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“Demain l’autogestion ?” Gabriel Gagnon
sociologue, département de sociologie, Université de Montréal
(1991)


Origine : http://classiques.uqac.ca/contemporains/gagnon_gabriel/demain_autogestion/demain_autogestion.html

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue at  videotron.ca
Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Gabriel Gagnon, “Demain l’autogestion”.

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Jacques T. Godbout, La participation politique. Leçons des dernières décennies, chapitre 10, pp. 207-218. Québec : Institut québécois de la culture, 1991, 301 pp. Collection : Questions de culture.

M. Gabriel Gagnon, sociologue, est professeur de sociologie au département de sociologie de l’Université de Montréal.

[Autorisation confirmée par l’auteur, le 18 novembre 2004, de diffuser toutes ses publications.]

Courriel : lheureux.gagnon at sympatico.ca

Édition numérique réalisée le 8 mai 2005 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.

Table des matières
Introduction
De la participation à l’autogestion
Les années Tricofil
La décantation de l’utopie
Le Québec de l’an 2000

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Jacques T. Godbout, La participation politique. Leçons des dernières décennies, chapitre 10, pp. 207-218. Québec : Institut québécois de la culture, 1991, 301 pp. Collection : Questions de culture.


Introduction

Je fais partie d'une génération qui, à travers l'expérience du Bureau d'aménagement de l'Est du Québec (BAEQ) puis au sein de revues comme Parti pris (1963-1968) et Possibles (1976 - ) a tenté d'inventer un socialisme autogestionnaire à couleur québécoise tout en en analysant ses manifestations concrètes dans divers secteurs de la société. Le bilan que je tenterai ici de la participation dans le domaine du travail échappera donc à la froide objectivité du «sociologue aseptique» jadis caricaturé par Marcel Rioux ; il insérera aussi continuellement les expériences concrètes présentées dans le contexte global de la transformation idéologique et politique de la société québécoise.

De la participation à l'autogestion

Si l'expérience du BAEQ a eu tant d'influence sur l'évolution de notre société, ce n'est pas tant par son impact économique sur une région toujours aussi démunie qu'il y a vingt-cinq ans que par la constitution d'un laboratoire d'idées où les concepts de participation, de planification, d'animation et d'autogestion revêtirent une spécificité québécoise.

Derrière les travaux du BAEQ se profilait la dichotomie société traditionnel le/société moderne empruntée par les sociologues de l'Université Laval à l'école américaine de la modernisation. À partir de la méthode des types idéaux, on espérait définir ce qu'était dans divers secteurs (économie, organisation sociale, culture) une société vraiment moderne pour pouvoir ensuite faire accéder à ce stade supérieur, grâce à l'animation sociale, une région demeurée jusque-là traditionnelle. L'opération devait se faire sans heurt, les populations une fois éclairées se ralliant facilement à la one best way rationnelle définie par les experts. On sait comment par la suite les beaux projets de modernisation des aménagistes durent être vigoureusement contestés par les Opérations-Dignité issues des villages de l'arrière-pays menacés de fermeture totale.

L'un des grands mérites de Gérald Fortin, principal inspirateur intellectuel des travaux du BAEQ, est d'avoir tenté ensuite de donner un contour beaucoup plus précis au concept de société moderne devenue «société de participation où les objectifs du développement économique et social seraient définis collectivement par tous les groupes de citoyens et où les efforts de l'ensemble de la population pourraient être mobilisés dans la réalisation de ces objectifs définis collectivement» .

Pour les intellectuels venus de la revue Parti pris, les conceptions de Fortin semblaient beaucoup trop optimistes lorsqu'elles faisaient de la « société de participation l'orientation probable vers laquelle s'oriente notre société contemporaine ». Le consensus autour d'objectifs partagés et de moyens reconnus rationnels par tous nous semblait faire trop peu de place aux conflits sociaux et à la contestation créatrice. Au concept pour nous trop fonctionnaliste de « participation », nous tentions de substituer l'idée d' « autogestion » plus près des réalités quotidiennes de la vie de travail que nous mettions au centre de nos préoccupations.

