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“Les voies de l’autogestion”
Gabriel Gagnon
sociologue, département de sociologie, Université de Montréal (1967)

Origine : http://www.uqac.ca/class/contemporains/gagnon_gabriel/voies_de_autogestion/voies_autogestion.doc

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue (at) videotron.ca
Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Gabriel Gagnon, “Les voies de l’autogestion”. Un article publié dans l’ouvrage Québec 1960-1980. La crise du développement. Matériaux pour une sociologie de la planification et de la participation. Textes choisis par Gabriel Gagnon et Luc Martin (pp. 143-156). Montréal : Éditions Hurtubise HMH, ltée, 1973, 500 pp.
[Ce texte est extrait de Parti pris, vol. 4, nos 7-8, 1967, pp. 56 à 72.]

M. Gabriel Gagnon, sociologue, est professeur de sociologie au département de sociologie de l’Université de Montréal.
[Autorisation confirmée par l’auteur, dimanche 28 mars 2004, de diffuser cet article, ainsi que plusieurs autres.]
lheureux.gagnon (at ) sympatico.ca
Édition numérique réalisée le 12 novembre 2004 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.

Table des matières
Introduction
1. Participation, co-gestion ou autogestion
a) L'intéressement à l'entreprise
b) La co-gestion
c) L'autogestion
2. Le syndicalisme québécois
a) Le rapport Pépin
b) L'autogestion au Québec ?
c) L'université de Montréal ?
3. Vers la démocratie économique

Gabriel Gagnon (1967)
“Les voies de l’autogestion”.
Un article publié dans l’ouvrage Québec 1960-1980. La crise du développement. Matériaux pour une sociologie de la planification et de la participation. Textes choisis par Gabriel Gagnon et Luc Martin (pp. 143-156). Montréal : Éditions Hurtubise HMH, ltée, 1973, 500 pp.
[Ce texte est extrait de Parti pris, vol. 4, nos 7-8, 1967, pp. 56 à 72.]


Introduction

Dans un précédent numéro , j'avais, parmi les divers visages du socialis¬me suggéré la voie autogestionnaire comme devant particulièrement convenir au Québec que nous sommes à construire. Il me faut maintenant poursuivre la discussion amorcée en présentant les possibilités concrètes d'une telle voie vers le socialisme.

Comme nous essayons de le montrer plus haut , le Québec est actuelle¬ment à l'heure d'un néo-capitalisme basé sur les monopoles privés et le pouvoir incertain d'un État en voie de constitution. La rencontre de ces deux forces, tout en allant dans le sens d'une plus grande rationalité. détruit en même temps les formes de participation prévues dans une société tradition¬nelle non encore industrialisée sans fabriquer de mécanismes de remplace¬ment. La situation est d'autant plus ressentie que ce néo-capitalisme est dominé de l'extérieur, ce qui ajoute à son caractère contraignant.

À ce projet continental d'un néo-capitalisme nord-américain. il nous faut évidemment opposer une vision de type socialiste passant par la réappropria¬tion par l'État de l'économie et de la société québécoise pour qu'il puisse les remettre ensuite aux mains des travailleurs et des producteurs qui en sont les vrais propriétaires.

Sans tomber dans le messianisme dont nous accusent certains économistes et syndicalistes obnubilés par le modèle américain, notre seule chance de survie au point de vue économique et culturel est de parier pour une utopie socialiste, dans le sens d'un projet global qui orienterait notre action vers une image idéale du futur.

Société industrielle avancée, société à tradition égalitaire et participation¬niste, société colonisée, le Québec pourrait plus que bien d'autres pays se rapprocher de ce rêve permanent des travailleurs qu'est le contrôle non seulement de l'État mais encore de la région, de la municipalité, de l'entreprise par la majorité de ceux qui y habitent ou y travaillent et non par une minorité de possesseurs de capitaux.

Dans la société industrielle qui est la nôtre, les travailleurs subissent en effet une triple aliénation.

