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Origine : http://infokiosques.net/imprimersans2.php3?id_article=247
http://incendiaire.isuisse.com/m7.html
http://endehors.org/news/8349.shtml
http://www.les-renseignements-genereux.org/fichiers/travailCasto.pdf
Nous vivons dans une société dont l'organisation est
hiérarchique, que ce soit dans le travail, la production,
l'entreprise; ou dans l'administration, la politique, l'Etat; ou
encore dans l'éducation et la recherche scientifique. La
hiérarchie n'est pas une invention de la société
moderne. Ses origines remontent loin -bien qu'elle n'ait pas toujours
existé, et qu'il y ait eu des sociétés non
hiérarchiques qui ont très bien fonctionné.
Mais dans la société moderne le système hiérarchique
(ou, ce qui revient à peu près au même, bureaucratique)
est devenu pratiquement universel. Dès qu'il y a une activité
collective quelconque, elle est organisée d'après
le principe hiérarchique, et la hiérarchie du commandement
et du pouvoir coïncide de plus en plus avec la hiérarchie
des salaires et des revenus. De sorte que les gens n'arrivent presque
plus à s'imaginer qu'il pourrait en être autrement,
et qu'ils pourraient eux-mêmes être quelque chose de
défini autrement que par leur place dans la pyramide hiérarchique.
Les défenseurs du système actuel essaient de le justifier
comme le seul "logique", "rationnel", "économique".
On a déjà essayé de montrer que ces "arguments"
ne valent rien et ne justifient rien, qu'ils sont faux pris chacun
séparément et contradictoires lorsqu'on les considère
tous ensemble. Nous aurons l'occasion d'y revenir plus bas. Mais
on présente aussi le système actuel comme le seul
possible, prétendûment imposé par les nécessités
de la production moderne, par la complexité de la vie sociale,
la grande échelle de toutes les activités, etc. Nous
tenterons de montrer qu'il n'en est rien, et que l'existence d'une
hiérarchie est radicalement incompatible avec l'autogestion.
AUTOGESTION ET HIÉRARCHIE DU COMMANDEMENT
Décision collective et problème de la représentation
Que signifie, socialement, le système hiérarchique
? Qu'une couche de la population dirige la société
et que les autres ne font qu'exécuter ses décisions;
aussi, que cette couche, recevant les revenus les plus grands, profite
de la production et de travail de la société beaucoup
plus que d'autres. Bref, que la société est divisée
entre une couche qui dispose du pouvoir et des privilèges,
et le reste, qui en est dépossédé. La hiérarchisation
-ou la bureaucratisation- de toutes les activités sociales
n'est aujourd'hui que la forme, de plus en plus prépondérante,
de la division de la société. Comme telle, elle est
à la fois résultat et cause du conflit qui déchire
la société.
S'il en est ainsi, il devient ridicule de se demander : est-ce
que l'autogestion, est-ce que le fonctionnement et l'existence d'un
système social autogéré est compatible avec
le maintien de la hiérarchie ? Autant se demander si la suppression
du système pénitenciaire actuel est compatible avec
le maintien de gardiens de prisons, de gardiens-chefs et de directeurs
de prison. Mais comme on sait, ce qui va sans dire va encore mieux
étant dit. D'autant plus que, depuis des millénaires,
on fait pénétrer dans l'esprit des gens dès
leur plus tendre enfance l'idée qu'il est "naturel"
que les uns commandent et les autres obéissent, que les uns
aient trop de superflu et les autres pas assez de nécessaire.
Nous voulons une société autogérée.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Une société qui se
gère, c'est-à-dire se dirige, elle-même. Mais
cela doit être encore précisé. Une société
autogérée est une société où
toutes les décisions sont prises par la collectivité
qui est, chaque fois, concernée par l'objet de ces décisions.
C'est-à-dire un système où ceux qui accomplissent
une activité décident collectivement ce qu'ils ont
à faire et comment le faire, dans les seules limites que
leur trace leur coexistence avec d'autres unités collectives.
Ainsi, des décisions qui concernent les travailleurs d'un
atelier doivent être prises par les travailleurs de cet atelier;
celles qui concernent plusieurs ateliers à la fois, par l'ensemble
des travailleurs concernés, ou par leurs délégués
élus et révocables; celles qui concernent toute l'entreprise,
par tout le personnel de l'entreprise; celles concernant un quartier,
par les habitants du quartier; et celles qui concernent toute la
société, par la totalité des femmes et des
hommes qui y vivent.
Mais que signifie décider ?
Décider, c'est décider soi-même. Ce n'est
pas laisser la décision à des "gens compétents",
soumis à un vague "contrôle". Ce n'est pas
non plus désigner les gens qui vont, eux, décider.
