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L’expérience du Lycée autogéré
de Paris : une pédagogie de l’autogestion.
Par Bernard Elman, professeur au LAP de Paris.
Origine : http://www.adels.org/rdv/autogestion/04_LAP_pedagogie_de_l'autogestion.rtf.
Puisque l’association Adels a eu la gentillesse de nous contacter,
je me permets d’envoyer quelques fragments de contribution,
ne disposant que de trop peu de temps pour faire mieux.
Militant autogestionnaire " déclaré " depuis
Mai 1968, j’ai été instituteur, membre du mouvement
Freinet de 1968 à 1972. Vivement intéressé
par la question de la coopération avec les enfants, et par
la question connexe de l’Autorité, j’ai lu avec
beaucoup d’attention les ouvrages consacrés à
la " Pédagogie Institutionnelle " et à l’
“ Autogestion Pédagogique ” dès cette
époque.
Lors de mes études de mathématiques à Poitiers
j’ai fait la connaissance de René Lourau en janvier
1973, puis d’autres membres du courant d’Analyse Institutionnelle…
Après avoir tenté avec un groupe d’enseignants
d’obtenir l’ouverture d’un Collège Autogéré
à Paris pour la rentrée 1982, sans succès,
j’enseigne au Lycée Autogéré de Paris
depuis la première rentréedans les sous-sol du Lycée
François Villon (Paris 14ème) en septembre 1982.
Licencié en mathématiques avec un statut d’instituteur
jusqu’en 1991-1992, j’obtiens un congé pour préparer
le CAPES externe de mathématiques en 1992-1993 que je passe
avec succès. Je fais un stage pratique d’une année
dans un collège " ordinaire " en 1993-1994 avant
de retourner au LAP à la rentrée 1994-1995.
Mon rôle au Lycée Autogéré ne se réduit
pas à l’enseignement de “ ma ” matière,
les mathématiques. Mais cela, c’est la règle
au Lycée Autogéré.
J’ai soutenu en juin 1995 une maîtrise de Sciences
de l’Éducation à Paris VIII. Dirigée
par René Lourau, elle a pour sujet : institutionnalisation
et questions de temps au lycée autogéré de
Paris
J’aimerais en communiquer l’introduction et la conclusion
même si le propos risque d’être difficilement
compréhensible sans le cœur de ma maîtrise qui
tente de rendre compte de la pratique au lycée autogéré,
mais il est bien trop long pour être communiqué.
Je préfère soumettre deux textes beaucoup plus récents,
le dernier ayant été l’objet d’un travail
avec des élèves.
Bernard Elman Enseignant au Lycée autogéré
de Paris
Introduction
Le despotisme se donne des airs de démocratie.
Qui est dupe ? Seules changent les formes de la subordination du
travail au capital.
Bien sûr ; mais cette question du changement des formes,
de la transformation du mode de domination capitaliste, c’est
aussi la question politique des formes de changement. Car cette
transformation du système peut aussi bien le consolider qu’ouvrir
la possibilité de son renversement.
Dominique Pignon et Jean Querzola, “Dictature et démocratie
dans la production ”, Critique de la division du travail,
Paris, Seuil, 1973, p. 105 et 106.
L’objet de ce qui va suivre, c’est de montrer des traces
d’un processus en cours, la construction, l’invention
du Lycée Autogéré de Paris.
A l’origine, il s’agissait sans doute d’essayer
de repérer l’usage qui était fait de cet établissement
par les participants à l’expérience durant l’année
scolaire 1987-1988. Et spécialement de se poser une question
somme toute assez simple - comment chacun gère-t-il son temps
?
Or cette année-là, une partie du mois de décembre
et du mois de janvier a été consacrée à
une remise en cause massive de l’Emploi du Temps, remise en
cause qui a abouti à la mise en place d’une nouvelle
grille n’ayant qu’un lointain rapport avec la précédente,
grille qui elle-même a été rapidement mise en
cause...
Le programme que j’espérais suivre présupposait
une fixité des formes organisationnelles, et spécialement
du “planning “des activités, que j’avais
contribué à mettre en place et mésestimait
les capacités instituantes du collectif dans lequel je me
trouvais. Entreprendre une discussion sur le temps allait aboutir
à la remise en cause radicale de l’outil (du cadre),
faisant passer au second plan la recherche d’améliorations
partielles du même outil. J’ai appris à mes dépens
que le LAP était encore un lieu où l’on pouvait
ignorer les préceptes d’une démarche plus positive
: faire une enquête d’abord, dépouiller les résultats
ensuite et éventuellement changer ce qui peut ou doit l’être.
J’ai donc été surpris par ce qui est arrivé.
Et pourtant, non seulement j’avais contribué à
mettre en place des dispositifs d’analyse interne, mais en
plus je considérais que c’était à nous
de construire les formes d’organisation dont nous sentions
la nécessité.
Donc de l’enquête dans le cadre de l’Emploi du
Temps nous sommes passés à la remise en cause de ce
cadre. Ce qui a supposé d’y consacrer du temps, (et
de l’énergie), et même de le planifier, ce temps
!
Et dans quel cadre ou niveau nous trouvions-nous ?1
Rien moins que la mise en cause de la fatalité ! Autrement
dit s’attaquer au poids que le passé pourrait avoir
sur le présent, et encore plus sur le futur. Faire en sorte
de retrouver l’ouverture du temps, et cela en essayant de
voir en quoi il consiste ce “poids”. Et pour cela, participer
collectivement, - professeurs et élèves -, à
la construction et au maintien de ce qui s’appelle le Lycée
Autogéré de Paris. C’est là que l’apport
de l’Analyse Institutionnelle me semble incontournable2.
Il nous faut travailler et nous battre au jour le jour sur notre
terrain, ne serait-ce que pour continuer à exister. Il faut
tenir compte de l’environnement, et il faut arriver à
voir au-delà ce qui peut garantir notre survie aussi bien
qu’être fatal : les institutions et... l’état
!
Se rendre acceptable, assimilable, en se reniant le moins possible,
autrement dit en demandant aussi un effort d’accommodation
de la part de l’extérieur.
Essayons dès à présent de donner un aperçu
des enjeux, pour voir comment le Lycée Autogéré,
peut espérer trouver sa place parmi les institutions existantes.
Prophétie de l’échec, échec de la prophétie
(1)
Soit une institution dont une partie de la prophétie, c’est
de dire que l’échec scolaire n’est pas une fatalité,
prophétie partielle acceptée par l’état,
et peut-être commandée par lui. Institution alternative
donc, à l’autre (traditionnelle) qui “fabrique
de l’échec”et tout aussi “étatique”(publique).
Postulons donc que l’école “traditionnelle”a
pour prophétie de mettre un certain nombre de jeunes gens
en “échec”, masquant ce programme derrière
une sélection nécessaire et objective.
Les membres de cette institution “ alternative ”, payés
pour faire échec à l’échec sont conduits
à s’interroger sur le fonctionnement de cette prophétie
invisible, pour éventuellement la déjouer. Or cette
prophétie, qu’il s’agit de combattre, se présente
comme un message complexe adressé à un individu en
particulier. Pour donner un exemple, ce message passe, entre autre,
par le dossier scolaire. Ce dossier consiste en une sorte de gestion
du passé de l’individu, et l’accompagne, le marque
dans sa scolarité, déterminant ensuite les comportements
des enseignants, leurs préjugés
Les questions qui se posent à nous sont alors les suivantes
:
- à quelles conditions, valables peut-être dans ce
cas unique, - le LAP -, peut-on combattre avec quelque efficacité,
cette fabrication d’êtres stigmatisés ?
- comment faire pour que la solution choisie ne se réduise
pas à une distribution de calmants, mêmes idéologiques,
qui pourraient faire que chacun, acceptant son destin, pourrait
prétendre l’avoir choisi ?
C’est là qu’intervient une prophétie
à un second niveau à rapprocher des méthodes
modernes de management : c’est possible dans un établissement
“ autogéré ”. On l’aura compris
donc, il s’agit bien ici de rendre compte de la possibilité
qui a été offerte et saisie par un groupe d’enseignants,
d’institutionnaliser une expérimentation sociale. Expérimentation
dont l’hypothèse centrale est la suivante : un travail
en équipe est rendu possible lorsque les liens avec la hiérarchie
classique sont largement assouplis, et lorsque des moyens suffisants
sont accordés : un lieu, de la durée, des crédits,
des libertés, et le pouvoir de se coopter.
A ce propos, il serait intéressant de connaître les
références et les appartenances des acteurs du Ministère
qui ont permis l’ouverture du LAP. Et de regarder de plus
près la savante construction juridique,- en fait une inexistence
de statut -, qui a permis de faire apparaître du temps, de
la durée pour l’expérience.
Au départ, nous étions crédités de
trois ans, ce qui n’est pas si mal, et ensuite, nous n’avons
aucune garantie tant que nous n’avons pas de statut.
Et là intervient la gestion du passé du LAP, de son
histoire.
Le temps futur, l’avenir accordé s’achète
en partie par des rapports d’évaluation, et/ou d’auto-évaluation3.
Il dépend de l’histoire passée et du récit
qui en est fait : ainsi, en 1987-1988, il faut rédiger un
rapport d’auto-évaluation4. En 1988-1989, deux inspecteurs
généraux émettent des réserves quant
à notre place dans l’Education Nationale : pourquoi
pas la justice ? les Affaires Sociales ? En 1992-1994, trois inspecteurs
généraux sont particulièrement élogieux.
Alors ? Les locaux du lycée autogéré intéressent
fortement l’Université d’Assas qui compte bien,
- dans un premier temps -, en prélever quelques morceaux.
Un certain nombre de phénomènes dont le LAP est le
siège relève à coup sûr de cette précarité,
conjuguée avec le peu d’espoir dont font preuve les
adolescents qui le fréquentent.
L’un des enjeux cruciaux, pour les membres de l’équipe
qui participent à cette expérience c’est bien
de faire croire à un avenir, de tenir, de gagner du temps.
S’institutionnaliser
S’institutionnaliser, c’est acquérir une forme
matérielle, c’est faire retour vers ce qui était
nié par les forces instituantes du groupe ou du mouvement,
c’est emprunter aux formes et aux normes instituées
afin d’exister comme institution. Mais ce retour, cet emprunt
n’est pas forcément régression et trahison du
projet : il s’agit d’une reprise de l’institué
en tant qu’il a été nié par l’instituant,
et d’une négation de l’instituant en tant qu’il
a été lui-même nié par l’institué(...)4
5.
S’institutionnaliser, c’est donc se faire une place,
et c’est aussi acquérir des formes stables, et faire
en sorte de les conserver. Comme il s’agit avant tout de vie
collective, on comprendra que les “ moments ” évoqués
ci-dessus par Georges Lapassade et René Lourau sont à
l’œuvre continuellement et simultanément dans
l’histoire du Lycée autogéré. Il semble
donc utile d’en montrer le fonctionnement quotidien, et c’est
pourquoi j’ai pris des notes ou recueilli des documents tout
au long d’une année scolaire aidé en cela par
les membres du LAP qui les produisent. Qu’ils en soient ici
remerciés. En particulier, les réunions d’équipe
ont été très fréquemment suivies de
compte-rendus publiés et distribués.
Gestion du présent
Je me suis petit à petit limité à ce qui fait
sans aucun doute l’originalité de ce lieu, la participation
souhaitée, de tous à sa gestion, à sa construction
et à son maintien. Et ce que l’on est en droit de se
demander, c’est la chose suivante : est-ce supportable ? Autrement
dit, peut-on tenir longtemps ? Si oui, à quel prix ?
La fatigue et la lassitude sont des contraintes très importantes,
et c’est une raison pour laquelle il m’a paru nécessaire
de parler du Temps : la mise en place de procédures fixes,
la “ routinisation ” ou la rationalisation, - comme
on voudra -, ont certainement à voir avec ce besoin de résister.
Ce n’est sans doute pas par hasard si ce qui s’appelle
“ maintenant ” évoque la difficulté, l’effort.
L’étude de l’année scolaire 1987-1988
à cet égard est édifiante : on a assisté
à un processus d’emballement dans de nombreux domaines,
au point que des collègues ont pu se déclarer tout
simplement épuisés. Je tiens à donner un aperçu
de la tâche à surmonter, quotidiennement, pour maintenir
un espace-temps qu’on appelle le présent.
Pour en revenir au langage de la gestion, cette expérience
a un coût, et la fatigue des uns et des autres en fait partie.
Mais qu’en est-il des intentions ? Ne faut-il abandonner certains
principes en cours de route ? S’installer dans la durée,
pose bien entendu le problème des compromis, donc de l’échec
de la prophétie.
Prophétie de l’échec, échec de
la prophétie (2)
Voilà abordée la question d’une prophétie
à un niveau supérieur, le dernier.
Celle qui postule l’échec de la prophétie.
C’est à partir de la lecture du livre de W. Mühlmann,
Messianismes révolutionnaires du Tiers Monde que René
Lourau énonce ce qu’il nomme Effet Mühlmann :
“ L’institutionnalisation d’un mouvement social
(religieux, politique, esthétique, etc.) est fonction de
l’échec de la prophétie “qui donnait son
contenu et sa force au mouvement (...) ”5
ou : “le simulacre de réalisation du projet initial
accompagne forcément l’échec de ce projet ”6.
