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Origine http://www.risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1207
http://risal.collectifs.net/imprimer.php3?id_article=1207
Introduction
Les nouveaux mouvements sociaux en Argentine reflètent les
efforts de reconstruction de liens sociaux à travers de nouvelles
formes d’organisation. Les changements dans les formes de
travail, dans leurs dimensions contractuelles et organisationnelles,
entretiennent une vision soucieuse de la construction sociale des
mouvements et plus seulement de ses formes protestataires et mobilisatrices,
conçues désormais comme étant la partie émergente
d’une activité plus vaste de création de liens
et d’organisations sociales.
Les initiatives soutenues par les mouvements de travailleurs d’entreprises
récupérées, les organisations de sans emploi
et les assemblées de quartiers s’inscrivent dans ce
qu’on tend à dénommer actuellement l’
“économie sociale”, un espace public où
le travail ne s’échange ni exclusivement ni principalement
contre une rémunération monétaire. Mais à
la différence des formes qui prévalaient antérieurement
dans ce domaine, celles impulsées dans la période
actuelle par les mouvements acquièrent une dimension politique
: dans ces nouvelles formes le travail est la politique.
1. Le travail est la politique
La pauvreté et le chômage constituent aujourd’hui
le noyau de délégitimation du système économique
en vigueur, ce que le fonctionnement “normal” de l’économie
de marché ne peut résoudre. En contrepartie, les mouvements
sociaux obtiennent une bonne part de leur légitimité
en montrant à la face de la société des réponses
originales à la pauvreté et au chômage hors
le système économique institutionnalisé.
Les mouvements sociaux s’orientent vers la construction de
réseaux d’économie alternative qui leur permettent
de consolider leur développement, en partant des besoins
et en impulsant la génération d’activités
dans le cadre d’une nouvelle économie sociale. Cette
stratégie instaure une réponse au problème
central que ni le fonctionnement de l’économie sociale
ni les initiatives étatiques ne peuvent résoudre à
court terme : la création d’emplois.
La réponse étatique a déplacé le problème
de l’emploi dans l’enceinte de la politique sociale,
par l’injection massive d’allocations aux chefs des
foyers sans emploi. Cela reflète les difficultés d’une
économie qui ne peut générer des emplois que
de manière très lente, ce qui contraste avec l’ampleur
d’un chômage qui frappe 2 millions de chômeurs
indemnisés et environ 2,2 millions d’autres qui ne
perçoivent aucune allocation [1].
Le développement d’une nouvelle économie sociale
impulsée par les mouvements constitue une orientation nettement
politique, différente à la fois de celle qui prévalait
dans la décade 90 et du développement centenaire des
coopératives en Argentine. Alors qu’au cours des années
90 diverses formes d’économie sociale et solidaire
furent mises en oeuvre afin d’amortir le retrait de l’Etat,
les stratégies formulées par les actuels mouvements
sociaux s’orientent surtout vers la substitution au marché.
Les nouvelles formes d’économie sociale et solidaire
entretiennent avec les coopératives des relations instrumentales
et parfois de complémentarité.
Néanmoins les mouvements favorisent la participation et l’horizontalité
dans la prise de décisions, ce qui diffère des formes
délégataires et hiérarchiques de gestion prévalant
dans les coopératives traditionnelles.
2. Quelques caractéristiques des projets d’autogestion
des nouveaux mouvements sociaux
Les représentations du travail dans la nouvelle économie
sociale questionnent les modalités traditionnelles du travail
salarié. Ce questionnement est centré sur l’
“exploitation” supposée du travail dans les relations
de dépendance salariale et dans la subordination organisationnelle,
à laquelle sont opposés divers mécanismes d’autogestion
et de coopération dans le travail.
Les nouveaux réseaux alternatifs en formation incorporent
des acteurs collectifs aux motivations variées : dans les
organisations de chômeurs, ce sont les nécessités
de subsistance basique qui priment, un terrain sur lequel s’affronte
la contradiction entre le recours systématique aux allocations
et la recherche d’indépendance grâce à
des activités auto- soutenables. La première stratégie
revient à entretenir une politique de reproduction permanente
des conditions qui la génère, à savoir la mobilisation
sociale pour revendiquer des allocations [2].
La seconde stratégie pousse les organisations de chômeurs
à renoncer à revendiquer des allocations et à
amplifier l’articulation en réseaux afin d’élargir
l’échelle des initiatives et même “être
compétitifs sur le marché”.
Les travailleurs des entreprises récupérées,
au contraire, cherchent à renforcer leur communauté
de travail. Leur articulation en réseaux avec d’autres
acteurs se réalise avec la finalité d’élargir
l’échelle de leurs activités et pour renforcer
les liens solidaires et politiques qui compensent leur précarité
juridique et économique.
