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Origine : http://www.fondation-besnard.org/article.php3?id_article=283
Une vision yougoslave marxiste hétérodoxe des années
1970, intéressante, de Ljubomir Tadic (du temps oùil
n’était pas nationaliste chauvin). Texte publié
dans IRL de Lyon (traduction revue par un copain croate) Frank,
CNT 91
L’essence de l’autogestion (1)
Dans cet exposé nous avons consacré le plus grand
soin à l’analyse critique des idées socialistes
qui sont en rapport direct ou proche avec le problème de
l’autogestion. Nous avons souligné que la notion d’autogestion,
comme "modèle" de la "démocratie ouvrière"
ou socialiste", est tout d’abord élaborée
le plus complètement dans l’oeuvre de P.J. Proudhon.
En tant que conséquence de la lutte du mouvement ouvrier
européen, elle s’est avant tout montrée dans
la Commune de Paris en 1871, et au XX siècle dans l’organisation
des soviets pendant la révolution russe, puis dans les événements
révolutionnaires en Allemagne et en Hongrie, en partie durant
la guerre civile espagnole et, enfin, sous la forme du "socialisme
autogestionnaire" en Yougoslavie. Actuellement, l’autogestion
apparaît de plus en plus comme une alternative démocratique
aux formes de l’organisation étatique à la fois
dans les pays capitalistes et les pays socialistes.
La polémique de Marx contre Proudhon et Bakounine, et de
même la vision d’Engels sur le centralisme et le rôle
de l’autorité pendant la révolution, ont montré
le rapport ambivalent du marxisme envers l’Etat et en général
l’organisation socialiste de la société. Marx
a déterminé avec exactitude que le centre de tout
l’esclavage humain se trouve dans le processus du travail,
mais en même temps, à cause de sa répulsion
envers le réformisme et le doctrinarisme, il n’a laissé
que des indications générales sur les formes de l’organisation
socialiste du travail, formes qui pourraient déplacer le
foyer de l’esclavage. Du point de vue de ce que les sociologues
appellent "la société globale", Marx a vu,
d’une part, dans la Commune "la forme politique enfin
trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation
économique du Travail"(1), tout en étant, d’autre
part, en particulier dans la polémique contre Bakounine,
visiblement favorable à l’Etat, pour la forme organisationnelle
de la société pendant la période dite transitoire.
La théorie d’Engels sur le "dépérissement
de l’Etat", que Lénine et les bolcheviks ont acceptée,
n’a pas résolu le problème de la libération
dans le processus du travail. Elle a exagéré la mise
en valeur des moyens autoritaires du pouvoir prolétarien
et " !’incertitude" du rejet de " !’enveloppe
politique", d’un point de vue socialiste. De ce fait,
la question de quand et comment le pouvoir officiel perd son caractère
politique reste sans réponse adéquate. Nous voyons
que justement cette incertitude a permis la possibilité du
triomphe de la théorie stalinienne sur la nécessité
d’un "État renforcé" et sur "l’intensification"
de la lutte de classe dans le socialisme, ce qui va renforcer le
modèle " socialiste étatique et bureaucratique,
dans lequel "le despotisme de l’usine" et les formes
despotiques de l’économie collective dans les villages
constituent la base du despotisme politique de toute la société.
La confiance dans "l’Etat du futur" de la sociale-démocratie
allemande et dans "l’Etat socialiste" des bolcheviks
russes a été cimentée par cette tradition politique
du socialisme, qui a été rattachée à
Marx et à Engels, C’est-à-dire que chaque tentative
de créer l’organisation socialiste avec des caractéristiques
démocratiques et des aspects tolérants est dénoncée
comme une illusion petite-bourgeoise et une utopie abstraite. Si
nous ajoutons l’image qui en découle du rôle
décisif du parti politique de la classe ouvrière,
en tant que seul facteur conscient de la lutte de classe du prolétariat,
nous obtenons surtout l’image parfaite de la conception du
socialisme qui a tous les traits du cercle vicieux de l’aliénation
politique.
