une place.

Lorsqu’ils quittent le lycée, les élèves se dirigent vers une formation professionnelle ou universitaire, avec ou sans le bac , et ils ont pour la plupart retrouvé confiance en eux ainsi que des capacité à s’exprimer, à s’organiser et à apprendre.


Que signifie au Lycée autogéré de Paris : “ équipe enseignante ” ?

L’équipe enseignante est responsable collectivement de l’organisation pédagogique et de la gestion d’ensemble du lycée. Et la responsabilité de l’équipe enseignante est inséparable d’une grande liberté qui permet à chacun de se réaliser à travers sa profession.

La coopération entre tous les personnels est indispensable, à plus forte raison entre les enseignants.

Ce travail en équipe ne peut être imposé à quiconque. Pour devenir membre de notre équipe il faut être volontaire et accepter les bases esquissées dans ce texte


Pourquoi se limiter à quelques lycées expérimentaux ?

Pour ce qui est des programmes et des examens, nous ne pouvons qu’en appeler au plus grand nombre pour réfléchir ensemble aux contenus d’enseignement nécessaires aujourd’hui, à la façon de les aborder et de les évaluer.

Pour ce qui est du fonctionnement des établissements scolaires, il serait dommage qu’après plus de vingt années le lycée autogéré garde une existence confidentielle. L’expérience accumulée, qu’il s’agisse de réussites ou d’échecs, devrait profiter à un plus grand nombre.

L’un des bilans que nous en tirons aujourd’hui est le suivant : quelles que soient les difficultés, ceux qui veulent explorer des voies nouvelles pour remédier à certains problèmes rencontrés par notre service public doivent être encouragés.

Nous aimerions que se développent des établissements dont le but serait de répondre aux demandes d’élèves soucieux de fréquenter une école qui ne soit plus source d’ennui ou d’exclusion mais un véritable lieu d’épanouissement. Nous aimerions qu’ils puissent envisager leur avenir avec confiance, avec enthousiasme.

Nous aimerions naturellement qu’ils trouvent une place…

Dans quelle société ? Sûrement pas une société où régneraient en maîtres la concurrence, l’argent, le profit…





Les élèves et les professeurs du LAP, mars 2004

Lycée Autogéré de Paris,

393 rue de Vaugirard 75015 Paris. 01 42 50 39 46

contact at  l-a-p.org

www.l-a-p.org


LES PÉDAGOGIES AUTOGESTIONNAIRES LES PÉDAGOGIES AUTOGESTIONNAIRES http://perso.orange.fr/ihpl/autogest.htm


Le récit, par Jean Le Gal, des tâtonnements d’un instituteur en route vers l’autogestion (en 1965 !) Dans le mouvement Freinet


Un lycée dans la rue de Vaugirard, qui fête ses 15 ans d’existence. Le lycée autogéré de Paris


Une communauté éducative qui essayait de réaliser l’utopie dans l’île d’Oléron en dehors de toute structure administrative. Bonaventure


Le produit de la célèbre lettre au camarade ministre de Gaby Cohn-Bendit en 1981. Le lycée expérimental de Saint-Nazaire


Un phare de la pédagogie innovante dans le vingtième arrondissement de Paris. L’école Vitruve


Un autre produit des libéralités du ministre Savary (il y en eut quatre). Le lycée expérimental polyvalent et maritime en Oléron


L’autogestion ne se satisfait pas des situations établies... Une réflexion de Patrick Boumard et Gaby Cohn-Bendit




Le lycée autogéré de Paris et la libre fréquentation
Bernard Elman


Origine : http://perso.orange.fr/ihpl/lap.htm


Qu’est-ce que le lycée autogéré ? Comment fonctionne-t-il ? En quoi est-il différent ? Répond-il à un besoin des usagers ? Répond-il à une commande de l’État ? Ces questions nous sont posées très souvent par les visiteurs, quels que soient les motifs de leur venue sur notre lieu de travail ; elles nous sont posées aussi par les "sujets de l’expérience", jour après jour, année après année, qu’ils soient élèves, ou membres de l’équipe pédagogique.

Comment se fait-il que ces interrogations – quelquefois ces interrogatoires – se poursuivent encore, comme au commencement ? On ne peut pas donner d’explication simple à ce questionnement persistant ; mais on peut émettre l’hypothèse que le principe de libre fréquentation du lycée par les élèves, auquel nous n’avons pas encore renoncé, en soit à la fois le moteur et le thème central. En effet, personne n’ignore que le respect de ce principe dans l’enseignement secondaire est absolument original. Mais il ne peut à lui tout seul caractériser une institution qui a un projet, une organisation pratique, qui rassemble des individus, bref, qui est vivante et en devenir. Pourtant, le principe de libre fréquentation est souvent présenté comme la base du lycée autogéré.

