"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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« Vivre demain dans nos luttes d'aujourd'hui ! »1,2
Par Marco Silvestro et Jean-Marc Fontan
respectivement doctorant et professeur au département de sociologie Université du Québec à Montréal
silvestro at no-log.org et fontan.jean-marc at uqam.ca


Origine http://www.unites.uqam.ca/ceps/SilvestroFontan2005Vivredemaindansluttesaujourdhui-PossiblesVol29no2%5B1%5D.pdf


L'autogestion n'est plus une idée à la mode. Il n'y a qu'à survoler le discours syndical pour s'en rendre compte. Pour plusieurs analystes et militants, l'autogestion a été quelque peu discréditée par son institutionnalisation dans le discours des formations politiques, notamment françaises.3 Au Québec, portée par les intellectuels de la revue Possibles et par une partie du mouvement ouvrier, l'autogestion a connu ses heures de gloire pendant une quinzaine d'années à partir de 1970. Depuis la fermeture de Tricofil4 en 1982, l'idée d'une reconstruction autogestionnaire de la société à partir du contrôle des lieux de production s'est peu à peu émoussée et, aujourd'hui, les expériences ouvrières de type autogestionnaire sont pratiquement inexistantes au Québec.

Dans cet article nous proposons d'alimenter la réflexion sur les formes contemporaines de l'autogestion en présentant différentes expériences alternatives québécoises qui se nourrissent de ses principes. Nous affirmons que, malgré sa disparition presque complète dans le discours ouvrier et progressiste, l'autogestion sert, de facto, de modèle à un nombre significatif d'expériences concrètes issues de mouvements sociaux québécois. Nous nous proposons donc d'oublier la recherche du lexème « autogestion » et de ses traces discursives afin de nous concentrer sur ses manifestations concrètes dans la pratique pour comprendre comment celles-ci s'inscrivent dans le contexte actuel de l'action collective et de la lutte aux différentes formes de domination présentes dans nos sociétés.

Nous allons donc, dans un premier temps, dégager les principes de base de l'autogestion et se demander comment ceux-ci s'inscrivent dans la compréhension actuelle de l'action collective. Dans un deuxième temps, nous proposons au lecteur une suite de capsules qui introduisent une variété d'expériences québécoises utilisant l'autogestion sans la nommer.5

Qu'est-ce que l'autogestion aujourd'hui? L'autogestion est une notion polysémique, ce qui n'empêche pas d'en donner une définition générale qui qualifie des autogestions : « La visée philosophique et politique fondamentale des autogestions [...] est la reconnaissance principielle et la mise en oeuvre de l'égalité des personnes et de la compossibilité des libertés individuelles et collectives; mais celle-ci ne saurait s'accomplir que dans une pluralité de démarches et d'expériences qui autorise l'éclosion de différences et donc, inéluctablement, de conflits. »6

Égalité, liberté individuelle et collective, autonomie : des valeurs libérales universelles, issues des Lumières et que l'on retrouve partout dans la pensée progressiste occidentale depuis trois siècles. Elles furent enchâssées dans plusieurs idéologies et ont mené à une multitude d'actions concrètes. La particularité des autogestionnaires durant la guerre civile espagnole (1930-36) fut de tenter de mettre en application ces valeurs à partir de l'antagonisme historique de la lutte des classes et de son acteur central, la classe ouvrière, au sein du lieu moderne de l'exploitation, l'usine. C'est à partir de ce lieu et de cet acteur que les principes autogestionnaires ont essaimé et en sont venus, pour un cours laps de temps, à animer les collectivités catalanes.

Aujourd'hui la lutte des classes n'est plus mobilisatrice; le conflit industriel semble s'être redéfini dans le sens de l'institutionnalisation des mouvements ouvriers et de la défense d'intérêts corporatistes. Est-ce à dire que l'autogestion est une avenue maintenant obsolète ou plutôt qu'elle est encore applicable?