Pour les assemblées de quartiers l’impulsion de la
nouvelle économie sociale et solidaire prend une tonalité
résolument politique, comme mode d’articulation avec
d’autres mouvements, comme forme d’intervention dans
l’espace urbain et comme développement alternatif à
celui du système économique en vigueur.
2.1 Les piquets
Les mouvements de chômeurs se composent de plusieurs dizaines
de groupes qui correspondent à des orientations politiques
différentes : certains se rattachent à des partis
politiques ou à des centrales syndicales ; d’autres
privilégient leur autonomie par rapport à ceux-ci
; d’autres encore suivent des leaders populistes. Ainsi, sous
une même dénomination, les piqueteros recouvrent des
orientations très distinctes, par-delà leur énorme
impact politique et surtout médiatique.
Leur dimension est sans conteste importante. Selon les estimations
des groupes piqueteros eux-mêmes, leur capacité de
mobilisation globale, à savoir celle de toutes les organisations
qui regroupent des sans emplois, représente plus de 100.000
personnes pour l’ensemble du pays. Néanmoins ce chiffre
est à ramener aux millions de sans emplois et de sous employés
et au-delà de la dimension, c’est le type d’action
elle-même qui donne aux piqueteros leur visibilité
: les coupures de routes ont un fort impact politique, démultiplié
par les médias. L s’agit d’actions maximalistes
qui contrastent avec les objectifs à priori minimalistes
qui animent les mobilisations : ces dernières se limitent
le plus souvent à l’obtention d’allocations de
chômage et de colis alimentaires.
Si une partie des groupes piqueteros se satisfont de ces réclamations,
d’autres mobilisent leurs moyens à diverses activités,
développant depuis des années des actions d’une
portée plus vaste au sein des communautés dans lesquelles
ils sont territorialement implantés : buvettes et cantines,
centres éducatifs et surtout activités productives
auxquelles sont versées les allocations et les aliments obtenus
grâce aux mobilisations. Ces activités productives
sont, entre autres : les vergers communautaires, la vente directe
de produits alternatifs, l’exploitation horticole et fruitière,
artisanale ou industrielle, les boulangeries, la production textile,
la confection artisanale et industrielle. Ainsi, les coupures de
routes ne sont que la pointe visible de l’iceberg d’une
construction sociale beaucoup plus complexe. L’organisation
de ces activités économiques adopte des formes autogestionnaires
et coopératives, bien que les différents groupes piqueteros
n’ont pas les mêmes critères concernant ces activités,
leur viabilité et leur développement futur. Certains
considèrent que le produit des activités autogérées
doit être totalement distribué, refusant la production
d’excédents ou les répartissant entre les producteurs
et leurs familles. Le fondement de cette orientation renvoie à
une conception plus générale qui identifie la notion
d’excédent économique à celle de plus-value
et de bénéfice privé, assimilation conceptuelle
qui pousse à l’extrême le rejet de la production
d’excédents au nom de l’impératif moral
de rejet du capitalisme.
Bien qu’elle soit contestable économiquement et philosophiquement,
cette conception a des effets pratiques considérables sur
la mobilisation des piqueteros : tant que les projets productifs
autogérés ne génèrent pas les conditions
de soutenabilité économique à moyen et long
terme, les conditions sont reproduites pour continuer à réclamer
des allocations et des ressources à l’Etat. C’est
pourquoi, au-delà de son impact économique, cette
orientation a des effets importants dans le renforcement de l’identité
de groupe et dans la stimulation de l’activité piquetera.
D’autres groupe de chômeurs, au contraire, envisagent
de développer des projets autogérés soutenables
dans le temps. C’est le cas d’un groupe de piqueteros
implanté dans la zone sud du grand Buenos Aires, qui rassemble
un important réseau de familles de chômeurs, souvent
des indigènes immigrants originaires du nord de la province
de Santa Fe [3].
Centrés sur la production fruitière et horticole
dans la zone qui fournit une bonne partie de la consommation d’aliments
frais de la ville de Buenos Aires, ces travailleurs cherchent à
développer des activités soutenables où la
production d’excédents assure le maintien et l’expansion
économique de leur production de façon à pouvoir
se passer des allocations publiques. Cette production d’excédents
est destinée à renforcer les relations sociales et
communautaires et ne s’identifie pas avec le profit capitaliste.
La participation aux piquets n’est pas une fin en soi mais
un moyen d’obtenir des ressources pour réaliser l’objectif
de leurs entreprises autogérées, ce qui pose néanmoins
un problème de définition de leur identité
de chômeurs préalable à l’identité
piquetera.
Bien qu’entre les différents groupes piqueteros ce
débat soit naissant, on constate que tous, y inclus ceux
liés aux partis politiques, se tournent progressivement vers
le développement d’activités productives et
explorent les possibilités de développement d’une
nouvelle économie organisée en réseaux sociaux
qui dépassent l’économie capitaliste.
