"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Derrière la fatalité, l’épuration sociale
Le squat, un lieu de résistance
octobre 2005 Par Florence Bouillon
Doctorante en sociologie au laboratoire sociologie, anthropologie et histoire des dynamiques culturelles,
EHESS-CNRS, Toulouse. A notamment publié « Le squat, une alternative à la rue ? »,
dans Jeanne Brody (sous la direction de), La Rue, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2005

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/BOUILLON/12811?var_recherche=squat/

Le 26 août 2005, 17 personnes (dont 14 enfants) périssent dans l’incendie d’un immeuble vétuste boulevard Vincent-Auriol, dans le 13e arrondissement de Paris. Le 29 août, 7 autres décèdent dans l’incendie d’un squat rue du Roi-Doré (3e). Toutes les victimes sont originaires d’Afrique noire. Le ministre de l’intérieur, M. Nicolas Sarkozy, annonce alors sa décision de procéder à un recensement et de fermer « tous les immeubles insalubres et les squats présumés dangereux » de la capitale. Trois jours plus tard, sous l’œil des caméras, des dizaines de familles – majoritairement africaines – sont délogées par les forces de l’ordre de deux grands squats parisiens, situés rue de la Tombe-Issoire (14e) et rue de la Fraternité (19e). Elles sont provisoirement relogées dans des hôtels de la région parisienne. Puis, le 16 septembre, une trentaine de personnes sont elles aussi expulsées d’un squat de la rue du Maroc (19e), alors qu’une partie d’entre elles venaient de se voir proposer un relogement.

Les images de cette éviction prêtent à confusion : doit-elle permettre de sauver des personnes vulnérables d’un danger imminent, ou bien chasse-t-elle des individus menaçant la propriété et l’ordre public ? Les propos du ministre de l’intérieur, insistant sur l’irrégularité des occupants – alors même qu’une majorité d’entre eux dispose de titres de séjour –, attisent encore les soupçons de « parasitisme ».

Le terme « squatteur » désigne une personne sans logement qui s’installe illégalement dans un local inoccupé. Etre squatteur n’est pas un état : c’est une situation. Pour une très grande majorité de personnes, l’occupation illicite s’inscrit dans un parcours résidentiel marqué par la précarité. Le squat fait suite à l’hôtel meublé, à l’hébergement chez des proches, à la location vétuste et bon marché, à la rue parfois. Une partie des familles maliennes du Roi-Doré avaient campé quai de la Gare, puis à Vincennes en 1991, pour protester contre leur expulsion de logements insalubres : c’est dire s’il est difficile de s’extraire des circuits du mal-logement. C’est donc bien, d’abord, dans une problématique de l’exclusion du logement que doit s’inscrire la compréhension du squat.

Le parallèle avec les bidonvilles qui s’étendaient à la périphérie des villes pendant les « trente glorieuses » vient facilement à l’esprit. Le bidonville comme le squat sont les derniers échelons de l’habitat précaire. Ils abritent les plus pauvres, ceux qui restent à la porte du logement social, qui n’ont même pas de quoi payer un hôtel meublé, qui ne peuvent plus bénéficier des solidarités familiales. Dans les baraques de Nanterre comme dans les squats de Paris, on trouve avant tout des migrants, pour la plupart de « première génération ». La vie y est difficile, sur les plans matériel comme psychologique. Occuper un logement sans titre, c’est habiter dans un environnement souvent insalubre, privé d’eau, de chauffage et parfois d’électricité. C’est aussi devoir supporter une grande instabilité résidentielle, vivre avec l’angoisse de se retrouver subitement à la rue. Les bidonvilles avaient certes une espérance de vie plus longue que les squats : beaucoup ont perduré pendant plusieurs décennies, avant leur éradication au début des années 1970. Mais ils étaient régulièrement menacés. Un squat est, lui, généralement fermé au bout de quelques mois, à la suite d’une procédure en justice sur dépôt de plainte du propriétaire, et de l’intervention des forces de l’ordre sur autorisation du préfet.
Travailleurs sans domicile fixe

Un squat se différencie pourtant bien d’un bidonville. Malgré l’absence de chiffres fiables, les quelques données disponibles indiquent que les squatteurs ne sont pas aussi nombreux que le furent les habitants des bidonvilles. Le parallèle ne doit pas non plus occulter les évolutions qu’a connues la société en matière de logement, de travail et de politique migratoire. C’est au carrefour de ces trois paramètres que se situe en effet le nœud explicatif de la persistance de formes de logement irrégulier. A la différence des décennies passées, l’exclusion du logement résulte aujourd’hui d’une inadéquation entre l’offre et la demande plus que d’une insuffisance quantitative stricto sensu : il manque des logements accessibles aux personnes à faible revenu. Or l’« insécurité sociale (1) » touche un nombre croissant de personnes. Plus de 3,5 millions vivent en France sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage avoisine les 10 % de la population active, le nombre de bénéficiaires des minima sociaux ne cesse de croître, et les salariés subissent le développement massif d’emplois précaires, insuffisamment rémunérateurs pour assurer l’accession au logement. Ainsi, près d’une personne sur trois identifiée par l’Insee comme sans-domicile-fixe dispose d’un emploi (2). Et une large part des squatteurs travaillent, notamment dans les secteurs du bâtiment, de la restauration ou de l’agriculture.