Nous affirmons qu'elle représente une avenue légitime et intéressante d'action. L'essor de la forme associative dans l'organisation des mouvements sociaux depuis les années 1960 a contribué à changer radicalement les modes d'organisation et de construction des enjeux. Alors que les organisations ouvrières parlaient d'autogestion dans les années 1970-80, leurs efforts réels pour adapter les pratiques aux discours ne furent pas à la hauteur des attentes : la plupart d'entre elles restèrent hiérarchiques, centralisées, orientées par une conception globale et totale du conflit entre les classes possédantes et les classes ouvrières dominées. Le développement de l'associationnisme comme mode d'organisation des mouvements sociaux a mis de l'avant une exigence prépondérante : le refus de la hiérarchie et de la bureaucratisation, ce qui revient à dire le refus de la standardisation et de la canalisation des volontés en direction d'un but unique et d'une lutte prépondérantes aux autres. L'associationnisme a ainsi remis sur la carte l'idée de la différence, de la démocratie directe et participative.

Le britannique Tim Jordan, l'argentin Miguel Benasayag et plusieurs autres analystes de la protestation sociale attirent notre attention sur des dynamiques récentes de l'action collective. Pour Jordan, l'action collective contemporaine se caractérise avant tout par l'idée de respect de la différence et de solidarité avec les autres luttes : aucune lutte n'est plus importante qu'une autre et aucune lutte ne devrait être subordonnée à une autre7. C'est là un avertissement majeur que les nouveaux mouvements sociaux - notamment le féminisme et l'écologisme - ont lancé au
mouvement ouvrier. Cette idée a mené à l'éclosion d'une multitude de micro-luttes qui délaissaient l'action globale, totale, pour privilégier l'action segmentée : faire avancer un « dossier » particulier et réaliser concrètement l'émancipation des personnes impliquées.

L'individualisme et la « mort des grands récits » poussent aussi vers une différenciation accrue des luttes et des enjeux. Ce que Benasayag et ses collègues 8 appellent la « nouvelle subjectivité contestataire » fait référence à un désir et à une attitude personnels se proposant de changer les modes de vie, les relations sociales, les habitudes personnelles et collectives. En ce sens, le changement ne doit plus découler de la prise du pouvoir politique, en fonction d'une utopie, mais plutôt par et dans une action culturelle et personnelle concrète, qui transgresse ici et maintenant les normes sociales. Ainsi, pour Jordan, les mouvements transgressifs « ne jugent pas le monde présent à l'aune d'un projet utopique, mais à celle de leur conviction que le monde peut être différent, radicalement, et que c'est exactement ce vers quoi ils se dirigent. »9

Comment l'autogestion s'inscrit-elle dans ce portrait (très) général? Si on reprend les propos de Lefebvre, on se rend aussitôt compte de leur pertinence dans le contexte actuel. Pour le grand sociologue français, « [l'autogestion] montre le chemin pratique pour changer la vie, ce qui reste le mot d'ordre et le but et le sens d'une révolution »10. L'autogestion serait donc une méthodologie plutôt qu'une utopie, une série de principes pratiques et d'actes concrets plutôt qu'un discours englobant. Elle serait, en même temps, un moyen et une fin à atteindre : c'est par la pratique autogestionnaire que se réaliserait l'égalité et la démocratie radicale.

Dans le contexte actuel où les contrôles et les contraintes tant bureaucratiques qu'institutionnelles se font à la fois plus nombreux et plus subtils, où le marché capitaliste a colonisé la majeure partie du monde vécu et a imposé sa logique utilitariste à la sphère privée des individus, l'autogestion signifie la transgression des normes et la volonté de construire des alternatives ici et maintenant. Dans une société comme la nôtre, si insidieusement contrôlée, est- il encore possible de libérer la vie et de créer des espaces où les normes de régulation sont radicalement différentes et autonomes des règles dominantes?

Des exemples québécois d'autogestion

Nous présentons maintenant une suite de capsules qui introduisent des expériences québécoises qui, toutes, partagent certaines caractéristiques autogestionnaires. La plupart des acteurs impliqués dans ces expériences se caractérisent par : (1) une construction, sinon anticapitaliste, du moins très critique, des rapports économiques; (2) une sympathie évidente pour la démocratie participative et la mise en oeuvre d'efforts concrets pour lui donner vie; (3) l'orientation de l'action vers le développement de connaissances pratiques, voire techniques, au sein d'actes concrets; (4) un discours sur la solidarité influencé par l'écologisme, le féminisme, les droits humains et, de façon plus implicite, un certain socialisme.