Ce texte est destiné à tout ceux qui aimeraient mieux appréhender ce qu’est le phénomène L.A.P.. À ceux-là, nous conseillons de penser à toutes ces institutions qui existent dans la société française et auxquelles personne n’est contraint d’adhérer. Il y en a. Qui oserait les définir en ces termes : un endroit où nul n’est forcé d’aller ? C’est pourquoi, pour commencer, nous allons présenter le lycée autogéré de Paris de manière simple mais exhaustive, en espérant satisfaire ceux qui se posent les questions mentionnées au début. Cela dit, puisque nous tenons à ce principe de libre fréquentation, nous sommes prêts à le justifier, tout en sachant combien il peut paraître provocateur dans le référentiel "Éducation nationale". En contrepartie, nous demandons aux lecteurs de faire l’effort de le considérer dans d’autres référentiels, aussi bien théoriques (idéologiques ? éthiques ?) que pratiques. Nous leur demandons de s’interroger sur l’exigence de démocratie affichée un peu partout, mais peu visible dans les faits, en dehors des élections qui permettent de choisir librement ceux qui nous gouvernent.

Après la présentation du lycée, nous allons donc aborder la question de la libre fréquentation. Nous tenterons d’abord d’évoquer l’élaboration plus ou moins douloureuse à laquelle ce principe de libre fréquentation a donné lieu sur le terrain, tant il est vrai que cela ne va pas de soi. Puis, nous rappellerons à quels élèves nous nous adressons, avec plus ou moins de bonheur, essayant de montrer à quoi nous conduit la simple éthique professionnelle. Cette éthique, bien sûr, est difficilement dissociable d’une certaine conception de la vie en société et d’un point de vue sur les "problèmes actuels".

Enfin, nous essaierons de donner une esquisse de notre fonctionnement, dans un lieu où la contrainte automatique a disparu, mais où se tisse pour chacun, espérons-le, tout un réseau d’obligations.

Présentation du lycée autogéré de Paris

Le Lycée Autogéré de Paris, a ouvert ses portes à la rentrée 1982 dans les sous-sols du lycée François-Villon à Paris (14e).

C’est l’un des quatre établissements expérimentaux ouverts par le ministère Alain Savary, les autres étant : le lycée maritime d’Oléron, le collège-lycée d’Hérouville-Saint-Clair, le Centre expérimental de Saint-Nazaire. Ce dernier a bénéficié d’une ouverture anticipée, à la suite de la lettre au camarade Savary rédigée et expédiée par Gabriel Cohn-Bendit, et bien reçue par le principal destinataire.

À l’origine, les quatre établissements sont ouverts pour une période probatoire de trois ans, dans des conditions tellement particulières qu’ils n’ont pas de statut.

Le L.A.P. est un établissement de l’éducation nationale, c’est un établissement public. Il dépend d’un lycée d’appui, le lycée Paul Valéry, et va dépendre du lycée Fresnel à la rentrée 1995. Jusqu’à ce jour, comme on vient de le voir, il n’a pas de statut, mais il est en passe d’en obtenir un, pour sa 13e année d’existence.

L’équipe recrute ses membres par cooptation, parmi des enseignants ayant les diplômes requis partout ailleurs. Elle dispose de 24 postes pour scolariser 200 élèves environ. Certains postes peuvent être partagés en demi-postes, ce qui accroît la taille de l’équipe. Les membres de l’équipe sont donc des fonctionnaires, salariés de l’Éducation nationale.

Le budget de fonctionnement – la subvention – transite par le lycée d’appui, où se trouvent l’ordonnateur des dépenses et l’intendant(e).

Les comptes sont vérifiables, les livres de comptes sont tenus, mais la politique budgétaire est soumise à l’entière responsabilité de l’équipe.

L’institution en tant que telle a un droit de regard incontestable mais, pendant les trois premières années, c’est un dispositif d’évaluation "ad hoc" qui est chargé du pilotage et du suivi des expériences jusqu’à l’évaluation sommative finale à l’échéance des trois ans.

Les inspecteurs par matière viennent exceptionnellement, pour procurer un statut aux maîtres auxiliaires, mais, dans l’ensemble, les membres de l’équipe ne demandent pas à être inspectés : on peut signaler deux cas en onze ans !

Les conditions d’avancement étant les mêmes qu’ailleurs, cela fait qu’on avance... peu.

Après l’échéance des trois ans, c’est l’Inspection générale qui a pris la relève du dispositif d’évaluation :

• inspection au cours de l’année scolaire 1988-1989, assez défavorable ;

• inspection au cours de l’année scolaire 1992-1993, très favorable, avec des critiques constructives.

Par ailleurs, l’équipe est amenée périodiquement à s’auto-évaluer, c’est-à-dire à rédiger des rapports d’activité qu’elle envoie au ministère.

Le contexte de la fondation peut être évoqué en quelques lignes :

• François Mitterrand est élu président de la république ;

• des problèmes surgissent dans certaines banlieues (les Minguettes...) ;

• Bertrand Schwartz publie un rapport sur l’insertion des jeunes ;

• l’organisation du travail semble remise en cause dans les médias, on parle de "cercles de qualité";

• l’inquiétude grandit face à la montée du chômage et à la "naissance" d’une société duale ;

• les collèges voient leur fonctionnement remis en cause à travers la réforme initiée par Louis Legrand.

La commande officielle, précisée au fil des toutes premières années, peut se résumer ainsi :

• réinsérer des adolescents en difficulté dans le système "traditionnel", en leur proposant une préparation à divers baccalauréats, à des examens d’entrée à l’université et, si possible, d’autres voies pour se trouver une place dans la société ;

• examiner ce qu’il advient lorsque des enseignants disposent d’autonomie, étudier ce qu’il en est du travail en équipe ;

• disposer d’un "regard", permettant d’étudier sur quelles tensions fonctionne le système éducatif, le L.A.P. étant en quelque sorte un analyseur construit, interrogeant le reste du système éducatif.