2.2 Les travailleurs des entreprises récupérées
La visibilité publique du mouvement des entreprises récupérées
par les travailleurs est récente. A partir du milieu des
années 90 des mouvements de travailleurs ont commencé
à vouloir réactiver des entreprises paralysées,
lesquelles présentaient des traits communs : elles avaient
été affectées par les importations ou les difficultés
à exporter (frigorifiques, textile, tracteurs, assemblage
électrique, métallurgie, plastiques, etc) et se trouvaient
en situation de faillite, assignées par les créanciers
ou abandonnées par les patrons. Les travailleurs étaient
créanciers ou sinistrés, du fait qu’en général
la crise de chaque entreprise avait commencé par la rupture
des contrats de travail, par des diminutions de salaire, des paiements
en reçus, des défauts de paiement des cotisations
obligatoires des employeurs au système de sécurité
sociale, etc. La récupération des entreprises suppose
la transition vers un nouveau régime juridique dans lequel
les travailleurs prennent en charge la production, établissant
des accords avec les fournisseurs et les clients qui leur assurent
un certain volume de travail, d’où ils se fixent une
rémunération minimale pour leur travail consistant
en retraits périodiques équivalent à un salaire
minimum, parfois combiné avec des paiements en liquide ou
marchandises.
Dans la majorité des entreprises récupérées
on constate au départ une désertion patronale, qui
peut être totale ou partielle. Lorsqu’elle est partielle,
il arrive que les anciens propriétaires se maintiennent comme
associés dans la nouvelle forme juridique adoptée.
Ces formes sont variées, bien que les coopératives
soient les plus nombreuses. Au début furent tentées
de nouvelles formes, comme celle de “l’étatisation
sous contrôle ouvrier”, qui ne parvint pas à
se concrétiser pleinement, mais aussi des formes plus traditionnelles
comme la participation par actions en sociétés anonymes.
Dans toutes ces formes les travailleurs doivent prendre en charge
la gestion, dans laquelle ils doivent redéfinir leur rôle
dépendant et subordonné dans le contrat et l’organisation
du travail. En plus de la prise en charge de la gestion, se pose
la nécessité de redéfinir la relation des travailleurs
avec le syndicat.
Si les travailleurs d’entreprises récupérées
sont bien perçus comme un mouvement, ils sont constitués
de divers courants, acteurs et organisations qui se sont consolidés
et rénovés depuis l’écroulement institutionnel
de décembre 2001 : au sein de la crise économique,
la récupération d’entreprises est apparue comme
une réponse adéquate pour soutenir les efforts productifs
de la société. Les différentes organisations
du mouvement procurent assistance juridique, technique et politique
aux travailleurs, et en recueillant les diverses expériences,
reproduisent et diffusent l’exploration et l’apprentissage
d’une nouvelle économie.
Les travailleurs qui récupèrent les entreprises reconsidèrent
la hiérarchie du droit du travail et de la propriété
privée. Par rapport aux valeurs de la société
mercantile qui privilégient le droit de propriété,
les travailleurs érigent comme central le droit du travail
et mettent en discussion la fonction sociale de la propriété.
Il ne s’agit pas d’une discussion purement rhétorique,
mais qui se traduit par la mise en place de procédures juridiques
inédites qui font passer en priorité la nécessité
de préserver les sources de travail face aux procédés
habituels de faillite et de liquidation de biens productifs qui
prévalent dans le droit commercial.
La récupération d’entreprises constitue un
exemple de la lutte pour l’élargissement des droits
sociaux et oblige à réfléchir sur leur impact
dans la société, au-delà de leur dimension
intrinsèque. En effet, la distance entre celle-ci et ses
effets culturels et sociaux est immense, du fait que ce petit nombre
d’entreprises, environ 150 représentant 10.000 travailleurs,
dispersées sur le territoire, diverses quant à leurs
activités et leurs traditions politiques, mettent en question
l’ensemble du système des relations du travail. En
mettant en oeuvre l’autogestion dans quelques unités
productives, les travailleurs bloquent l’instrument privilégié
des entrepreneurs dans la négociation collective : ces derniers
ne peuvent plus faire appel à leur argument suprême,
la fermeture de l’établissement (grève des investissements
ou lock-out) comme moyen de pression sur les travailleurs, qui,
face à cette menace, peuvent désormais répliquer
par l’occupation et l’autogestion des entreprises en
difficulté. On ne peut donc pas mesurer la force du mouvement
des entreprises récupérées exclusivement en
raison de leurs dimensions, réduites, mais par leurs effets
culturels, politiques et sociaux, plus étendus.