1. Action directe et vie quotidienne : la réflexion libertaire

Le milieu libertaire québécois est fortement impliqué dans la réflexion sur la possibilité actuelle de l'autogestion. Les libertaires sont en fait les seuls qui se réclament directement de l'autogestion. Pour la Fédération des communistes libertaires du Nord-Est, par exemple, le changement implique « une rupture radicale avec le capitalisme et ses institutions » par « l'appropriation sociale des moyens de production et de distribution et la gestion de l'ensemble de la société par les travailleur(se)s et les habitant(e)s [...] C'est ce que nous nommons le socialisme autogestionnaire. »11

De façon plus concrète, le réseau d'activistes impliqués dans la défense des locataires et des sans emploi s'est penché sur l'élaboration de principes de vie collective applicables lors d'actions directes qui impliquent une vie en commun prolongée (occupation, squat, village de tentes). On se souviendra qu'à l'été 2001 l'occupation par des squatteurs d'un bâtiment de l'îlot Overdale, à Montréal, avait poussé le maire Bourque à leur octroyer un bâtiment plus salubre connu ensuite comme le squat Préfontaine. Cette expérience de vie commune dura deux mois dans un contexte de fortes pressions externes (médiatiques, policières et politiques) et fit naître une foule de tensions internes liées à la gestion des espaces, à la vie quotidienne collective et au respect des personnes dans leurs droits.

Cette expérience ainsi que d'autres subséquentes ont amené les activistes à engager des réflexions collectives qui ont débouché en une variété de brochures consacrées aux principes libertaires et autogestionnaires. Dans l'une de celles-ci, préparée en vue de l'installation d'un village de tentes dans le parc Lafontaine à Montréal en 2003, on peut lire ceci :

« Nous réalisons [après l'expérience Overdale-Préfontaine] que l'autogestion ne va pas de soi, qu'il faut être capable de prendre conscience de plusieurs aspects de sa vie et de ceux et celles qui nous entourent pour que l'autogestion fonctionne dans les faits. Et aussi, qu'il est utopique de penser que dans une société où, dès la naissance, on nous apprend à déléguer et à individualiser les problèmes que, une fois un espace libertaire créé, un mode de fonctionnement égalitaire, non répressif, collectif et fonctionnel apparaîtra spontanément. »12

La brochure propose ensuite un ensemble de principes et de règles ¬ la plupart assez procéduraux ¬ inspirés par les valeurs de l'autonomie personnelle, de la gestion collective par comités et par groupes d'affinités, de la démocratie directe, du féminisme et de l'écologisme. Ces « règles », adaptables et modifiables, visent à créer un système souple de gestion horizontale des espaces de vie. L'autogestion acquiert ici une dimension personnelle : pour les libertaires chacun est responsable de soi et chacun doit s'autogérer pour le bénéfice de la collectivité. Ce n'est que lorsque les préjugés, les habitudes et les comportements personnels sont critiqués à l'aune de l'égalité concrète, que l'autogestion peut commencer à fonctionner.

Les procédures de discussion et de prise de décision sont inspirées des critiques féministes et libertaires. On respecte une alternance femme-homme dans la prise de parole, on demande l'avis de tous, on prend des votes indicatifs afin de parvenir à l'unanimité, etc.13 Ce type de réflexion sur l'autogestion vise à créer des rapports concrets d'entraide et d'égalité entre toutes et tous. Cette réflexion franchit le pas que le monde ouvrier n'a pas eu le courage de faire : changer à la fois les personnes, les imaginaires sociaux et les rapports sociaux de production.

2. Les écovillages : soustraire le sol au capitalisme

Il existe au Québec moins d'une dizaine de projets d'écovillages et le plus ancien (le Groupe de recherche écologiques de la Batture (GREB), Saguenay) atteint ses quinze ans. Un autre en est à sa troisième année d'existence (Les Plateaux Fleuris de St-Louis, Gaspésie), un troisième en est à la constitution d'une fiducie foncière (Projet TerraVie, Laurentides). Le Collectif de l'Aube est aussi engagé dans la réflexion sur les écovillages avec l'édition d'une revue qui aborde ce thème. Ailleurs dans le monde, l'idée est assez développée dans plusieurs pays européens, en Australie, aux États-Unis et en Colombie-Britannique. Il existe aussi plusieurs réseaux internationaux d'écovillages.