Le travail, sous presque toutes ses formes, constitue une première aliénation qui tient au fait d'accomplir des activités fastidieuses, souvent sans aucun sens, dans des conditions plus ou moins pénibles, pour se procurer cet argent qui entrouve les portes de la société de consommation. À cette première dépossession qui tient à la nature du travail lui-même, seules des transformations technologiques et l'importance grandissante des loisirs pourront apporter des palliatifs, sans jamais la faire disparaître cependant.

Une seconde aliénation tient à l'organisation de la propriété et surtout du pouvoir dans des entreprises où les ouvriers, qu'ils travaillent pour la Dominion Textile ou pour l'Hydro-Québec, sentent que tout leur échappe dans leur activité quotidienne : négligeables unités de production, en dehors de certaines barrières posées par la convention collective, toutes les décisions importantes sur le fonctionnement et l'avenir de l'entreprise se passent sans qu'ils y participent d'aucune façon et sans qu'ils en soient même informés dans la plupart des cas.

Pour le travailleur québécois s'ajoute encore cette aliénation coloniale qui fait que la grande majorité des entreprises échappent encore à tout contrôle de l'État qu'il s'est donné et participent avant tout à la désagrégation de sa culture et de son économie au profit de la puissance américaine.

C'est à ces deux dernières aliénations que tente de répondre un socialisme autogestionnaire : non seulement il mettrait les travailleurs au pouvoir pour changer les structures de la propriété mais, poussant plus loin son projet, il transformerait les structures du pouvoir elles-mêmes au niveau de chaque usine, de chaque école, de chaque bureau. Le développement de la société industrielle et les expériences des pays socialistes montrent en effet d'une part qu'il ne suffit pas de donner aux travailleurs le pouvoir politique pour que disparaisse leur aliénation fondamentale et, d'autre part, qu'il est dès mainte¬nant possible, dans certaines conditions, de réaliser cette autogestion ouvrière, ce dépérissement de l'État dont rêvaient des penseurs comme Marx, Proudhon et Gurvitch.

Cette transformation globale que je souhaite personnellement mais qui, au Québec, est liée à la conjoncture internationale aussi bien qu'à l'action des divers groupes de gauche, ne peut être prévue avec certitude pour les pro¬chaines années. Peut-on cependant dès maintenant l'amorcer de façon partielle sans tomber dans un plat réformisme rafistoleur de nos structures politico-économiques décadentes,

Dans Stratégie ouvrière et néocapitalisme, le philosophe et sociologue André Gorz, voulant proposer à la gauche de l'Europe occidentale d'autres possibilités que l'insurrection armée ou la réformette, suggère une distinction entre réformes réformistes et révolutionnaires :

« Est réformiste une réforme qui subordonne ses objectifs aux critères de rationalité et de possibilité d'un système et d'une politique donnés. Le réfor¬misme écarte d'emblée les objectifs et les revendications - si profondément enracinés soient-ils dans les besoins - incompatibles avec la conservation du système.

N'est pas nécessairement réformiste, en revanche, une réforme reven¬diquée non pas en fonction de ce qui est possible dans le cadre d'un système et d'une gestion donnés, niais de ce qui doit être rendu possible en fonction des besoins et des exigences humaines. »

Alors que les premières réformes, préconisées jusqu'à maintenant par toutes les formes de social-démocratie, permettent au capitalisme de durer, les autres permettraient d'ouvrir au sein du système capitaliste des brèches qui amèneraient brusquement ou progressivement sa transformation.

C'est en m'inspirant de cette distinction de Gorz que je voudrais analyser les différentes tentatives de réforme de l'entreprise tentées ces dernières années dans les pays industrialisés pour essayer d'en dégager une stratégie pour les travailleurs québécois et leurs syndicats, au-delà des ornières de la simple convention collective et en deçà d'un gauchisme apocalyptique refu¬sant de se déchiffrer dans les risques et les incertitudes du présent.