La fondation du L.A.P. a été l’œuvre d’enseignants et de jeunes en rupture avec le système éducatif. L’initiateur, Jean Lévi, avait animé une école parallèle d’une vingtaine d’élèves, dans les locaux d’une M.J.C., dès 1977, et rêvait d’une école sans élèves ni professeurs, mais avec des intervenants et des usagers. C’est lui semble-t-il qui a eu l’audace d’appeler cet établissement "lycée autogéré", comme c’est lui qui a trouvé le nom de baptême d’un autre projet, le "collège autogéré".

L’ensemble des enseignants faisait partie de la mouvance autogestionnaire, même si certains étaient des "convertis" de fraîche date ! Remarquons que la référence à l’autogestion était beaucoup plus politique que strictement pédagogique.

La référence pédagogique était en partie importée du Danemark et de la Norvège : c’était la branche Scandinave ! Et c’est sur des bases "scandinaves" que nous avons commencé à fonctionner, et que nous continuons sans doute à le faire.

Pour le reste, il était question du mouvement Freinet et de son dépassement éventuel, ce qui peut expliquer une rencontre avec le courant d’Analyse institutionnelle : une reprise de l’autogestion pédagogique... au niveau de l’établissement.

Le projet du L.A.P. n’est pas tout entier dans les propositions remises sous ce nom au ministère avant son ouverture et son devenir ne peut être prédit à partir de l’énoncé de déterminations qui peuvent influer sur le cours de son histoire. Toutefois, il est difficile d’ignorer les unes et les autres.

Pour être bref, soulignons les points suivants :

• Le L.A.P. prépare au bac, mais ne prépare pas qu’au bac.

• Il n’est pas sectorisé.

• Il s’adresse si possible à des élèves volontaires.

• Les éléments infantilisants et arbitraires sont supprimés : notation, travaux imposés, conseils de classe, bulletins trimestriels, décisions d’orientation et de redoublement.

• Les élèves ne sont pas soumis à l’obligation de présence.

• Le L.A.P. est géré par les enseignants et les élèves.

• Les décisions sont prises collectivement par vote, en respectant l’équation :

un professeur = un élève = une voix, à l’image de la vie publique.

• En particulier, les dépenses sont votées par l’ensemble de la collectivité.

• Le versement des salaires des enseignants est hors du contrôle de la collectivité.

L’organisation du L.A.P. est en quelque sorte scindée en deux parties.

L’une d’elle correspond à la transmission classique des savoirs, on l’appelle structure pédagogique. Elle a connu et connaît encore des variantes, elle correspond aux modules, ateliers, projets, U.V. et autres cours.

L’autre partie correspond à l’organisation politique – au sens large –, on l’appelle structure de gestion, et on l’espère tout aussi pédagogique que la première. Formée de commissions et d’instances diverses, cette structure, qui manifeste l’originalité du L.A.P., s’est stabilisée à partir de janvier 1985, lorsqu’est apparue la commission de liaison, rebaptisée et/ou transformée en 1987-1988 : depuis, c’est une R.G.G., réunion générale de gestion.

• L’équipe enseignante se réunit une fois par semaine.

• Le collectif se réunit soit en assemblée générale (A.G.), soit en groupes de base (G.B.). Les G.B. forment une partition de l’ensemble en une dizaine de groupes qui se réunissent une fois par semaine 1 h 30 environ.

• Les commissions sont au nombre de huit, leurs attributions ayant pu changer au fil du temps :

• Administration

• Budget

• Évaluation

• Entretien

• Accueil et relations internationales

• Bibliothèque

• Planning

• Coordination pédagogique

Les commissions sont mixtes, composées de professeurs et d’élèves.

Actuellement, la commission "culture" a disparu. Il a existé une commission "informatique".

La réunion générale de gestion est constituée de deux délégués de l’équipe enseignante et de deux délégués élèves issus de chaque groupe de base. Ce n’est pas un gouvernement, mais elle est chargée de centraliser les informations et de les redistribuer dans les diverses instances, d’organiser les votes et de convoquer l’assemblée générale.

Quant aux relations avec les autorités de tutelle, elles sont dès l’année 1994-1995 assurée par un coordonnateur élu pour un an, comme l’exigent les statuts qui se mettent en place.

Avant d’arrêter cette présentation du lycée autogéré, faisons quelques remarques. Cette présentation, nécessaire à la bonne compréhension de son fonctionnement, est certainement insuffisante pour imaginer ce qui peut s’y passer au jour le jour ; elle a toutefois le mérite de permettre de pointer ce qui d’emblée était contradictoire et qui pouvait devenir source de conflits. Par exemple, les notes ont été classées parmi les "éléments infantilisants et arbitraires" et supprimées dans le projet de départ remis au ministère. Or, en éducation physique et sportive, les enseignants du L.A.P. décernent une note de contrôle continu, comptant pour les épreuves du baccalauréat, ce qui suscite toujours des débats passionnés. Avec la notation, nous sommes en présence d’un cas de figure simple : une règle et son exception, dictée par l’intérêt des élèves. Avec le principe de "libre fréquentation", nous nous trouvons face à des problèmes autrement difficiles à résoudre.