Qu'est-ce qu'un écovillage? Les promoteurs québécois de ce « mode de vie » s'entendent pour dire que c'est « une petite communauté de personnes unies vers un but commun, basé sur des valeurs écologiques »14. Il s'agit donc d'un aménagement territorial et humain qui réalise concrètement le développement durable en mettant l'emphase sur « la construction écologique, les systèmes d'énergies renouvelables, la production locale d'aliments biologiques, une économie viable, un processus décisionnel collectif. »15 On constate immédiatement que cela s'inspire de principes autogestionnaires : l'écovillage comme lieu de vie et de production doit être un espace géré démocratiquement à des fins collectives.

En plus des impératifs écologiques et démocratiques, les écovillages se veulent anticapitalistes de manière durable en vertu d'un troisième principe : la soustraction de la terre à la spéculation foncière. Le moyen d'y parvenir est de constituer une fiducie foncière habitable, c'est-à-dire une corporation à but non lucratif qui se donne pour mission de conserver son titre de propriété à perpétuité. En soustrayant ainsi une portion de sol au système capitaliste, la fiducie foncière permet l'établissement d'une communauté fondée sur des principes différents.

Pour la co-fondatrice du projet TerraVie, un écovillage sert principalement à réduire les coûts de la vie, à réduire l'utilisation de matériaux polluants, à se donner des services communautaires et à vivre plus simplement. TerraVie est une fiducie foncière qui veut établir un écovillage dans les Laurentides. Le conseil d'administration est composé de résidants du futur village et de groupes environnementaux. Les bâtiments seront construits de façon écologique. Plus qu'un rassemblement d'individus autonomistes qui cherchent à se soustraire du monde, le projet TerraVie intègre une véritable conscience sociale : le projet veut qu'une coopérative d'habitation gère certains bâtiments et qu'une coopérative de travail développe les activités économiques internes. Ainsi l'idée de développement économique local, autogéré et respectant les principes du développement durable est prépondérante pour les promoteurs des écovillages. Le GREB, pour sa part, exploite un petit élevage ovin. Les Plateaux fleuris de St-Louis développent l'écotourisme, la sensibilisation à l'environnement et un volet culturel. TerraVie envisage de se lancer aussi dans l'éducation à l'environnement et aux écosystèmes, dans une activité productive agricole biologique sous format Agriculture soutenue par la communauté (ASC) et dans un centre de ressourcement offrant gîte, services santé et conférences.

On voit très bien que l'écovillage participe de la mouvance autogestionnaire en s'inspirant d'une idéologie écologiste et humaniste. Son caractère transgressif est indéniable à travers son parti- pris anticapitaliste. Sa gestion est participative et démocratique. À l'interne les acteurs privilégient l'entraide, le partage des tâches, la mise en communs des équipements. L'écovillage devient ainsi un espace libre de rapports capitalistes qui peut éventuellement s'agrandir ou semer ailleurs l'espoir.

3. Les systèmes d'échange locaux

Les systèmes d'échanges locaux (SEL) sont un mode d'échange et d'auto-organisation proche de certaines idées autogestionnaires. Le principe des SEL est l'échange de biens et de services sur la base de la réciprocité et d'un principe d'équivalence en heure, le time dollar system. C'est-à-dire que chaque prestation est calculée sur l'équivalence [une heure = une valeur monétaire déterminée et fixe]. Certains utilisent le principe de la monnaie fondante (dont la valeur diminue avec le temps). Les SEL sont très répandus dans le monde, notamment en Europe et aux États- Unis16. En France, il y en aurait 320 regroupant près de 25 000 personnes17. Au Québec, on en compterait une trentaine, dont plusieurs s'inspirent de principes mis de l'avant par la « simplicité volontaire »18.

L'échange de biens et de services par le SEL permet d'accorder la même valeur à des prestations diverses. Une heure de consultation avec un avocat vaudra une heure de gardiennage ou de jardinage. D'une part cela réduit les inégalités de statut reliées aux niveaux d'éducation. D'autre part, cela permet de mobiliser des habiletés qui sont autrement inutilisées ou non reconnues sur le marché capitaliste.