En admettant que la prophétie puisse être simplement
signifiée, la diversité des déterminations
particulières, sans oublier les capacités qu’ont
les être humains d’inventer et d’agir, fait que
lorsqu’on a annoncé l’échec de la prophétie,
- ce qui du reste ne doit pas être trop difficile à
prévoir -, on est loin d’avoir tout dit.
A l’échelle humaine, on sait qui sera vainqueur dans
cette lutte contre ou avec le destin : la mort est au bout du chemin(et
c’est même ce qui ferait la valeur de toute chose en
ce bas monde). L’essentiel, c’est de participer ?
En attendant, il faut bien vivre, au risque de s’institutionnaliser
soi-même. Risque préférable à celui de
l’auto-dissolution finale. Et destin tellement général,
tellement universel, qu’il laisse la place à beaucoup
de variantes.
Et si l’on néglige le temps que met cet échec
pour devenir évident, on risque de trouver là un alibi
commode pour conserver le statu quo.
Si l’on oublie d’expliquer, de déplier ce qu’il
y a derrière comme ensembles de procédures, de pratiques
articulées, sans doute situées et datées, on
risque de tomber dans l’essentialisme le plus creux.
Plus intéressant, si on s’intéresse à
l’histoire de cet échec, de cette institutionnalisation,
peut-on comprendre ce qui se passe et en tirer autre chose qu’une
jouissance intellectuelle ? S’autoriser à agir, à
lutter contre ?
Ce destin lui-même, qu’il soit le lot d’un individu,
d’un groupe... d’un Etat, peut-il être combattu
grâce à la connaissance de lois ou d’effets divers,
y compris ceux qui se trouvent dans les ouvrages de l’Analyse
Institutionnelle7 ?
Mettre en échec cette prophétie, lutter contre l’irréparable,
en construisant des dispositifs pour l’analyse fait partie
de la prophétie du LAP.
Ce projet a sans doute des aspects illusoires, thérapeutiques
voire anesthésiants avoir toujours du temps devant soi, des
possibilités non actualisées... Cependant l’espoir
fait vivre !
Le LAP donc accepte voire revendique de se situer dans une perspective
réformiste !Et l’institutionnalisation apparaît
comme un processus nécessaire, accepté comme tel.
Ce n’est pas un stade terminal
Décrire ce processus, c’est raconter une histoire,
décrire des échanges, pas forcément se livrer
à une agression, pour faciliter la dissection... qui on le
sait n’éclaire pas beaucoup sur le fonctionnement du
vivant.
(…)
Conclusion
(…)
C’est au printemps 1995 que j’essaie de mettre un terme
provisoire à ce travail. C’est en 1985, à l’occasion
de la rédaction d’un mémoire du groupe des quinze,
que j’ai défini le plus clairement possible ce qu’était
le Lycée Autogéré de Paris : “ L’effet
Pygmalion conjugué avec l’effet Hawthorne pourrait
permettre de combattre efficacement l’effet Saint-Matthieu
”, et c’est au début de l’année
scolaire 1987 que j’ai fixé le sujet de mon mémoire
: “ La gestion du temps et ses liens avec la vie d’un
enseignant d’un centre expérimental appelé :
Lycée Autogéré de Paris ”. C’est
à la fin du mois d’août 1988 que j’ai pris
la décision d’arrêter ce travail, mais peut-être
de le poursuivre par d’autres moyens : participer à
l’élaboration du projet d’établissement.
Et c’est à la mi-janvier 1994 que je m’y suis
remis !
Voulant rendre manifeste la situation dans laquelle j’écris,
et donner un aperçu de mes implications, je risque d’embrouiller
le droit fil de la chronologie, et par la même perdre le destinataire
éventuel dans ma quête de la vérité :
le temps passe et la situation change !
Pourtant, je me dois d’assumer cette gestion du temps de
la narration, narration dans laquelle je figure au titre de témoin,
et pas seulement de témoin. Si ce que j’ai dit et/ou
écrit à l’époque ou avant, a eu une influence
sur la situation vécue collectivement, je me crois obligé
de le signaler.
Et au fond, si j’hésite souvent à le faire,
c’est que je ne vois pas trop où le procédé
doit s’arrêter :
il suffit de mettre au passé la proposition écrite
en italique pour faire apparaître une figure encore plus compliquée,
et montrer que l’image maintenant familière de la mise
en abîme est insuffisante pour rendre compte de la complexité
des récits, et finalement de la mémoire.
Et le temps du récit n’est pas le seul à poser
problème lorsqu’on veut écrire en espérant
être lu.
On peut se poser la question de la lisibilité à travers
celle de la maîtrise de l’écriture, ce que je
ne manque pas de faire, en la mettant en doute assez souvent.
Et pour chercher à l’accroître, on peut s’évertuer
à “ rendre ” le contexte le plus présent
possible, pour le destinataire absent.
Mais comment s’y prendre lorsqu’on sait qu’un
certain nombre des destinataires étaient là au moment
des événements relatés, et que ce récit
va participer à une construction collective de la mémoire
? Comment s’y prendre dès lors qu’il risque de
déboucher sur un vrai présent ?
Ne faut-il pas voir dans cet “ acte d’énoncer,
de produire un ensemble de signes linguistiques8 ” une sorte
d’acte illocutoire9 ? Le seul fait d’énoncer
change ma position vis-à-vis des autres, aussi bien qu’en
disant : “ Je promets, je jure ” ou “ Excusez-moi,
pardon ”, même si le contenu de mes propos est bienveillant,
contrairement à ce que l’on a pu entrevoir plus haut,
de la part d’autres personnes10.
La mise sur le papier d’une succession de réunions
de professeurs, ce rangement d’une activité vivante
en mémoire morte, pourrait aboutir à la définition
de nouvelles tâches à accomplir, à la définition
de nouvelles procédures “ efficaces ”, à
une rationalisation de nos efforts.
Par conséquent, il se pourrait bien que ce présent
travail ait pour effet d’accélérer l’institutionnalisation
de l’expérience LAP, à une époque où
l’on s’achemine vers l’obtention d’un statut,
et où, simultanément l’installation de l’Université
d’Assas menace le lycée dans son intégrité
territoriale.
Echec de la prophétie
On connaît maintenant le triangle “ dialectique ”
groupe de travail, groupe de base, groupe d’action. L’isomorphisme
avec le triangle suivant, compétence, engagement, efficacité
est patent. On peut alors entrevoir le devenir de cette expérience
comme suit : il y a urgence11 (le temps intervient de cette façon)
et des normes déjà là, avec des gens qui les
connaissent... ou qui se spécialisent.
Ou bien l’on était compétent avant, ou bien
on l’est devenu. Dans les deux cas, il est difficile de reproduire
l’expérience, au sens expérientiel du terme.
Alors, on est conduit à envisager une division du travail
: non seulement faire faire le ménage par une entreprise
extérieure, mais confier les comptes à un comptable,
et l’administration à un administratif... etc.
L’efficacité, la rationalité par rapport à
certaines fins en serait obligatoirement accrue. Certains membres
de l’équipe pourraient crier à l’abandon
de principes fondamentaux, ce faisant, ils oublieraient l’engagement,
la surimplication qu’exige le maintien de ces principes.
L’Effet Mühlmann
Revenons à l’Effet Mühlmann.
, ,L’effet Mühlmann, habituellement décrit en
termes de “ récupération ” ou “
d’intégration ”, désigne le processus
par lequel des forces sociales ou marginales, ou minoritaires, ou
anomiques (ou les trois à la fois) prennent forme, sont reconnues
par l’ensemble du système des formes sociales déjà
là. L’institué accepte l’instituant lorsqu’il
peut l’intégrer, c’est-à-dire le rendre
équivalent aux formes déjà existantes12.
Si le terme de récupération n’est que rarement
prononcé, la volonté d’être toujours “
différent ”, de travailler “ autrement ”
est toujours affirmée. Le lycée autogéré
ne peut pas être identique à un autre lycée.
Mais le fait qu’il subsiste encore ne signifie-t-il pas qu’il
est pour le moins équivalent à d’autres institutions
(établissement), que la prophétie a échoué,
ou qu’en une sorte de double jeu, on l’aurait laissé
entendre au commanditaire ?
L’annonce de l’échec de la prophétie,
prophétie elle-même comme je l’ai signalé
en introduction13 pourrait avoir pour effet l’arrêt
immédiat de toute tentative, au nom du refus d’une
récupération irrémédiable, d’un
renforcement de l’institué étatique toujours
vainqueur. Cette annonce risque de faire l’impasse sur l’apparition
de formes nouvelles, ou tout au moins sur la recombinaison de formes
anciennes, et emprunter elle aussi à la pensée héritée.
Et cette critique d’aujourd’hui, s’adresse en
1995, davantage à des collègues du terrain, à
des militants politiques entrevus ici ou là, qu’à
René Lourau ou à Georges Lapassade14... en 1977.
Mettre en cause cet échec annoncé, c’est donc
changer l’ordre des moments de la dialectique de l’institution.
Dialectique de l’institution
Du point de vue du pouvoir “ traditionnel ”, il est
“ naturel ” de voir le processus d’institutionalisation
sous la forme suivante : institué-universel, instituant-particularité,
singularité-institutionnalisation.
Là où je me situe, j’inverse les deux premiers
termes, ce qui me semble mieux correspondre à notre vécu
expérimental... et à une explication de la dialectique.
Disons qu’on peut se faire une idée du projet de départ,
dans son “ universalité ”, et qu’à
partir de là, on peut se demander comment ça se passe
concrètement.
Le passage du projet (du programme ?) à l’installation
dans la durée concrète, l’institutionnalisation,
ne s’effectue pas sans heurts. De notre point de vue à
nous, le moment de la positivité est bien le moment instituant.
Dans la particularité, nous rencontrons le déjà-là,
l’institué qui contrarie notre projet, et dans le moment
de la singularité, dans l’action, nous faisons avec...
Cela me semble correspondre à ce que nous vivons, lorsque
nous “ redescendons sur terre ” pour réaliser
nos rêves. Cela me semble correspondre à ce que l’on
sait des mouvements qui annoncent la fin du monde, et à leur
lutte contre l’échec de la prophétie, lutte
qui a amené Léon Festinger à élaborer
sa théorie de la dissonance cognitive15...
Et si l’institué c’est... l’Etat, il faut
se rappeler qu’il y a eu de grandes hésitations au
début des années quatre-vingts, au point qu’ici
ou là, on a pu parler d’Etat instituant ! L’Etat
qui s’oppose au changement peut le prôner tout à
la fois, ce qui n’est pas sans conséquences sur le
fonctionnement de l’école, et ce qui n’est pas
sans conséquences non plus sur les recherches à mener
sur ce “ pur concept ” !
Ces considérations me ramènent à l’étude
des conditions de possibilités d’une telle expérience.
Je devrais revenir sur les divers grands rapports publiés
au début du premier septennat de François Mitterand,
sur ce que l’on pourrait considérer comme des exhortations
venues d’en haut à faire ce que nous avons fait, ce
que nous faisons peut-être encore. Me demander pourquoi on
nous a donné du temps, de l’argent et de la liberté,
me demander si la fin était au début, et si nous avons
échoué. Le travail que j’ai accompli a-t-il
seulement mis en lumière une ou plusieurs prophéties
? Je me rends compte que je n’en suis qu’au début,
et que je me dois encore d’étudier Max Weber, et le
concept d’activité rationnelle par rapport à
une fin.
Le but et le chemin.
Dans un projet sur le papier,- projet de collège autogéré
à Paris -, nous affirmions vouloir nous intéresser
davantage au processus qu’au produit. Dans le projet d’établissement
du LAP (avril 1990), à la rubrique intitulée “
A propos des lois et des règlements ”, nous écrivons
Si nous reconnaissons que les valeurs imposent de faire un choix
entre les moyens, nous insistons sur le fait que le chemin suivi
a autant d’importance que le but à atteindre.
Des amis, membres de l’équipe du lycée de Saint-Nazaire,
m’ont beaucoup répété cette maxime dont
je ne connais pas l’auteur : “ Le but, c’est le
chemin ”. Avant de clarifier le concept de projet-de-monde,-
encore un travail entrepris et délaissé -, j’étais
tracassé par une idée simple : le but c’est
le but, le chemin c’est le chemin. D’ailleurs, dans
le LAP où l’on attache de l’importance aux productions
achevées, il est difficile d’affirmer autre chose.
On écrit une pièce de théâtre, on la
monte... et on la joue. Négliger le moment de la représentation
est un scandale, et si par malheur cela arrive, cela ne se passe
pas bien.
Quant à dire que le but, c’est l’apprentissage,
cela peut relever de la condescendance ou du déni... Bref,
on pourra se référer aux ouvrages de John Dewey pour
entrevoir une partie de la philosophie de l’expérience.
Ce qui nous ramène aux buts, à la relativité
phénoménologique, ou encore aux niveaux hiérarchiques.
Succès de la prophétie
L’effet Hawthorne nous vient de l’industrie. Ecoutons
ce que nous en dit C. Wright Mills :
Dans les industries modernes, le travail s’inscrit dans une
hiérarchie : il y a une norme d’autorité, et,
vue d’en bas, une norme d’obéissance.{...}.
On ne peut donc comprendre les problèmes du “ moral
” sans faire appel au pouvoir, ce facteur que manient si timidement
les experts en rapports humains.
Puisque les usines, après tout, sont des lieux où
l’on travaille et où l’on noue également
des rapports humains, nous définirons le “ moral ”,
et selon des critères subjectifs, et selon des critères
objectifs. Subjectivement, il signifierait qu’on est prêt
à faire le travail que l’on vous demande, et qu’on
est prêt à le faire avec bonne humeur, voire avec plaisir.