À propos de la libre fréquentation

De la non-obligation à la libre fréquentation

On l’aura compris, le principe de libre fréquentation dérive en apparence du principe de non-obligation de présence. Ce dernier principe n’était pas affirmé comme tel dans le projet de départ ; par contre, les obligations "écrites" des lycéen(ne)s étaient entièrement définies dans ces quelques lignes :

"(...) il ne saurait y avoir une obligation de présence définie à priori, une fois pour toutes et la même pour tous ; il faudra lui substituer une obligation de participation aux activités collectives, fixée dans les règles de base de la communauté, mais surtout enracinée dans les engagements librement contractés par chaque lycéen lorsqu’il forme avec d’autres un groupe de travail : c’est ce groupe qui fixe alors pour toute sa durée les devoirs de chacun et réagit comme il l’entend aux manquements éventuels, le cas échéant par la saisine de l’assemblée générale et/ou d’une commission compétente."

On peut supposer qu’aux débuts du lycée les membres de l’équipe avaient lu ces quelques lignes, relevé leurs aspects paradoxaux, et préféré s’en tenir à la formulation plus simple que nous avons donnée plus haut :

"Les élèves ne sont pas soumis à l’obligation de présence.".

Ce qui n’allait pas sans susciter des difficultés lorsqu’il s’agissait de légiférer.

Ainsi, le 6 septembre 1983 paraît un texte intitulé : "Principes essentiels de fonctionnement du lycée autogéré et décisions adoptées l’an dernier par l’A.G.". Parmi les principes, relevons, écrit en majuscules :

"Les activités au lycée sont libres. Il n’y a pas d’obligation de présence. L’élève choisit les ateliers ou projets auxquels il veut participer (...)".

Mais plus bas, à la rubrique "gestion", il est écrit, entre autres :

"L’assemblée générale (A.G.) : la présence y est obligatoire pour tous et toutes (...).

Les groupes de référence : ce sont des petits groupes de 10 ou 15 personnes qui se réunissent une heure ou une heure et demie par semaine, profs et élèves, pour discuter de tous les problèmes, préparer l’A.G., faire passer l’information, écouter.

La présence, comme en A.G. y est obligatoire."

À la lecture de nos archives, textes d’humeur, projets de charte, de contrats, de constitution, il apparaît que pratiquement à chaque fois la même contradiction "textuelle" apparaît sur le papier.

Dans le bilan de décembre 1987, bilan d’auto-évaluation rédigé à la demande du ministère, il est écrit que le lycée a pour base la non-obligation de présence. Cette affirmation a de quoi surprendre. Est-ce qu’on dirait d’une épicerie par exemple, qu’elle a pour base la non-obligation de présence ? Et pour prendre un exemple plus proche d’un établissement scolaire, dirait-on que l’université a, ou a eu pour base la non-obligation de présence ? Bien sûr que non. On voulait souligner le fait qu’aucune sanction n’est prise à l’encontre d’un élève pour manque d’assiduité, et rappeler que l’on veille à ce que le lycée autogéré soit un lieu attractif. Bien entendu, on précisait ensuite ce qui était mis en place pour contrebalancer les "effets pervers" d’une telle affirmation prise au pied de la lettre, tout en accordant la plus haute importance à la "soif de liberté" qu’éprouveraient les élèves de notre lycée : la quête de la liberté commençait à être nommée comme telle. Cependant, la participation de tous et de toutes était – elle l’est toujours – vivement souhaitée.

Petit à petit, les membres de l’équipe pédagogique garante de la continuité du lycée en sont arrivés à distinguer la non-obligation de présence de la libre fréquentation, et à préférer cette dernière expression pour parler de la façon dont il est permis d’être au L.A.P., ce qui est une façon de reconnaître l’impossibilité de la non-obligation ou bien, en omettant les détours, la nécessité de l’obligation. Jeux de mots ? Jeux de langages ?

Non seulement le projet, de par son essence, était difficile à mettre en œuvre, mais encore le langage pouvait devenir un obstacle à la compréhension mutuelle, et même se retourner contre la finalité de l’expérience. Tout ce qui avait pu être dit sur l’engagement, le volontariat, risquait d’être annulé par des glissements dans les formulations. Ainsi on a pu entendre, et récemment encore, que seule l’assistance au groupe de base est obligatoire, sous-entendu : le reste est facultatif. Puisque notre thèse est que nous fonctionnons à l’obligation – entre autres et si nous pouvons nous permettre cette vilaine expression –, nous devons bien admettre que le langage ne peut pas être la seule barrière à la révélation de ce mode de fonctionnement.

Une ambiguïté originelle

Ne sous-estimons pas ce qui était sans doute une ambiguïté originelle :

La coexistence de deux projets en un dès le départ.

Cela saute aux yeux maintenant lorsqu’on relit l’article "fondateur" paru dans Le Monde Dimanche du 7 mars 1982, intitulé : "Un lycée sans élèves ni professeurs".

L’un des deux projets peut être raccroché aux thèses d’Ivan Illitch, hâtivement vulgarisées. Celui qui cherche une formation va se servir "librement" dans les lieux où il peut la trouver. Il n’a pas à participer à la construction de ce lieu, lieu qui est vraisemblablement lui-même déjà construit.