Les SEL cherchent aussi à raffermir les liens communautaires, à favoriser le rapprochement entre les générations et entre les groupes ethniques. Ils se donnent pour mission générale de lutter contre la pauvreté et l'exclusion en favorisant l'entraide, la coopération et l'auto-organisation. Par exemple, dans les SEL, à l'image des expériences d'échanges de savoirs rencontrées en Europe et plus timidement au Québec, sont souvent offertes des formations qui permettent à des personnes à faible « capital social » et à faible revenu d'acquérir des connaissances auxquelles elles n'auraient pas eu accès autrement. Les SEL ont aussi tendance à s'étendre, à créer des contacts entre eux pour agrandir leur bassin de participants et de biens/services offerts. Ainsi à Montréal quatre SEL interconnectés comptent plus de 800 membres en tout. On croirait voir une forme moderne du mutualisme proudhonien.

Le caractère autogestionnaire et anticapitaliste des SEL nous paraît indéniable. Les échanges ne sont soumis ni à la spéculation ni aux impôts et ils mettent davantage l'accent sur la valeur d'usage des biens et services plutôt que sur leur valeur d'échange. L'utilisation de la réciprocité permet une construction des rapports économiques comme enchâssés dans des rapports communautaires qui les dépassent et qui les déterminent.

4. Le mouvement du logiciel libre

L'idée de logiciel libre ¬ en opposition à logiciel propriétaire ¬ est née au début des années 1980 lorsqu'un étudiant du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Richard Stallman, lance le projet GNU dont l'objectif était de créer un système d'exploitation accessible gratuitement et dont le code source était ouvert. Pour soutenir ce projet, Stallman crée la Free Software Foundation qui, dès lors, s'inscrit dans le mouvement du hacking qui avait déjà pris l'habitude d'échanger les codes source des logiciels plutôt que de les rendre inaccessibles comme les sociétés privées le faisaient.

Le mouvement du logiciel libre, celui du hacking et les idées qui sous-tendent les principes alternatifs de propriété intellectuelle (copyleft) sont caractéristiques d'une société de l'information où le contrôle des codes, des symboles et des ondes est un enjeu crucial de l'action collective. Les technologies de l'informatique se sont développées, à la vitesse de l'éclair, dans un cadre capitaliste : à l'heure actuelle, presque toute la technologie progicielle et logicielle est protégée par des droits privés et les codes sources ne sont pas accessibles aux usagers/consommateurs.

L'informatique et le cyberespace offrent toutefois la possibilité d'ouvrir assez facilement des réseaux sociaux virtuels qui peuvent servir à la création et à la diffusion en dehors des espaces capitalistes. Quatre principes constituent la base de la philosophie du logiciel libre : le droit de l'usager d'utiliser l'application, de l'étudier en ayant accès au code source, de la copier et, enfin, de la modifier. L'objectif est de permettre à un logiciel d'évoluer de façon continue vers une version sans cesse perfectionnée et adaptée aux besoins spécifiques des utilisateurs. Le processus de création est coopératif : une communauté aux frontières floues de personnes qui travaillent séparément ou en groupe et mettent le fruit de leur labeur à la disposition de l'ensemble afin de finaliser un projet commun, le tout sans contrepartie pécuniaire. Les communautés sont largement virtuelles et internationales, les membres ne se rencontrant guère autrement que par le biais de l'Internet et de leurs « bouts » de code envoyés sur la toile. En règle générale, un nombre limité de membres se charge de coordonner le fonctionnement de ce travail coopératif. Il s'agit, en quelque sorte, d'une autogestion dans l'ordre symbolique de la création de connaissance.

Le mouvement du logiciel libre est aussi anticapitaliste car il refuse généralement que le produit de sa connaissance soit commercialisée. L'ouverture des codes sources et les licences de type copyleft (reconnues par certains tribunaux étasuniens) contribuent ainsi à créer des espaces libres et autogérés dans ce cyberespace qui est en train de devenir la seule réalité.

