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Origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/BOUILLON/12811?var_recherche=squat/
Le 26 août 2005, 17 personnes (dont 14 enfants) périssent
dans l’incendie d’un immeuble vétuste boulevard
Vincent-Auriol, dans le 13e arrondissement de Paris. Le 29 août,
7 autres décèdent dans l’incendie d’un
squat rue du Roi-Doré (3e). Toutes les victimes sont originaires
d’Afrique noire. Le ministre de l’intérieur,
M. Nicolas Sarkozy, annonce alors sa décision de procéder
à un recensement et de fermer « tous les immeubles
insalubres et les squats présumés dangereux »
de la capitale. Trois jours plus tard, sous l’œil des
caméras, des dizaines de familles – majoritairement
africaines – sont délogées par les forces de
l’ordre de deux grands squats parisiens, situés rue
de la Tombe-Issoire (14e) et rue de la Fraternité (19e).
Elles sont provisoirement relogées dans des hôtels
de la région parisienne. Puis, le 16 septembre, une trentaine
de personnes sont elles aussi expulsées d’un squat
de la rue du Maroc (19e), alors qu’une partie d’entre
elles venaient de se voir proposer un relogement.
Les images de cette éviction prêtent à confusion
: doit-elle permettre de sauver des personnes vulnérables
d’un danger imminent, ou bien chasse-t-elle des individus
menaçant la propriété et l’ordre public
? Les propos du ministre de l’intérieur, insistant
sur l’irrégularité des occupants – alors
même qu’une majorité d’entre eux dispose
de titres de séjour –, attisent encore les soupçons
de « parasitisme ».
Le terme « squatteur » désigne une personne
sans logement qui s’installe illégalement dans un local
inoccupé. Etre squatteur n’est pas un état :
c’est une situation. Pour une très grande majorité
de personnes, l’occupation illicite s’inscrit dans un
parcours résidentiel marqué par la précarité.
Le squat fait suite à l’hôtel meublé,
à l’hébergement chez des proches, à la
location vétuste et bon marché, à la rue parfois.
Une partie des familles maliennes du Roi-Doré avaient campé
quai de la Gare, puis à Vincennes en 1991, pour protester
contre leur expulsion de logements insalubres : c’est dire
s’il est difficile de s’extraire des circuits du mal-logement.
C’est donc bien, d’abord, dans une problématique
de l’exclusion du logement que doit s’inscrire la compréhension
du squat.
Le parallèle avec les bidonvilles qui s’étendaient
à la périphérie des villes pendant les «
trente glorieuses » vient facilement à l’esprit.
Le bidonville comme le squat sont les derniers échelons de
l’habitat précaire. Ils abritent les plus pauvres,
ceux qui restent à la porte du logement social, qui n’ont
même pas de quoi payer un hôtel meublé, qui ne
peuvent plus bénéficier des solidarités familiales.
Dans les baraques de Nanterre comme dans les squats de Paris, on
trouve avant tout des migrants, pour la plupart de « première
génération ». La vie y est difficile, sur les
plans matériel comme psychologique. Occuper un logement sans
titre, c’est habiter dans un environnement souvent insalubre,
privé d’eau, de chauffage et parfois d’électricité.
C’est aussi devoir supporter une grande instabilité
résidentielle, vivre avec l’angoisse de se retrouver
subitement à la rue. Les bidonvilles avaient certes une espérance
de vie plus longue que les squats : beaucoup ont perduré
pendant plusieurs décennies, avant leur éradication
au début des années 1970. Mais ils étaient
régulièrement menacés. Un squat est, lui, généralement
fermé au bout de quelques mois, à la suite d’une
procédure en justice sur dépôt de plainte du
propriétaire, et de l’intervention des forces de l’ordre
sur autorisation du préfet.
Travailleurs sans domicile fixe
Un squat se différencie pourtant bien d’un bidonville.
Malgré l’absence de chiffres fiables, les quelques
données disponibles indiquent que les squatteurs ne sont
pas aussi nombreux que le furent les habitants des bidonvilles.
Le parallèle ne doit pas non plus occulter les évolutions
qu’a connues la société en matière de
logement, de travail et de politique migratoire. C’est au
carrefour de ces trois paramètres que se situe en effet le
nœud explicatif de la persistance de formes de logement irrégulier.
A la différence des décennies passées, l’exclusion
du logement résulte aujourd’hui d’une inadéquation
entre l’offre et la demande plus que d’une insuffisance
quantitative stricto sensu : il manque des logements accessibles
aux personnes à faible revenu. Or l’« insécurité
sociale (1) » touche un nombre croissant de personnes. Plus
de 3,5 millions vivent en France sous le seuil de pauvreté.
Le taux de chômage avoisine les 10 % de la population active,
le nombre de bénéficiaires des minima sociaux ne cesse
de croître, et les salariés subissent le développement
massif d’emplois précaires, insuffisamment rémunérateurs
pour assurer l’accession au logement. Ainsi, près d’une
personne sur trois identifiée par l’Insee comme sans-domicile-fixe
dispose d’un emploi (2). Et une large part des squatteurs
travaillent, notamment dans les secteurs du bâtiment, de la
restauration ou de l’agriculture.