2.3 Les assemblées de quartiers
La réponse la plus novatrice de ceux qui ont choisi de se
faire entendre et de protester face à l’effondrement
institutionnel de 2001 est venue de l’organisation spontanée
d’assemblées de quartiers à Buenos Aires, en
différentes parties du cône urbain et dans des villes
de l’intérieur du pays comme La Plata, Mar del Plata,
Rosario et Cordoba.
Les assemblées de quartiers expriment les capacités
d’auto-organisation de la société, de construction
et de reconstruction de liens sociaux qui ne sont pas reconnus au
sommet du système politique, où ils sont perçus
comme un facteur d’instabilité, du fait justement de
la difficulté de contrôler et de canaliser les mobilisations
dans le cadre du schéma institutionnel en vigueur. Le contraste
est intense entre ces nouvelles formes d’appropriation de
l’espace public citoyen, impulsées par l’utopie
de réalisation d’une démocratie directe qui
met en question les formes de représentation de la démocratie
délégataire, et la privatisation massive de l’espace
public des années 90. Les nouvelles modalités d’engagement
social offrent d’autres formes d’occupation de cet espace
et aussi d’accès au service public. Dans les assemblées
de quartiers les mesures d’actions directes liées aux
questions politiques générales et de réclamations
aux pouvoirs publics se combinent et viennent en tension avec les
questions et nécessités locales, comme celles liées
à la fourniture de moyens aux centres de santé et
hospitaliers, les achats collectifs, la création de jardins
potagers, de petites activités, de bourses de travail pour
chômeurs. Les assemblées de quartiers ont généré
des activités productives autonomes, fixant leur horizon
d’action au travers d’objectifs qui dépassent
le plan politico-institutionnel et visent à intervenir sur
le terrain économique et social en développant des
expériences d’une nouvelle économie qui cherche
de nouvelles réponses pour résoudre la crise des systèmes
éducatifs, de santé, etc. Elles abordent un facteur
important pour le développement de l’économie
sociale et solidaire : la politisation de la sphère de la
reproduction sociale, de la consommation et de la distribution de
biens et de services, facteur présent aussi dans les entreprises
récupérées par ses travailleurs et dans les
activités des groupes piqueteros. Mais alors que pour ces
derniers ce sont les besoins qui priment, dans les assemblées
de quartiers les activités autogérées sont
le produit d’un choix idéologique. Cette politisation
s’accentue dans la recherche d’articulations concrètes
des assemblées avec les autres mouvements sociaux, tant pour
défendre les positions conquises que pour redéfinir
des activités économiques alternatives.
3. Tensions dans l’économie sociale
L’incorporation des mouvements dans l’économie
sociale constitue une nouveauté d’un espace dans lequel
prévalaient les coopératives. Ces dernières
constituent une forme associative institutionnalisée, sujette
à régulations publiques pour sa constitution et son
fonctionnement, leur légitimité découlant de
leur développement séculaire dans le milieu de la
consommation, de la production et de la prestation de services publics
et financiers, en milieu urbain et rural. Les coopératives
furent durement affectées par les réformes pro-marché
des années 90, particulièrement dans le secteur financier,
même si elles parvinrent à se développer dans
certains secteurs privatisés, comme celui de la fourniture
d’énergie électrique et les services téléphoniques,
qui dans de nombreuses localités de l’intérieur
du pays sont gérées par des coopératives de
consommateurs.
Un autre secteur a connu un développement important, celui
des coopératives de travail, mais leur multiplication dans
les années 90 tient en grande partie au mécanisme
de flexibilisation du travail dans les entreprises, qui les utilisaient
pour éviter les frais liés à l’embauche
de travailleurs. Comme par définition les associés
d’une coopérative ne sont pas des salariés,
les coûts de la protection sociale et de santé sont
transférés individuellement à chacun de ses
membres. De là les coopératives de travail se sont
trouvées fréquemment impliquées dans des fraudes
au travail, ce qui tend à délégitimer cette
forme associative.
Le comportement du mouvement coopératif durant les années
90 a été particulièrement défensif.
Dans un contexte dominé par un discours patronal soutenant
les réformes en faveur du marché, les coopératives
ont cherché à se présenter publiquement comme
des entreprises privées plus que comme une forme associative
solidaire de producteurs libres qu’elles étaient à
leur origine.
Cette tension interne du mouvement coopératif se répercute
à ses relations avec les nouveaux mouvements sociaux, qui
s’il cherche bien à les intégrer en son sein,
cherche aussi à distinguer les véritables coopératives
des modalités de subsistance économique qui dominent
dans les mouvements. Le mouvement coopératif se rapproche
des mouvements qui ont pour priorité les valeurs traditionnelles
de la coopération, mais il s’écarte de ceux
qui privilégient un discours patronal. La première
approche est voisine de celle des mouvements sociaux pour lesquels
la coopération constitue une manière de dépasser
l’aliénation et l’exploitation du travail, ce
qui correspond aux fins du mouvement coopératif à
ses origines, alors que l’approche de forme coopérative
liée à l’activité patronale tend à
être rejetée par les mouvements, comme étant
une forme d’association au capitalisme.