Objectivement, il signifierait que le travail est effectivement
accompli ; qu’un maximum de besogne est abattu dans le minimum
de temps, avec le minimum de tracas et au prix minimum. Par conséquent,
dans une usine américaine moderne, le moral implique l’obéissance
joyeuse de l’ouvrier, et, du point de vue de la direction,
une besogne rondement menée16.
Alors succès de la prophétie ? Certainement, si le
but à atteindre est de garder à l’école
des jeunes dont on ne sait pas trop ce qu’ils feraient en
dehors. Admettons provisoirement que ce soit bien le cas, et interrogeons-nous
sur les conditions de cet éventuel succès.
Des êtres humains peuvent-ils lutter pour imposer ou maintenir
leur conception des rapports humains, et oublier simultanément
ce qu’ils font d’autre ?
Pont de la rivière Kwaï.
L’abîme infranchissable que certains regards voient
creusé entre l’âme occidentale et l’âme
orientale n’est peut-être qu’un effet de mirage.
Peut-être n’est-il que la représentation conventionnelle
d’un lieu commun sans base solide, un jour perfidement travesti
en aperçu piquant, dont on ne peut même pas invoquer
la qualité de vérité première pour justifier
l’existence ?
Peut-être la nécessité de “ sauver la
face ” était-elle, dans cette guerre, aussi impérieuse,
aussi vitale, pour les Britanniques que pour les Japonais ? Peut-être
réglait-elle les mouvements des uns, sans qu’ils en
eussent conscience, avec autant de rigueur et de fatalité
qu’elle commandait ceux des autres, et sans doute ceux de
tous les peuples ? Peut-être les actes en apparence opposés
des deux ennemis n’étaient-ils que des manifestations
différentes mais anodines, d’une même réalité
immatérielle ? Peut-être l’esprit du colonel
nippon, Saïto, était-il en son essence analogue à
celui de son prisonnier, le colonel Nicholson17 ?
C’est du Japon qu’on a voulu importer les “ Cercles
de qualités ”, et c’est aux japonais que revient
le mérite d’une autre leçon, dans ce qui n’est
sans doute qu’une fiction : le colonel Nicholson, “
vivant symbole de la tradition britannique ” met toute son
énergie pour mener à bien la construction du pont
de la rivière Kwaï, dès lors que sa conception
du commandement et de la qualité sont acceptés par
les japonais.
Finalement le pont est construit, bien construit, et les “
alliés ” ne parviennent pas à le faire sauter18,
ils s’enfuient, non sans avoir tué le colonel lui-même,
qui s’opposait à ce que le pont soit détruit.
La prophétie de départ, construire le pont sur la
rivière Kwaï, a été réalisée
!
A travers cette histoire, Pierre Boulle nous montre qu’il
y a des hiérarchies, qu’il y a plusieurs points de
vue, et qu’il aurait fallu une “ intelligence supérieure
” pour “ flairer le véritable ennemi dangereux
; comprendre que cette vénérable ganache ne pouvait
pas laisser détruire son ¦uvre. ” Il nous montre
que chez un homme aussi civilisé que le colonel Nicholson,
l’idéal humain du “ travail bien fait ”
contribue à une méconnaissance totale de la situation.
Méconnaissance qui n’est pas sans lien avec ce que
René Lourau nomme Effet Weber.
Effet Weber
C’est après un long développement sur l’activité
communautaire, important pour une théorie de l’institutionnalisation,
que Max Weber19 écrit ceci :
Le progrès que l’on constate dans la différenciation
et la rationalisation sociales signifie donc, sinon toujours, du
moins normalement quand on considère le résultat,
que dans l’ensemble, les individus s’éloignent
de façon croissante de la base rationnelle des techniques
et des règlements rationnels qui les concernent pratiquement
et que dans l’ensemble, cette base leur est d’ordinaire
plus cachée que le sens des procédés magiques
ne l’est au “ sauvage ”.
La rationalisation de l’activité communautaire n’a
donc nullement pour conséquence une universalisation de la
connaissance relative aux conditions et aux relations de cette activité,
mais le plus souvent elle aboutit à l’effet opposé.
Le “ sauvage ” en sait infiniment plus des conditions
économiques et sociales de sa propre existence que le “
civilisé ” au sens courant du terme, des siennes. (...)20.
Retenons de cette confrontation que Pierre Boulle, après
Max Weber, nous montre l’intérêt d’aborder
les entreprises humaines sous divers points de vue, en essayant
de les remettre en perspective. Ce qui, soit dit en passant, est
une façon de reconnaître l’importance de l’espace
et de la synchronie, et qu’il y a moins d’aliénation
là-dedans qu’à vouloir hypostasier, autonomiser
le moment du devenir, même s’il est plus agréable
pour tout le monde, de prendre du bon temps.
Pédagogie socianalytique
J’espère que cette tentative, qui consiste à
chercher à se situer, à sonder la profondeur de nos
institutions, apparaît en filigrane. Car la lutte contre l’Effet
Weber fait bien partie de notre prophétie à nous.
Ce que je n’ai pas dit encore ouvertement, c’est que
j’ai fait mien le programme énoncé par R. Lourau
à la fin de son ouvrage, “ L’illusion pédagogique21
”, qu’il a qualifié de pédagogie socianalytique
: lutter contre l’oubli dans deux domaines apparemment séparés,
le Droit, et la Science.
Ce que je n’ai pas dit non plus, et qui relève de
mes implications épistémologiques22, c’est que
la lutte contre l’Effet Luckacs23, alors que je suis professeur
de mathématique fait partie depuis longtemps de mes projets.
Ecoutons René Lourau :
Lukacs montre que ce qui rend problématique la connaissance,
ce n’est pas seulement sa négativité (laquelle
constitue “ l’embrayeur ” de tout processus dialectique},
mais aussi et d’abord sa positivité.
Plus une science devient formalisée, quantifiée,
cumulative, et plus elle s’éloigne de son “ substrat
de réalité ”, c’est-à-dire des
conditions sociales de son apparition et de son développement.
Cela ne signifie pas que les connaissances peu formalisées,
peu quantifiables, peu ou pas cumulatives (par exemple les sciences
sociales) seraient du même coup plus près du réel
: en fait elles sont plus proches de... l’idéologie
du réel.
On a donc un éventail de connaissances qui va du savoir
le plus “ idéologique ”, le plus déterminé
par ses conditions sociales d’apparition, d’élaboration,
de conservation, de transmission, d’application, de contrôle,
de sanction, au savoir le moins “ idéologique ”
et le plus aveugle sur ses conditions d’apparition, d’élaboration,
etc.
Ce programme, qui relève d’une évaluation certes,
ne doit pas apparaître comme une échappatoire : le
lycée autogéré n’a pas été
créé pour ça, pas plus qu’il n’a
été créé pour lutter contre l’échec
scolaire. Pour hasarder un jeu de mots : la fin ne se découvre-t-elle
qu’à la fin ? La généalogie n’épuise
pas tous les cas de figure.
Echec d’une prophétie
La littérature sur l’autogestion montre à l’envie
que la prophétie “ lycée autogéré
” invite à des activités diverses et variées
! Ce qui s’énonce clairement ne se conçoit pas
bien pour autant. Bref, il est difficile de juger de l’échec
d’une tentative qu’on a du mal à définir.
On s’éloigne de la pédagogie par objectifs !
Il faut du courage pour oser s’intéresser quand même
à cet échec.
On ne peut qu’examiner plusieurs prophéties, certaines
affichées au départ, certaines révélées,
dévoilées, d’autres inventées en cours
de route, d’autres encore infléchies, d’autres
enfin attribuées pour la commodité de la compréhension
: tout se passe comme si, diraient les physiciens, et si j’ai
bien compris, Max Weber avec eux.
Instituant, institué
Alors que le concept d’institution a été théoriquement
étudié sous toute ses formes, et qu’il a été
montré combien il était problématique, il me
semble que d’autres concepts ont été relativement
épargnés par la critique dialectique, comme celui
d’instituant et d’institué. Il est possible que
dans ma quête de mode d’emploi, je ne tombe que sur
des considérations rapides, ou que je ne vois plus très
bien comment utiliser ces termes. Je suis saisi de vertige à
la pensée que je pourrais repérer trois moments dialectiques
dans chacun de ces concepts24, vertige d’autant plus important
que l’opération me paraît digne d’intérêt,
en ce qu’elle permettrait de mieux saisir la “ réalité
”. Il y aurait de l’institué dans l’instituant,
et de l’instituant dans l’institué. Et que dire
du moment de la singularité ?
Y a-t-il des instituants, des institués ? Ou pour reprendre
cette phrase, relevée au moment de la création de
la mutuelle,- les gains d’ailleurs sont les non-gains d’ici
-, ne peut-on dire que l’instituant d’ailleurs est l’institué
d’ici ?
Et réciproquement ?
L’équivalence entre Ecole et MJC
“ L’institué accepte l’instituant lorsqu’il
peut l’intégrer, c’est-à-dire le rendre
équivalent aux formes déjà existantes25 ”
écrivait R. Lourau en 1973.
Le principe d’équivalence qui préside à
l’institutionnalisation mérite d’être examiné
de près. Qui dit équivalence, dit différences
que l’on oublie, mais qui ne sont peut-être pas négligeables.
C’est ainsi que j’aimerais comparer deux sortes d’établissement
: l’Ecole (le lycée) et la Maison des Jeunes (ou :
de la Culture et des Loisirs). Et deux sortes de temps sociaux26
: le temps de travail et le temps libre.
J’aimerais de plus préciser que ces deux sortes de
temps ne se trouvent pas forcément où l’on croit.
A ce titre, le LAP me semble exemplaire. Il descend en quelque
sorte de l’expérience de Marly le Roi. Rappelons brièvement
qu’il s’agissait de se préparer à quelques-uns,
avec l’aide de bénévoles, au baccalauréat
dans les locaux d’une MJC ! Pourquoi en effet ne pas considérer
une MJC comme une Ecole ? On y reconnaîtra le mouvement croissant
de scolarisation de la société.
Au bout d’un certain temps, l’Ecole (de Marly) est
entrée en conflit avec la MJC du Chenil qui l’hébergeait.
Et finalement l’Ecole (parallèle) a été
hébergée dans deux salles de classes de l’Education
Nationale. Ajoutons que l’Ecole a été en même
temps rattachée au LAP qui lui même était rattaché
au lycée François Villon puis au lycée Paul
Valéry :
(...)Avec le conflit ouvert, le directeur de la MJC a carrément
menacé le groupe d’expulsion. Cela, ironie amère,
afin de mettre dans le local ainsi libéré un stage
de réinsertion sociale.
(...) On pourra penser qu’on a ici un peu trop insisté
sur ce conflit. C’est qu’il nous a fortement surpris,
car tout, au départ, portait à croire que l’Ecole
et une structure telle que la MJC, réputée libérale,
voire même laxiste, avaient toutes les chances de s’entendre.
Cependant, il s’avère à l’usage que la
MJC est très attachée à son pouvoir de contrôle
et d’organisation, et qu’elle voit d’un très
mauvais ¦il les gens qui fonctionnent de façon absolument
autonome, c’est-à-dire sans elle27 (...)
Le mouvement inverse, nous le vivons au LAP : transformation de
l’Ecole en maison de la Culture et des Loisirs. Principe de
libre-fréquentation, mise en question de la notation, réalisation
de productions, recherche d’auto-financements, etc... : cela
signifie-t-il pour autant que le principe d’équivalence
est remis en question ? La réponse est loin d’être
immédiate.
Le temps et la valeur
Comme le rappelle Roger Sue28, à la suite de Jean Baudrillard
: “ (...)L’on voit bien que le principe d’économie
et de productivité du temps, du temps comme valeur en soi,
se transpose également dans le temps libre. (...) le temps
de la consommation est soumis aux mêmes rythmes, aux mêmes
principes d’économie et de rentabilité du temps
que celui de la production. Ce qui n’est guère étonnant
si l’on conçoit que ce sont les deux faces d’un
même système, le système productiviste. ”
Actuellement, la lecture des journaux,- au hasard le Monde29 du
Mercredi 19 avril 1995 -, laisse entendre nettement(?) que l’apparition
du Temps Libre est vécue comme un drame, et, imperceptiblement,
qu’une solution passe par la transformation de toute activité
en activité rémunérée. Ce qui serait
le triomphe de la Valeur d’Echange30.
Il conviendrait de revisiter notre expérience à la
lumière de ces considérations : crise du temps, crise
du travail, lutte de la valeur d’usage contre la valeur d’échange.
Sans oublier l’omniprésence de deux idéologies
: la libérale et la scientiste. Sans oublier la réapparition
des questions religieuses, spécialement dans ses liens avec
notre travail.
Les vendredi 31 mai, samedi 1er et dimanche 2 juin 2002
le Lycée Autogéré de Paris fêtera ses
vingt ans
La vingtième année scolaire du Lycée Autogéré
de Paris s’achèvera aux vacances d’été.
Et le Lycée Autogéré de Paris fêtera
son vingtième anniversaire avec un peu d’avance les
vendredi 31 mai, samedi 1er et dimanche 2 juin 2002.
Cette fête a été proposée de manière
insistante par quelques élèves et elle a été
programmée après avoir été décidée
démocratiquement par l’ensemble de notre collectivité.