Ce n'est pas parce que la population française désigne,
une fois tous les cinq ans, ceux qui feront les lois, qu'elle fait
les lois. Ce n'est pas parce qu'elle désigne, une fois tous
les sept ans, celui qui décidera de la politique du pays,
qu'elle décide elle-même de cette politique. Elle ne
décide pas, elle aliène son pouvoir de décision
à des "représentants" qui, de ce fait même,
ne sont pas et ne peuvent pas être ses représentants.
Certes, la désignation de représentants, ou de délégués,
par les différentes collectivités, comme aussi l'existence
d'organes -comités ou conseils- formés par de tels
délégués sera, dans une foule de cas, indispensable.
Mais elle ne sera compatible avec l'autogestion que si ces délégués
représentent véritablement la collectivité
dont ils émanent, et cela implique qu'ils restenbt soumis
à son pouvoir. Ce qui signifie, à son tour, que celle-ci
non seulement les élit, mais peut aussi les révoquer
chaque fois qu'elle le juge nécessaire.
Donc, dire qu'il y a hiérarchie du commandement formé
par des "gens compétents" et en principe inamovibles;
ou dire qu'il y a des "représentants" inamovibles
pour une période donnée (et qui, comme l'expérience
le prouve, deviennent pratiquement inamovibles à jamais),
c'est dire qu'il n'y a ni autogestion, ni même "gestion
démocratique". Cela équivaut en effet à
dire que la collectivité est dirigée par des gens
dont la direction des affaires communes est désormais devenue
l'affaire spécialisée et exclusive, et qui, en droit
ou en fait, échappent au pouvoir de la collectivité.
Décision collective, formation et information
D'autre part, décider, c'est décider en connaissance
de cause. Ce n'est plus la collectivité qui décide,
même si formellement elle « vote », si quelqu'un
ou quelques-uns disposent seuls des informations et définissent
les critères à partir desquels une décision
est prise. Cela signifie que ceux qui décident doivent disposer
de toutes les informations pertinentes. Mais aussi, qu'ils puissent
définir eux-mêmes des critères à partir
desquels ils décident. Et pour ce faire, qu'ils disposent
d'une formation de plus en plus large. Or, une hiérarchie
du commandement implique que ceux qui décident possèdent
¬ou plutôt prétendent posséder- le monopole
des informations et de la formation, et en tout cas, qu'ils y ont
un accès privilégié. La hiérarchie est
basée sur ce fait, et elle tend constamment à le reproduire.
Car dans une organisation hiérarchique, toutes les informations
montent de la base au sommet et n'en redescendent pas, ni ne circulent
(en fait, elles circulent, mais contre les règles de l'organisation
hiérarchique). Aussi, toutes les décisions descendent
du sommet vers la base, qui n'a qu'à les exécuter.
Cela revient à peu près au même de dire qu'il
y a hiérarchie du commandement, et de dire que ces deux circulations
se font chacune à sens unique : le sommet collecte et absorbe
toutes les informations qui montent vers lui, et n'en rediffuse
aux exécutants que le minimum strictement nécessaire
à l'exécution des ordres qu'il leur adresse, et qui
émanent de lui seul. Dans une telle situation, il est absurde
de penser qu'il pourrait y avoir autogestion, ou même «
gestion démocratique ».
Comment peut-on décider, si l'on ne dispose pas des informations
nécessaires pour bien décider ? Et comment peut-on
apprendre à décider, si l'on est toujours réduit
à exécuter ce que d'autres ont décidé
? Dès qu'une hiérarchie du commandement s'instaure,
la collectivité devient opaque pour elle-même, et une
énorme gaspillage s'introduit. Elle devient opaque, parce
que les informations sont retenues au sommet. Un gaspillage s'introduit,
parce que les travailleurs non informés ou mal informés
ne savent pas ce qu'ils devraient savoir pour mener à bien
leur tâche, et surtout parce que les capacités collectives
de se diriger, comme aussi l'inventivité et l'initiative,
formellement réservées au commandement, sont entravées
et inhibées à tous les niveaux.
Donc, vouloir l'autogestion ¬ou même la « gestion
démocratique », si le mot de démocratie n'est
pas utilisé dans des buts simplement décoratifs- et
vouloir maintenir une hiérarchie du commandement est une
contradiction dans les termes. Il serait beaucoup plus cohérent,
sur le plan formel, de dire, comme le font les défenseurs
du système actuel : la hiérarchie du commandement
est indispensable, donc, il ne peut pas y avoir de société
autogérée.