Pour les mouvements la constitution de coopératives a un
caractère purement instrumental, qui leur permet d’être
reconnus comme des sujets de droit et d’obtenir une autorisation
légale pour réaliser des activités économiques.
La décision de fonder une coopérative, une association
civile ou une organisation non gouvernementale (ONG) constitue surtout
une question de coût d’opportunité. En termes
économiques, le choix de l’une ou l’autre forme
suppose des dépenses difficiles à supporter pour des
groupes dont l’activité est de pure subsistance pour
ses membres. En termes institutionnels, la constitution d’un
sujet juridique suppose une compression des membres du mouvement,
et une adaptation à une forme d’organisation avec des
règles différentes de celles qui régissent
le mouvement. La coupure entre ceux qui restent extérieurs
à la coopérative ou à l’ONG et ceux qui
en font partie peut augmenter le désaccord politique à
l’intérieur du mouvement, d’autant que les règles
de ces formes d’organisations, en général hiérarchiques
et délégataires, contrastent de manière aiguë
avec celles des mouvements qui pratiquent l’horizontalité
et la participation (non délégataire) dans la prise
de décision.
Dans les mouvements on observe des positions diverses sur les formes
organisationnelles de l’économie sociale. Au sein des
travailleurs des entreprises récupérées, la
nécessité de consolider les statuts juridiques détermine
l’adoption de la forme coopérative [4], qui est prédominante.
Cela est favorisé par des facteurs endogènes, principalement
par la configuration du collectif de travail existant avant la récupération
de l’entreprise. Mais dans la mesure où le marché
auquel ils destinent leurs biens et services est pré-constitué,
la tension est aggravée entre les valeurs de la coopération
comme forme associative de producteurs libres et les exigences requises
pour la compétition sur le marché comme entreprise.
La forme juridique coopérative a été d’abord
mise en débat par certains partis de gauche, qui proposaient
la formule de l’étatisation avec contrôle ouvrier,
en particulier pour l’entreprise de confections Bruckman de
Buenos Aires, et pour l’usine de céramique Zanon à
Neuquen. Cette position visait à réorienter le rôle
de l’Etat dans l’économie et à résoudre
l’articulation des revenus des travailleurs à la protection
de la santé et de la retraite, position qui produit des situations
de blocage dans la décision juridique de possession des biens
de l’entreprise par les travailleurs, affaiblissant cette
option.
Pour les organisations de chômeurs la question du coût
d’opportunité économique est décisive,
d’autant plus que l’activité se situe au niveau
de la simple subsistance de leurs membres, ce qui affecte leurs
possibilités de se maintenir dans ou au dehors de l’économie
formelle. Dans la mesure où le coût institutionnel
est élevé, et qu’un des effets les plus manifestes
de la crise est la croissance des activités économiques
informelles, les possibilités de rester en marge de l’économie
formelle augmentent considérablement.
Dans les activités prises en charge par les assemblées
de quartiers la constitution de coopératives se pose dans
le cadre de débats plus larges au sujet de la signification
des formes d’organisation sociale. On observe une récupération
des traditions anarchistes de constitution de groupes par affinité
et d’autogestion, particulièrement aptes à promouvoir
les valeurs d’horizontalité et de participation dans
les décisions. Ces sens sont proches des valeurs originales
de la coopération et constituent des possibilités
qui préfigurent dans le présent les formes d’une
société future plus égalitaire. D’autre
part, dans la discussion sur l’économie solidaire,
on se rapproche de formes alternatives d’activité économique,
liées à la protection du milieu ambiant, à
la rénovation urbaine, aux valeurs du commerce équitable
et à la construction de réseaux solidaires.
4. Une nouvelle économie
La politisation, telle qu’elle est posée dans les
nouveaux mouvements sociaux, constitue une différence-clé
avec les développements de l’économie sociale
au cours des années 90. Dans ce contexte l’économie
sociale était perçue comme complémentaire du
retrait de l’Etat de l’activité économique,
et fut impulsée par les organismes multilatéraux de
crédit dont le développement était encouragé
en même temps que celui des marchés. La Banque Interaméricaine
de Développement (BID) et la Banque Mondiale apportèrent
leur appui aux micro-entreprises autonomes, destinées à
consolider un amortisseur social de ce qu’ils avaient conceptualisé
comme étant les coûts de la transition vers une économie
moderne de marché.