Notre fête devrait être l’occasion :
* de présenter diverses réalisations, en association
avec d’anciens élèves ;
* de nous interroger sur nos actions et nos difficultés à
travers divers ateliers ;
* d’associer des partenaires extérieurs qui accompagneraient
nos échanges ;
* de réfléchir avec des gens désireux de s’engager
dans un processus de transformation de l’école.
Les discussions préliminaires ont montré qu’il
y avait une forte envie de faire la fête, que des spectacles
seraient prêts pour l’occasion, et que d’anciens
élèves comptaient bien s’associer activement
à la réussite de l’entreprise. Elles ont témoigné
de l’envie de se rassembler pour réfléchir ensemble,
d’un désir de s’ouvrir sur l’extérieur
et de rencontrer des gens qui aspirent à autre chose en matière
d’instruction et d’éducation, de l’envie
de revisiter l’histoire particulière de ce lieu.
Les hasards du calendrier font que cette manifestation se produira
au lendemain de l’élection présidentielle de
2002 et à la veille des élections législatives…
ce qui permet de remettre en mémoire à ceux qui l’auraient
oublié l’influence de ceux qui nous gouvernent sur
les réponses qui peuvent être apportées à
un certain nombre de problèmes de société et
de leur rappeler comment un espace de liberté original peut
naître d’une décision politique.
La création du Lycée Autogéré de Paris
doit énormément à ce que l’on a appelé
l’état de grâce provoqué par l’arrivée
de la gauche au pouvoir à l’issue des élections
présidentielles de 1981.
Le Lycée Autogéré de Paris a ouvert ses portes
à la rentrée 1982 dans les sous-sols du lycée
François Villon à Paris (14ème) .
C’est l’un des quatre établissements expérimentaux
ouverts par le Ministère “ Alain Savary ”, les
autres étant : le Lycée Maritime d’Oléron,
le Collège Lycée d’Hérouville Saint-Clair,
le Centre Expérimental de Saint-Nazaire. Ce dernier avait
bénéficié d’une ouverture anticipée,
à la suite de la “ lettre au camarade Savary ”
rédigée et expédiée par Gabriel Cohn-Bendit,
et bien reçue par le principal destinataire.
Rappelons-nous l’action du ministère Savary, action
assez rapidement mise en cause lors d’une “ guerre scolaire
” dans laquelle s’affrontaient les partisans de l’école
privée et les partisans de l’école publique,
et action combattue fermement par les adeptes du retour aux “
vraies valeurs ” de l’école, adeptes que l’on
retrouvera plus récemment dans un combat contre d’autres
réformateurs, combat présenté à tort
comme celui des républicains contre les pédagogues.
Le contexte de la fondation peut être évoqué
en quelques lignes :
* François Mitterand est élu président de
la République ;
* des problèmes surgissent dans certaines banlieues (les
Minguettes...) ;
* Bertrand Schwartz publie un rapport sur l’insertion des
jeunes ;
* l’organisation du travail semble remise en cause dans les
médias, on parle de “ Cercles de qualité ”
;
* l’inquiétude grandit face à la montée
du chômage et à la “ naissance ” d’une
société duale ;
* les collèges voient leur fonctionnement remis en cause
à travers la réforme initiée par Louis Legrand
…
La création de quatre établissements “ expérimentaux
” il y a vingt ans n’est pas l’œuvre du seul
Ministère. Cette création doit beaucoup à des
mouvements enracinés dans la pratique “ de terrain
” et à quelques personnalités qui ne faisaient
pas partie de l’appareil d’état.
Ainsi la fondation du LAP31 a-t-elle été l’œuvre
d’enseignants et de jeunes en rupture avec le système
éducatif. L’initiateur, Jean Lévi, avait animé
une école parallèle d’une vingtaine d’élèves,
dans les locaux d’une MJC32, dès 1977, et rêvait
d’une école sans élèves ni professeurs,
mais avec des intervenants, et des usagers. C’est lui, semble-t-il,
qui a eu l’audace d’appeler cet établissement
“ Lycée Autogéré ”. À la
même époque une autre équipe composée
uniquement d’enseignants tentait d’obtenir l’ouverture
d’un “ Collège Autogéré ”
dans le XXème arrondissement de Paris, projet finalement
refusé par le ministère.
L’ensemble des enseignants faisait partie de la mouvance
autogestionnaire, même si certains étaient des “
convertis ” de fraîche date ! Remarquons que la référence
à l’autogestion était beaucoup plus politique
que strictement pédagogique. Ajoutons que cinq enseignants
qui ont fait partie du projet de “ Collège Autogéré
” sont toujours membres de l’équipe du Lycée
Autogéré, équipe qu’ils ont rejoint relativement
rapidement.
Il était clair dans l’esprit de la plupart des enseignants
qu’ils allaient participer à une expérience
d’autogestion de l’équipe et par l’équipe.
Il était clair que le modèle historique de cette autogestion
était fourni par la coopérative dont les cadres ont
été formulés au siècle dernier par des
ouvriers qui refusaient l’exploitation et la misère.
Il était tout aussi clair que cette autogestion qui devait
s’inscrire dans la durée devait s’accompagner
d’une forme d’autogestion pédagogique, c’est-à-dire
de la possibilité, la permission, voire l’obligation
pour les élèves de participer à la gestion
de l’établissement.
Nous étions d’accord pour penser que l’anomie
qui régnait dans un certain nombre d’établissements
scolaires n’était pas un accident ou un défaut
attribuable aux faiblesses des humains qui se trouvaient sur le
terrain mais bien constitutive d’une organisation bureaucratique
qui niait les relations sociales établies à la base.
Pour nous c’était cette organisation qui empêchait
le travail en commun des enseignants et qui les séparait
les uns des autres. De plus elle instituait une coupure violente
et non nécessaire entre les enseignants et les enseignés.
Ce type d’organisation qui caractérise l’école
“ républicaine ” dès sa naissance allait
engendrer, d’après nous, les prétendus “
dysfonctionnements ” que l’on attribue maintenant au
laxisme des enseignants ou à la barbarie des élèves.
La crise est telle aujourd’hui qu’il est difficile
de comprendre pourquoi les critiques formulées dès
le début des années soixante à l’encontre
de la bureaucratie sont à ce point ignorées.
La référence pédagogique était en partie
importée du Danemark et de la Norvège33 : c’était
la branche “ scandinave ” ! Et c’est sur des bases
“ scandinaves ” que nous avons commencé à
fonctionner, et que nous continuons sans doute à le faire.
Pour le reste, il était question du mouvement Freinet et
de son dépassement éventuel, ce qui peut expliquer
une rencontre avec le courant d’Analyse Institutionnelle34
: une reprise de l’Autogestion Pédagogique... au niveau
de l’établissement.
Il serait tout à fait légitime de douter des chances
de réussite d’une telle entreprise ! Au tout début
des années quatre-vingt la fin des idéologies a été
décrétée, la plupart des intellectuels qui
avaient fait carrière avec l’autogestion ont abandonné
l’idée aux incorrigibles utopistes, anarchistes pour
la plupart. C’est dire à quel point l’idéal
autogestionnaire est méconnu de nos jours !
Cela ne serait pas si grave si l’idéal démocratique
ne subissait le même sort !
Tout au long de cette année scolaire les nouvelles qui nous
sont parvenues du monde entier auraient pu laisser croire que seule
la force nue allait gouverner la planète, malgré tous
ces dispositifs, toutes ces machines, tous ces appareils inventés
par les hommes pour qu’il en aille autrement.
Et cette année scolaire 2001-2002 qui a débuté
avec les attentats du onze septembre aux États-Unis, effroyables
détournements d’avions, a failli s’achever en
France avec un autre détournement, celui de l’appareil
d’état.
Dans ce dernier cas, que se serait-il passé si nous n’avions
vu tant de gens descendre dans la rue ? Si tant de jeunes dont certains
n’étaient même pas en âge de voter ne s’étaient
mobilisés pour défendre une France ouverte, fraternelle
et généreuse ?
Mais sommes-nous rassurés pour autant ?
Nous ne sommes pas près d’oublier la manière
dont vient de se dérouler la campagne pour les présidentielles
avec les résultats que l’ont connaît et la manière
dont se déroule la campagne pour les législatives.
Les luttes idéologiques auxquelles nous assistons laissent
entendre que “ les jeunes ”, “ les pauvres ”
et “ l’école ” pourraient bien être
sacrifiés sur l’autel de la Sécurité
et du Profit.
Ces événements particulièrement angoissants
auront eu le mérite de rappeler avec intensité qu’il
n’est pas permis de sous-estimer le pouvoir de l’État,
pas plus qu’il n’est possible d’ignorer l’importance
de ce que l’on désigne sous le terme de “ politique
”.
Ils auront eu le mérite de nous conforter dans notre vision
d’une école qui prépare à la vie démocratique.
Nous sommes convaincus que la citoyenneté s’apprend
en la vivant au sein d’une communauté de petite taille.
Vivre et agir parmi d’autres de manière réfléchie
est une condition préalable à la compréhension
de la citoyenneté à l’échelle d’une
nation ou à l’échelle de la planète,
de la Citoyenneté “ abstraite ”.
La citoyenneté considérée comme savoir vivre
ensemble est à la fois fondement indispensable de notre expérience
et l’objet d’un apprentissage continuel. Car à
travers la “ citoyenneté ” c’est la question
des liens qui est posée. Et chez nous, justement, nous cherchons
à en tisser. Il est important de comprendre que c’est
l’esprit de cette expérience qui nous pousse à
établir des relations interpersonnelles, à construire
des réseaux d’obligations, d’échange et
de solidarité.
Les membres de l’équipe souhaitent que les élèves
fassent l’expérience d’une sorte de contrat social,
à petite échelle bien entendu. La taille de notre
établissement nous permet d’allier démocratie
directe et démocratie indirecte.
C’est pour ces raisons qu’il est fondamental de garantir
la liberté - participation de tous les membres de la communauté
éducative. Un élève est libre parce qu’il
peut participer aux choix “ politiques ” de l’établissement.
Il s’agit là, en quelque sorte, d’une liberté
politique qui correspond aux orientations de recherche sur la “
démocratie ”. C’est dans ce sens-là qu’on
peut dire que l’élève est citoyen, avec toutes
les difficultés que cela soulève chez les adeptes
des définitions strictes. Ces difficultés sont certainement
héritées d’une conception “ jacobine ”
de la société qui ne voit de citoyenneté que
par rapport à l’État, et qui ne voit de liberté
qu’individuelle.
Même si notre établissement n’est pas un état
miniature, les questions des libertés, des droits et des
devoirs y sont posées, et il nous faut donner des réponses
dont certaines sont formalisées.
Un certain nombre de lois et de règles ont été
formulées au cours des années. Comme cela se passe
dans la société “ réelle ” elles
l’ont d’abord été sur les sujets problématiques.
Les énoncer par écrit, les répéter fait
partie de notre travail. La connaissance de grands principes, la
conscience individuelle et collective font le reste : c’est
ce que certains appellent le sens des responsabilités, ce
que d’autres appellent tout simplement l’humanité.
L’équipe éducative est garante du cadre. Ce
cadre consiste en principes éthiques, philosophiques et pratiques
que l’on pourrait résumer en parlant de recherche organisationnelle
et institutionnelle permettant la construction et le maintien d’un
véritable “ régime démocratique ”.
Chaque personne qui devient membre du LAP sait théoriquement
à quoi s’en tenir : elle devra participer activement
à la vie “ dé mocratique ” de cet établissement.
Cela signifie entre autre qu’il y a une obligation “
morale ” de réfléchir, de discuter, de délibérer,
de mettre en commun les savoirs détenus par tel ou tel groupe,
tel ou tel individu. Cela signifie que des désirs pourront
être réalisés, des initiatives soutenues, mais
que l’on devra accepter de s’éloigner des “
solidarités mécaniques ” pour construire des
“ solidarités organiques ”. Quitter un “
droit ” autoritaire pour construire un “ droit ”
coopératif. Il va falloir accepter que tout ne soit pas décidé
ailleurs par des chefs lointains, et accepter aussi une nouvelle
division sociale et technique du travail. D’une manière
plus générale, retrouver des significations, en instituer
ou en réinstituer d’autres.
Si la plupart de nos élèves (et des membres de l’équipe)
sont placés dans des situations qui les obligent à
prendre les meilleures décisions possibles, ils sont en quelque
sorte contraints de reconstruire les règles de prise de décision
en commun et de se poser les questions de validité formelle,
de validité technique et de validité éthique
des décisions prises ou à prendre.
L’expérience nous prouve que les adolescents peuvent
apprécier que des normes soient explicitées, et qu’un
certain nombre de valeurs soient affirmées et même
reconstruites. La plupart du temps, chacun admet le contrôle
social et sait que ce n’est pas le manquement de quelques-uns
à un certain nombre de principes qui va entraîner la
perte de tous.
Cela ne va pas sans risque. Il y a longtemps que des sociologues
ont pointé le fait que ce genre de tentative pouvait être
miné par un individualisme grandissant, individualisme entretenu
par un imaginaire façonné par les calculs égoïstes
: la tentation est forte de diminuer sa contribution en augmentant
sa rétribution…
Nous ne sommes pas à l’abri des incompréhensions,
des conflits. Tel ou tel qui souhaite voir son point de vue triompher
peut se révéler de mauvaise foi. Mais pourquoi déplorer
un tel état de fait ? D’une part il est préférable
que le mouvement remplace l’apathie et que la prise de parole
remplace le silence. D’autre part il apparaît que dans
la plupart des cas ceux qui garantissent le cadre35 (éthique
- rationnel) sont écoutés lorsqu’ils s’expriment.