L’autre projet, celui qui devait concrètement triompher, sinon nous ne serions plus là pour en parler, était que l’on accepte qu’il existe une école comme entité distincte, même si elle est ouverte sur la société actuelle, même si elle est différente des autres écoles. Et ce projet supposait de plus que l’on participe activement à sa construction et à son maintien.

Pour compliquer les choses, le deuxième risquait de mener au volontarisme, voire à l’autoritarisme, tandis que le premier pouvait attirer les partisans du moindre investissement personnel... ou de la consommation comme activité culturelle.

Bien entendu, il n’est pas question de reprendre ici la distinction entre tendances comme on le fait dans un certain nombre de partis politiques, encore moins la distinction entre majorité et minorité clairement identifiées. Il est plutôt question de ce qu’on appelait autrefois les tendances, les propensions de l’être humain. En termes plus sociologiques, c’est ce que certains pointent comme la multiplicité des références et des appartenances des membres d’une institution. Cette multiplicité explique que, à condition que le climat soit à la démocratie, les regroupements puissent se faire et se défaire au gré des problèmes soulevés et des implications de chacun.

Force est de constater que cette conception des rapports humains n’est pas la mieux partagée : l’affrontement entre camps, entre blocs, et spécialement lorsqu’ils sont exactement deux, à l’image des sports collectifs, reste pour beaucoup le paradigme de la vie en société.

L’organisation du travail humain

S’il fallait signaler ces deux tendances, exprimées au moment de la fondation, il ne faut pas manquer de les articuler avec la problématique qui sous-tend l’organisation du travail humain. Vaut-il mieux un travail qui suppose la participation, l’implication, la passion, quitte à accorder des libertés, ou bien un travail plus normé, plus morne, dont le sens échappe mais qui laisse d’autres libertés ?

Pour ce qui est de l’école, nous tentons de choisir le premier terme de l’alternative, en faisant le pari que, de cette façon, nous pourrons apporter à un certain nombre d’élèves ce à quoi ils ont droit : une éducation et une formation. Ce choix est inscrit de manière tout à fait pratique dans le projet de départ.

L’expression est-elle datée ? À l’époque on disait, en anglais : "small is beautiful". En clair, nous partions avec une centaine d’élèves, en envisageant d’en prendre en charge deux cents au maximum. Ce qui était une manière de reconnaître que les grandes tailles supposaient une organisation bureaucratique (sans intention péjorative). Ce qui était une manière d’affirmer que nous voulions rompre avec ce type d’organisation en nous en donnant les moyens.

Est-il nécessaire de signaler là ce qui alimente deux autres tendances, toujours présentes à des degrés divers en chacun d’entre nous ? La tendance à se dispenser de la communication verbale, la référence constante à l’esprit indicible de l’expérience d’une part. La tendance à la valorisation de la discipline, de l’adhésion à des règles qui sont devenues des fins en soi, d’autre part.

Avec la mise en place d’un tel dispositif, un certain nombre de manières de voir, de penser et de dire les choses étaient remises en question, que nous le voulions ou non.

La question des liens

En particulier, l’obligation telle qu’elle était vécue par nos élèves dans les autres établissement et qui leur était devenue inacceptable ne pouvait plus avoir cours chez nous, au risque de les faire fuir. Bien plus, le terme lui-même devenait inutilisable. Jusqu’à ce que nous puissions affiner l’expression de notre pensée, et retrouver les multiples sens de ce mot. Car, enfin, c’est la question des liens qui est posée, et chez nous, justement, nous cherchons à en tisser. Il est important de comprendre que c’était, que c’est toujours la nature de l’expérience qui nous oblige à établir des relations interpersonnelles. Communiquer avec des mots, symboliser, dire ce qui nous arrive, ce que l’on veut, ce qui nous déplaît. En particulier réfléchir, discuter ensemble de l’obligation elle-même. D’une manière plus générale, retrouver des significations, en instituer ou en réinstituer d’autres.

Ce qui n’est pas une mince affaire, y compris pour nous, les "adultes", qui n’avons souvent qu’une connaissance livresque du jargon juridique, pénal, ou politique. Et même si nous progressons dans ces domaines, nous devons faire en sorte que les enseignés progressent aussi.

Nous aimerions que les élèves soient attachés à leur école et que, quelquefois, ils se sentent les obligés de leurs professeurs. Et de fait, ce n’est pas l’obligation que nous avons abandonnée, mais la contrainte et la menace. Quels points de vue avons-nous adoptés ? À quels élèves pensons-nous nous adresser ?

La défection des élèves

Il ne s’agit pas de mettre en application une conception "totale" de la société. Nous ne demandons pas à chacun de connaître intégralement le sens de tous ses actes. Il s’agit d’essayer de comprendre quelques dysfonctionnements de l’établissement traditionnel – qui sont prouvés – auxquels on pourrait porter remède.

Concrètement, cela veut dire que nous acceptons de nous adresser à un certain type d’élèves. Ils ont été hâtivement regroupés dans la catégorie des "élèves en échec". À l’intérieur de cette catégorie, particulièrement extensive, nous nous devons encore d’apercevoir la multiplicité des cas.

Cette "modestie" qui consiste à ne pas choisir "l’élite" n’est pas toujours bien perçue. Par quelques-uns de nos propres élèves d’abord, qui semblent avoir intériorisé les pires normes de l’établissement traditionnel, et par un certain nombre de membres de cette "grande maison" qu’est l’Éducation nationale.