L’effondrement de cette illusion laisse les acteurs sociaux
les plus frappés par le modèle faire appel, dans la
dure lutte pour la survie, à des mécanismes relativement
similaires mais utilisés en opposition à ce modèle
: les activités de l’économie sociale sont impulsées
comme alternative à l’échec de l’économie
de marché, alors qu’avant elles se substituaient à
l’intervention étatique. Aujourd’hui elles cherchent
à suppléer aux carences d’une économie
basée sur l’entreprise privée, incapable de
répondre aux besoins de la population. De paradigme alternatif
à l’intervention étatique, l’économie
sociale commence à être conçue comme paradigme
alternatif à l’économie de marché.
Dans les mouvements, les entreprises de l’économie
sociale sortant du processus de mobilisation et de participation,
sont impossibles à scinder de celui-ci, et de la composante
contre-culturelle des mouvements sociaux, qui reflètent l’émergence
de nouvelles valeurs, égalitarisme, solidarité, coopération,
en opposition à l’individualisme égoïste
du système patronal dominant de la décennie précédente.
La composante contre-culturelle se reflète dans le caractère
politique qui assure la production, la distribution et la consommation
de cette nouvelle économie, orientées en opposition
à la conception traditionnelle d’activités dans
lesquelles les besoins étaient automatiquement assurés
dans la sphère économique au moyen du salaire.
Dans cette nouvelle économie sociale le travail s’articule
dans un espace public dans lequel la rétribution des agents
n’est pas nécessairement ni exclusivement monétaire.
Les activités de l’économie sociale sont publiques
et se différencient de celles de l’espace privé
caractérisé par le marché ou l’économie
domestique. Elles se différencient aussi des activités
étatiques qui, bien que publiques, rémunèrent
pour l’essentiel leurs agents en argent.
Dans les entreprises à l’initiative des mouvements
piqueteros, des assemblées de quartiers et des travailleurs
des entreprises récupérées, le développement
des capacités se manifeste dans les activités mêmes
et la synergie dérive des objectifs d’articulation
tant des expériences communes que de la mise en place de
canaux transversaux entre les mouvements. Le respect mutuel résulte
de la règle d’horizontalité dans les rapports
entre les membres de chaque mouvement. La solidarité constitue
à la fois un objectif et une condition d’existence.
La confiance découle de l’appartenance au mouvement
lui-même.
Le contexte actuel de développement des nouvelles orientations
de l’économie sociale en Argentine se caractérise,
comme cela a été signalé, par la montée
du chômage et de la pauvreté. Lesréponsesàcesproblèmes
des économistes conventionnels sont canoniques : le chômage
ne peut être résolu que par la croissance économique,
et quand bien même la crise peut être surmontée
à court ou moyen terme, c’est seulement à très
long terme que baissera vraiment le taux de chômage. Ces réponses
sont si éloignées des attentes sociales que les mouvements
se lancent dans les activités autogérées pour
répondre aux besoins immédiats, par des mécanismes
de subsistance qui répondent aux urgences de la crise, bien
qu’au-delà leur objectif est l’articulation à
un nouveau paradigme économique.
Mais outre la pauvreté et le chômage, un trait majeur
du contexte économique et social contemporain est l’énorme
extension de l’informalité, qui se vérifie dans
les résultats des enquêtes concernant les foyers :
en mai 2002, 60% des actifs étaient en situation de précarité
en matière d’emploi. Les places et les parcs des grands
centres urbains du pays se remplissent quotidiennement de gens qui
viennent proposer le produit de leur travail ou même leurs
biens personnels, sur des postes de vente précaires. La présence
de ces marchés informels assimile le paysage à celui
d’autres pays d’Amérique Latine. Néanmoins,
l’Argentine présente une certaine spécificité
: si pour une part la croissante informalisation de l’économie
tend à l’aligner sur une bonne partie des pays de la
région, l’énorme taux de chômage reconnu
apparente notre marché du travail à celui des pays
centraux. L’Argentine, dans la crise, combine les deux types
d’ajustement du marché du travail, l’ajustement
par le chômage, comme en Europe, et l’ajustement par
l’informalité comme en Amérique Latine.
Dans la mesure où toutes les formes de l’économie
sociale ne sont pas légitimées, leur développement
ne parvient pas à se différencier pleinement de l’informalité.
Il est cependant nécessaire de souligner les différences,
en particulier avec ce qui définit l’informalité
comme une sorte de perversion de l’économie formelle,
qui conduit les politiques étatiques à osciller entre
la criminaliser, la canaliser ou la tolérer.