1. participation, co-gestion ou autogestion

Depuis ses débuts, le syndicalisme oscille entre trois types d'action : le refus, le harcèlement ou la participation. Dans le premier cas, ses reven¬dications sont totales et révolutionnaires : il conteste globalement une société qui ne fait pas de place aux ouvriers et à leurs revendications. Lorsque le syndicalisme a obtenu une certaine reconnaissance dans la société, il opte plutôt pour des tactiques de harcèlement : par toute une série de réformes et d'actions partielles, il essaie alors d'obtenir une amélioration de la condition de ses adhérents. Depuis la dernière guerre, en Europe occidentale en particulier, le syndicalisme opte pour une troisième voie, la participation : à ce moment, au lieu de contester globalement ou partiellement la société globale, il accepte de participer d'une certaine manière à la gestion de l'entreprise et de l'État. C'est à ces diverses formules de participation, qui reprennent plus ou moins bien le rêve ouvrier de la gestion des entreprises, que je voudrais m'attacher ici particulièrement. Je passerai en revue divers modèles de participation pour en montrer les possibilités et les limites pour la stratégie de la classe ouvrière. Je distinguerai en gros trois modèles : d'abord les formes d'intéressement à l'entreprise, ensuite les diverses formules de co-gestion et d'économie concertée et, finalement, l'autogestion ouvrière.

a) L'intéressement à l'entreprise

Dans plusieurs sociétés néo-capitalistes d'Europe, et particulièrement aux États-Unis, le patronat entreprend une politique de « relations humaines » de façon à mieux intégrer l'ouvrier à son travail, à lui donner une certaine conscience d'entreprise qui l'emporterait sur son activité syndicale et sur sa conscience de classe. À cette politique de « relations humaines » s'ajoutent les différentes formules d'intéressement à l'entreprise : par la distribution de parts en particulier, on tente alors de faire de chacun des travailleurs un actionnaire de la société, donc théoriquement un de ses propriétaires. Inutile de men¬tionner le caractère illusoire d'un tel type d'intégration si l'on connaît l'absence de pouvoir réel du petit actionnaire dans la gestion d'une société anonyme. Il faut interpréter dans le même sens l'amendement Vallon qui récemment, en France, suggérait de faire participer les travailleurs aux résultats de l'auto-financement des entreprises : ainsi, les ouvriers pourraient, autant que les patrons, profiter des nouveaux investissements réalisés à partir de leur travail.

Dans tous ces projets, la participation des travailleurs reste formelle et superficielle : dans la plupart des cas, ils ont très peu accepté ces formules, revendant presque toujours les parts qu'on leur avait distribuées. Cette politique générale du patronat constitue cependant un danger pour la classe ouvrière, en particulier pour le syndicalisme, puisqu'elle risque d'attacher le travailleur trop exclusivement à son entreprise, l'éloignant ainsi de sa classe et de son syndicat. Nous avons là la forme la moins poussée de la participation : elle n'engage que les individus sans passer par leurs syndicats, ce qui ne risque pas au moins de lier directement ces organisations au sort de la société capitaliste. Nous n'insisterons pas davantage sur ce modèle, beaucoup mieux connu que les deux autres.

b) La co-gestion

De façon générale, on peut dire que « la co-gestion se caractérise essentiellement par la dualité d'origine des éléments directeurs de l'exploita¬tion » : elle peut être selon le cas paritaire ou minoritaire, il peut s'agir d'un pouvoir de consultation ou d'un pouvoir de décision. « Elle n'existe pas encore tant que les salariés ne sont appelés qu'à participer aux résultats de l'œuvre de production ; elle est dépassée dès lors que les capitalistes ayant été éliminés de l'Entreprise, le pouvoir de direction se trouve concentré entre les mains des seuls travailleurs. »

On peut assimiler à cette formule deux expériences concrètes réalisées en France et en Allemagne après la dernière guerre : la co-gestion dans les entreprises sidérurgiques en Allemagne et les comités d'entreprise en France.

En Allemagne, deux lois sont venues concrétiser le pouvoir accru de la grande centrale syndicale DGB après le démantèlement des monopoles allemands durant l'occupation. La première loi, celle de 1951, concerne exclusivement les industries du charbon, du fer et de l'acier. Elle accorde aux salariés, devenus membres des organes d'administration de ces entreprises, une situation de fait et de droit exactement analogue à celle des représentants des actionnaires. En toutes matières, par conséquent, ils disposent à égalité avec ceux-ci d'un pouvoir de co-décision des plus réels.