Il est vrai qu’elle nous pousse à un exercice périlleux, commencé quelques lignes plus haut : il consiste à regrouper dans la même catégorie, sous le même vocable, une multitude d’objets qu’il serait bon peut-être de discriminer. En l’occurrence des établissements, aux fonctionnements les plus variés.

Malheureusement (?), il faut assumer une différence, et se rappeler que si l’on parle ici ou là de décentralisation, c’est qu’il y a aussi de la centralité, pour ne pas dire de l’uniformité. Eh bien nous espérons que l’école ne sera pas plus enfermée dans son échec que le mauvais élève dans le sien.

La plupart de nos élèves ont refusé l’école de la seule manière qui leur restait : la défection. Ils ont fini par refuser de jouer le jeu, ce qui à l’heure actuelle encore peut en faire des parias. Et nous qui nous adressons à eux, nous nous trouvons pris entre deux reproches contradictoires : traîtres à la profession pour les uns, incarnant finalement le même système pour d’autres.

Nous voilà sommés d’assumer un manque de loyauté vis-à-vis de l’établissement traditionnel. Nous voilà en train d’essayer d’appréhender le point de vue de celui qui ne s’y retrouve pas, qui pense n’avoir aucune chance de s’y retrouver.

Dans l’établissement traditionnel, tout est obligatoire. Pour être plus précis, ce n’est pas l’obligation qui règne, mais la contrainte. C’est la peur de la punition qui fait que les élèves le fréquentent.

Certes, il ne faut pas sous-estimer le fait qu’aller à l’école, "ça se fait depuis bientôt un siècle" et qu’après tout, on peut bien faire ce que les autres font. Mais oublions l’absentéisme dans les établissements traditionnels, évitons de nous poser la question de ce qu’un "mauvais élève" gagne à les fréquenter. Rappelons simplement que cette norme n’est pas si vieille, et qu’il était possible de quitter l’école à quatorze ans, il n’y a pas si longtemps, sans pour autant être honteusement exploité dans le monde du travail.

Et s’il ne faut pas nier qu’il y a des gens contents d’y aller il faut reconnaître que ceux-là sont motivés dans le sens le plus économique du terme : ils savent ce que l’école va leur apporter comme statut social. Mais qu’en est-il de ceux qui ne sont pas sûrs que le jeu en vaille la chandelle, et qui n’apprécient pas forcément ce qu’on leur sert de culture au nom d’un avenir... hypothétique ?

Or il se trouve que les membres de l’équipe pédagogique souscrivent aux buts de ce qu’on appelle encore l’Éducation nationale, pour être bref : apporter une éducation et une formation. Il se trouve qu’ils ont été pour la plupart enseignants avant, et qu’ils ont pu constater que l’élève qui profite de l’établissement traditionnel se retrouve généralement dans un climat de confiance, et d’échange avec ses professeurs.

Pourquoi les autres, si l’on considère qu’il y a un droit à l’instruction et à l’éducation pour tous, ne bénéficieraient-ils pas des mêmes conditions ? Il nous faut donc proposer un lycée de la deuxième chance, où chacun puisse se convaincre que les destins scolaires ne sont pas scellés à tout jamais.

Libre fréquentation.

Choisir de venir au lycée semble une condition indispensable pour que ce pari puisse être tenté. Tout d’abord, considérons la relation pédagogique classique : un enseignant parmi les élèves. Puisque la différence entre celui qui est le plus compétent et celui qui l’est moins n’est pas abolie, il est nécessaire que l’enseigné puisse à nouveau faire confiance au professeur, s’abandonner même, au moins l’espace d’un cours. Sinon, comment trouver les remèdes aux lacunes si souvent scandaleuses... À moins de s’en remettre à un appareillage compliqué et coûteux qui, on le sait, ne remplacera jamais des relations humaines et qui en plus risquera de flétrir le désir d’apprendre. Un élève qui fait la démarche de rencontrer un enseignant n’a plus à camoufler tous ses manques, et ainsi il rend la relation pédagogique possible.

Mais il ne suffit pas que l’élève nous aide "à l’aider", encore faut-il qu’il ait la possibilité de faire un certain nombre de choses par lui-même. Or la libre fréquentation signifie que chacun peut envisager de ne pas tout faire, de ne pas participer à tout. Dans ce cas, il est d’autant plus facile de rappeler quelqu’un à ses obligations, à ses responsabilités, que ce qui lui est demandé est moins... ambitieux, davantage à sa mesure ? N’est-il pas admis partout que les programmes scolaires sont encyclopédiques ?

Il est difficile de croire que quelqu’un, quelque part, ait pu souhaiter que tous ces "trésors de l’humanité" soient transformés en matière à examen. On peut leur imaginer d’autres destinations : la liberté de ne pas tout faire doit permettre de faire mieux. Et, vraisemblablement, un élève qui s’en sort dans l’établissement traditionnel dispose d’une telle liberté. Il est bien souvent soutenu par des parents au courant des chemins de la réussite, pour ne pas dire des multiples niveaux de discours émis par l’institution.

Cela demande de s’affronter aux prescriptions implicites, prescriptions spécialement adressées aux élèves en difficulté, qui la plupart du temps ne veulent pas entendre parler d’autre chose.