Tout en partageant certaines caractéristiques de l’économie
informelle, le recours à une “économie sociale
et solidaire” surgit comme une nouvelle utopie de développement,
capable de résoudre ce que les schémas classiques
de l’économie ne peuvent solutionner. Au-delà
de son caractère (utopique ou non) ce qui importe est que
les acteurs sociaux en Argentine paraissent souscrire en partie
à cette utopie, moins pour leur capacité à
imaginer un “nouveau monde heureux” que parce qu’ils
sont soumis à l’urgence des besoins : pour ceux qui
sont plongés dans la pauvreté et le chômage,
l’autogestion associée apparaît comme un mécanisme
capable de résoudre de manière efficace l’approvisionnement
en aliments et l’usage de leur force de travail. Cette urgence
devient un moteur des expériences d’autogestion : les
ouvriers qui récupèrent les usines abandonnées
par leurs patrons le font parce qu’ils ne trouvent pas de
travail ailleurs ; les chômeurs qui s’engagent dans
des activités autogérées impulsées par
certains mouvements piqueteros le font du fait de leur situation
et pour pourvoir à leur subsistance.
5. La réorientation des demandes à l’Etat
En synthèse, l’organisation autonome des agents de
la nouvelle économie sociale diffère de celle enregistrée
dans les années 90 avec le retrait de l’Etat. La nouvelle
économie sociale peut être comprise comme répondant,
spécialement, au caractère essentiellement politique
qui incorpore les activités économiques, et ce caractère
ne devrait pas être étranger à la reconstruction
de l’Etat. En dernière instance la nouvelle économie
sociale interpelle les fonctionnaires en termes de fonctions et
de finalités de l’Etat : “Elle les obligent à
faire ce qu’ils doivent faire” à l’égard
de la société, leur indique comment et où utiliser
les ressources étatiques afin de promouvoir le développement
de cette nouvelle économie sociale dans deux directions :
en canalisant les ressources et en générant de nouvelles
formes juridiques et sociales qui la consolide.
Les formes d’organisation des agents économiques (l’entreprise
privée, coopérative ou mutualiste et l’association
civile) sont des formes juridiques qui semblent aujourd’hui
insuffisantes pour contenir les forces solidaires libérées
par la nouvelle économie sociale, ce qui implique la nécessité
de trouver de nouvelles formes juridiques d’organisation susceptibles
de favoriser leur développement.
La redéfinition des relations des mouvements avec l’Etat
inclut le contenu de leurs revendications, posant la construction
d’une économie sociale dans un contexte d’options
différentes. Bien que l’exigence d’allocations
individuelles persiste, les mouvements piqueteros s’orientent
de plus en plus à consacrer au moins une partie de ces allocations
aux activités collectives. Certains mouvements réclament
des subventions directes à leurs activités collectives
à la place des aides individuelles, alors que d’autres
s’y opposent dans la mesure où leurs activités
sont soutenables. D’autres, enfin, refusent tout type de subvention.
La diversité s’observe clairement au sein des travailleurs
des entreprises récupérées : si certains réclament
des subventions, ils les affectent à l’organisation
collective afin de garantir l’égalité des revenus
de leurs membres. Mais dans la mesure où les travailleurs
dépassent le niveau de subsistance, les demandes s’orientent
en direction de ressources qui servent à la viabilité
économique des entreprises autogérées, qu’elle
soient financières, comme des crédits, techniques,
comme des formations, ou institutionnelles afin de sortir de la
précarité juridique.
La demande de ressources assistancielles des assemblées
de quartiers sont plus étendues et plus variées, se
distinguant des habilitations pour les multiples activités
qu’elles entreprennent. Bien qu’elles aient recours
aux subventions étatiques, leurs revendications sont centrées
sur les droits citoyens liés à l’appropriation
ou la réappropriation collective d’ espaces publics
(locaux occupés, places et parcs, marchés municipaux),
de gestion solidaire (restaurants communautaires, coopératives)
et d’intervention culturelle (mouvements culturels, cours
de formation, cinémathèques).
En somme, en s’engageant dans des activités qui supposent
une construction sociale et collective de grande ampleur, les mouvements
destinent aujourd’hui les subventions à les soutenir.
Pour sa part l’Etat, surtout depuis l’arrivée
du nouveau gouvernement, semble avoir amplifié sa capacité
de traitement des demandes sociales. Bien que l’axe de la
réponse étatique demeure l’application de subventions
massives, un secteur gouvernemental emprunte des voies alternatives
par la promotion et l’incitation d’activités
inscrites dans le cadre de l’économie sociale et d’initiatives
de développement local [5]. Quoique naissante, la réorientation
de certains acteurs étatiques favorise la création
de cadres de rencontre entre les initiatives sociales et l’Etat.
Ce développement se trouve confronté aux problèmes
d’échelle des activités, orientées à
l’origine à la subsistance de leurs membres, qui doivent
se redéfinir, pour soutenir leur reproduction simple d’abord
et ensuite générer des excédents pour leur
reproduction élargie. Ces problèmes ne sont pas seulement
économiques, mais aussi sociaux et politiques, puisqu’ils
mettent en jeu les relations des organisations avec leurs membres
ainsi qu’avec les autres organisations et les nouvelles identités
en construction, d’autant plus que différents mouvements
avancent en s’articulant en réseaux solidaires pour
le développement de cette nouvelle économie.