Se loger lorsqu’on dispose de peu de ressources est par ailleurs
devenu une gageure. Les politiques successives d’éradication
de l’habitat insalubre ainsi que les investissements immobiliers
des grands groupes financiers ont considérablement réduit
le parc privé de logements locatifs à bon marché,
dans ses diverses formes (garni, hôtel meublé, chambre
de bonne, loyer 1948...). Cette disparition des « logements
de passage (3) », dont la fonction était d’accueillir
les individus peu fortunés et/ou mobiles (les travailleurs
saisonniers, par exemple), n’a pas tari la demande.
Le squat résulte pour une large part de l’absence
d’une offre compensatrice. En outre, les ménages pauvres
supportent l’essentiel des hausses de loyer, qui ont atteint
près de 80 % entre 1988 et 2002 (100 % pour le seul parc
privé), alors que leurs revenus ne progressaient que de 30
%. Rien de surprenant, donc, si le logement social est au centre
des attentes. La demande de logement social a progressé de
22 % entre 1996 et 2002, atteignant plus d’un million par
an, dont près de la moitié demeure insatisfaite. Les
raisons de cette insuffisance tiennent d’abord à la
construction : on produisait entre 100 000 et 140 000 logements
sociaux par an entre 1965 et 1975 ; en 2003, on a atteint péniblement
les 60 000, après des années plus noires encore. L’attribution
des appartements pose aussi problème : sur les 500 000 logements
sociaux prévus par le plan de cohésion sociale du
gouvernement dans les cinq années à venir, un tiers
relèvent du logement dit « intermédiaire »,
inaccessible aux plus pauvres.
Mais dans cette course au logement, les plus mal lotis sont sans
aucun doute les personnes étrangères, ou supposées
telles. Les étrangers ont d’autant moins la vie facile
qu’ils sont les premiers à être privés
de logement et de travail, et qu’on les soupçonne qui
plus est d’être responsables de leur sort. La politique
de fermeture des frontières amorcée dans les années
1970 et le durcissement continu de la législation sur le
droit d’asile produisent par ailleurs des « irréguliers
(4) » dont les conditions de vie sont particulièrement
éprouvantes. Les déboutés du droit d’asile
sont privés de toute possibilité d’accéder
à un logement de droit commun puisqu’il serait illégal
pour un propriétaire de leur louer un appartement. Ils passent
alors d’une situation instable à une autre, d’un
marchand de sommeil qui leur extorquera un loyer exorbitant à
un squat insalubre.
Un exemple parmi d’autres : en 2001, une famille algérienne
de six personnes se voit refuser son titre de séjour par
la préfecture des Bouches-du-Rhône, puis suspendre
les allocations que lui versait jusque-là le conseil général
au titre de la protection de l’enfance. Ne bénéficiant
plus que de dons caritatifs, elle est expulsée de l’hôtel
où elle logeait. La famille cohabite quelques mois avec des
proches, mais leurs relations s’enveniment (ils vivent à
13 dans un logement de quatre pièces), et elle doit partir.
Elle s’installe, alors dans un petit appartement vétuste
du centre-ville marseillais, qu’elle paie 400 euros par mois,
grâce au travail au noir que le père effectue dans
le bâtiment. Lorsque le propriétaire, inquiété
par la justice, lui demande de quitter les lieux, la famille investit
illégalement un appartement vide. Elle en est expulsée
quelques semaines plus tard, et intègre un autre squat. En
2005, ses membres sont toujours « occupants sans droit ni
titre ».
Réduire le problème de l’insertion des immigrés
dans le logement aux seuls « sans-papiers » serait cependant
une grave erreur. Les étrangers dans leur ensemble sont touchés,
qu’ils soient détenteurs de titres de séjour
ou non (5). Et ils ne sont pas les seuls : les Français issus
de l’immigration sont également victimes de discrimination.
Une étude portant sur l’insertion dans le logement
privé des classes moyennes issues de l’immigration
montre qu’elles rencontrent des difficultés particulières,
en dépit de leur haut niveau de diplôme et de revenu
(6). C’est attester, si besoin était, du fait que la
pauvreté n’est pas la seule cause des inégalités
entre « Français » (supposés tels) et
immigrés (quelle que soit leur nationalité).
Exclusion du logement comme du travail et discrimination des immigrés
concourent donc à placer certains individus dans des situations
inextricables, et à produire du logement illégal.
Mais présenter le squat uniquement comme un logement indigne,
c’est oublier que les personnes y vivent avec dignité.
Dans les grands squats collectifs, comme l’étaient
ceux qui viennent d’être « vidés »,
la vie des habitants est loin de l’anarchie supposée
par certains. Dans les squats les plus stabilisés, en particulier,
on observe des systèmes d’entraide et de solidarité
qui protègent les individus d’une trop grande vulnérabilité.
Le squat constitue en outre pour les nouveaux arrivants un sas entre
la société d’origine et le pays d’immigration,
à l’image du bidonville des années 1970. Il
leur permet de bénéficier des apprentissages effectués
par ceux qui les ont précédés. On ne peut comprendre
la nostalgie exprimée par certains habitants, lorsqu’ils
se trouvent isolés après une expulsion, que si l’on
admet que le squat produit aussi des ressources hospitalières.