Seulement, cela est faux. Lorsqu'on examine les fonctions de la
hiérarchie, c'est-à-dire à quoi elle sert,
on constate que, pour une grande partie, elles n'ont un sens et
n'existent qu'en fonction du système social actuel, et que
les autres, celles qui garderaient un sens et une utilité
dans un système social autogéré, pourraient
facilement être collectivisées. Nous ne pouvons pas
discuter, dans les limites de ce texte, la question dans toute son
ampleur. Nous tenterons d'en éclairer quelques aspects importants,
nous référant surtout à l'organisation de l'entreprise
et de la production.
Une des fonctions les plus importantes de la hiérarchie
actuelle est d'organiser la contrainte. Dans le travail, par exemple,
qu'il s'agisse des ateliers ou des bureaux, une partie essentielle
de l' « activité » de l'appareil hiérarchique,
des chefs d'équipe jusqu'à la direction, consiste
à surveiller, à contrôler, à sanctionner,
à imposer directement ou indirectement la « discipline
» et l'exécution conforme des ordres reçus par
ceux qui doivent les exécuter. Et pourquoi faut- il organiser
la contrainte, pourquoi faut-il qu'il y ait contrainte ? Parce que
les travailleurs ne manifestent pas en général spontanément
un enthousiasme débordant pour faire ce que la direction
veut qu'ils fassent. Et pourquoi cela ? Parce que ni leur travail,
ni son produit ne leur appartiennent, parce qu'ils se sentent aliénés
et exploités, parce qu'ils n'ont pas décidé
eux-mêmes ce qu'ils ont à faire et comment le faire,
ni ce qu'il adviendra de ce qu'ils ont fait ; bref, parce qu'il
y a un conflit perpétuel entre ceux qui travaillent et ceux
qui dirigent le travail des autres et en profitent. En somme donc
: il faut qu'il y ait hiérarchie, pour organiser la contrainte
¬et il faut qu'il y ait contrainte, parce qu'il y a division
et conflit, c'est-à-dire aussi, parce qu'il y a hiérarchie.
Plus généralement, on présente la hiérarchie
comme étant là pour régler les conflits, en
masquant le fait que l'existence de la hiérarchie est elle-même
source d'un conflit perpétuel. Car aussi longtemps qu'il
y aura un système hiérarchique, il y aura, de ce fait
même, renaissance continuelle d'un conflit radical entre une
couche dirigeante et privilégiée, et les autres catégories,
réduites à des rôles d'exécution.
On dit que s'il n'y a pas de contrainte, il n'y aura aucune discipline,
que chacun fera ce qui lui chantera et que ce sera le chaos. Mais
c'est là encore un sophisme. La question n'est pas de savoir
s'il faut de la discipline, ou même parfois de la contrainte,
mais quelle discipline, décidée par qui, contrôlée
par qui, sous quelles formes et à quelles fins. Plus les
fins que sert une discipline sont étrangères aux besoins
et aux désirs de ceux qui doivent les réaliser, plus
les décisions concernant ces fins et les formes de la discipline
sont extérieures, et plus il y a besoin de contrainte pour
les faire respecter.
Une collectivité autogérée n'est pas une collectivité
sans discipline, mais une collectivité qui décide
elle-même de sa discipline et, le cas échéant,
des sanctions contre ceux qui la violent délibérément.
Pour ce qui est, en particulier, du travail, on ne peut pas discuter
sérieusement de la question en présentant l'entreprise
autogérée comme rigoureusement identique à
l'entreprise contemporaine sauf qu'on aurait enlevé la carapace
hiérarchique. Dans l'entreprise contemporaine, on impose
aux gens un travail qui leur est étranger et sur lequel ils
n'ont rien à dire. L'étonnant n'est pas qu'ils s'y
opposent, mais qu'ils ne s'y opposent pas infiniment plus que ce
n'est le cas. On ne peut croire un seul instant que leur attitude
à l'égard du travail resterait la même lorsque
leur relation à leur travail sera transformée et qu'ils
commenceront à en devenir les maîtres. D'autre part,
même dans l'entreprise contemporaine, il n'y a pas une discipline,
mais deux. Il y a la discipline qu'à coups de contrainte
et de sanctions financières ou autres l'appareil hiérarchique
essaie constamment d'imposer. Et il y a la discipline, beaucoup
moins apparente mais non moins forte, qui surgit au sein des groupes
de travailleurs d'une équipe ou d'un atelier, et qui fait
pas exemple que ni ceux qui en font trop, ni ceux qui n'en font
pas assez ne sont tolérés. Les groupes humaines n'ont
jamais été et ne sont jamais des conglomérats
chaotiques d'individus uniquement mus par l'égoïsme
et en lutte les uns contre les autres, comme veulent le faire croire
les idéologues du capitalisme et de la bureaucratie qui n'expriment
ainsi que leur propre mentalité. Dans les groupes, et en
particulier ceux qui sont attelés à une tâche
commune permanente, surgissent toujours des normes de comportement
et une pression collective qui les fait respecter.