6. La nécessité de révision théorique
En conclusion, il y a lieu d’extraire quelques questions
de cette brève description. Ces interrogations dépassent
celles issues des traditions théoriques conventionnelles,
qui considèrent que les nouveautés apportées
par l’action des mouvements sociaux en Argentine ne constituent
rien d’autre que des extravagances. Pour les économistes
conventionnels, par exemple, à la question de la soutenabilité
de cette nouvelle économie, il doit être répondu
par la négative, non pas parce que ses possibilités
de développement auraient été explorées,
mais parce qu’elle diffère du modèle d’entreprise
privée considérée comme l’agent économique
principal dans leur schéma de réflexion. Mais il y
a aussi dans les traditions qui proviennent du marxisme des positions
sur la viabilité de cette nouvelle économie qui sont
canoniques. En général, l’exploration de formes
productives alternatives dans le marxisme est une question réservée
au futur, pour une étape postérieure à la révolution
sociale ; pour le présent et dans le cadre d’un système
capitaliste, tout ce qui existe ne peut qu’être régi
par ses lois.
Malheureusement, ces façons de voir aident peu à
la compréhension des nouvelles formes productives promues
par les mouvements sociaux. En vérité, ceux-ci se
préoccupent peu de ces visions canoniques puisqu’ils
sont occupés à leur subsistance quotidienne et à
la réalisation pratique de leurs principes, cherchant à
résoudre de manière concrète ce que les théories
conventionnelles leur conteste : leurs possibilités d’existence.
Mais cette séparation entre théorie et pratique ne
peut être réglée que par la recherche et la
réflexion sur ces nouvelles pratiques. Pour cela il conviendrait
de mettre entre parenthèses les réponses canoniques
et de s’intéresser au mouvement réel des choses.
Bibliographie
- Colectivo Situaciones : 19/20. Apuntes para el nuevo protagonismo
social, Buenos Aires, Ed. De mano en mano, 2002.
- Coraggio, José Luis : Una alternativa socioeconomica necesaria
; la economia social. Documentado presentado al seminario de la
Universidad de Bologna sobre “El estado de las relaciones
laborales en la Argentina y el Mercosur”, Buenos Aires, juin
2003.
- Mc Adam, Doug ; Sidney Tarrow y Charles Tilly : Dynamics of contention,
Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
- Palomino, Hector (en colaboracion con Ernesto Pastrana) : * ”El
movimiento de empresas recuperadas”, en colaboracion, Catedra
de Relaciones del Trabajo, en revista Sociedad, num. 20/21, Facultad
de Ciencias Sociales, Universidad de Buenos Aires, 2003.
* “Las experiencias actuales de autogestion en Argentina.
Entre la informalidad y la economia social”, en revista Nueva
Sociedad, num. 184, Caracas, 2003.
* (en colaboracion con Graciela Di Marco, Mirta Palomino, Susana
Mendez, Ramon Altamirano) : Movimientos sociales emergentes en la
Argentina, Asambleas : la politizacion de la sociedad civil, Buenos
Aires, Universidad Nacional de San Martin y Jorge Baudino Ediciones,
2003.
- Svampa, Maristella y Sebastian Pereyra : Entre la ruta y el barrio
: la experiencia de las organizaciones piqueteras, Buenos Aires,
Ed. Biblos, 2003.
Notes:
[1] Le chiffre de 2,2 millions de sans emploi qui ne reçoivent
pas d’allocations est le produit de l’application du
taux de chômage de 14,7% relevé au second trimestre
2004 dans les principales zones urbaines, sur le total de la population
économiquement active du pays, qui atteint 15 millions de
personnes. La population totale du pays en 2004 est de 37,5 millions
d’habitants.
[2] La notion de “groupe en fusion” pour caractériser
cette stratégie a été proposée par J.P.
Sartre dans “Critique de la raison dialectique” et reprise
par Emilio de Ipola dans un récent exposé.
[3] Il s’agit du “Movimiento de Unidad Popular”.
[4] Environ les 2/3 des entreprises récupérées
dont on connaît la forme juridique sont organisées
en coopératives de travail (Palomino et collaborateurs, 2003).
[5] Les ambiguïtés liées à l’attribution
des allocations aux chefs de foyers, en particulier le principe
de la contre-prestation de travail pour leur versement, qui est
faiblement accompli, facilitent l’affectation partielle de
ces ressources à des activités productives. Cette
affectation dépend des stratégies des acteurs et de
leur articulation avec des initiatives de développement local.
Le ministère du Développement Social a établi
récemment une aire d’économie sociale et plusieurs
de ses programmes s’orientent sur le développement
local.
En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations
ci-dessous:
Source : Herramienta, septembre 2004.
Traduction : Gérard Jugant.
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