Il est difficile d'évaluer le nombre d'utilisateurs/créateurs québécois de logiciels libres. Cependant, certaines organisations on vu le jour pour donner une dimension matérielle (pourrait- on dire) à la philosophie autogestionnaire et égalitariste du logiciel libre et de l'Internet démocratique. Par exemple l'Association québécoise pour la promotion de GNU/Linux et des logiciels libres (FACIL) qui diffuse l'information pertinente, offre des formations et fait des pressions politiques. Une autre initiative, Ile-sans-fil, permet la connexion haute vitesse, sans fil et gratuite, sur l'Internet à partir de lieux publics. Il s'agit là d'une tentative concrète de démocratiser l'accès au cyberespace en dehors des règles capitalistes et sur un mode autonomiste.

5. La production de biens et de services

Le mouvement coopératif a une riche histoire au Québec et il s'est manifesté dans plusieurs secteurs économiques, le plus connu étant la « phynance » et les plus fréquents étant l'exploitation forestière ou agricole et la production de biens ou la prestation de service. Ainsi, en 1983, on comptait au Québec 152 coopératives ouvrières de production, 72 dans la première catégorie et 80 dans la seconde. Depuis cette époque, beaucoup d'eau a coulé sous les rares ponts couverts québécois et la situation est passablement différente. Dans l'agriculture et la foresterie, après une période d'institutionnalisation du vieux mouvement, la coopération renaît parmi la relève agricole. Dans la production de biens et la prestation de service, le coopératisme est aussi de plus en plus populaire, à l'heure des niches spécialisées (comme en informatique) et des petites unités de travail (comme dans l'imprimerie numérique). Cependant, le choix de la coopération dans la production n'est pas incompatible avec le capitalisme et l'économie de marché, comme nous le rappelle chaque jour le cas Desjardins.

Le modèle de la « coopérative de solidarité » permet d'ajouter une dimension plus sociale et plus communautaire au principe coopératif. La coopérative de solidarité doit être administrée par des membres utilisateurs, des membres travailleurs et des membres collectifs (organismes communautaires ou environnementaux, par exemple). À Montréal, La Maison Verte s'est donnée une mission pro-environnementale :

« La coopérative de solidarité La Maison Verte est une organisation communautaire, propriété de ses membres, qui offre des services, des produits et du conseil dans le domaine de l'environnement. [...] Nous proposons des produits et technologies écologiques et durables, ainsi que des aliments en gros. En partenariat avec d'autres institutions, nous nous engageons à mener des

actions sociales et éducatives propres à encourager et diffuser des pratiques durables et saines pour l'environnement. »19

L'établissement n'est pas un simple magasin qui vendrait de la nourriture en vrac et du savon écologique. La Maison verte a une politique d'achat qui rejoint les critères du commerce équitable et de l'agriculture biologique. Plus que de vendre, elle est impliquée dans le réseau québécois de l'agriculture par la communauté (ASC), dans celui des jardins collectifs et dans le mouvement écologiste de l'ouest de Montréal. Elle est ainsi à l'origine de projets d'éducation, de coopération internationale et de défense de l'environnement.

Ce type d'initiative - les magasins écologiques ou équitables - bourgeonne présentement au Québec. Malgré certains caractères autogestionnaires, il est clair que cela s'inscrit généralement dans l'économie capitaliste. Car si la coopérative de solidarité permet de créer un réseau communautaire de membres qui réussissent à s'extraire quelque peu des échanges capitalistes, la majorité de sa clientèle est constituée d'utilisateurs qui acquièrent simplement une part sociale qui s'apparente à des frais d'adhésion.

Les projets d'agriculture soutenue par la communauté20, par contre, dénotent un caractère subversif assez élevé. Le rapprochement des consommateurs et des producteurs dans une structure où les récoltes sont achetées d'avance par des « partenaires » qui ne pourront pas, le moment de la récolte venue, nécessairement choisir ce qu'ils veulent (la variété et la taille des légumes étant soumises aux rythmes naturels) laisse apparaître un système qui va à l'encontre de celui de la société de consommation. De plus, la plupart des fermes qui produisent en ASC développent des activités sociales connexes avec leurs « partenaires » de la ville. On peut parler, sans déplaire aux définitions qui nous regardent d'en haut, d'un système autogestionnaire qui permet de financer la production et d'assurer sa distribution de façon pérenne, en coupant toute la chaîne industrielle agroalimentaire.