Tout se passe comme si nos très mauvais élèves – et bien souvent leurs parents – n’avaient eu qu’un tort, celui d’avoir confondu les buts de l’école avec des "comportements particuliers requis par des règles, quelle que soit la situation". Tout se passe comme si pour eux : "si c’est comme ça, c’est que ça doit l’être" et que c’est sans doute le professeur ou le ministre qui l’a voulu ainsi.

La première urgence, pour qu’ils retrouvent leur soif d’apprendre et de vivre en société, c’est de battre en brèche ce que Jean Piaget appelait le "réalisme moral", et qui peut tout à fait être rapproché du "réalisme médiéval": ce qui est, ce qui a de la "vraie" réalité, c’est ce que vous, les plus forts, décidez qui est.

Envisageons un cas bénin : un élève essaie de deviner ce que le professeur souhaite entendre. Ce dernier ne doit-il pas s’interroger sur la peur qu’il inspire, sans doute à son insu ?

La liberté de l’élève pourrait lui permettre de distinguer ce qui est contrainte "objective", "fonctionnelle", de ce qui lui est imposé par l’autorité. Il pourrait quitter des réactions qualifiées hâtivement d’affectives, face à des recommandations, des conseils prodigués par des gens plus au courant. Car l’autoritarisme favorise le délire, la dénégation de la réalité...

Quittons la relation enseignant-enseigné classique, qui à notre connaissance n’a jamais existé séparée du monde, pour aborder la vie collective ou sociale, donc la question du cadre institutionnel.

Même si notre établissement n’est pas un état miniature, les questions des libertés, des droits et des devoirs y sont posés, et il nous faut donner des réponses dont certaines sont formalisées. Ces réponses sont toujours confrontées au fait que chacun peut participer, prendre la parole, mais aussi bien se taire, voire être absent physiquement. La référence à la société extérieure est constante, et il n’est pas question de pratiquer la table rase lorsqu’on entre dans ce lieu.

Il est permis de douter des chances de cette entreprise, à l’heure où l’on déplore le désintéressement des Français pour la vie politique ; comme il est permis de douter aussi d’une société qui ne croirait ni dans l’éducation civique, dans les libertés, ou dans la démocratie – demandons-nous, au passage, si le droit de vote à dix-huit ans est une mesure purement démagogique.

Mais, tout d’abord, nous ne croyons pas un seul instant que nos élèves soient des barbares prêts à n’importe quelle exaction pour peu que les adultes aient le dos tourné. N’oublions surtout pas le degré d’organisation et de civilisation dont témoignent les activités qui se déroulent dans une grande ville. La plupart du temps, chacun admet le contrôle social et sait que ce n’est pas le manquement de quelques-uns à un certain nombre de principes qui va entraîner la perte de tous.

Ensuite, l’expérience nous prouve que les adolescents peuvent apprécier que des normes soient explicitées, et qu’un certain nombre de valeurs soient affirmées et même reconstruites. Il est tentant d’affirmer qu’au début du lycée, les promoteurs espéraient que les élèves fassent l’expérience d’une sorte de contrat social, à petite échelle bien entendu.

Liberté-participation

La liberté de fréquentation est indissociable de notre souhait qu’un élève soit citoyen de l’établissement. En effet, l’origine de la liberté de fréquentation est dans la liberté d’association. C’est ce qu’on appelle une liberté-participation. Autrement dit, un élève est libre parce qu’il peut participer aux choix "politiques" de l’établissement. Il s’agit là, en quelque sorte d’une liberté politique, qui correspond aux orientations de recherche sur la "démocratie". C’est dans ce sens-là qu’on peut dire que l’élève est citoyen, avec toutes les difficultés que cela soulève chez les adeptes des définitions strictes. Ces difficultés sont certainement héritées d’une conception de la société qui ne voit de citoyenneté que par rapport à l’État, et qui ne voit de liberté qu’individuelle.

Cette liberté d’association s’accompagne d’un certain nombre de libertés "politiques", de droits et de devoirs. Par exemple, un élève vote le budget et participe au contrôle a posteriori. Pour qu’il ne s’agisse pas de possibilités "théoriques", nous avons mis sur pied une comptabilité analytique sur l’année scolaire, plus lisible que la comptabilité annuelle : ce qu’on appelle reconnaître le droit à l’information...

La taille de notre établissement nous permet de conserver de la démocratie directe dans un fonctionnement indirect où sont reconnues ou mises en place des hiérarchies variées. Il est possible pour tout individu ou groupe d’y participer ou d’en créer. Par exemple, il y a des élèves responsables de la salle informatique. Il y a aussi des groupes qui se forment autour d’un projet qui devient leur projet. Mais la mobilité, l’ouverture sont souhaités, et les recours prévus. Tout individu, tout groupe peut en appeler à la réunion générale de gestion, dont la fonction de régulation est importante. Ils peuvent en appeler à l’Assemblée générale qui, à condition de respecter le quorum requis, est souveraine.

La libre fréquentation doit qualifier une manière d’être au lycée : état psychologique soutenu par une recherche organisationnelle et institutionnelle permettant la construction et le maintien d’un véritable "régime démocratique". Voilà que s’esquisse le cadre dans lequel nous comptons travailler.