Se loger lorsqu’on dispose de peu de ressources est par ailleurs devenu une gageure. Les politiques successives d’éradication de l’habitat insalubre ainsi que les investissements immobiliers des grands groupes financiers ont considérablement réduit le parc privé de logements locatifs à bon marché, dans ses diverses formes (garni, hôtel meublé, chambre de bonne, loyer 1948...). Cette disparition des « logements de passage (3) », dont la fonction était d’accueillir les individus peu fortunés et/ou mobiles (les travailleurs saisonniers, par exemple), n’a pas tari la demande.

Le squat résulte pour une large part de l’absence d’une offre compensatrice. En outre, les ménages pauvres supportent l’essentiel des hausses de loyer, qui ont atteint près de 80 % entre 1988 et 2002 (100 % pour le seul parc privé), alors que leurs revenus ne progressaient que de 30 %. Rien de surprenant, donc, si le logement social est au centre des attentes. La demande de logement social a progressé de 22 % entre 1996 et 2002, atteignant plus d’un million par an, dont près de la moitié demeure insatisfaite. Les raisons de cette insuffisance tiennent d’abord à la construction : on produisait entre 100 000 et 140 000 logements sociaux par an entre 1965 et 1975 ; en 2003, on a atteint péniblement les 60 000, après des années plus noires encore. L’attribution des appartements pose aussi problème : sur les 500 000 logements sociaux prévus par le plan de cohésion sociale du gouvernement dans les cinq années à venir, un tiers relèvent du logement dit « intermédiaire », inaccessible aux plus pauvres.

Mais dans cette course au logement, les plus mal lotis sont sans aucun doute les personnes étrangères, ou supposées telles. Les étrangers ont d’autant moins la vie facile qu’ils sont les premiers à être privés de logement et de travail, et qu’on les soupçonne qui plus est d’être responsables de leur sort. La politique de fermeture des frontières amorcée dans les années 1970 et le durcissement continu de la législation sur le droit d’asile produisent par ailleurs des « irréguliers (4) » dont les conditions de vie sont particulièrement éprouvantes. Les déboutés du droit d’asile sont privés de toute possibilité d’accéder à un logement de droit commun puisqu’il serait illégal pour un propriétaire de leur louer un appartement. Ils passent alors d’une situation instable à une autre, d’un marchand de sommeil qui leur extorquera un loyer exorbitant à un squat insalubre.

Un exemple parmi d’autres : en 2001, une famille algérienne de six personnes se voit refuser son titre de séjour par la préfecture des Bouches-du-Rhône, puis suspendre les allocations que lui versait jusque-là le conseil général au titre de la protection de l’enfance. Ne bénéficiant plus que de dons caritatifs, elle est expulsée de l’hôtel où elle logeait. La famille cohabite quelques mois avec des proches, mais leurs relations s’enveniment (ils vivent à 13 dans un logement de quatre pièces), et elle doit partir. Elle s’installe, alors dans un petit appartement vétuste du centre-ville marseillais, qu’elle paie 400 euros par mois, grâce au travail au noir que le père effectue dans le bâtiment. Lorsque le propriétaire, inquiété par la justice, lui demande de quitter les lieux, la famille investit illégalement un appartement vide. Elle en est expulsée quelques semaines plus tard, et intègre un autre squat. En 2005, ses membres sont toujours « occupants sans droit ni titre ».

Réduire le problème de l’insertion des immigrés dans le logement aux seuls « sans-papiers » serait cependant une grave erreur. Les étrangers dans leur ensemble sont touchés, qu’ils soient détenteurs de titres de séjour ou non (5). Et ils ne sont pas les seuls : les Français issus de l’immigration sont également victimes de discrimination. Une étude portant sur l’insertion dans le logement privé des classes moyennes issues de l’immigration montre qu’elles rencontrent des difficultés particulières, en dépit de leur haut niveau de diplôme et de revenu (6). C’est attester, si besoin était, du fait que la pauvreté n’est pas la seule cause des inégalités entre « Français » (supposés tels) et immigrés (quelle que soit leur nationalité).

Exclusion du logement comme du travail et discrimination des immigrés concourent donc à placer certains individus dans des situations inextricables, et à produire du logement illégal. Mais présenter le squat uniquement comme un logement indigne, c’est oublier que les personnes y vivent avec dignité. Dans les grands squats collectifs, comme l’étaient ceux qui viennent d’être « vidés », la vie des habitants est loin de l’anarchie supposée par certains. Dans les squats les plus stabilisés, en particulier, on observe des systèmes d’entraide et de solidarité qui protègent les individus d’une trop grande vulnérabilité. Le squat constitue en outre pour les nouveaux arrivants un sas entre la société d’origine et le pays d’immigration, à l’image du bidonville des années 1970. Il leur permet de bénéficier des apprentissages effectués par ceux qui les ont précédés. On ne peut comprendre la nostalgie exprimée par certains habitants, lorsqu’ils se trouvent isolés après une expulsion, que si l’on admet que le squat produit aussi des ressources hospitalières.