Autogestion, compétence et décision
Venons-en maintenant à l'autre fonction essentielle de la
hiérarchie, qui apparaît comme indépendante
de la structure sociale contemporaine : les fonctions de décision
et de direction. La question qui se pose est la suivante : pourquoi
les collectivités concernées ne pourraient-elles pas
accomplir elles-mêmes cette fonction, se diriger d'elles-
mêmes et décider pour elles-mêmes, pourquoi faudrait-il
qu'il y ait une couche particulière de gens, organisés
dans un appareil à part, qui décident et qui dirigent
? A cette question, les défenseurs du système actuel
fournissent deux sortes de réponses. L'une s'appuie sur l'invocation
du « savoir » et de la « compétence »
: il faut que ceux qui savent, ou ceux qui sont compétents,
décident. L'autre affirme, à mots plus ou moins couverts,
qu'il faut de toute façon que quelque-uns décident,
parce qu'autrement ce serait le chaos, autrement dit parce que la
collectivité serait incapable de se diriger elle- même.
Personne ne conteste l'importance du savoir et de la compétence,
ni, surtout, le fait qu'aujourd'hui un certain savoir et une certaine
compétence sont réservés à une minorité.
Mais, ici encore, ces faits ne sont invoqués que pour couvrir
des sophismes. Ce ne sont pas ceux qui ont le plus de savoir et
de compétence en général qui dirigent dans
le système actuel. Ceux qui dirigent, ce sont ceux qui se
sont montrés capables de monter dans l'appareil hiérarchique,
ou ceux qui, en fonction de leur origine familiale et sociale, y
ont été dès le départ mis sur les bons
rails, après avoir obtenu quelques diplômes. Dans les
deux cas, la « compétence » exigée pour
se maintenir ou pour s'élever dans l'appareil hiérarchique
concerne beaucoup plus la capacité de se défendre
et de vaincre dans la concurrence que se livrent individus, cliques
et clans au sein de l'appareil hiérarchique-bureaucratique,
que l'aptitude à diriger un travail collectif. En deuxième
lieu, ce n'est pas parce que quelqu'un ou quelques-uns possèdent
un savoir ou une compétence technique ou scientifique, que
la meilleure manière des les utiliser est de leur confier
la direction d'un ensemble d'activités. On peut être
un excellent ingénieur dans sa spécialité,
sans pour autant être capable de « diriger » l'ensemble
d'un département d'une usine. Il n'y a du reste qu'à
constater ce qui se passe actuellement à cet égard.
Techniciens et spécialistes sont généralement
confinés dans leur domaine particulier. Les « dirigeants
» s'entourent de quelques conseillers techniques, recueillent
leurs avis sur les décisions à prendre (avis qui souvent
divergent entre eux) et finalement « décident ».
On voit clairement ici l'absurdité de l'argument. Si le «
dirigeant » décidait en fonction de son « savoir
» et de sa « compétence », il devrait être
savant et compétent à propos de tout, soit directement,
soit pour décider lequel, parmi les avis divergents des spécialistes,
est le meilleur. Cela est évidemment impossible, et les dirigeants
tranchent en fait arbitrairement, en fonction de leur « jugement
». Or ce « jugement » d'un seul n'a aucune raison
d'être plus valable que le jugement qui se formerait dans
une collectivité autogérée, à partir
d'une expérience réelle infiniment plus ample que
celle d'un seul individu.
Autogestion, spécialisation et rationnalité
Savoir et compétence sont par définition spécialisés,
et le deviennent davantage chaque jour. Sorti de son domaine spécial,
le technicien ou le spécialiste n'est pas plus capable que
n'importe qui d'autre de prendre une bonne décision. Même
à l'intérieur de son domaine particulier, du reste,
son point de vue est fatalement limité. D'un côté,
il ignore les autres domaines, qui sont nécessairement en
interaction avec le sien, et tend naturellement à les négliger.
Ainsi, dans les entreprises comme dans les administrations actuelles,
la question de la coordination « horizontale » des services
de direction est un cauchemar perpétuel. On en est venu,
depuis longtemps, à créer des spécialistes
de la coordination pour coordonner les activités des spécialistes
de la direction ¬qui s'avèrent ainsi incapables de se
diriger eux-mêmes. D'un autre côté et surtout,
les spécialistes placés dans l'appareil de direction
sont de ce fait même séparés du processus réel
de production, de ce qui s'y passe, des conditions dans lesquelles
les travailleurs doivent effectuer leur travail. La plupart du temps,
les décisions prises par les bureaux après de savants
calculs, parfaites sur le papier, s'avèrent inapplicables
telles quelles, car elles n'ont pas tenu suffisamment compte des
conditions réelles dans lesquelles elles auront à
être appliquées. Or ces conditions réelles,
par définition, seule la collectivité des travailleurs
les connaît. Tout le monde sait que ce fait est, dans les
entreprises contemporaines, une source de conflits perpétuels
et d'un gaspillage immense.