La deuxième loi, celle de 1952, s'intéresse à l'ensemble de l'industrie elle y établit des conseils d'établissement qui, en matière sociale et de personnel, ont un droit de véritable co-décision ; ce droit n'existe cependant plus dans le domaine économique où le secteur livré à la discussion de ces conseils se limite d'ailleurs à des questions de techniques de travail ou de relations industrielles. Ces conseils semblent avoir dépéri ces dernières années, les syndicats s'étant de moins en moins intéressés à leurs activités à mesure que le capitalisme allemand reprenait son rôle agressif dans une conjoncture européenne renouvelée.

Une expérience encore plus intéressante et aussi plus étudiée est celle des comités d'entreprise en France. Ces comités, créés par l'ordonnance du 22 février 1945, avaient pour but de permettre aux travailleurs de jouer un rôle consultatif en ce qui concerne les activités économiques des sociétés dont ils devaient obligatoirement être tenus informés : quant à la gestion des activités sociales de l'entreprise (logements, restaurants, éducation, etc.) elle leur était entièrement confiée. D'abord réticents vis-à-vis ces comités, les syndicats français, même la CGT dominée par les communistes, ont ensuite accepté d'y participer.

Nous disposons au sujet de ces comités d'une excellente étude sociolo¬gique, celle de Maurice Montuclard . D'après une enquête d'opinion effectuée en 1955, ces comités auraient été en échec à 90% sur le plan économique, une réussite à 75% sur le plan social. Après une recherche approfondie dans 4 entreprises, Montuclard est amené à nuancer un peu ce jugement. Voici ses propres conclusions : « Notre enquête, dans les limites du champ où elle s'est cantonnée, inviterait à conclure plutôt que ce qui a le moins bien fonctionné - tant à cause de l'ingérence patronale que du souci de la propagande de la part des syndicats - c'est la gestion sociale elle-même ; tandis que, dans le domaine économique ou technique, pour peu qu'on ait donné aux représentants du personnel des moyens d'action, comme les commissions économiques, techniques, ou de quelque titre que ce soit, l'on a remarqué une élévation du niveau des préoccupations, un réalisme dans la suggestion, et parfois un désintéressement, dont, vers 1950, le président-directeur général de Nationale, (il s'agit d'une des entreprises étudiées) au moment même où il critiquait et combattait le plus énergiquement la gestion sociale des comités de cette société, vantait les appréciables effets sur le développement de l'entreprise » .

Des comités du même genre ont aussi été créés après la guerre en Angleterre, en Suède, en France, en Israël et en Hollande mais jamais aux États-Unis . Dans la plupart de ces cas, il s'agit d'organismes institués dans toutes les entreprises industrielles qui comportent plus de 20 à 50 salariés, composés de représentants élus par les diverses catégories de personnel, généralement sur proposition des organisations syndicales. Ces organismes, qui n'interviennent pas directement dans la gestion économique, disposent d'attributions consultatives en ce qui concerne l'augmentation du rendement, l'organisation et le fonctionnement techniques de l'entreprise. En outre, ils gèrent avec une autonomie plus ou moins effective les œuvres sociales destinées au bien-être des travailleurs.

Ces formules de co-gestion qui, comme les tentatives d'intéressement précédemment citées, avaient sans doute surtout pour but d'intégrer le plus possible les travailleurs à leurs entreprises, semblent avoir eu un effet un peu différent en réalité. En effet, dans bien des cas, les travailleurs, après avoir obtenu d'être représentés par leurs syndicats dans ces comités d'entreprise, en ont souvent fait une tribune d'opposition à la politique patronale au lieu d'une chambre de dialogue entre participants à une oeuvre commune. Ces comités, en particulier sous leur aspect économique, sont donc assez rapidement tombés en désuétude, les patrons négligeant de les convoquer alors que les travailleurs ne s'y intéressaient que superficiellement. Ils ont cependant bien joué leur rôle d'information puisqu'ils ont permis aux syndiqués d'obtenir un certain nombre de renseignements sur le fonctionnement des entreprises inaccessibles auparavant. En ce qui concerne la gestion proprement dite des entreprises, ces comités ont laissé très peu de pouvoir réel à des travailleurs peu préparés à exercer ce rôle et toujours dominés par la force du patronat privé. On peut donc affirmer sans crainte que ces tentatives de co-gestion n'ont rien changé de fondamental à l'aliénation des travailleurs. Dans tous ces pays, c'est surtout grâce à l'action du syndicalisme en dehors des entreprises que les travailleurs semblent avoir obtenu la plupart de leurs victoires.

