Origine http://alternativelibertaire.org/index.php?dir=journal/al123&page=123_08.htm&n=1
Quel peut être le rôle des expériences d'auto-organisation,
d'autogestion et de contre-pouvoir? À quelles conditions
peuvent-elles contribuer à faire progresser la transformation
sociale et lui donner du sens ? Contribution au débat.
La période qui va de la fin des années 70 au début
des années 90 a été marquée par un recul
du débat sur la transformation radicale de la société
et de la nécessaire rupture avec le capitalisme. Illusions
portées par la perspective de l'arrivée de la gauche
réformiste au pouvoir, effondrement du stalinisme, recentrage
des syndicats majoritaires, offensive idéologique du capital,
trop grand pragmatisme de l'extrême gauche ont été
autant d'obstacles à une confrontation sur ces questions
essentielles.
Il a fallu attendre l'insurrection zapatiste (1er janvier 1994)
puis l'émergence d'un mouvement altermondialisation pour
réhabiliter le débat sur l'utopie et faire avancer
l'idée qu'un autre monde était possible.
" Un autre monde est possible ", cette expression n'a
pas le même sens pour tout le monde. Pour celles et ceux qui
se refusent à rompre avec le capitalisme et qui ne veulent
s'en prendre qu'au libéralisme, elle signifie que ce monde,
le capitalisme, pourrait être meilleur et qu'il faut pour
cela de véritables mécanismes de régulation.
Une régulation qui passerait par la réhabilitation
de l'État et une réforme des institutions internationales
(Banque mondiale, G8, Fonds monétaire international, Organisation
mondiale du commerce), mais aussi par la création de taxes
qui confèreraient un rôle social au capital (taxe Tobin
par exemple).
Un tel projet réformiste est aujourd'hui sans bases réelles
et ne peut compter sur aucune marge dans un contexte marqué
par la domination sans partage du capital. L'État "
providence " n'aura été qu'un intermède
de quelques décennies et il s'est appuyé sur un socle
de droits collectifs concédés dans un contexte où
le rapport de force était moins favorable au capital.
Un capital qui tant qu'il ne sera pas menacé dans ses fondements
n'a aucun intérêt à en revenir aux vieilles
recettes du fordisme. Les guerres pour le pillage de la planète,
la guerre sociale du capital contre les droits des travailleur(se)s,
la précarisation, les politiques aboutissant à l'appauvrissement
d'une partie croissante de la population mondiale ont donc malheureusement
de beaux jours devant eux.
Le rôle des révolutionnaires n'est pas de compter
sur la seule dégradation de la situation économique
et sociale pour espérer voir les opprimé(e)s reprendre
la main. De même, proposer un projet de transformation radicale
de la société est nécessaire mais pas suffisant.
Dans le Projet communiste libertaire élaboré dans
les années 80 par l'Union des travailleurs communistes libertaires
et sur lequel s'appuie toujours Alternative libertaire, nous exposons
le plus concrètement possible ce que pourrait être
une société libertaire sans État et sans classe
s'appuyant sur un mode de production et une démocratie autogestionnaire.
L'élaboration de ce projet ne s'est pas faite " en laboratoire
", elle s'appuie sur l'expérience des luttes et sur
les débats qui ont traversé notre courant.
Dans ce même projet, nous expliquons en quoi les luttes,
les grèves, mais aussi les contre-pouvoirs peuvent contribuer
à rompre avec le capitalisme et préfigurer une véritable
alternative révolutionnaire.
Dans le présent dossier que nous vous proposons, nous avons
voulu mettre en lumière ces graines d'utopie que constituent
les centres sociaux de Suisse et d'Italie, les entreprises récupérées
au Brésil et en Argentine ou encore les communes rebelles
du Chiapas. Nous n'avons pas cherché à tricher avec
la réalité en les montrant sous un jour idyllique
et n'avons donc pas hésité à en signaler les
contradictions et les limites qui sont notamment celles du marché
capitaliste et de l'idéologie dominante.
Un rôle pédagogique
Elles montrent chacune à leur façon que l'aspiration
à l'autonomie est bien plus répandue qu'on veut bien
le croire et que leur rôle pédagogique est essentiel.