A cette époque, notre conception de l'autogestion demeurait essentiellement théorique, inspirée qu'elle était de l'expérience yougoslave et de sociologues comme Henri Lefebvre, Georges Gurvitch et Serge Mallet. Nous croyions le Québec un terrain particulièrement propice au développement d'un socialisme inspire davantage de l'autogestion que du marxisme traditionnel :

Société industrielle avancée, société à tradition égalitaire et participationniste, société colonisée, le Québec pourrait plus que bien d'autres pays se rapprocher de ce rêve permanent des travailleurs qu'est le contrôle non seulement de l'État mais encore de la région, de la municipalité, de l'entreprise par la majorité de ceux qui y habitent ou y travaillent et non par une minorité de possesseurs de capitaux .

Nous ne disposions pas alors dans le milieu du travail québécois d'expériences concrètes importantes susceptibles de confronter nos analyses et d'affermir notre utopie. La nouvelle technocratie issue de la Révolution tranquille comme les dirigeants syndicaux dans leurs manifestes [« Ne comptons que sur nos propres moyens» pour la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et « L'État, rouage de notre exploitation » pour la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) ] concentraient alors tous leurs efforts sur la construction ou la contestation de l'État, laissant à elle-même une société civile totalement ignorée. Seul le Parti québécois, dans son manifeste de mai 1972 intitulé « Quand nous serons vraiment maîtres chez nous », accordait alors une certaine importance à l'implantation de la cogestion, de la coopération et de l'autogestion dans les milieux de travail :

L'entreprise privée ne peut logiquement exiger toujours plus de subventions des pouvoirs publics, tout en conservant entre les mains de ses dirigeants traditionnels le contrôle exclusif des décisions. Les travailleurs, d'autre part, ont besoin d'accéder à ce niveau d'abord pour comprendre et aussi pour avoir leur mot à dire dans tout ce qui arrive à l'entreprise et forcément les affecte. La cogestion devra donc s'étendre aussi bien à tout le secteur public proprement dit qu'aux entreprises importantes du secteur privé .

[...]

L'industrie forestière nous permet même de toucher à la notion encore imprécise et souvent aventureuse d'autogestion. Voilà un secteur de base qui s'y prête admirablement - dans le cadre, bien sûr, des politiques et des arbitrages du gouvernement. S'il est un coin de la vie économique où l'expérience et le know-how sont partagés entre des dizaines de milliers d'hommes, c'est bien celui de l'exploitation forestière. L'abolition des concessions et le démarrage de travaux intensifs de sylviculture devraient donc ouvrir la porte à des formes d'entreprises essentiellement dirigées par ceux qui y travaillent .

Malgré cette apparition timide de l'autogestion sur le marché des idées politiques, c'est la participation qui demeurait alors au poste de commandement, inspirant la formation des nombreux conseils consultatifs accolés aux structures de décision de nombreux ministères.

Les années Tricofil

Il existe dans la vie des sociétés des expériences particulières que les sociologues désignent du terme d'«analyseurs» parce qu'elles mettent en évidence à la fois les contradictions fondamentales qui affectent ces sociétés et les aspirations nouvelles qui tentent d'y prendre corps. L'entreprise autogérée Tricofil, on a tendance à l'oublier aujourd'hui, constitua, durant la période cruciale 1974-1982, l'un de ces analyseurs.

Au cours des années 1970, dans le domaine du travail, de nouvelles expériences alternatives se sont développées dans les régions périphériques et dans les milieux urbains : les plus connues sont sans doute le village coopératif de Guyenne en Abitibi, la coopérative de développement agroforestier du Témiscouata (JAL), la coopérative de tomates de Manseau, les expropriés de Mirabel, le Café Campus à Montréal, la papeterie Tembec en Abitibi, Harvey Transport à Alma.

Plus que toutes ces expériences, l'usine textile de la Regent Knitting de Saint-Jérôme devenue l'entreprise autogérée Tricofil en février 1975 réussit à se maintenir au centre des préoccupations du gouvernement québécois comme du mouvement syndical et de l'ensemble de la population .

C'est un peu forcés par les circonstances, à la suite de la fermeture de leur usine et du refus d'intervention de l'État, que les travailleurs de Saint-Jérôme s'engagèrent dans ce qui allait devenir la plus importante expérience d'autogestion ouvrière au Québec. Tout en inventant de nouvelles façons de travailler ensemble, ils durent assurer, sans formation appropriée et au milieu de difficultés sans nombre, le financement quotidien de leur entreprise et la vente de ses produits sur un marché très concurrentiel.