Par contre, savoir et compétence peuvent être rationnellement
utilisés si ceux qui les possèdent sont replongés
dans la collectivité des producteurs, s'ils deviennent une
des composantes des décisions que cette collectivité
aura à prendre. L'autogestion exige la coopération
entre ceux qui possèdent un savoir ou une compétence
particuliers, et ceux qui assument le travail productif au sens
strict. Elle est totalement incompatible avec une séparation
de ces deux catégories. Ce n'est que si une telle coopération
s'instaure, que ce savoir et cette compétence pourront être
pleinement utilisés ; tandis que, aujourd'hui, ils ne sont
utilisés que pour une petite partie, puisque ceux qui les
possèdent sont confinés à des tâches
limitées, étroitement circonscrites par la division
du travail à l'intérieur de l'appareil de direction.
Surtout, seule cette coopération peut assurer que savoir
et compétence seront mis effectivement au service de la collectivité,
et non pas de fins particulières.
Une telle coopération pourrait-elle se dérouler sans
que des conflits surgissent entre les « spécialistes
» et les autres travailleurs ? Si un spécialiste affirme,
à partir de son savoir spécialisé, que tel
métal, parce qu'il possède telles propriétés,
est le plus indiqué pour tel outil ou telle pièce,
on ne voit pas pourquoi et à partir de quoi cela pourrait
soulever des objections gratuites de la part des ouvriers. Même
dans ce cas, du reste, une décision rationnelle exige que
les ouvriers n'y soient pas étrangers ¬par exemple, parce
que les propriétés du matériau choisi jouent
un rôle pendant l'usinage des pièces ou des outils.
Mais les décisions vraiment importantes concernant la production
comportent toujours une dimension essentielle relative au rôle
et à la place des hommes dans la production. Là-dessus,
il n'existe ¬par définition- aucun savoir et aucune compétence
qui puisse primer le point de vue de ceux qui auront à effectuer
réellement le travail. Aucune organisation d'une chaîne
de fabrication ou d'assemblage ne peut être, ni rationnelle,
ni acceptable, si elle a été décidée
sans tenir compte du point de vue de ceux qui y travailleront. Parce
qu'elles n'en tiennent pas compte, ces décisions sont actuellement
presque toujours bancales, et si la production marche quand même,
c'est parce que les ouvriers s'organisent entre eux pour la faire
marcher, en transgressant les règles et les instructions
« officielles » sur l'organisation du travail. Mais,
même si on les suppose « rationnelles » du point
de vue étroit de l'efficacité productive, ces décisions
sont inacceptables précisément parce qu'elles sont,
et ne peuvent qu'être, exclusivement basées sur le
principe de l' « efficacité productive ». cela
veut dire qu'elles tendent à subordonner intégralement
les travailleurs au processus de fabrication, et à les traiter
comme des pièces du mécanisme productif. Or cela n'est
pas dû à la méchanceté de la direction,
à sa bêtise, ni même simplement à la recherche
du profit. (A preuve que l' « Organisation du travail »
est rigoureusement la même dans les pays de l'Est et les pays
occidentaux). Cela est la conséquence directe et inévitable
d'un système où les décisions sont prises par
d'autres que ceux qui auront à les réaliser ; un tel
système ne peut pas avoir une autre « logique ».
Mais une société autogérée ne peut
pas suivre cette « logique ». Sa logique est toute autre,
c'est la logique de la libération des hommes et de leur développement.
La collectivité des travailleurs peut très bien décider
¬et, à notre avis, elle aurait raison de le faire- que
pour elle, des journée de travail moins pénibles,
moins absurdes, plus libres et plus heureuses sont infiniment préférables
que quelques bouts supplémentaires de camelote. Et, pour
de tels choix, absolument fondamentaux, il n'y a aucun critère
« scientifique » ou « objectif » qui vaille
: le seul critère est le jugement de la collectivité
elle-même sur ce qu'elle préfère, à partir
de son expérience, de ses besoins et de ses désirs.
Cela est vrai à l'échelle de la société
entière. Aucun critère « scientifique »
ne permet à qui que ce soit de décider qu'il est préférable
pour la société d'avoir l'année prochaine plus
de loisirs plutôt que plus de consommation ou l'inverse, une
croissance plus rapide ou moins rapide, etc. Celui qui dit que de
tels critères existent est un ignorant ou un imposteur. Le
seul critère qui dans ces domaines a un sens, c'est ce que
les hommes et les femmes formant la société veulent,
et cela, eux seuls peuvent le décider et personne à
leur place.