C'est dans la même perspective que le technocrate François Bloch-Lainé proposait dernièrement d'établir une sorte « d'économie concertée » où, grâce au système de planification française, les syndiqués, les patrons et l'État s'uniraient pour contrôler conjointement l'économie. Au niveau des grandes entreprises, dirigées en réalité par un groupe de directeurs-technocrates, les représentants des travailleurs comme ceux du capital jouiraient d'un même pouvoir de contrôle auprès de ces « managers » considérés comme un exécutif responsable. Au niveau des régions comme à celui de l'ensemble de la nation, les représentants des travailleurs, du patronat et de l'État se « concerteraient » pour établir les grands objectifs de la planification et pour procéder à leur exécution. Ceci s'accomplirait sans que soit changée fondamentalement la propriété d'entreprises qui, de toute façon, quel que soit leur statut juridique, sont toutes dirigées en fait par un groupe de techniciens plus ou moins contrôlés selon les cas. Les différents groupes sociaux s'entendraient sur une politique des revenus établissant un certain contrôle des salaires, des prix, des profits et de l'expansion économique en général. C'est une politique du même genre que Wilson a négociée avec les syndicats anglais, même s'il a eu assez de difficultés à la faire admettre par leur aile gauche dirigée par Frank Cousins.

Les expériences de co-gestion en Europe occidentale n'ont donc pas apporté grand-chose aux travailleurs ni au syndicalisme qui ne s'y est d'ailleurs engagé qu'avec une grande prudence. Ces tentatives ont presque tou¬jours été des leurres puisque, de toute façon, lorsqu'il s'agissait de décisions vraiment importantes, les ouvriers se trouvaient toujours en minorité et ne pouvaient choisir qu'entre la consultation inefficace ou la contestation globale.

c) L'autogestion

On se trouve devant une véritable autogestion lorsque les producteurs, c'est-à-dire ceux qui travaillent dans une entreprise ou une usine, la possèdent et la gèrent eux-mêmes de façon démocratique sans intervention de pouvoirs extérieurs. Historiquement, les travailleurs ont réalisé cette aspiration fonda¬mentale surtout à travers les coopératives de production et les communautés de travail expérimentées dans divers pays. De façon générale, ces expériences ne se sont pas étendues, restant en marge du syndicalisme organisé. On retrouve encore aujourd'hui en France un certain nombre de communautés de travail au sein desquelles un certain clivage s'est souvent établi entre les premiers adhérents et ceux qui se sont joints subséquemment à l'entreprise.

Mais la réalisation par excellence du principe autogestionnaire c'est la Yougoslavie qui nous la présente. Toute la société yougoslave s'édifie en effet autour de ce modèle approché de quatre façons différentes : l'autogestion com¬munale. l'autogestion coopérative rurale, l'autogestion ouvrière et l'autogestion sociale. C'est à ces deux dernières formes que nous nous intéresserons particulièrement ici parce qu'elles se réalisent au niveau de l'entreprise de production ou de services qui fait surtout l'objet de cet article .

L'autogestion ouvrière donne toute sa spécificité au régime yougoslave. À partir de 1951, elle naissait du passage d'une planification économique de type soviétique à une vaste décentralisation grâce à laquelle le personnel de chaque entreprise était chargé d'établir son plan de production et d'investissement. S'il s'agit d'une entreprise employant plus de 30 ouvriers, l'assemblée du personnel élit un conseil ouvrier qui nomme lui-même le comité de direction de l'entre¬prise. Ce comité compte de trois à onze membres selon la taille de l'usine : le directeur de l'entreprise, membre de droit, ne peut en être élu président. Les trois quarts des membres du comité doivent être des ouvriers de la produc¬tion : de façon à ce que le plus grand nombre possible de travailleurs puissent participer à la gestion le tiers des membres doit en être renouvelé chaque année et la loi prévoit même que personne ne peut être élu consécutivement plus de deux fois.