Ce qui permit à Tricofil de survivre jusqu'en février 1982, c'est d'abord l'appui du public lors des grandes campagnes de financement de 1975 et 1976, puis l'intervention importante du gouvernement péquiste élu en novembre 1976. L'échec de 1982 ne dépendit pas tellement des conflits internes inhérents au démarrage de toute entreprise autogérée, mais surtout de l'impossibilité d'assurer la modernisation d'une usine vétuste mal insérée dans des réseaux de vente traditionnels.

Dès les débuts de l'expérience, la vie quotidienne des travailleurs et des travailleuses fut profondément modifiée par une diminution considérable de la hiérarchie salariale et par la constitution au sein des ateliers d'équipes de travail polyvalentes organisant elles-mêmes leur production à l'aide de « premières femmes » et « premiers hommes » élus pour remplacer les anciens contremaîtres. Quittant le ciel de l'utopie, l'autogestion forgeait sur le terrain ses premières réalisations concrètes. L'expérience de Tricofil, malgré son échec, aura eu un impact profond sur la société québécoise et son imaginaire en montrant qu'un groupe déterminé de travailleurs et de travailleuses pouvait fort bien faire marcher une usine et amorcer une transformation du travail quotidien.

C'est à partir de cette époque qu'on se mit à évaluer sérieusement les diverses formes de participation des travailleurs à la gestion des entreprises. L'École de relations industrielles de l'Université de Montréal y consacra son dixième colloque annuel en 1979 . Le Conseil de planification et de développement du Québec y consacra une vaste enquête en 1981 . La revue Possibles, fondée en 1976 dans la foulée de Parti pris, consacrait son premier numéro à l'expérience de Tricofil et prétendait servir de porte-parole au mouvement autogestionnaire québécois en émergence. En octobre 1980, la revue réunissait cinq cents participants venus de groupes communautaires, alternatifs et autogestionnaires autour du thème : « Faire l'autogestion. Réalités et défis » .

Le gouvernement nouvellement élu en 1976 se mettait lui aussi de la partie en incluant dans le vaste projet OSE de développement économique un Programme expérimental de création d'emplois communautaires (PECEC) et en fondant en collaboration avec le mouvement coopératif la Société de développement coopératif (SDC) destinée à aider financièrement les petites coopératives, en particulier dans le domaine de la production.

Le patronat et la majorité du mouvement syndical demeuraient alors fortement opposés à toutes ces tentatives de changer en profondeur le milieu de travail. Pour les patrons, le mot Tricofil devenait synonyme de gouffre financier sans fond et d'atteinte injustifiable aux intouchables droits de gérance. Alors que l'expérience de ses syndiqués de Saint-Jérôme allait susciter à la FTQ la réflexion profonde dont sortirait plus tard le Fonds de solidarité, les ténors de la CSN et de la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ) ne voyaient dans Tricofil qu'une forme d'«auto-exploitation» des travailleurs incompatible avec un vrai syndicalisme de combat.

La crise économique de 1982 allait à la fois mettre en veilleuse l'idée d'autogestion, opérer une cassure difficile à surmonter entre le gouvernement péquiste et les syndicats du secteur public et faciliter l'implantation, à la faveur de multiples sommets économiques, de l'idée beaucoup moins significative de concertation entre gouvernement, patronat et syndicats.

La décantation de l'utopie

Malgré ces difficultés, et même en l'absence d'un mouvement social ou politique pour les promouvoir et les défendre, de nombreuses expériences de participation ouvrière ont quand même continué à se développer au cours des années 1980, encouragées par un début de conversion du mouvement syndical aux réalités de l'entreprise et par le nouvel intérêt du patronat pour certaines formes de « gestion participative ».

Ce sont les coopératives de travail qui représentent le mieux la réalisation intégrale de l'autogestion ouvrière. Malgré certains échecs évidents, comme la transformation ratée des succursales de la Société des alcools du Québec en coopératives de travail, elles continuent de façon discrète leur implantation dans les différentes régions du Québec : elles regrouperaient actuellement environ 300 entreprises et 10 000 travailleurs. Ces coopératives pourraient avoir un avenir intéressant dans le domaine des ressources naturelles (forêt, bleuetières) et des services traditionnels (taxis, ambulances) ou de type nouveau (entreprises culturelles, expertise intellectuelle) . Signe des temps, la CSN, après avoir longtemps négligé ce type d'organisation, vient de reconnaître sa pertinence dans la lutte aux fermetures d'usines en créant le Groupe de consultation pour le maintien et la création d'emplois du Québec qui s'intéresse surtout à la fondation de coopératives de production ou de travail .