Et une bonne part des difficultés auxquelles nous nous affrontons
est liée à l’effort qu’il faut fournir
pour conceptualiser “ notre droit ” et pour le “
dire ”. L’existence d’un droit déjà
élaboré, d’un savoir constitué en la
matière ne simplifie pas le problème : il convient
de se l’approprier, ce qui est naturel, et il convient souvent
d’en combattre les perversions présentées comme
“ normales ” par l’institution elle-même.
Un observateur extérieur peut considérer cette expérience
d’un œil amusé. Il peut se plaire à imaginer
que l’on décide par vote de la valeur du nombre p (pi)
ou de l’appartenance des grenouilles à la famille des
bovidés. Mais il ferait bien de se rappeler que nous essayons
tous de vivre dans une démocratie. Il pourrait s’aviser
que les difficultés que nous rencontrons alors que nous essayons
de construire ensemble une communauté éducative fonctionnent
à la fois comme analyseur des contradictions de la société
française, et souvent comme révélateur de la
méconnaissance instituée des règles du jeu
de la vie en société.
Comme le dit un vieil adage : “ Nul n’est censé
ignorer la loi ! ”. Certes ! Mais combien sont ceux qui la
connaissent ? Combien sont ceux qui se demandent qui la fait, la
loi ?
Nous souffrons quelquefois du temps passé à prendre
certaines décisions. Mais si nous prenons du recul et si
nous examinons ce qui se passe dans la société des
adultes et spécialement chez les professionnels du droit
et de la politique, que constatons-nous ? Qu’il est difficile
de participer à d’authentiques débats et de
prendre de réelles décisions.
Et plus grave, alors qu’être citoyen apparaît
dans les médias comme “ la qualité ” de
chaque Français, comme “ la chance à ne pas
laisser passer ”, comme “ la valeur suprême ”,
il y a eu 70 % d’abstentions au référendum sur
le quinquennat36. Quant aux dernières élections…
Alors faut-il considérer que les Français, à
l’instar des grenouilles, sont “ lassés de l’état
démocratique ” et envisager de passer à autre
chose ? Ou bien faut-il au contraire considérer que la démocratie
reste le moins mauvais des régimes politiques, et dans ce
cas considérer qu’elle mérite un apprentissage
?
Pour notre part le choix est déjà fait : comme nous
venons de le montrer, l’équipe éducative du
Lycée Autogéré de Paris est engagée
dans cette voie sans ambiguïté. Nous soutenons tous(tes)
les enseignants(tes) qui tentent de mettre œuvre des idées
proches de nos aspirations démocratiques, suivant en cela
les intentions généreuses contenues dans bien des
textes officiels.
Nous souhaitons que se multiplient des structures permettant d’accueillir
les élèves, de plus en plus nombreux, qui trouvent
difficilement leur place dans les établissements “
ordinaires ” du service public de l’Éducation
nationale.
Ces structures devraient permettre de faire face à la diversité
des élèves.
Enfin la possibilité pour des enseignants de travailler
en équipe sur des hypothèses communes, conformes aux
valeurs humanistes, possibilité qui nous a été
accordée, devrait être enfin reconnue, voire institutionnalisée.
L’équipe du Lycée Autogéré de
Paris,
Jeudi 16 mai 2002
Pour une Ecole Différente Le lycée autogéré
sort de sa réserve.
En septembre 1982 débutait une “ expérience
pédagogique ” connue sous le nom de Lycée Autogéré
de Paris. Établissement se réclamant de l’autogestion,
le lycée Autogéré de Paris existe encore aujourd’hui
et c’est l’un des rares établissements scolaires
publics à dépendre directement du ministère,
c’est-à-dire à ne pas être régionalisé.
Son existence juridique, quasi - virtuelle, est incertaine, le bâtiment
qu’il occupe conjointement avec le CLEMI est convoité
par l’université d’Assas… Mais malgré
les difficultés de tous ordres, chaque année les demandes
d’inscription dépassent les possibilités d’accueil
que nous poussons à 225 inscriptions. Et il se trouve toujours
25 enseignants pour continuer dans un contexte souvent difficile.
De ce côté-là aussi il arrive que des candidatures
soient refusées, faute de place.
Qu’est-ce qui pousse des élèves à
intégrer un établissement qui ne prétend aucunement
à rivaliser avec les “ bons lycées ” ?
Tous les élèves du L.A.P. ne sont pas des marginaux,
des “ décrocheurs ”, des exclus de l’enseignement
“ standard ”, cependant beaucoup gardent un très
mauvais souvenir de leur scolarité antérieure.
Ceux qui ont vécu leur passage à l’école
de façon pénible, particulièrement dans les
dernières années de collège, sont nombreux.
À les entendre, ils ont rencontré de l’indifférence
de la part des adultes, parfois une franche hostilité. Rapports
humains quasi inexistants entre élèves ou bien compétition
au-delà de la “ saine ” émulation, le
climat est à la violence. Et ils sont trop souvent orientés
contre leur gré vers des filières qui ne correspondent
ni à leur goût, ni à leurs aptitudes. Ils sont
soumis à trop de pression, trop de stress… Ces facteurs
conjugués engendrent un malaise qui peut se traduire de différentes
façons : dépression, désintérêt,
agressivité, absentéisme, phobie de l’école
…
Qu’est-ce qui pousse des enseignants à devenir
membre de notre équipe ?
Alors qu’il est difficile de trouver parmi eux d’“
ex mauvais élèves ”, les témoignages
que les enseignants du L.A.P. apportent sur leur expérience
du système scolaire rejoignent celles des élèves.
Les élèves que l’on devrait aider sont trop
souvent perçus comme une menace et les modèles pédagogiques
qui imprègnent les pratiques n’ont pas beaucoup évolué
depuis le temps où l’enseignement secondaire était
réservé à une petite élite.
L’avancement dans la carrière dépend davantage
de la capacité de s’adapter aux exigences réelles
ou supposées de l’inspecteur que de celle de s’adapter
aux demandes des élèves.
Le climat des établissements est la plupart du temps insupportable,
l’enseignant n’a pas à dire son mot sur l’élaboration
des programmes, la perspective du bac semble structurer tout l’édifice.
Les critiques que nous venons d’énoncer sont-elles
nouvelles ?
Périodiquement chargés de mission, inspecteurs généraux,
voire ministres se livrent aux critiques les plus documentées
et les plus virulentes de l’école…
Ces critiques prennent très souvent en compte le malaise
des élèves et des enseignants et elles peuvent même
aboutir à des réformes.
À chaque fois, ces critiques tournent autour de trois points
essentiels :
- qu’en est-il de la vie sociale à l’école
?
- quels savoirs enseigner ?
- quelle système d’évaluation adopter ?
Pourquoi l’éducation nationale n’arrive-t-elle
pas à dissiper les malaises ?
Les réformes se sont succédées, parfois à
un rythme soutenu.
Malheureusement ces réformes, qui sont censées prendre
en compte le point de vue de ceux qui sont les premiers concernés
- les élèves et les enseignants- sont très
rapidement vidées de leur sens.
Qu’en est-il de la “ vie scolaire ” ?
de l’heure de “ vie de classe ” ?
Qu’en est-il des droits des élèves? Que pensent-ils
du rôle des délégués dont la participation
à la vie de l’établissement est souvent réduite
à porter les cahiers de texte et à accompagner un
camarade jusqu’aux toilettes !?
Que doivent-ils comprendre des concepts de démocratie
et de citoyenneté ?
Quant aux tentatives de changer les contenus, quant à la
volonté toujours affichée de limiter le bachotage,
où en sommes nous ?
Il est évident que le décalage entre les principes
proclamés et les pratiques autorisées est si important
qu’il contribue pour une grande part à dévoyer
le système.
À force de faire dire tout et n’importe quoi à
des mots qui renvoient à des valeurs fondamentales, on ne
contribue certainement ni à la formation des individus, ni
à leur émancipation.
Quelles sont les caractéristiques essentielles du
lycée autogéré ?
Dans notre établissement, les membres sont de deux sortes
:
* les membres de l’équipe, responsables de l’expérience
vis à vis de l’extérieur
* les élèves, venant pour acquérir une formation
de niveau secondaire.
Ensemble, nous essayons de concilier les apprentissages académiques
et la gestion démocratique. Ce qui est recherché,
c’est la participation de tous aux actions et aux décisions
qui se rapportent à la vie de l’établissement.
La libre fréquentation rend chaque élève responsable
de sa formation en lui autorisant le choix ses apprentissages et
la recherche de ses objectifs. L’équipe éducative
est là pour accompagner cette recherche plus ou moins longue,
pour aider l’élève à réaliser
les objectifs qu’il s’est fixé sans utiliser
l’arme de la punition.
L’organisation pédagogique, la multiplication des
groupes, la variété des types d’activité,
l’hétérogénéité des élèves
autant en niveau qu’en âge, le développement
des matières artistiques leur permettent de se réconcilier
avec l’apprentissage et la vie collective. A nouveau, chacun
peut se trouver du temps pour se reconstruire et pour apprendre.
Les étiquettes infamantes sont remises en cause. Le LAP offre
une nouvelle chance à ceux qui se voyaient définitivement
rejetés. Parmi les possibilités offertes à
ceux qui ne sont pas en situation d’échec, soulignons
celles de ne pas être séparés des autres, de
se trouver des richesses à partager.
Nous ne demandons pas l’impossible, nous demandons à
être considérés comme des personnes responsables,
capable de faire face à des situations difficiles, et d’inventer
des réponses nouvelles.
La participation collective des membres du lycée aux décisions
(une personne, une voix), les réunions hebdomadaires où
ces décisions sont discutées, permettent une réelle
liberté d’expression des élèves qui bénéficie
à la qualité de toutes les activités.
Au LAP on ne demande pas de formation préalable à
la citoyenneté : l’autogestion permet à chacun
de l’apprendre en la vivant au sein d’un collectif de
petite taille. Cette expérience contribue à établir
des relations interpersonnelles, à construire des réseaux
d’obligations, d’échange et de solidarité.
Bref, il s’agit d’apprendre à vivre ensemble.
Qu’apporte le lycée aux élèves
?
L’expérience de gestion et d’analyse collectives
devrait permettre aux élèves de comprendre un peu
mieux le monde dans lequel ils vivent et aussi d’y trouver
une place.
Lorsqu’ils quittent le lycée, les élèves
se dirigent vers une formation professionnelle ou universitaire,
avec ou sans le bac , et ils ont pour la plupart retrouvé
confiance en eux ainsi que des capacité à s’exprimer,
à s’organiser et à apprendre.
Que signifie au Lycée autogéré de Paris
: “ équipe enseignante ” ?
L’équipe enseignante est responsable collectivement
de l’organisation pédagogique et de la gestion d’ensemble
du lycée. Et la responsabilité de l’équipe
enseignante est inséparable d’une grande liberté
qui permet à chacun de se réaliser à travers
sa profession.
La coopération entre tous les personnels est indispensable,
à plus forte raison entre les enseignants.
Ce travail en équipe ne peut être imposé à
quiconque. Pour devenir membre de notre équipe il faut être
volontaire et accepter les bases esquissées dans ce texte
Pourquoi se limiter à quelques lycées expérimentaux
?
Pour ce qui est des programmes et des examens, nous ne pouvons
qu’en appeler au plus grand nombre pour réfléchir
ensemble aux contenus d’enseignement nécessaires aujourd’hui,
à la façon de les aborder et de les évaluer.
Pour ce qui est du fonctionnement des établissements scolaires,
il serait dommage qu’après plus de vingt années
le lycée autogéré garde une existence confidentielle.
L’expérience accumulée, qu’il s’agisse
de réussites ou d’échecs, devrait profiter à
un plus grand nombre.
L’un des bilans que nous en tirons aujourd’hui est
le suivant : quelles que soient les difficultés, ceux qui
veulent explorer des voies nouvelles pour remédier à
certains problèmes rencontrés par notre service public
doivent être encouragés.
Nous aimerions que se développent des établissements
dont le but serait de répondre aux demandes d’élèves
soucieux de fréquenter une école qui ne soit plus
source d’ennui ou d’exclusion mais un véritable
lieu d’épanouissement. Nous aimerions qu’ils
puissent envisager leur avenir avec confiance, avec enthousiasme.
Nous aimerions naturellement qu’ils trouvent une place…
Dans quelle société ? Sûrement pas une société
où régneraient en maîtres la concurrence, l’argent,
le profit…
Les élèves et les professeurs du LAP, mars 2004
Lycée Autogéré de Paris,
393 rue de Vaugirard 75015 Paris. 01 42 50 39 46
contact at l-a-p.org
www.l-a-p.org
LES PÉDAGOGIES AUTOGESTIONNAIRES LES
PÉDAGOGIES AUTOGESTIONNAIRES http://perso.orange.fr/ihpl/autogest.htm
Le récit, par Jean Le Gal, des tâtonnements d’un instituteur en route
vers l’autogestion (en 1965 !) Dans
le mouvement Freinet
Un lycée dans la rue de Vaugirard, qui fête ses 15 ans d’existence.