AUTOGESTION ET HIERARCHIE DES SALAIRES ET DES REVENUS
Il n'y a pas de critères objectifs qui permettent de fonder
une hiérarchie des rémunérations.
Pas plus qu'elle n'est compatible avec une hiérarchie du
commandement, une société autogérée
n'est compatible avec une hiérarchie des salaires et des
revenus.
D'abord, la hiérarchie des salaires et des revenus correspond
actuellement avec la hiérarchie du commandement ¬ totalement,
dans les pays de l'Est, pour une très bonne partie, dans
les pays occidentaux. Encore faut-il voir comment cette hiérarchie
est-elle recrutée. Un fils de riche sera un homme riche,
un fils de cadre a toutes les chances de devenir cadre. Ainsi, pour
une grande partie, les couches qui occupent les étages supérieurs
de la pyramide hiérarchique se perpétuent héréditairement.
Et cela n'est pas un hasard. Un système social tend toujours
à s'autoreproduire. Si des couches sociales ont des privilèges,
leurs membres feront out ce qu'ils peuvent ¬et leurs privilèges
signifient précisément qu'ils peuvent énormément
à cet égard¬ pour les transmettre à leurs
descendants. Dans la mesure où, dans un tel système,
ces couches ont besoin d' « hommes nouveaux » -parce
que les appareils de direction s'étendent et prolifèrent-
elles sélectionnent, parmi les descendants des couches «
inférieures », les plus « aptes » pour
les coopter en leur sein. Dans cette mesure, il peut apparaître
que le « travail » et les « capacités »
de ceux qui ont été cooptés ont joué
un rôle dans leur carrière, qui récompense leur
« mérite ». Mais, encore une fois, « capacités
» et « mérite » signifient ici essentiellement
la capacité de s'adapter au système régnant
et de mieux le servir. De telles capacités n'ont pas de sens
pour une société autogérée et de son
point de vue.
Certes, des gens peuvent penser que, même dans une société
autogérée, les individus les plus courageux, les plus
tenaces, les plus travailleurs, les plus « compétents
», devraient avoir droit à une « récompense
» particulière, et que celle- ci devrait être
financière. Et cela nourrit l'illusion qu'il pourrait y avoir
une hiérarchie des revenus qui soit justifiée.
Cette illusion ne résiste pas à l'examen. Pas plus
que dans le système actuel, on ne voit pas sur quoi on pourrait
fonder logiquement et justifier de manière chiffrée
des différences de rémunération. Pourquoi telle
compétence devrait valoir à son possesseur quatre
fois plus de revenu qu'à un autre, et non pas deux ou douze
? Quel sens cela a de dire que la compétence d'un bon chirurgien
vaut exactement autant ¬ou plus, ou moins- que celle d'un bon
ingénieur ? Et pourquoi ne vaut-elle pas exactement autant
que celle d'un bon conducteur de train ou d'un bon instituteur ?
Une fois sortis de quelques domaines très étroits,
et privés de signification générale, il n'y
a pas de critères objectifs pour mesurer et comparer entre
eux les compétences, les connaissances et le savoir d'individus
différents. Et, si c'est la société qui supporte
les frais d'acquisition du savoir par un individu ¬comme c'est
pratiquement déjà maintenant le cas- on ne voit pas
pourquoi l'individu qui a déjà bénéficié
une fois du privilège que cette acquisition constitue en
elle- même, devrait en bénéficier une deuxième
fois sous forme d'un revenu supérieur. La même chose
vaut du reste pour le « mérite » et « l'intelligence
». Il y a certes des individus qui naissent plus doués
que d'autres relativement à certaines activités, ou
le deviennent. Ces différences sont en général
réduites, et leur développement dépend surtout
du milieu familial, social et éducatif. Mais en tout cas,
dans la mesure où quelqu'un a un "don", l'exercice
de ce "don" est en lui- même une source de plaisir
s'il n'est pas entravé. Et, pour les rares individus qui
sont exceptionnellement doués, ce qui importe n'est pas une
"récompense" financière, mais de créer
ce qu'ils sont irrésistiblement poussés à créer.
Si Einstein avait été intéressé par
l'argent, il ne serait pas devenu Einstein -et il est probable qu'il
aurait fait un patron ou un financier assez médiocre.
On met parfois en avant cet argument incroyable, que sans une hiérarchie
des salaires la société ne pourrait pas trouver des
gens qui acceptent d'accomplir les fonctions les plus "difficiles"
-et l'on présente comme telles les fonctions de cadre, de
dirigeant, etc. On connaît la phrase si souvent répétée
par les "responsables" : "si tout le monde gagne
la même chose, alors je préfère prendre le balai."