Un autre exemple est celui des petits ateliers alternatifs qui, la plupart du temps, combinent une sensibilité écologique avec un désir d'autogestion et de partage. La promotion du cyclisme comme habitude de transport s'y prête bien. Des ateliers de réparation de vélo comme le Club de vélo Freewheels ou Right To Move-La Voie Libre, à Montréal21, mettent à la disposition de tous des ateliers, des mécaniciens, des pièces de vélo et des bolides complet. Réseautés avec des groupes environnementalistes, ces ateliers autogérés cherchent plus à promouvoir des modes de vie durable et à réutiliser les pièces industrielles qu'à amasser des bénéfices. Chez Freewheels, en échange de quatre heures de travail, n'importe qui peut repartir avec un vélo remis à neuf. À La Voie Libre, moyennant le prix de l'adhésion, on peut prendre un vélo et utiliser l'atelier à sa convenance.

Conclusion

Cette courte présentation de quelques expériences québécoises nous permet de saisir au vol des initiatives actuelles incarnant les principes autogestionnaires. L'histoire ancienne et récente de la réalité québécoise rend compte d'une réflexion en continue sur le thème de l'autogestion. Comme quoi le présent est incontestablement un moment de reproduction et de production où idées anciennes et nouvelles se combinent pour explorer de nouvelles façons de penser et de faire du lien social, de nouvelles façons de se doter individuellement et collectivement d'un sens qui corresponde à quelque chose d'autre que le simple fait de consommer pour sa survie ou d'exploiter autrui pour surconsommer.

Cet effort est-il suffisant pour pouvoir faire passer l'autogestion dans les grandes ligues, pour faire de l'autogestion ce que le marché est devenu comme forme centrale de régulation du devenir des sociétés occidentales? Pas vraiment. Ce mouvement a certes la prétention d'explorer et de tenter le dépassement des frontières, de permettre de regarder, comme le disait si bien Einstein, « de l'autre côté du miroir », il n'a pas, à la mesure des expériences que nous avons décrites, la prétention de proposer un modèle central de transformation du monde vécu.

Dès lors, l'autogestion est-elle condamnée à être une aventure du moment présent? D'une certaine façon, oui! et d'une autre, non! Tant que nos sociétés carbureront au mythe du développement et considéreront comme légitime de reporter au pouvoir les princes de la « Bushland » - qu'ils appartiennent aux champ du politique, de l'économie ou de la société civile - l'autogestion n'aura droit de cité que dans la marginalité. Certes, comme le rappelait les promoteurs de l'association « Faites de la Musique » dans Hochelaga-Maisonneuve, « la Marge nourrit la Norme », mais force aussi est de constater que la Norme choisit bien ce qu'elle décide de promouvoir et de consommer...

À notre sens, l'autogestion en tant que méthodologie libératrice ne constitue pas une parenthèse dans la production du lien social. Elle représente ce qu'il y a de plus cohérent dans la réflexion philosophique sur les formes novatrices de production du lien social. Les principes autogestionnaires ont posé radicalement les exigences modernes de la liberté, de l'égalité et de la solidarité et s'inscrivent en continuité des grandes réflexions utopiques qui ont précédé et aidé à construire la modernité. En définitive, il ne tient qu'à nous de continuer à expérimenter et à réfléchir pour imaginer, comme nous invitait à le faire Cornelius Castoriadis, un monde de demain qui puisse reléguer aux oubliettes les grands maux de l'histoire.


Marco Silvestro et Jean-Marc Fontan, novembre 2004.



1 Slogan autogestionnaire des années 1970.

2 Article paru dans la revue Possibles, vol. 29 no. 2, printemps 2005.

3 Pierre Rosanvallon (1984) « Mais où est donc passée l'autogestion? », dans Passé-Présent, no. 4, pp. 186-195.

4 La Société populaire Tricofil Inc. fut une usine textile autogérée, instaurée à l'initiative de travailleurs décidés à conserver leurs emplois suite à la fermeture de la Regent Knitting Mills Ltd. à St-Jérôme. Appuyés par leur syndicat et soutenus par le gouvernement du Québec, les travailleurs ont entrepris de relancer l'usine en 1975. Le projet a duré sept ans. Les difficultés financières, organisationnelles et humaines, l'insécurité des travailleurs et finalement la crise de l'industrie textile ont eu raison de leur volonté. En janvier 1982, la Société de développement coopératif se retirait du dossier et, le mois suivant, le collectif des travailleurs fermait l'usine sur recommandation du conseil d'administration. (Texte adapté d'une notice historique : http://www.ciriec.uqam.ca/Fonds-de-Coop/P008.html).