La réalité, enfin, est loin de se limiter à ces grands squats collectifs, au peuplement souvent « ethnique », qui font la « une » des médias. Le squat est polymorphe : il peut héberger une personne seule comme plusieurs dizaines, dans un petit appartement du centre-ville comme dans une friche industrielle de banlieue. Les conditions d’habitat y sont très variées, de l’insalubrité totale à un confort comparable à celui d’un logement « moyen » (eau et électricité, chauffage, espace suffisant, isolation...). Les habitants des squats sont divers : jeunes fugueurs refusant d’intégrer un foyer, artistes sans atelier, « routards » de passage, Tsiganes privés d’aires d’accueil, toxicomanes sans domicile fixe, militants de la cause libertaire...

Le squat a des visages, des fonctions et des usages multiples. Certains y vivent à plein temps, d’autres y trouvent un point de chute passager. C’est le cas de migrants qui traversent la France, de jeunes qui voyagent en camion, de tous ceux qui, par choix ou par contrainte, vivent sur le mode de la mobilité. La question qu’ils nous posent est celle de l’inadaptation des structures d’accueil. Pour une partie d’entre eux, le squat est préférable à l’hébergement institutionnel de type foyer. Le choix n’a alors rien d’irrationnel : l’ensemble des contraintes qui y sont imposées, en termes d’horaires, d’hygiène, d’abstinence, etc., sont vécues comme infantilisantes, voire avilissantes. Vivre en squat, c’est aussi échapper à l’assimilation à des individus que l’on tient pour plus dégradés que soi – c’est en somme ne pas être pris pour un « clochard ». Le squat doit être compris comme une aspiration à l’autonomie et au « chez-soi », comme un espace dans lequel il est possible de dire « je » sans être en permanence rappelé à un statut d’infériorité.

Par ailleurs, le squat favorise la mixité sociale. D’une part, les squats d’artistes et de militants politiques, moins nombreux que les « squats de pauvreté » mais qui réunissent plusieurs dizaines de personnes dans les grandes villes, accueillent très souvent des personnes en difficulté – jeunes en errance, familles en attente d’un statut asilaire, migrants désargentés... Dans ces lieux se croisent alors des mondes sociaux qui sinon s’ignorent. D’autre part, squatter signifie dans de nombreux cas vivre dans la ville : le refus des occupants d’être relogés dans des hôtels de la banlieue parisienne est d’abord fondé sur la crainte d’un habitat très provisoire ; mais il peut aussi être motivé par leur réticence à quitter un quartier dans lequel ils vivent depuis des années, où ils ont construit leurs repères et leur sociabilité, où ils ont accédé à des ressources et à une « citadinité » (7). L’expulsion de squatteurs hors des centres-villes met à mal le « droit à la ville » des plus défavorisés. Le squat ne peut se comprendre qu’à l’interface de ces deux réalités : il est à la fois produit de l’exclusion et espace de résistance.

Eviction des occupants de squats, rafles matinales de sans-papiers, charters communautaires affrétés par plusieurs pays de l’Union européenne pour renvoyer des immigrés illégaux : à Paris, la machine à expulser est relancée. Le 9 septembre, le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy exhortait les préfets à passer à l’action et à « faire du chiffre ». Dans les lycées ou les foyers de travailleurs, la résistance s’organise.

Florence Bouillon.


(1) Robert Castel caractérise par ce terme les conséquences de l’effritement de l’Etat social. L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Seuil - La République des idées, Paris, 2003.

(2) Insee première, n° 824, Paris, janvier 2002.

(3) L’expression est de Claire Lévy-Vroelant, cf. Logements de passage, L’Harmattan, Paris, 2000.

(4) Lire Nathalie Ferré, « La production de l’irrégularité », dans Didier Fassin, Alain Morice et Catherine Quiminal (sous la direction de), Les Lois de l’inhospitalité. Les politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, La Découverte, Paris, 1997.

(5) L’Insee note que la proportion des étrangers parmi les SDF est de 29 %, soit quatre fois plus élevée que dans l’ensemble de la population française, alors même que l’enquête ne prend en considération que les adultes francophones.

(6) Fasild, « Les discriminations à l’encontre des catégories moyennes étrangères ou perçues comme étrangères sur le marché du locatif privé », Migrations études, n° 125, Paris, août 2004.

(7) Sur la question des relations entretenues par les occupants des squats avec leur voisinage, cf. Isabelle Coutant, Politiques du squat, La Dispute, Paris, 2000.

LE MONDE DIPLOMATIQUE octobre 2005

http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/BOUILLON/12811