Dans les grandes entreprises, l'autogestion s'effectue au niveau d'unités plus petites, l'atelier ou le bureau, de façon à mieux assurer la participation au niveau de l'ensemble.

Parmi les fonctions du conseil ouvrier, mentionnons en particulier l'élaboration du plan annuel, l'orientation de la production, de la vente et de l'achat, la répartition des investissements, la constitution du fonds social pour le logement, l'éducation et la culture et finalement, la répartition aux ouvriers d'une partie des bénéfices. Alors que les communautés de travail du monde capitaliste cherchent surtout à nier ou a supprimer les antagonismes entre dirigeants et dirigés, entre manuels et intellectuels, l'expérience yougoslave part de ces divergences possibles mais essaie plutôt de les canaliser, de veiller à ce qu'aucune strate ne l'emporte sur l'autre : elle accepte donc de voir dans l'autogestion une forme de participation conflictuelle. Voilà pourquoi un mouvement syndical fort, moins revendicatif que ceux que nous connaissons dans notre monde capitaliste, continue à s'occuper d'animation et du règlement des griefs individuels dans chaque entreprise.

L'autogestion ouvrière a été étendue en 1953 à tout le secteur de la consommation prise dans son sens le plus large, c'est-à-dire aux entreprises d'alimentation, de loisirs, de culture, d'éducation, de logement, de santé et de bien-être. Chacune des unités de ce secteur est devenue propriété sociale gérée en commun par les représentants des usagers, du personnel et de la commu¬nauté territoriale intéressée. Les producteurs sont ici rejoints par des représentants d'autres groupes qui, pas plus qu'eux, n'ont de droits exclusifs à la propriété de l'entreprise : on parle donc encore d'autogestion et non de co-gestion.

On trouve donc dans le système yougoslave une réalisation concrète et efficace de cette gestion ouvrière élaborée comme une utopie par les premiers grands penseurs socialistes, Ce modèle fonctionne d'autant mieux qu'il s'insère dans un système général de planification socialiste qui a d'abord réalisé le passage à la propriété collective de la presque totalité des entreprises du pays : il est donc celui auquel on doit d'abord se référer pour prévoir les limites, les possibilités et les difficultés de tentatives du même genre en d'autres pays.

À partir de ces différents modèles de participation auxquels se sont confrontés avec plus ou moins de succès les travailleurs des sociétés indus¬trielles, un certain nombre d'auteurs ont essayé de faire le point et de voir dans quel sens devrait s'infléchir la stratégie ouvrière.

Pour Serge Mallet et André Gorz , la nouvelle classe ouvrière qui se forme dans les usines automatisées des secteurs de pointe (pétrole, chimie, électronique) semble beaucoup plus sensible aux revendications ayant trait à la gestion de l'entreprise qu'à celles qui concernent salaires ou conditions de travail. Ces auteurs pensent donc que la stratégie ouvrière devrait viser à contrôler progressivement la gestion des entreprises de pointe : les travailleurs réaliseraient ainsi des réformes de type révolutionnaire qui saperaient de l'intérieur le système capitaliste et pourraient préfigurer le système socialiste de l'avenir au sein duquel chaque entreprise autogérée pourrait trouver naturel¬lement sa place. Ce projet global est appuyé sur plusieurs études sociologiques effectuées auprès des travailleurs d'entreprises de pointe en France et en Italie.

Pour un auteur comme Touraine , au contraire, le niveau de l'entreprise semble devoir perdre de l'importance à mesure que l'on débouche sur la civilisation industrielle, qui rapproche socialisme et capitalisme. Dans les deux cas, le syndicalisme doit devenir un syndicalisme de contrôle, agissant surtout au niveau de l'État et des collectivités territoriales. C'est là que le mouvement ouvrier devrait faire valoir ses deux revendications fondamen¬tales : le développement économique et la démocratie sociale. Les travailleurs devront ainsi, aux côtés des autres forces sociales, contrôler l'action de l'État pour l'infléchir dans le sens de leur projet global : c'est la seule façon d'ailleurs de construire la civilisation industrielle universelle de l'avenir.