Mais dans des pays comme la Suède, où les écarts
de salaire sont devenus beaucoup moindres qu'en France, les entreprises
ne fonctionnent pas plus mal qu'en France, et l'on n'a pas vu les
cadres se ruer sur les balais.
Ce que l'on constate de plus en plus dans les pays industrialisés,
c'est plutôt le contraire : les personnes qui désertent
les entreprises, sont celles qui occupent les emplois vraiment les
plus difficiles -c'est-à-dire les plus pénibles et
les moins intéressants. Et l'augmentation des salaires du
personnel correspondant n'arrive pas à arrêter l'hémorragie.
De ce fait, ces travaux sont de plus en plus laissés à
la main-d'oeuvre immigrée. Ce phénomène s'explique
si l'on reconnaît cette évidence, qu'à moins
d'y être contraints par la misère, les gens refusent
de plus en plus d'être employés à des travaux
idiots. On n'a jamais constaté le phénomène
inverse, et l'on peut parier qu'il continuera d'en être ainsi.
On arrive donc à cette conclusion, d'après la logique
même de cet argument, que ce sont les travaux les plus intéressants
qui devraient être le moins rémunérés.
car, sous toutes les conditions, ce sont là les travaux les
plus attirants pour les gens, c'est-à-dire que la motivation
pour les choisir et les accomplir se trouve déjà,
pour une grande partie, dans la nature même du travail.
Autogestion, motivation au travail et production pour les
besoins
Mais à quoi reviennent finalement tous les arguments visant
à justifier la hiérarchie dans une société
autogérée, quelle est l'idée cachée
sur laquelle ils se fondent ? C'est que les gens ne choisissent
un travail et ne le font que pour gagner plus que les autres. mais
cela, présenté comme une vérité éternelle
concernant la nature humaine, n'est en réalité que
la mentalité capitaliste qui a plus ou moins pénétré
la société (et qui, comme le montre la persistance
de la hiérarchie des salaires dans les pays de l'Est, reste
aussi dominante là-bas). Or cette mentalité est une
des conditions pour que le système actuel existe et se perpétue
-et inversement, elle ne peut exister que pour autant que le système
continue. Les gens attachent une importance aux différences
de revenu, parce que de telles différences existent, et parce
que, dans le système social actuel, elles sont posées
comme importantes. Si l'on peut gagner un million par mois plutôt
que cent mille francs, et si le système social nourrit par
tous ses aspects l'idée que celui qui gagne un million vaut
plus, est meilleur que celui qui ne gagne que cent mille francs
-alors effectivement, beaucoup de gens (pas tous du reste, même
aujourd'hui) seront motivés à tout faire pour gagner
un million plutôt que cent mille. Mais si une telle différence
n'existe pas dans le système social; s'il est considéré
comme tout aussi absurde de vouloir gagner plus que les autres que
nous considérons aujourd'hui absurde (du moins la plupart
d'entre nous) de vouloir à tout prix faire précéder
son nom d'une particule, alors d'autres motivations, qui ont, elles,
une valeur sociale vraie, pourront apparaître ou plutôt
s'épanouir : l'intérêt du travail lui-même,
le plaisir de bien faire ce que l'on a soi-même choisi de
faire, l'invention, la créativité, l'estime et la
reconnaissance des autres. Inversement, aussi longtemps que la misérable
motivation économique sera là, toutes ces autres motivations
seront atrophiées et estropiées depuis l'enfance des
individus.
Car un système hiérarchique est basé sur la
concurrence des individus, et la lutte de tous contre tous. Il dresse
constamment les hommes les uns contre les autres, et les incite
à utiliser tous les moyens pour "monter". Présenter
la concurrence cruelle et sordide qui se déroule dans la
hiérarchie du pouvoir, du commandement, des revenus, comme
une "compétition" sportive où les "meilleurs"
gagnent dans un jeu honnête, c'est prendre les gens pour des
imbéciles et croire qu'ils ne voient pas comment les choses
se passent réellement dans un système hiérarchique,
que ce soit à l'usine, dans les bureaux, dans l'Université,
et même de plus en plus dans la recherche scientifique depuis
que celle-ci est devenue une immense entreprise bureaucratique.