Ces coopératives ne représentent pas plus de 1% de l'ensemble des emplois offerts au Québec. Leur grand intérêt, dans des secteurs à technologie et à structure financière relativement simples, est d'assurer mieux que la petite entreprise familiale traditionnelle l'égalité des participants et la stabilité du capital, tout en facilitant l'implantation de nouvelles formes d'organisation du travail. Elles doivent cependant accepter, surtout lorsqu'elles succèdent à des entreprises privées défaillantes dans des secteurs concurrentiels de la production industrielle, une certaine «auto-exploitation» de leurs membres sous forme de bas salaires, d'horaires prolongés et de faible qualité de la vie de travail : ces inconvénients viennent tempérer les avantages plus immatériels de l'autonomie retrouvée.

L'implantation dans quelques petites villes et dans plusieurs quartiers populaires de Montréal de Corporations de développement économique communautaire (CDEC) orientées vers la création d'emplois au niveau local pourrait aussi faciliter la naissance de nouvelles coopératives de travail et d'autres formes d'entreprises autogérées .

Après l'échec relatif de Tricofil, c'est surtout vers la cogestion et la copropriété aux côtés de divers partenaires (cadres, communautés locales, propriétaires privés, sociétés d'État) que les syndicats menacés de fermetures d'usines ont orienté leur action. En 1986, dans une analyse préparée pour la Commission Beaudry, Linda Rouleau pouvait présenter 34 de ces entreprises où les travailleurs, possédant individuellement ou collectivement au moins 34% du capital-actions, accèdent légalement au conseil d'administration avec un droit de veto sur toutes les décisions importantes . L'exemple le mieux connu est ici celui de la papeterie Tembec de Témiscaming qui, reprise en main par ses cadres et ses représentants syndicaux en 1973, emploie aujourd'hui près de 1 500 personnes pour des ventes annuelles de 300 millions de dollars.

En 1984, la FTQ établissait, en collaboration avec le gouvernement Lévesque, son Fonds de solidarité destiné à consolider et à répandre les expériences de copropriété et de cogestion menées au sein de la centrale. Après six ans d'existence, le Fonds de solidarité a obtenu un succès assez phénoménal qui en fait un acteur important du développement économique québécois : au 30 avril 1990, il regroupait 98 000 actionnaires disposant d'un actif de 300 millions de dollars ayant permis de maintenir ou de protéger plus de 15 000 emplois.

En établissant des contacts suivis avec la Fédération des coopératives de travail et les CDEC, le Fonds semble vouloir dépasser la seule implantation d'un capitalisme populaire pour déboucher sur une économie alternative dont l'autogestion et la cogestion seraient les principaux piliers.

Dans le domaine de la participation ouvrière, l'élément le plus nouveau et le plus déterminant demeure cependant la conversion soudaine et rapide d'une bonne partie du patronat aux diverses formes de gestion participative (participative management) importées des États-Unis et du Japon : cercles de qualité, enrichissement des tâches, partage des bénéfices, actionnariat individuel. Ces divers mécanismes ont surtout pour but de créer une culture de l'entreprise au-delà et au détriment de la solidarité ouvrière et de la conscience de classe. L'Alcan a ainsi réussi à implanter à La Baie une nouvelle usine où les travailleurs troquent leur syndicat et le contrôle partiel qu'il peut exercer sur l'affectation de la main-d'œuvre contre une légère augmentation de leurs salaires et une amélioration des conditions de travail dans l'atelier.

Ces nouvelles stratégies patronales suscitent l'intérêt et l'inquiétude des centrales syndicales québécoises qui y voient à la fois une réponse à certaines aspirations légitimes des travailleurs et un danger pour l'avenir du syndicalisme. Dans un document préparé pour un colloque sur la question, tenu en mai 1987, la FTQ présente une analyse approfondie et objective de ces nouvelles stratégies tout en proposant à l'action syndicale de nouvelles pistes pour enrayer leurs effets les plus néfastes . Après une période d'opposition idéologique résolue, la CSN, en particulier son Conseil central de Montréal, se met aussi à la tâche en tentant d'évaluer les effets positifs possibles du partenariat syndicats/patrons autour d'objectifs limités, aux niveaux de l'entreprise, de la localité, de la région ou de l'ensemble du Québec.