Il faut rappeler que le lycée a un certain nombre de buts, et que les choix s’effectuent à l’intérieur d’un certain cadre. Par contre, puisqu’on parle de liberté des élèves, il est nécessaire de souligner que l’équipe éducative n’a pas abdiqué, n’a pas à le faire et qu’elle est garante du cadre.

C’est là peut-être que se situe la principale difficulté de l’entreprise. La façon dont est discutée l’équation : "un professeur = un élève = une voix" laisse perplexe toute personne convaincue des vertus de la démocratie. Comment admettre que l’on en déduise l’équivalence absolue de tous et de toutes ? Et pourquoi pas la disparition de toute société organisée ?

Clients

Les enseignants ont choisi – il est vrai avec des "jeunes" au départ – un mode de transmission des connaissances qui s’adresse à des élèves, donc en quelque sorte à des clients. Cet aspect-là nierait l’autre, et nous nous trouverions devant une contradiction insoutenable. Ceux qui ne connaissent que des problèmes solubles par un raisonnement logique peuvent passer leur chemin : il est parfaitement irrationnel de croire que seuls se posent des problèmes de ce type.

En particulier, nous affirmons préparer des élèves au baccalauréat, nous devons le faire, et ce n’est pas la mise en avant de la participation des élèves qui nous évite d’apporter la formation requise. Et, bien entendu, nous acceptons la validation externe par le baccalauréat, mesure du service rendu. Et à ceux qui au bout du compte ne peuvent ou ne veulent pas le passer, ceux qui ont fait d’autres choix de formation, nous proposons ou recommandons des validations extérieures.

Souhaiter, encourager la participation des élèves, c’est adopter un point de vue qui change le sens de la notion de travail. Et c’est vrai que cette notion non plus n’a pas été abolie chez nous. Ce qui est remis en question, c’est la parcellisation du travail, une égalité de traitement qui n’est qu’un élitisme déguisé. À partir de là, s’il est permis de prendre les élèves où ils en sont, qu’ils sachent qu’ils sont responsables de leur formation, formation porteuse de possibilités, donc de libertés.

Enfant

Il n’empêche que se pose la question des relations avec les parents. Ils apportent au moins la possibilité financière de poursuivre des études. Signalons qu’un élève peut "choisir" de venir chez nous sur la demande expresse de parents qui connaissent la valeur d’une formation ou d’un diplôme. À cet élève, il n’est pas possible de demander un engagement a priori.

Il est probable que l’estimation des chances de réussite le pousse à chercher du travail et il peut arriver qu’il renonce à fréquenter l’établissement.

On peut aller jusqu’à imaginer que certains se sentent dévalorisés à l’école, et valorisés dans le monde du travail, même par des "petits boulots". Mais nous ne nous aventurerons pas sur ce point, tant nous savons que les témoignages de cette sorte peuvent relever de la pure subjectivité. Ce phénomène d’abandon – incontestable sur le plan des chiffres – est bien connu de ceux qui se sont penchés sur le problème de la sélection à l’université, spécialement au cours des deux premières années.

Se pose alors la question de l’engagement d’un "enfant" dans l’expérience, et de la liberté comme liberté de n’être pas là. C’est un des rôles de l’équipe éducative, et aussi des autres élèves de l’encourager à rester mais, au bout du compte, c’est lui qui prendra la décision. Cet exemple montre qu’il n’est pas possible de répondre simplement sur les questions de liberté, de choix, de responsabilité, et pourquoi pas, d’aliénation.

Au risque de nous répéter, il est nécessaire de "croiser" les notions de passivité, d’absentéisme, de défection, d’activité, de participation, d’engagement, avec celles relatives aux droits, devoirs, obligations diverses et libertés.

Alors, pour préciser nos idées, nous pourrions dire que par rapport à l’établissement :

• Un élève est "citoyen".

• Un élève est "client".

• Un élève est aussi un "travailleur", un quasi-employé.

• Un élève est un "enfant" (même s’il a atteint souvent sa majorité).

• Un élève est un "individu".

Bien entendu, nous ne croyons pas qu’une personne soit composée de tels pièces et morceaux, mais puisqu’il est vrai que la question du droit est posée, il faut essayer de savoir par quelles logiques on risque d’être emporté. Dans cette liste, "l’extérieur" semble oublié. Mais il est présent à chaque ligne, de même que "le devenir". Il fallait surtout rappeler que le fait de ne pas punir celui qui est absent ne relève pas de la fantaisie pure, et ne doit pas être considéré séparément : de ce qui est proposé chez nous, de ce qui est proposé ailleurs.

Notre réflexion nous a amenés à distinguer une liberté essentielle mais minuscule (?), celle de n’être pas là, d’autres libertés plus fondamentales.

La première évoque l’exclusion, "la porte ouverte", la marginalité ou le refus de jouer le jeu, si l’on estime que la scolarité est un bien indispensable. Les autres, porteuses d’avenir, évoquent le progrès, le bien-être, mais aussi l’enfermement, le bonheur obligatoire, et l’indignité de celui qui a laissé passer sa chance. Nous savons bien qu’il ne faut comparer que ce qui est comparable mais la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’U.R.S.S. peuvent nous aider à nous faire comprendre.

Que penser d’un pays où le "citoyen" n’a pas d’autre choix que l’adhésion volontaire et enthousiaste ?