L'existence de la hiérarchie est basée sur la lutte
sans merci de chacun contre tous les autres -et elle exacerbe cette
lutte. C'est pourquoi d'ailleurs la jungle devient de plus en plus
impitoyable au fur et à mesure que l'on monte les échelons
de la hiérarchie -et que l'on ne rencontre la coopération
qu'à la base, là où les possibilités
de "promotion" sont réduites ou inexistantes. Et
l'introduction artificielle de différenciations à
ce niveau, par la direction des entreprises, vise précisément
à briser cette coopération. Or, du moment où
il y aurait des privilèges d'une nature quelconque, mais
particulièrement de nature économique, renaîtrait
immédiatement la concurrence entre individus, en même
temps que la tendance à s'agripper aux privilèges
que l'on possède déjà, et, à cette fin,
à essayer aussi d'acquérir plus de pouvoir et à
le soustraire au contrôle des autres. Dès ce moment-là,
il ne peut plus être question d'autogestion. Enfin, une hiérarchie
des salaires et des revenus est tout autant incompatible avec une
organisation rationnelle de l'économie d'une société
autogérée. Car une telle hiérarchie fausse
immédiatement et lourdement l'expression de la demande sociale.
Une organisation rationnelle de l'économie d'une société
autogérée implique, en effet, aussi longtemps que
les objets et les services produits par la société
ont encore un "prix" -aussi longtemps que l'on ne peut
pas les distribuer librement-, et que donc il y a un "marché"
pour les biens de consommation individuelle, que la production est
orientée d'après les indications de ce marché,
c'est-à-dire finalement par la demande solvable des consommateurs.
Car il n'y a pas, pour commencer, d'autre système défendable.
Contrairement à un slogan récent, que l'on ne peut
approuver que métaphoriquement, on ne peut pas donner à
tous "tout et tout de suite". Il serait d'autre part absurde
de limiter la consommation par rationnement autoritaire qui équivaudrait
à une tyrannie intolérable et stupide sur les préférences
de chacun : pourquoi distribuer à chacun un disque et quatre
tickets de cinéma par mois, lorsqu'il y a des gens qui préfèrent
la musique aux images, et d'autres le contraire -sans parler des
sourds et des aveugles ? Mais un "marché" des biens
de consommation individuelle n'est vraiment défendable que
pour autant qu'il est vraiment démocratique -à savoir,
que les bulletins de vote de chacun y ont le même poids. Ces
bulletins de vote, sont les revenus de chacun. Si ces revenus sont
inégaux, ce vote est immédiatement truqué :
il y a des gens dont la voix compte beaucoup plus que celles des
autres. Ainsi aujourd'hui, le "vote" du riche pour une
villa sur la Côte d'Azur ou un avion personnel pèse
beaucoup plus que le vote d'un mal logé pour un logement
décent, ou d'un manoeuvre pour un voyage en train seconde
classe. Et il faut se rendre compte que l'impact de la distribution
inégale des revenus sur la structure de la production des
biens de consommation est immense.
Un exemple arithmétique, qui ne prétend pas être
rigoureux, mais est proche de la réalité en ordre
de grandeur, permet de l'illustrer. Si l'on suppose que l'on pourrait
grouper les 80% de la population française aux revenus les
plus bas autour d'une moyenne de 20 000 par an après impôts
(les revenus les plus bas en France, qui concernent une catégorie
fort nombreuse, les vieux sans retraite ou avec une petite retraite,
sont de loin inférieurs au S.M.I.C.) et les 20% restants
autour d'une moyenne de 80 000 par an après impôts,
on voit par un calcul simple que ces deux catégories se partageraient
par moitié le revenu disponible pour la consommation. Dans
ces conditions, un cinquième de la population disposerait
d'autant de pouvoir de consommation que les autres quatre cinquièmes.
Cela veut dire aussi qu'environ 35% de la production de biens de
consommation du pays sont exclusivement orientés d'après
la demande du groupe le plus favorisé et destinés
à sa satisfaction, après satisfaction des besoins
"élémentaires" de ce même groupe;
ou encore, que 30% de toutes les personnes employées travaillent
pour satisfaire les "besoins" non essentiels des catégories
les plus favorisées (en supposant que le rapport consommation/investissement
est de 4 à 1 -ce qui est en gros l'ordre de grandeur observé
dans la réalité). On voit donc que l'orientation de
la production que le "marché" imposerait dans ces
conditions ne refléterait pas les besoins de la société,
mais une image déformée, dans laquelle la consommation
non essentielle des couches favorisées aurait un poids disproportionné.
Il est difficile de croire que, dans une société autogérée,
où ces faits seraient connus de tous avec exactitude et précision,
les gens toléreraient une telle situation; ou qu'ils pourraient,
dans ces conditions, considérer la production comme leur
propre affaire, et se sentir concernés -sans quoi il ne pourrait
une minute être question d'autogestion.
La suppression de la hiérarchie des salaires est donc le
seul moyen d'orienter la production d'après les besoins de
la collectivité, d'éliminer la lutte de tous contre
tous et la mentalité économique, et de permettre la
participation intéressée, au vrai sens du terme, de
tous les hommes et de toutes les femmes à la gestion des
affaires de la collectivité.
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