C'est ce rôle pédagogique qu'assignaient les anarcho-syndicalistes
aux écoles, coopératives (de consommation et de production),
athénées et autres Bourses du travail qu'ils ont constituées
un peu partout en Europe et sur le continent américain. En
Espagne la révolution libertaire et les expériences
de collectivisation de terres, d'entreprises et de services publics
entre 1936 et 1938, n'auraient pas été possibles sans
le travail d'éducation et les expériences sociales
de la Confédération nationale du travail.
De même, l'essor actuel des coopératives et des entreprises
récupérées dans certains pays d'Amérique
latine s'explique en partie par cette même influence de l'anarcho-syndicalisme
qui a été un courant très puissant jusque dans
les années 30 dans cette région du monde.
Si elles s'inspirent d'un idéal égalitaire, solidaire
et souvent libertaire, elles constituent parfois aussi une réponse
dictée par la nécessité, c'est-à-dire
une alternative, certes partielle mais tout de même réelle,
à la misère et aux licenciements.
De l'utilité sociale
En France, dont il est fort peu question dans ce dossier, la perspective
de la récupération a été évoquée
au moment de la lutte contre le plan de fermeture des usines de
Calais et de Ris Orangis du groupe Lu/Danone en 2001. Cette option
a du reste été débattue sur les deux sites.
À Calais, les ouvrier(e)s et le syndicat CGT ont travaillé
sur un plan de reprise de l'entreprise soutenu par la mairie PS-PCF-Alternatifs.
Ce plan s'est heurté à la détermination du
groupe Danone pour lequel il était impensable que des ouvrier(e)s
puissent faire tourner l'entreprise pour leur propre compte. Afin
de ne laisser aucune chance à cette option la multinationale
a précipité la fermeture du site de plusieurs mois.
Sur Ris Orangis, les ouvrier(e)s ont débattu d'un tel projet
sans pour autant le retenir. Ils/elles estimaient qu'il était
possible de faire redémarrer l'entreprise et de produire
sous leur contrôle, mais doutaient de la viabilité
du projet quant aux possibilités d'écouler la production.
Ce raisonnement peut sembler surprenant quand on sait que le boycott
de Lu/Danone avait rencontré un écho réel dans
la population. Du boycott à la récupération,
il n'y avait qu'un pas que les ouvrier(e)s de Lu/Danone n'ont pas
voulu franchir. Peur de l'isolement, peur de l'échec sans
doute mais pas seulement. Malgré leur savoir-faire, beaucoup
avaient une image profondément dévalorisée
de leur travail et de ce qu'ils produisaient et cela a aussi beaucoup
joué en leur défaveur.
Cette question de l'utilité sociale est du reste au cœur
de la crise du travail. Elle constitue un repère essentiel
pour s'opposer aux restructurations du capital, à la marchandisation
du monde mais aussi en positif pour refonder un projet d'autonomie
et de transformation sociale.
Ce que les Lu/Danone n'ont pas fait, d'autres le feront peut-être
demain devant la perspective de se retrouver à la rue. Une
réflexion qu'il est utile de mener aujourd'hui. Des expériences
alternatives qu'on ne peut qu'encourager et soutenir dans le contexte
actuel. Car il n'est peut-être pas nécessaire d'attendre
une situation d'effondrement économique presque total comme
en Argentine pour passer à l'acte.
Pour autant, ces expériences n'ont de sens que si elles
sont liées à des luttes ou à des mouvements
d'émancipation.
Expérimenter ne signifie pas qu'il faille se bercer d'illusions
sur un prétendu effet boule de neige qui permettrait de déstabiliser
le capitalisme. Ces illusions sont celles du coopérativisme
et de l'économie sociale qui, partis d'un idéal généreux,
ont suivi la voie de l'intégration au marché faute
d'articulations suffisamment fortes avec les luttes sociales. Pour
cela, une rupture avec le capitalisme, une remise en cause de la
propriété des moyens de production et du pouvoir des
capitalistes, un affranchissement des institutions garantissant
la permanence de ce même pouvoir, sont essentiels. Car c'est
cela qui permettra une redistribution générale des
richesses.
Laurent Esquerre
|