5 Les données utilisées dans cet article proviennent d'une recherche en cours à l'UQÀM dans le cadre de l'Alliance de recherche universités-communautés en économie sociale (ARUC-ÉS) et du Centre de recherche sur les innovations sociales dans les entreprise et les syndicats (CRISES). Nous tenons à remercier les assistant(e)s de
recherche du Groupe de recherche sur les nouvelles pratiques solidaires qui ont récolté une grande partie des données : Mignelle Tall, Brahim Hamdi, Jérôme Leblanc et Yanick Noiseux.

6 Olivier Corpet (1982) « Autogestion », dans Labica, G. et G. Bensussan (dirs) Dictionnaire critique du marxisme, Paris : Presses universitaires de France, p 70.

7 Tim Jordan (2003) S'engager! Les nouveaux militants, activistes, agitateurs..., Paris : Éditions Autrement.

8 Miguel Benasayag et Florence Aubenas (2003) Résister, c'est créer, Paris : La Découverte. Miguel Benasayag et Diego Sztulwark (2000) Du contre-pouvoir, Paris : La Découverte.

9 Tim Jordan, op. cit., p. 43.

10 Henri Lefebvre (1966) « Problèmes théoriques de l'autogestion », dans Autogestion, no. 1, déc. 1966, pp. 59-70.

11 Fédération des communistes libertaires du Nord-Est et Alternative Libertaire (2003) L'autogestion, une idée toujours neuve, brochure, Québec-Paris, page 3.

12 Comité des sans emploi, CLAC-Logement et Comité logement Ahuntsic-Cartierville (2003) Principes et pratiques de vie collective pour l'action de Tent city, brochure autoéditée, 24 pages. On invite aussi le lecteur à visionner l'excellent documentaire qu'a réalisé Ève Lamont sur la vie interne du squat Préfontaine : Ève Lamont (2002) Squat!, Montréal, Productions du Rapide blanc, 90 minutes.

13 Pour plus de détails sur les dynamiques agoraphiles et les villages temporaires, voir l'article de Francis Dupuis- Déri dans ce numéro. 14 Le Collectif de l'Aube, Qu'est-ce qu'un écovillage?, site Internet des Éditions de la Plume de feu : www.laplumedefeu.com/ecovillage.htm #definition. Voir aussi la Revue de l'Aube, dont l'un des thèmes centraux est la réflexion sur les écovillages. 15 Collectif de l'Aube, op. cit. Cela correspond aussi aux principes généraux de TerraVie et du Réseau des écohameaux et écovillages du Québec. Pour de plus amples détails, consulter : www.laplumedefeu.com, www.terravie.org et www.eco-village.net

16 Consulter le site www.selidaire.org pour des détails sur les SEL européens. Pour les États-Unis, voir Amory Starr (1998) "A market where you don't need money! Creating currencies which serve communities", dans The Post, vol. 2 no. 2. En ligne: www.ualberta.ca/~parkland/post/OldPost/Vol2_No2/Starrnomoney.html 17 Géraldine Guillat (2004) « Le système d'échange local : une communauté fragile », dans Sociologies pratiques, no. 9, page 171. 18 Serge Mongeau (1998) La simplicité volontaire...plus que jamais, Montréal : Écosociété. Voir aussi le Réseau québécois de la simplicité volontaire : www.simplicitevolontaire.org/

19 Extrait du site Internet de la coopérative de La Maison verte : www.cooplamaisonverte.com/fr/about.htm 20 On consultera avec profit l'article de Marie-Claude Rose, « L'agriculture soutenue par la communauté. Un lieu d'expérimentation politique », publié dans Possibles, vol. 27 no. 3, été 2003. 21 Club de vélo Freewheels : www.angelfire.com/trek/freewheels; Right To Move-La Voie Libre : www.rtm-lvl.org