Le lycée autogéré de
Paris
Une communauté éducative qui essayait de réaliser l’utopie dans l’île
d’Oléron en dehors de toute structure administrative. Bonaventure
Le produit de la célèbre lettre au camarade ministre de Gaby
Cohn-Bendit en 1981. Le
lycée expérimental de Saint-Nazaire
Un phare de la pédagogie innovante dans le vingtième arrondissement
de Paris. L’école
Vitruve
Un autre produit des libéralités du ministre Savary (il y en eut quatre).
Le lycée expérimental
polyvalent et maritime en Oléron
L’autogestion ne se satisfait pas des situations établies... Une
réflexion de Patrick Boumard et Gaby Cohn-Bendit
Le lycée autogéré de Paris et la libre
fréquentation
Bernard Elman
Origine : http://perso.orange.fr/ihpl/lap.htm
Qu’est-ce que le lycée autogéré ? Comment
fonctionne-t-il ? En quoi est-il différent ? Répond-il
à un besoin des usagers ? Répond-il à une commande
de l’État ? Ces questions nous sont posées très
souvent par les visiteurs, quels que soient les motifs de leur venue
sur notre lieu de travail ; elles nous sont posées aussi
par les "sujets de l’expérience", jour après
jour, année après année, qu’ils soient
élèves, ou membres de l’équipe pédagogique.
Comment se fait-il que ces interrogations – quelquefois ces
interrogatoires – se poursuivent encore, comme au commencement
? On ne peut pas donner d’explication simple à ce questionnement
persistant ; mais on peut émettre l’hypothèse
que le principe de libre fréquentation du lycée par
les élèves, auquel nous n’avons pas encore renoncé,
en soit à la fois le moteur et le thème central. En
effet, personne n’ignore que le respect de ce principe dans
l’enseignement secondaire est absolument original. Mais il
ne peut à lui tout seul caractériser une institution
qui a un projet, une organisation pratique, qui rassemble des individus,
bref, qui est vivante et en devenir. Pourtant, le principe de libre
fréquentation est souvent présenté comme la
base du lycée autogéré.
Ce texte est destiné à tout ceux qui aimeraient mieux
appréhender ce qu’est le phénomène L.A.P..
À ceux-là, nous conseillons de penser à toutes
ces institutions qui existent dans la société française
et auxquelles personne n’est contraint d’adhérer.
Il y en a. Qui oserait les définir en ces termes : un endroit
où nul n’est forcé d’aller ? C’est
pourquoi, pour commencer, nous allons présenter le lycée
autogéré de Paris de manière simple mais exhaustive,
en espérant satisfaire ceux qui se posent les questions mentionnées
au début. Cela dit, puisque nous tenons à ce principe
de libre fréquentation, nous sommes prêts à
le justifier, tout en sachant combien il peut paraître provocateur
dans le référentiel "Éducation nationale".
En contrepartie, nous demandons aux lecteurs de faire l’effort
de le considérer dans d’autres référentiels,
aussi bien théoriques (idéologiques ? éthiques
?) que pratiques. Nous leur demandons de s’interroger sur
l’exigence de démocratie affichée un peu partout,
mais peu visible dans les faits, en dehors des élections
qui permettent de choisir librement ceux qui nous gouvernent.
Après la présentation du lycée, nous allons
donc aborder la question de la libre fréquentation. Nous
tenterons d’abord d’évoquer l’élaboration
plus ou moins douloureuse à laquelle ce principe de libre
fréquentation a donné lieu sur le terrain, tant il
est vrai que cela ne va pas de soi. Puis, nous rappellerons à
quels élèves nous nous adressons, avec plus ou moins
de bonheur, essayant de montrer à quoi nous conduit la simple
éthique professionnelle. Cette éthique, bien sûr,
est difficilement dissociable d’une certaine conception de
la vie en société et d’un point de vue sur les
"problèmes actuels".
Enfin, nous essaierons de donner une esquisse de notre fonctionnement,
dans un lieu où la contrainte automatique a disparu, mais
où se tisse pour chacun, espérons-le, tout un réseau
d’obligations.
Présentation du lycée autogéré de Paris
Le Lycée Autogéré de Paris, a ouvert ses portes
à la rentrée 1982 dans les sous-sols du lycée
François-Villon à Paris (14e).
C’est l’un des quatre établissements expérimentaux
ouverts par le ministère Alain Savary, les autres étant
: le lycée maritime d’Oléron, le collège-lycée
d’Hérouville-Saint-Clair, le Centre expérimental
de Saint-Nazaire. Ce dernier a bénéficié d’une
ouverture anticipée, à la suite de la lettre au camarade
Savary rédigée et expédiée par Gabriel
Cohn-Bendit, et bien reçue par le principal destinataire.
À l’origine, les quatre établissements sont
ouverts pour une période probatoire de trois ans, dans des
conditions tellement particulières qu’ils n’ont
pas de statut.
Le L.A.P. est un établissement de l’éducation
nationale, c’est un établissement public. Il dépend
d’un lycée d’appui, le lycée Paul Valéry,
et va dépendre du lycée Fresnel à la rentrée
1995. Jusqu’à ce jour, comme on vient de le voir, il
n’a pas de statut, mais il est en passe d’en obtenir
un, pour sa 13e année d’existence.
L’équipe recrute ses membres par cooptation, parmi
des enseignants ayant les diplômes requis partout ailleurs.
Elle dispose de 24 postes pour scolariser 200 élèves
environ. Certains postes peuvent être partagés en demi-postes,
ce qui accroît la taille de l’équipe. Les membres
de l’équipe sont donc des fonctionnaires, salariés
de l’Éducation nationale.
Le budget de fonctionnement – la subvention – transite
par le lycée d’appui, où se trouvent l’ordonnateur
des dépenses et l’intendant(e).
Les comptes sont vérifiables, les livres de comptes sont
tenus, mais la politique budgétaire est soumise à
l’entière responsabilité de l’équipe.
L’institution en tant que telle a un droit de regard incontestable
mais, pendant les trois premières années, c’est
un dispositif d’évaluation "ad hoc" qui est
chargé du pilotage et du suivi des expériences jusqu’à
l’évaluation sommative finale à l’échéance
des trois ans.
Les inspecteurs par matière viennent exceptionnellement,
pour procurer un statut aux maîtres auxiliaires, mais, dans
l’ensemble, les membres de l’équipe ne demandent
pas à être inspectés : on peut signaler deux
cas en onze ans !
Les conditions d’avancement étant les mêmes
qu’ailleurs, cela fait qu’on avance... peu.
Après l’échéance des trois ans, c’est
l’Inspection générale qui a pris la relève
du dispositif d’évaluation :
• inspection au cours de l’année scolaire 1988-1989,
assez défavorable ;
• inspection au cours de l’année scolaire 1992-1993,
très favorable, avec des critiques constructives.
Par ailleurs, l’équipe est amenée périodiquement
à s’auto-évaluer, c’est-à-dire
à rédiger des rapports d’activité qu’elle
envoie au ministère.
Le contexte de la fondation peut être évoqué
en quelques lignes :
• François Mitterrand est élu président
de la république ;
• des problèmes surgissent dans certaines banlieues
(les Minguettes...) ;
• Bertrand Schwartz publie un rapport sur l’insertion
des jeunes ;
• l’organisation du travail semble remise en cause
dans les médias, on parle de "cercles de qualité";
• l’inquiétude grandit face à la montée
du chômage et à la "naissance" d’une
société duale ;
• les collèges voient leur fonctionnement remis en
cause à travers la réforme initiée par Louis
Legrand.
La commande officielle, précisée au fil des toutes
premières années, peut se résumer ainsi :
• réinsérer des adolescents en difficulté
dans le système "traditionnel", en leur proposant
une préparation à divers baccalauréats, à
des examens d’entrée à l’université
et, si possible, d’autres voies pour se trouver une place
dans la société ;
• examiner ce qu’il advient lorsque des enseignants
disposent d’autonomie, étudier ce qu’il en est
du travail en équipe ;
• disposer d’un "regard", permettant d’étudier
sur quelles tensions fonctionne le système éducatif,
le L.A.P. étant en quelque sorte un analyseur construit,
interrogeant le reste du système éducatif.
La fondation du L.A.P. a été l’œuvre d’enseignants
et de jeunes en rupture avec le système éducatif.
L’initiateur, Jean Lévi, avait animé une école
parallèle d’une vingtaine d’élèves,
dans les locaux d’une M.J.C., dès 1977, et rêvait
d’une école sans élèves ni professeurs,
mais avec des intervenants et des usagers. C’est lui semble-t-il
qui a eu l’audace d’appeler cet établissement
"lycée autogéré", comme c’est
lui qui a trouvé le nom de baptême d’un autre
projet, le "collège autogéré".
L’ensemble des enseignants faisait partie de la mouvance
autogestionnaire, même si certains étaient des "convertis"
de fraîche date ! Remarquons que la référence
à l’autogestion était beaucoup plus politique
que strictement pédagogique.
La référence pédagogique était en partie
importée du Danemark et de la Norvège : c’était
la branche Scandinave ! Et c’est sur des bases "scandinaves"
que nous avons commencé à fonctionner, et que nous
continuons sans doute à le faire.
Pour le reste, il était question du mouvement Freinet et
de son dépassement éventuel, ce qui peut expliquer
une rencontre avec le courant d’Analyse institutionnelle :
une reprise de l’autogestion pédagogique... au niveau
de l’établissement.
Le projet du L.A.P. n’est pas tout entier dans les propositions
remises sous ce nom au ministère avant son ouverture et son
devenir ne peut être prédit à partir de l’énoncé
de déterminations qui peuvent influer sur le cours de son
histoire. Toutefois, il est difficile d’ignorer les unes et
les autres.
Pour être bref, soulignons les points suivants :
• Le L.A.P. prépare au bac, mais ne prépare
pas qu’au bac.
• Il n’est pas sectorisé.
• Il s’adresse si possible à des élèves
volontaires.
• Les éléments infantilisants et arbitraires
sont supprimés : notation, travaux imposés, conseils
de classe, bulletins trimestriels, décisions d’orientation
et de redoublement.
• Les élèves ne sont pas soumis à l’obligation
de présence.
• Le L.A.P. est géré par les enseignants et
les élèves.
• Les décisions sont prises collectivement par vote,
en respectant l’équation :
un professeur = un élève = une voix, à l’image
de la vie publique.
• En particulier, les dépenses sont votées
par l’ensemble de la collectivité.
• Le versement des salaires des enseignants est hors du contrôle
de la collectivité.
L’organisation du L.A.P. est en quelque sorte scindée
en deux parties.
L’une d’elle correspond à la transmission classique
des savoirs, on l’appelle structure pédagogique. Elle
a connu et connaît encore des variantes, elle correspond aux
modules, ateliers, projets, U.V. et autres cours.
L’autre partie correspond à l’organisation politique
– au sens large –, on l’appelle structure de gestion,
et on l’espère tout aussi pédagogique que la
première. Formée de commissions et d’instances
diverses, cette structure, qui manifeste l’originalité
du L.A.P., s’est stabilisée à partir de janvier
1985, lorsqu’est apparue la commission de liaison, rebaptisée
et/ou transformée en 1987-1988 : depuis, c’est une
R.G.G., réunion générale de gestion.
• L’équipe enseignante se réunit une
fois par semaine.
• Le collectif se réunit soit en assemblée
générale (A.G.), soit en groupes de base (G.B.). Les
G.B. forment une partition de l’ensemble en une dizaine de
groupes qui se réunissent une fois par semaine 1 h 30 environ.
• Les commissions sont au nombre de huit, leurs attributions
ayant pu changer au fil du temps :
• Administration
• Budget
• Évaluation
• Entretien
• Accueil et relations internationales
• Bibliothèque
• Planning
• Coordination pédagogique
Les commissions sont mixtes, composées de professeurs et
d’élèves.
Actuellement, la commission "culture" a disparu. Il a
existé une commission "informatique".
La réunion générale de gestion est constituée
de deux délégués de l’équipe enseignante
et de deux délégués élèves issus
de chaque groupe de base. Ce n’est pas un gouvernement, mais
elle est chargée de centraliser les informations et de les
redistribuer dans les diverses instances, d’organiser les
votes et de convoquer l’assemblée générale.
Quant aux relations avec les autorités de tutelle, elles
sont dès l’année 1994-1995 assurée par
un coordonnateur élu pour un an, comme l’exigent les
statuts qui se mettent en place.
Avant d’arrêter cette présentation du lycée
autogéré, faisons quelques remarques. Cette présentation,
nécessaire à la bonne compréhension de son
fonctionnement, est certainement insuffisante pour imaginer ce qui
peut s’y passer au jour le jour ; elle a toutefois le mérite
de permettre de pointer ce qui d’emblée était
contradictoire et qui pouvait devenir source de conflits. Par exemple,
les notes ont été classées parmi les "éléments
infantilisants et arbitraires" et supprimées dans le
projet de départ remis au ministère. Or, en éducation
physique et sportive, les enseignants du L.A.P. décernent
une note de contrôle continu, comptant pour les épreuves
du baccalauréat, ce qui suscite toujours des débats
passionnés. Avec la notation, nous sommes en présence
d’un cas de figure simple : une règle et son exception,
dictée par l’intérêt des élèves.
Avec le principe de "libre fréquentation", nous
nous trouvons face à des problèmes autrement difficiles
à résoudre.
À propos de la libre fréquentation
De la non-obligation à la libre fréquentation
On l’aura compris, le principe de libre fréquentation
dérive en apparence du principe de non-obligation de présence.