Parmi les marxistes du XX siècle, seule Rosa Luxembourg
a complètement saisi l’importance de "l’opinion
publique socialiste" en tant que condition sans laquelle on
ne peut concevoir la démocratie socialiste, qui est la négation
dialectique de la démocratie bourgeoise. C’est pourquoi
la théorie de Rosa Luxembourg, et on peut citer également
Karl Korsch, contient tous les éléments essentiels
d’une théorie pratique da l’autogestion interprétée
comme un processus qui supprime l’opposition entre la forme
et le contenu de la démocratie.
Aujourd’hui chaque penseur socialiste sait que sans le droit
public individuel la catégorie de la "dictature du prolétariat"
perd tout sens libérateur et tombe indubitablement dans la
dictature sur le prolétariat, dans l’illégalité
dominante, et surtout la terreur spirituelle et politique. Il sait
également que le socialisme se dégrade au point d’atteindre
le niveau de l’époque d’avant la bourgeoisie.
Le doit public individuel est devenu, comme nous le savons bien,
un droit très rare et un luxe dans les régimes socialistes
actuels et, comme nous l’avons déjà dit, cela
est dénoncé comme étant de l’hypocrisie
bourgeoise. C’est arrivé et c’est la raison pour
laquelle le droit individuel est pratiquement intégré
au droit privé qui émane de la propriété
individuelle. En effet, une critique simpliste non dialectique de
la propriété privée et du droit privé
favorise grandement la perpétuation de la politique obscurantiste
des temps passés. La république socialiste, qui a
pour but l’activité autonome de personnes libérées,
ne peut plus se concevoir sans une reconnaissance décidée
et une garantie solide des droits publics de chacun, car la liberté
positive est impossible sans la liberté négative.
Sur la base des contreverses théoriques de l’histoire
moderne de la pensée socialiste, et particulièrement
sur celle de la vision critique de l’expérience de
cette pratique généralement appelée socialiste,
on peut résumer l’essence de l’autogestion dans
les termes suivants
1) D’un point de vue économique, l’autogestion
est une libre association de producteurs libres, c’est-à-dire
une organisation de producteurs qui sont démocratiquement
élus de bas en haut, et dont la forme la plus élaborée
pourrait s’appeler le congrès des conseils de travailleurs.
Si nous adoptons l’analyse marxiste selon laquelle l’oppression
des travailleurs dans la société bourgeoise implique
l’esclavage entier de l’humanité, dans la mesure
où toutes les formes de la dépendance humaine ne sont
que des variantes et des conséquences de l’oppression
due au travail. Il en résulte que la forme d’émancipation
des travailleurs est directement l’autogestion socialiste,
et indirectement c’est celle de tous les êtres humains
libérés des relations de dépendance. L’autogestion
socialiste appliquée à l’économie signifie
le processus de liquidation de la division du travail. Division
du travail qui a entraîné non seulement la propriété
privée de type capitaliste mais aussi des conséquences
sociales sur l’Etat considéré comme "la
consolidation de notre propre production dans l’intérêt
de certains forces au-dessus de nous et qui échappent à
notre contrôle". L’autogestion socialiste est une
organisation de la production qui s’oppose à "la
production même de la vie conçue jusqu’à
maintenant." Mais la nouvelle production de la vie, c’est-à-dire
la fin du pouvoir donnant la mort, lié au passé, sur
le travail vivant et le contrôle exercé par le producteur
sur la production et la façon de produire, n’est pas
possible, au contraire de ce que pensait Proudhon, dans les conditions
de concurrence entre les producteurs atomisés et isolés.