Loin de marquer un effacement définitif de toute forme de participation ouvrière, la décantation de l'utopie autogestionnaire a donc multiplié les terrains de lutte tout en imposant un renouvellement profond aux discours des principaux acteurs sociaux. Le Québec de l'an 2000 Quel est l'avenir de l'autogestion au Québec? Même si les incertitudes au sujet de notre statut politique et les transformations profondes du socialisme à travers le monde nous interdisent toute prédiction à caractère un tant soit peu scientifique, je tenterai d'esquisser le contour de quelques possibles qui revêtent aussi pour moi le caractère de souhaits.

Dans le secteur privé, les principaux enjeux de la fin de ce siècle semblent devoir tourner autour de cette « gestion participative » désirée par les patrons mais peu prisée par les syndicats. Dans une analyse rigoureuse du phénomène, valable autant pour nous que pour le public français auquel elle s'adresse d'abord, le sociologue Pierre-Éric Tixier insiste sur les conflits profonds d'identité qu'il suscite chez la plupart des travailleurs . En ramenant les problèmes et les conflits au niveau des groupes de base, les diverses formes de gestion participative peuvent dissoudre la conscience collective et favoriser la manipulation des travailleurs. Par ailleurs, l'insistance sur l'excellence, la productivité et la créativité peut les amener à dépasser les limites imposées auparavant par les conventions négociées, donnant ainsi à des conflits antérieurement collectifs un caractère individuel et intrapsychique où le stress remplace les affrontements à découvert.

Le syndicalisme pourra pendant un certain temps tenter d'enrayer ces effets pervers de la gestion participative. Mais, s'il veut vraiment reprendre l'initiative, Tixier propose plutôt qu'il se fasse porteur d'un nouvel imaginaire collectif fondé sur une « culture de producteurs ». À l'éclatement d'une classe ouvrière ayant troqué sa conscience collective contre de nouvelles formes de participation à la base inspirées par le patronat, il faudrait opposer une nouvelle stratégie globale de type autogestionnaire.

Les diverses formes de gestion participative devraient pouvoir s'implanter encore plus facilement dans un secteur public et parapublic dont le système de négociation est ici en crise tous les trois ans. Les grandes conventions collectives nationales pourraient s'enrichir d'ententes locales où la qualité de vie au travail et les structures de participation occuperaient une place importante.

Si populaire que soit le Fonds de solidarité de la FTQ, il prendra, à son rythme actuel, des dizaines d'années à implanter la copropriété et la cogestion dans l'ensemble des grandes et moyennes entreprises québécoises. Les exemples à suivre sont sans doute ici ceux de la Suède et de l'Allemagne qui, par législation, rendent la cogestion obligatoire dans toutes les entreprises dépassant une cinquantaine d'employés. On peut très bien imaginer un futur gouvernement québécois implantant un tel modèle dans un avenir assez rapproché.

Que le Québec demeure une économie duale, à deux vitesses, où l'écart entre riches et pauvres s'accroît, ou qu'il devienne une société conviviale fondée sur la diminution du temps de travail et le partage de l'emploi, le secteur des services aux personnes et aux collectivités y occupera une place de plus en plus importante. Dans ce tiers secteur communautaire peu soumis aux lois du marché et qu'on souhaite indépendant des grands appareils gouvernementaux, le dialogue entre producteurs et usagers devrait susciter de multiples formes nouvelles d'autogestion et de cogestion.

De toute façon, les diverses tentatives de prise en main du milieu de travail par l'ensemble des travailleurs et travailleuses nécessiteront un immense effort de formation dont les gouvernements semblent avoir soudainement compris la nécessité. Les nouvelles politiques fédérales et provinciales en ce domaine deviendront bientôt un enjeu important pour le syndicalisme et l'ensemble de la société. Voulons-nous qu'elles accélèrent notre soumission aux nouveaux impératifs du capitalisme mondial ou qu'elles suscitent plutôt la création de nouveaux espaces de liberté dans l'ensemble de nos milieux de travail ? Les discussions actuelles sur le contrôle et le contenu de la formation professionnelle et des politiques de recyclage de la main-d'œuvre revêtent dans cette perspective une importance capitale.

Tout compte fait, on n'a pas fini de parler d'autogestion et de cogestion au Québec. Bien au contraire, l'évolution du monde et les aspirations nouvelles de notre société nous permettent d'espérer un Québec où, moins aliénant et mieux partagé, le travail pourrait devenir pour tout le monde un véritable processus d'émancipation.