Ce dernier principe n’était pas affirmé comme
tel dans le projet de départ ; par contre, les obligations
"écrites" des lycéen(ne)s étaient
entièrement définies dans ces quelques lignes :
"(...) il ne saurait y avoir une obligation de présence
définie à priori, une fois pour toutes et la même
pour tous ; il faudra lui substituer une obligation de participation
aux activités collectives, fixée dans les règles
de base de la communauté, mais surtout enracinée dans
les engagements librement contractés par chaque lycéen
lorsqu’il forme avec d’autres un groupe de travail :
c’est ce groupe qui fixe alors pour toute sa durée
les devoirs de chacun et réagit comme il l’entend aux
manquements éventuels, le cas échéant par la
saisine de l’assemblée générale et/ou
d’une commission compétente."
On peut supposer qu’aux débuts du lycée les
membres de l’équipe avaient lu ces quelques lignes,
relevé leurs aspects paradoxaux, et préféré
s’en tenir à la formulation plus simple que nous avons
donnée plus haut :
"Les élèves ne sont pas soumis à l’obligation
de présence.".
Ce qui n’allait pas sans susciter des difficultés
lorsqu’il s’agissait de légiférer.
Ainsi, le 6 septembre 1983 paraît un texte intitulé
: "Principes essentiels de fonctionnement du lycée autogéré
et décisions adoptées l’an dernier par l’A.G.".
Parmi les principes, relevons, écrit en majuscules :
"Les activités au lycée sont libres. Il n’y
a pas d’obligation de présence. L’élève
choisit les ateliers ou projets auxquels il veut participer (...)".
Mais plus bas, à la rubrique "gestion", il est
écrit, entre autres :
"L’assemblée générale (A.G.) :
la présence y est obligatoire pour tous et toutes (...).
Les groupes de référence : ce sont des petits groupes
de 10 ou 15 personnes qui se réunissent une heure ou une
heure et demie par semaine, profs et élèves, pour
discuter de tous les problèmes, préparer l’A.G.,
faire passer l’information, écouter.
La présence, comme en A.G. y est obligatoire."
À la lecture de nos archives, textes d’humeur, projets
de charte, de contrats, de constitution, il apparaît que pratiquement
à chaque fois la même contradiction "textuelle"
apparaît sur le papier.
Dans le bilan de décembre 1987, bilan d’auto-évaluation
rédigé à la demande du ministère, il
est écrit que le lycée a pour base la non-obligation
de présence. Cette affirmation a de quoi surprendre. Est-ce
qu’on dirait d’une épicerie par exemple, qu’elle
a pour base la non-obligation de présence ? Et pour prendre
un exemple plus proche d’un établissement scolaire,
dirait-on que l’université a, ou a eu pour base la
non-obligation de présence ? Bien sûr que non. On voulait
souligner le fait qu’aucune sanction n’est prise à
l’encontre d’un élève pour manque d’assiduité,
et rappeler que l’on veille à ce que le lycée
autogéré soit un lieu attractif. Bien entendu, on
précisait ensuite ce qui était mis en place pour contrebalancer
les "effets pervers" d’une telle affirmation prise
au pied de la lettre, tout en accordant la plus haute importance
à la "soif de liberté" qu’éprouveraient
les élèves de notre lycée : la quête
de la liberté commençait à être nommée
comme telle. Cependant, la participation de tous et de toutes était
– elle l’est toujours – vivement souhaitée.
Petit à petit, les membres de l’équipe pédagogique
garante de la continuité du lycée en sont arrivés
à distinguer la non-obligation de présence de la libre
fréquentation, et à préférer cette dernière
expression pour parler de la façon dont il est permis d’être
au L.A.P., ce qui est une façon de reconnaître l’impossibilité
de la non-obligation ou bien, en omettant les détours, la
nécessité de l’obligation. Jeux de mots ? Jeux
de langages ?
Non seulement le projet, de par son essence, était difficile
à mettre en œuvre, mais encore le langage pouvait devenir
un obstacle à la compréhension mutuelle, et même
se retourner contre la finalité de l’expérience.
Tout ce qui avait pu être dit sur l’engagement, le volontariat,
risquait d’être annulé par des glissements dans
les formulations. Ainsi on a pu entendre, et récemment encore,
que seule l’assistance au groupe de base est obligatoire,
sous-entendu : le reste est facultatif. Puisque notre thèse
est que nous fonctionnons à l’obligation – entre
autres et si nous pouvons nous permettre cette vilaine expression
–, nous devons bien admettre que le langage ne peut pas être
la seule barrière à la révélation de
ce mode de fonctionnement.
Une ambiguïté originelle
Ne sous-estimons pas ce qui était sans doute une ambiguïté
originelle :
La coexistence de deux projets en un dès le départ.
Cela saute aux yeux maintenant lorsqu’on relit l’article
"fondateur" paru dans Le Monde Dimanche du 7 mars 1982,
intitulé : "Un lycée sans élèves
ni professeurs".
L’un des deux projets peut être raccroché aux
thèses d’Ivan Illitch, hâtivement vulgarisées.
Celui qui cherche une formation va se servir "librement"
dans les lieux où il peut la trouver. Il n’a pas à
participer à la construction de ce lieu, lieu qui est vraisemblablement
lui-même déjà construit.
L’autre projet, celui qui devait concrètement triompher,
sinon nous ne serions plus là pour en parler, était
que l’on accepte qu’il existe une école comme
entité distincte, même si elle est ouverte sur la société
actuelle, même si elle est différente des autres écoles.
Et ce projet supposait de plus que l’on participe activement
à sa construction et à son maintien.
Pour compliquer les choses, le deuxième risquait de mener
au volontarisme, voire à l’autoritarisme, tandis que
le premier pouvait attirer les partisans du moindre investissement
personnel... ou de la consommation comme activité culturelle.
Bien entendu, il n’est pas question de reprendre ici la distinction
entre tendances comme on le fait dans un certain nombre de partis
politiques, encore moins la distinction entre majorité et
minorité clairement identifiées. Il est plutôt
question de ce qu’on appelait autrefois les tendances, les
propensions de l’être humain. En termes plus sociologiques,
c’est ce que certains pointent comme la multiplicité
des références et des appartenances des membres d’une
institution. Cette multiplicité explique que, à condition
que le climat soit à la démocratie, les regroupements
puissent se faire et se défaire au gré des problèmes
soulevés et des implications de chacun.
Force est de constater que cette conception des rapports humains
n’est pas la mieux partagée : l’affrontement
entre camps, entre blocs, et spécialement lorsqu’ils
sont exactement deux, à l’image des sports collectifs,
reste pour beaucoup le paradigme de la vie en société.
L’organisation du travail humain
S’il fallait signaler ces deux tendances, exprimées
au moment de la fondation, il ne faut pas manquer de les articuler
avec la problématique qui sous-tend l’organisation
du travail humain. Vaut-il mieux un travail qui suppose la participation,
l’implication, la passion, quitte à accorder des libertés,
ou bien un travail plus normé, plus morne, dont le sens échappe
mais qui laisse d’autres libertés ?
Pour ce qui est de l’école, nous tentons de choisir
le premier terme de l’alternative, en faisant le pari que,
de cette façon, nous pourrons apporter à un certain
nombre d’élèves ce à quoi ils ont droit
: une éducation et une formation. Ce choix est inscrit de
manière tout à fait pratique dans le projet de départ.
L’expression est-elle datée ? À l’époque
on disait, en anglais : "small is beautiful". En clair,
nous partions avec une centaine d’élèves, en
envisageant d’en prendre en charge deux cents au maximum.
Ce qui était une manière de reconnaître que
les grandes tailles supposaient une organisation bureaucratique
(sans intention péjorative). Ce qui était une manière
d’affirmer que nous voulions rompre avec ce type d’organisation
en nous en donnant les moyens.
Est-il nécessaire de signaler là ce qui alimente
deux autres tendances, toujours présentes à des degrés
divers en chacun d’entre nous ? La tendance à se dispenser
de la communication verbale, la référence constante
à l’esprit indicible de l’expérience d’une
part. La tendance à la valorisation de la discipline, de
l’adhésion à des règles qui sont devenues
des fins en soi, d’autre part.
Avec la mise en place d’un tel dispositif, un certain nombre
de manières de voir, de penser et de dire les choses étaient
remises en question, que nous le voulions ou non.
La question des liens
En particulier, l’obligation telle qu’elle était
vécue par nos élèves dans les autres établissement
et qui leur était devenue inacceptable ne pouvait plus avoir
cours chez nous, au risque de les faire fuir. Bien plus, le terme
lui-même devenait inutilisable. Jusqu’à ce que
nous puissions affiner l’expression de notre pensée,
et retrouver les multiples sens de ce mot. Car, enfin, c’est
la question des liens qui est posée, et chez nous, justement,
nous cherchons à en tisser. Il est important de comprendre
que c’était, que c’est toujours la nature de
l’expérience qui nous oblige à établir
des relations interpersonnelles. Communiquer avec des mots, symboliser,
dire ce qui nous arrive, ce que l’on veut, ce qui nous déplaît.
En particulier réfléchir, discuter ensemble de l’obligation
elle-même. D’une manière plus générale,
retrouver des significations, en instituer ou en réinstituer
d’autres.
Ce qui n’est pas une mince affaire, y compris pour nous,
les "adultes", qui n’avons souvent qu’une
connaissance livresque du jargon juridique, pénal, ou politique.
Et même si nous progressons dans ces domaines, nous devons
faire en sorte que les enseignés progressent aussi.
Nous aimerions que les élèves soient attachés
à leur école et que, quelquefois, ils se sentent les
obligés de leurs professeurs. Et de fait, ce n’est
pas l’obligation que nous avons abandonnée, mais la
contrainte et la menace. Quels points de vue avons-nous adoptés
? À quels élèves pensons-nous nous adresser
?
La défection des élèves
Il ne s’agit pas de mettre en application une conception
"totale" de la société. Nous ne demandons
pas à chacun de connaître intégralement le sens
de tous ses actes. Il s’agit d’essayer de comprendre
quelques dysfonctionnements de l’établissement traditionnel
– qui sont prouvés – auxquels on pourrait porter
remède.
Concrètement, cela veut dire que nous acceptons de nous
adresser à un certain type d’élèves.
Ils ont été hâtivement regroupés dans
la catégorie des "élèves en échec".
À l’intérieur de cette catégorie, particulièrement
extensive, nous nous devons encore d’apercevoir la multiplicité
des cas.
Cette "modestie" qui consiste à ne pas choisir
"l’élite" n’est pas toujours bien perçue.
Par quelques-uns de nos propres élèves d’abord,
qui semblent avoir intériorisé les pires normes de
l’établissement traditionnel, et par un certain nombre
de membres de cette "grande maison" qu’est l’Éducation
nationale.
Il est vrai qu’elle nous pousse à un exercice périlleux,
commencé quelques lignes plus haut : il consiste à
regrouper dans la même catégorie, sous le même
vocable, une multitude d’objets qu’il serait bon peut-être
de discriminer. En l’occurrence des établissements,
aux fonctionnements les plus variés.
Malheureusement (?), il faut assumer une différence, et
se rappeler que si l’on parle ici ou là de décentralisation,
c’est qu’il y a aussi de la centralité, pour
ne pas dire de l’uniformité. Eh bien nous espérons
que l’école ne sera pas plus enfermée dans son
échec que le mauvais élève dans le sien.
La plupart de nos élèves ont refusé l’école
de la seule manière qui leur restait : la défection.
Ils ont fini par refuser de jouer le jeu, ce qui à l’heure
actuelle encore peut en faire des parias. Et nous qui nous adressons
à eux, nous nous trouvons pris entre deux reproches contradictoires
: traîtres à la profession pour les uns, incarnant
finalement le même système pour d’autres.
Nous voilà sommés d’assumer un manque de loyauté
vis-à-vis de l’établissement traditionnel. Nous
voilà en train d’essayer d’appréhender
le point de vue de celui qui ne s’y retrouve pas, qui pense
n’avoir aucune chance de s’y retrouver.
Dans l’établissement traditionnel, tout est obligatoire.
Pour être plus précis, ce n’est pas l’obligation
qui règne, mais la contrainte. C’est la peur de la
punition qui fait que les élèves le fréquentent.
Certes, il ne faut pas sous-estimer le fait qu’aller à
l’école, "ça se fait depuis bientôt
un siècle" et qu’après tout, on peut bien
faire ce que les autres font. Mais oublions l’absentéisme
dans les établissements traditionnels, évitons de
nous poser la question de ce qu’un "mauvais élève"
gagne à les fréquenter. Rappelons simplement que cette
norme n’est pas si vieille, et qu’il était possible
de quitter l’école à quatorze ans, il n’y
a pas si longtemps, sans pour autant être honteusement exploité
dans le monde du travail.
Et s’il ne faut pas nier qu’il y a des gens contents
d’y aller il faut reconnaître que ceux-là sont
motivés dans le sens le plus économique du terme :
ils savent ce que l’école va leur apporter comme statut
social. Mais qu’en est-il de ceux qui ne sont pas sûrs
que le jeu en vaille la chandelle, et qui n’apprécient
pas forcément ce qu’on leur sert de culture au nom
d’un avenir... hypothétique ?
Or il se trouve que les membres de l’équipe pédagogique
souscrivent aux buts de ce qu’on appelle encore l’Éducation
nationale, pour être bref : apporter une éducation
et une formation. Il se trouve qu’ils ont été
pour la plupart enseignants avant, et qu’ils ont pu constater
que l’élève qui profite de l’établissement
traditionnel se retrouve généralement dans un climat
de confiance, et d’échange avec ses professeurs.