La réalité, enfin, est loin de se limiter à
ces grands squats collectifs, au peuplement souvent « ethnique
», qui font la « une » des médias. Le squat
est polymorphe : il peut héberger une personne seule comme
plusieurs dizaines, dans un petit appartement du centre-ville comme
dans une friche industrielle de banlieue. Les conditions d’habitat
y sont très variées, de l’insalubrité
totale à un confort comparable à celui d’un
logement « moyen » (eau et électricité,
chauffage, espace suffisant, isolation...). Les habitants des squats
sont divers : jeunes fugueurs refusant d’intégrer un
foyer, artistes sans atelier, « routards » de passage,
Tsiganes privés d’aires d’accueil, toxicomanes
sans domicile fixe, militants de la cause libertaire...
Le squat a des visages, des fonctions et des usages multiples.
Certains y vivent à plein temps, d’autres y trouvent
un point de chute passager. C’est le cas de migrants qui traversent
la France, de jeunes qui voyagent en camion, de tous ceux qui, par
choix ou par contrainte, vivent sur le mode de la mobilité.
La question qu’ils nous posent est celle de l’inadaptation
des structures d’accueil. Pour une partie d’entre eux,
le squat est préférable à l’hébergement
institutionnel de type foyer. Le choix n’a alors rien d’irrationnel
: l’ensemble des contraintes qui y sont imposées, en
termes d’horaires, d’hygiène, d’abstinence,
etc., sont vécues comme infantilisantes, voire avilissantes.
Vivre en squat, c’est aussi échapper à l’assimilation
à des individus que l’on tient pour plus dégradés
que soi – c’est en somme ne pas être pris pour
un « clochard ». Le squat doit être compris comme
une aspiration à l’autonomie et au « chez-soi
», comme un espace dans lequel il est possible de dire «
je » sans être en permanence rappelé à
un statut d’infériorité.
Par ailleurs, le squat favorise la mixité sociale. D’une
part, les squats d’artistes et de militants politiques, moins
nombreux que les « squats de pauvreté » mais
qui réunissent plusieurs dizaines de personnes dans les grandes
villes, accueillent très souvent des personnes en difficulté
– jeunes en errance, familles en attente d’un statut
asilaire, migrants désargentés... Dans ces lieux se
croisent alors des mondes sociaux qui sinon s’ignorent. D’autre
part, squatter signifie dans de nombreux cas vivre dans la ville
: le refus des occupants d’être relogés dans
des hôtels de la banlieue parisienne est d’abord fondé
sur la crainte d’un habitat très provisoire ; mais
il peut aussi être motivé par leur réticence
à quitter un quartier dans lequel ils vivent depuis des années,
où ils ont construit leurs repères et leur sociabilité,
où ils ont accédé à des ressources et
à une « citadinité » (7). L’expulsion
de squatteurs hors des centres-villes met à mal le «
droit à la ville » des plus défavorisés.
Le squat ne peut se comprendre qu’à l’interface
de ces deux réalités : il est à la fois produit
de l’exclusion et espace de résistance.
Eviction des occupants de squats, rafles matinales de sans-papiers,
charters communautaires affrétés par plusieurs pays
de l’Union européenne pour renvoyer des immigrés
illégaux : à Paris, la machine à expulser est
relancée. Le 9 septembre, le ministre de l’intérieur
Nicolas Sarkozy exhortait les préfets à passer à
l’action et à « faire du chiffre ». Dans
les lycées ou les foyers de travailleurs, la résistance
s’organise.
Florence Bouillon.
(1) Robert Castel caractérise par ce terme les conséquences
de l’effritement de l’Etat social. L’Insécurité
sociale. Qu’est-ce qu’être protégé
? Seuil - La République des idées, Paris, 2003.
(2) Insee première, n° 824, Paris, janvier 2002.
(3) L’expression est de Claire Lévy-Vroelant, cf.
Logements de passage, L’Harmattan, Paris, 2000.
(4) Lire Nathalie Ferré, « La production de l’irrégularité
», dans Didier Fassin, Alain Morice et Catherine Quiminal
(sous la direction de), Les Lois de l’inhospitalité.
Les politiques de l’immigration à l’épreuve
des sans-papiers, La Découverte, Paris, 1997.
(5) L’Insee note que la proportion des étrangers parmi
les SDF est de 29 %, soit quatre fois plus élevée
que dans l’ensemble de la population française, alors
même que l’enquête ne prend en considération
que les adultes francophones.
(6) Fasild, « Les discriminations à l’encontre
des catégories moyennes étrangères ou perçues
comme étrangères sur le marché du locatif privé
», Migrations études, n° 125, Paris, août
2004.
(7) Sur la question des relations entretenues par les occupants
des squats avec leur voisinage, cf. Isabelle Coutant, Politiques
du squat, La Dispute, Paris, 2000.
LE MONDE DIPLOMATIQUE octobre 2005
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/BOUILLON/12811
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