Afin de mettre un terme à la réification du capitalisme,
Marx avait prévu d’introduire l’économie
planifiée. En d’autres termes, une nouvelle vie pour
la production ne peut pas se concevoir sans une victoire de la liberté
et de la conscience sur les éléments et le destin
qui découlent de la nature même de l’économie
esclavagiste et monétaire. Nous savons actuellement que l’économie
prétendument planifiée, conduite par l’autorité
d’une technobureaucratie toute puissante, non seulement ne
signifie pas le contrôle des producteurs sur ce qu’ils
produisent, mais qu’elle représente une nouvelle forme
"de la consolidation de la production, au détriment
des producteurs." Autrement dit, une nouvelle forme qui prolonge
et renforce la dépendance et la servitude des producteurs.
Si la planification n’est pas démocratique, si elle
n’est pas l’oeuvre des producteurs unis librement et
démocratiquement, elle devient un système social où
le despotisme étatique se base immédiatement sur la
tyrannie de l’usine, tyrannie et despotisme qui se conditionnent
réciproquement. C’est pourquoi une condition essentielle
à la création efficace de l’autogestion dans
la production est la constitution d’une république
réellement démocratique et fédérative,
où la planification démocratique de la production
serait le principe économique moteur. En conséquence
2) Du point de vue politique, l’association dans la production
doit être garantie et étayée par une association
ou une fédération politique. Cette forme politique
de l’autogestion ne peut se concevoir sans liberté
de l’opinion publique, en tant que support spirituel, libéré
tout aussi bien du monopole du capitalisme privé que du monopole
de l’Etat ou de tout autre organisation politique qui se fonde
sur la force étatique pour assurer sa domination spirituelle
et politique particulière. A ce sujet, Jean Paul Sartre a
raison lorsqu’il rappelle que "L’autogestion reste
lettre morte quand le pouvoir reste aux mains de groupes privilégiés
qui s’appuient sur l’organisation centralisée."
(2) A ce propos, il est opportun d’ajouter la précision
suivante dans le mouvement socialiste d’aujourd’hui
qui cherche une alternative démocratique au socialisme despotique,
certains insistent souvent sur "la république du marché",
comme synonyme de la république socialiste. Ce faisant, on
oublie ce que Proudhon avait à l’esprit , à
savoir que la liberté de la concurrence entraîne forcément
l’oligarchie, mais, de plus, nous savons qu’on ne peut
combattre efficacement ces tendances, même pas par le mécanisme
proudhonien du "balancement" et de "l’équilibre".
Identifier "la république du marché" avec
la république socialiste ne peut que conduire qu’au
retour du libéralisme économique du XIX siècle,
et non pas au rétablissement du socialisme. Sous le prétexte
de refuser ainsi l’étatisme et l’arbitraire bureaucratique,
cette théorie encourage une pratique de décentralisation
anti-démocratique dans la mesure où elle empêche
l’union démocratique de la classe ouvrière,
et pas là la priorité à l’émancipation
de l’aliénation et à la réification dans
le processus du travail, et enfin à la disparition de l’exploitation
de l’homme par l’homme. Le résultat extrême
de cette théorie est la concurrence irrationnelle d’entreprises
et de producteurs atomisés sur le marché national
et mondial, c’est-à-dire la production pour le profit,
et non pour être utilisée par les individus. Quant
au socialisme, il ne peut s’accorder avec le despotisme tout
comme la liberté ne peut être identifiée à
la liberté du marché.
Il en découle que dans le monde actuel l’autogestion
socialiste est une utopie, bien sûr, mais elle n’est
pas abstraite, au contraire c’est une utopie concrète.
Ljubomir Tadic
1) Extraits de l’article de même titre publié
dans Revija za Sociologiju, Zagreb, 1979, vol. n°-3-4 (travail
écrit au printemps 1976, non revu par l’auteur.
2) Marx La guerre civile en France, dans Marx, Engels, Lénine
Sur la Commune de Paris, Moscou, 1971, pp. 63-64.
3) Le socialisme qui venait du froid, Paris,1970, p. XXVII.
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