Pourquoi les autres, si l’on considère qu’il
y a un droit à l’instruction et à l’éducation
pour tous, ne bénéficieraient-ils pas des mêmes
conditions ? Il nous faut donc proposer un lycée de la deuxième
chance, où chacun puisse se convaincre que les destins scolaires
ne sont pas scellés à tout jamais.
Libre fréquentation.
Choisir de venir au lycée semble une condition indispensable
pour que ce pari puisse être tenté. Tout d’abord,
considérons la relation pédagogique classique : un
enseignant parmi les élèves. Puisque la différence
entre celui qui est le plus compétent et celui qui l’est
moins n’est pas abolie, il est nécessaire que l’enseigné
puisse à nouveau faire confiance au professeur, s’abandonner
même, au moins l’espace d’un cours. Sinon, comment
trouver les remèdes aux lacunes si souvent scandaleuses...
À moins de s’en remettre à un appareillage compliqué
et coûteux qui, on le sait, ne remplacera jamais des relations
humaines et qui en plus risquera de flétrir le désir
d’apprendre. Un élève qui fait la démarche
de rencontrer un enseignant n’a plus à camoufler tous
ses manques, et ainsi il rend la relation pédagogique possible.
Mais il ne suffit pas que l’élève nous aide
"à l’aider", encore faut-il qu’il ait
la possibilité de faire un certain nombre de choses par lui-même.
Or la libre fréquentation signifie que chacun peut envisager
de ne pas tout faire, de ne pas participer à tout. Dans ce
cas, il est d’autant plus facile de rappeler quelqu’un
à ses obligations, à ses responsabilités, que
ce qui lui est demandé est moins... ambitieux, davantage
à sa mesure ? N’est-il pas admis partout que les programmes
scolaires sont encyclopédiques ?
Il est difficile de croire que quelqu’un, quelque part, ait
pu souhaiter que tous ces "trésors de l’humanité"
soient transformés en matière à examen. On
peut leur imaginer d’autres destinations : la liberté
de ne pas tout faire doit permettre de faire mieux. Et, vraisemblablement,
un élève qui s’en sort dans l’établissement
traditionnel dispose d’une telle liberté. Il est bien
souvent soutenu par des parents au courant des chemins de la réussite,
pour ne pas dire des multiples niveaux de discours émis par
l’institution.
Cela demande de s’affronter aux prescriptions implicites,
prescriptions spécialement adressées aux élèves
en difficulté, qui la plupart du temps ne veulent pas entendre
parler d’autre chose.
Tout se passe comme si nos très mauvais élèves
– et bien souvent leurs parents – n’avaient eu
qu’un tort, celui d’avoir confondu les buts de l’école
avec des "comportements particuliers requis par des règles,
quelle que soit la situation". Tout se passe comme si pour
eux : "si c’est comme ça, c’est que ça
doit l’être" et que c’est sans doute le professeur
ou le ministre qui l’a voulu ainsi.
La première urgence, pour qu’ils retrouvent leur soif
d’apprendre et de vivre en société, c’est
de battre en brèche ce que Jean Piaget appelait le "réalisme
moral", et qui peut tout à fait être rapproché
du "réalisme médiéval": ce qui est,
ce qui a de la "vraie" réalité, c’est
ce que vous, les plus forts, décidez qui est.
Envisageons un cas bénin : un élève essaie
de deviner ce que le professeur souhaite entendre. Ce dernier ne
doit-il pas s’interroger sur la peur qu’il inspire,
sans doute à son insu ?
La liberté de l’élève pourrait lui permettre
de distinguer ce qui est contrainte "objective", "fonctionnelle",
de ce qui lui est imposé par l’autorité. Il
pourrait quitter des réactions qualifiées hâtivement
d’affectives, face à des recommandations, des conseils
prodigués par des gens plus au courant. Car l’autoritarisme
favorise le délire, la dénégation de la réalité...
Quittons la relation enseignant-enseigné classique, qui
à notre connaissance n’a jamais existé séparée
du monde, pour aborder la vie collective ou sociale, donc la question
du cadre institutionnel.
Même si notre établissement n’est pas un état
miniature, les questions des libertés, des droits et des
devoirs y sont posés, et il nous faut donner des réponses
dont certaines sont formalisées. Ces réponses sont
toujours confrontées au fait que chacun peut participer,
prendre la parole, mais aussi bien se taire, voire être absent
physiquement. La référence à la société
extérieure est constante, et il n’est pas question
de pratiquer la table rase lorsqu’on entre dans ce lieu.
Il est permis de douter des chances de cette entreprise, à
l’heure où l’on déplore le désintéressement
des Français pour la vie politique ; comme il est permis
de douter aussi d’une société qui ne croirait
ni dans l’éducation civique, dans les libertés,
ou dans la démocratie – demandons-nous, au passage,
si le droit de vote à dix-huit ans est une mesure purement
démagogique.
Mais, tout d’abord, nous ne croyons pas un seul instant que
nos élèves soient des barbares prêts à
n’importe quelle exaction pour peu que les adultes aient le
dos tourné. N’oublions surtout pas le degré
d’organisation et de civilisation dont témoignent les
activités qui se déroulent dans une grande ville.
La plupart du temps, chacun admet le contrôle social et sait
que ce n’est pas le manquement de quelques-uns à un
certain nombre de principes qui va entraîner la perte de tous.
Ensuite, l’expérience nous prouve que les adolescents
peuvent apprécier que des normes soient explicitées,
et qu’un certain nombre de valeurs soient affirmées
et même reconstruites. Il est tentant d’affirmer qu’au
début du lycée, les promoteurs espéraient que
les élèves fassent l’expérience d’une
sorte de contrat social, à petite échelle bien entendu.
Liberté-participation
La liberté de fréquentation est indissociable de
notre souhait qu’un élève soit citoyen de l’établissement.
En effet, l’origine de la liberté de fréquentation
est dans la liberté d’association. C’est ce qu’on
appelle une liberté-participation. Autrement dit, un élève
est libre parce qu’il peut participer aux choix "politiques"
de l’établissement. Il s’agit là, en quelque
sorte d’une liberté politique, qui correspond aux orientations
de recherche sur la "démocratie". C’est dans
ce sens-là qu’on peut dire que l’élève
est citoyen, avec toutes les difficultés que cela soulève
chez les adeptes des définitions strictes. Ces difficultés
sont certainement héritées d’une conception
de la société qui ne voit de citoyenneté que
par rapport à l’État, et qui ne voit de liberté
qu’individuelle.
Cette liberté d’association s’accompagne d’un
certain nombre de libertés "politiques", de droits
et de devoirs. Par exemple, un élève vote le budget
et participe au contrôle a posteriori. Pour qu’il ne
s’agisse pas de possibilités "théoriques",
nous avons mis sur pied une comptabilité analytique sur l’année
scolaire, plus lisible que la comptabilité annuelle : ce
qu’on appelle reconnaître le droit à l’information...
La taille de notre établissement nous permet de conserver
de la démocratie directe dans un fonctionnement indirect
où sont reconnues ou mises en place des hiérarchies
variées. Il est possible pour tout individu ou groupe d’y
participer ou d’en créer. Par exemple, il y a des élèves
responsables de la salle informatique. Il y a aussi des groupes
qui se forment autour d’un projet qui devient leur projet.
Mais la mobilité, l’ouverture sont souhaités,
et les recours prévus. Tout individu, tout groupe peut en
appeler à la réunion générale de gestion,
dont la fonction de régulation est importante. Ils peuvent
en appeler à l’Assemblée générale
qui, à condition de respecter le quorum requis, est souveraine.
La libre fréquentation doit qualifier une manière
d’être au lycée : état psychologique soutenu
par une recherche organisationnelle et institutionnelle permettant
la construction et le maintien d’un véritable "régime
démocratique". Voilà que s’esquisse le
cadre dans lequel nous comptons travailler.
Il faut rappeler que le lycée a un certain nombre de buts,
et que les choix s’effectuent à l’intérieur
d’un certain cadre. Par contre, puisqu’on parle de liberté
des élèves, il est nécessaire de souligner
que l’équipe éducative n’a pas abdiqué,
n’a pas à le faire et qu’elle est garante du
cadre.
C’est là peut-être que se situe la principale
difficulté de l’entreprise. La façon dont est
discutée l’équation : "un professeur =
un élève = une voix" laisse perplexe toute personne
convaincue des vertus de la démocratie. Comment admettre
que l’on en déduise l’équivalence absolue
de tous et de toutes ? Et pourquoi pas la disparition de toute société
organisée ?
Clients
Les enseignants ont choisi – il est vrai avec des "jeunes"
au départ – un mode de transmission des connaissances
qui s’adresse à des élèves, donc en quelque
sorte à des clients. Cet aspect-là nierait l’autre,
et nous nous trouverions devant une contradiction insoutenable.
Ceux qui ne connaissent que des problèmes solubles par un
raisonnement logique peuvent passer leur chemin : il est parfaitement
irrationnel de croire que seuls se posent des problèmes de
ce type.
En particulier, nous affirmons préparer des élèves
au baccalauréat, nous devons le faire, et ce n’est
pas la mise en avant de la participation des élèves
qui nous évite d’apporter la formation requise. Et,
bien entendu, nous acceptons la validation externe par le baccalauréat,
mesure du service rendu. Et à ceux qui au bout du compte
ne peuvent ou ne veulent pas le passer, ceux qui ont fait d’autres
choix de formation, nous proposons ou recommandons des validations
extérieures.
Souhaiter, encourager la participation des élèves,
c’est adopter un point de vue qui change le sens de la notion
de travail. Et c’est vrai que cette notion non plus n’a
pas été abolie chez nous. Ce qui est remis en question,
c’est la parcellisation du travail, une égalité
de traitement qui n’est qu’un élitisme déguisé.
À partir de là, s’il est permis de prendre les
élèves où ils en sont, qu’ils sachent
qu’ils sont responsables de leur formation, formation porteuse
de possibilités, donc de libertés.
Enfant
Il n’empêche que se pose la question des relations
avec les parents. Ils apportent au moins la possibilité financière
de poursuivre des études. Signalons qu’un élève
peut "choisir" de venir chez nous sur la demande expresse
de parents qui connaissent la valeur d’une formation ou d’un
diplôme. À cet élève, il n’est
pas possible de demander un engagement a priori.
Il est probable que l’estimation des chances de réussite
le pousse à chercher du travail et il peut arriver qu’il
renonce à fréquenter l’établissement.
On peut aller jusqu’à imaginer que certains se sentent
dévalorisés à l’école, et valorisés
dans le monde du travail, même par des "petits boulots".
Mais nous ne nous aventurerons pas sur ce point, tant nous savons
que les témoignages de cette sorte peuvent relever de la
pure subjectivité. Ce phénomène d’abandon
– incontestable sur le plan des chiffres – est bien
connu de ceux qui se sont penchés sur le problème
de la sélection à l’université, spécialement
au cours des deux premières années.
Se pose alors la question de l’engagement d’un "enfant"
dans l’expérience, et de la liberté comme liberté
de n’être pas là. C’est un des rôles
de l’équipe éducative, et aussi des autres élèves
de l’encourager à rester mais, au bout du compte, c’est
lui qui prendra la décision. Cet exemple montre qu’il
n’est pas possible de répondre simplement sur les questions
de liberté, de choix, de responsabilité, et pourquoi
pas, d’aliénation.
Au risque de nous répéter, il est nécessaire
de "croiser" les notions de passivité, d’absentéisme,
de défection, d’activité, de participation,
d’engagement, avec celles relatives aux droits, devoirs, obligations
diverses et libertés.
Alors, pour préciser nos idées, nous pourrions dire
que par rapport à l’établissement :
• Un élève est "citoyen".
• Un élève est "client".
• Un élève est aussi un "travailleur",
un quasi-employé.
• Un élève est un "enfant" (même
s’il a atteint souvent sa majorité).
• Un élève est un "individu".
Bien entendu, nous ne croyons pas qu’une personne soit composée
de tels pièces et morceaux, mais puisqu’il est vrai
que la question du droit est posée, il faut essayer de savoir
par quelles logiques on risque d’être emporté.
Dans cette liste, "l’extérieur" semble oublié.
Mais il est présent à chaque ligne, de même
que "le devenir". Il fallait surtout rappeler que le fait
de ne pas punir celui qui est absent ne relève pas de la
fantaisie pure, et ne doit pas être considéré
séparément : de ce qui est proposé chez nous,
de ce qui est proposé ailleurs.
Notre réflexion nous a amenés à distinguer
une liberté essentielle mais minuscule (?), celle de n’être
pas là, d’autres libertés plus fondamentales.
La première évoque l’exclusion, "la porte
ouverte", la marginalité ou le refus de jouer le jeu,
si l’on estime que la scolarité est un bien indispensable.
Les autres, porteuses d’avenir, évoquent le progrès,
le bien-être, mais aussi l’enfermement, le bonheur obligatoire,
et l’indignité de celui qui a laissé passer
sa chance. Nous savons bien qu’il ne faut comparer que ce
qui est comparable mais la chute du mur de Berlin et l’effondrement
de l’U.R.S.S. peuvent nous aider à nous faire comprendre.
Que penser d’un pays où le "citoyen" n’a
pas d’autre choix que l’adhésion volontaire et
enthousiaste ?
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