Ces deux perspectives se rejoignent en partie : en effet, il est difficile de voir comment des tentatives de réforme au seul niveau de l'entreprise pourraient réussir sinon à l'intérieur d'un projet de contestation globale de la société ; de la même façon l'action d'un syndicalisme de contrôle ne serait véritablement efficace qu'appuyée sur un mouvement de la base au niveau de chacune des entreprises. Leur différence fondamentale tient peut-être surtout à la forme que doit prendre l'engagement syndical : pour Gorz et Mallet les travailleurs devraient s'engager directement au niveau de la décision alors que pour Touraine ils pourraient peut-être se contenter de contrôler l'adminis¬tration et l'exécution des politiques sans participer directement à la prise de décision.

2. Le syndicalisme québécois

Les travailleurs québécois, après les forts mouvements revendicatifs du siècle dernier , ont trop longtemps oscillé entre les aumôniers de la C.T.C.C. et les « labor bosses » du syndicalisme international. Mais l'accélération de l'industrialisation, le duplessisme et, plus récemment, le renouveau de la pensée nationaliste, ont fortement changé la structure et les objectifs de notre mouvement syndical et de ses deux principaux représentants, la FTQ et la CSN.

Dépassant le simple domaine de la convention collective, chère au syndicalisme américain, la FTQ, à force de se faire tirer la patte, a fini par suivre les directives du CTC en optant pour l'action politique au sein du NPD autour de 1960 : depuis ce temps, son appui à ce parti est demeuré presque exclusivement symbolique. Depuis la mort de Roger Provost et son remplacement par Louis Laberge, l'influence d'une gauche nationaliste, représentée surtout par des anciens de la Fédération des Unions Industrielles du Québec (Daoust, Vaillancourt, Gérin-Lajoie etc.) se manifeste de plus en plus : elle préconise une sensibilisation plus grande aux aspirations propres aux travailleurs québécois et une radicalisation de l'action politique. La transformation de la FTQ demeure encore latente cependant : elle ne s'est exprimée par aucune initiative concrète. Quant à ses syndicats affiliés, ils semblent jusqu'à maintenant s'en tenir dans leurs revendications concrètes à la négociation de conventions collectives valables pour leurs membres, sans trop se préoccuper des travailleurs non encore syndiqués. Le fait que la FTQ représente surtout les travailleurs du secteur privé et de la grande entreprise explique en bonne partie son attachement au modèle syndical américain.

Quant à la CSN, son caractère exclusivement québécois comme le nombre important de travailleurs des services, des secteurs publics et parapublics qu'elle regroupe l'ont amenée à évoluer de façon légèrement différente. On peut mesurer en partie cette transformation en analysant le « Rapport moral » de Marcel Pépin au congrès d'octobre 1966 de sa centrale.

a) Le rapport Pépin

Dans ce rapport, la C.S.N. effectue pour la première fois une critique globale et serrée d'abord du capitalisme québécois puis des carences de l'État en matière de planification et de contrôle de notre économie : comment, en effet, des initiatives aussi timides que la création de la SGF et d'un Conseil d'Orientation Économique impuissant auraient-elles pu nous faire échapper à l'emprise des monopoles américains. Cette critique de fond prouve à quel point le syndicalisme québécois doit abandonner la seule défense des intérêts de ses membres actuels pour aborder les problèmes généraux qui affrontent la majorité des travailleurs, syndiqués ou non. Le rapport n'y répond cependant, lorsqu'il s'agit des « approches d'une solution », que par un catalogue de réformes, souhaitables sans doute, mais qui ne contestent en rien les structures fondamentales du système capitaliste. Qu'il s'agisse du droit d'intervention, du droit à l'information, du droit à la formation ou de la planification démocra¬tique, nous ne retrouvons aucune de ces réformes révolutionnaires pouvant graduellement mettre en pièces le système dominant. À ce propos, la grande absente c'est la politique : devant un État qui, en plus de défavoriser les travailleurs, ne possède aucun plan cohérent de développement économique et social, comment les syndicats pourraient-ils hésiter à prendre l'initiative de la fondation d'un véritable parti des travailleurs qui s'emparerait de l'État pour le transformer -Mais tout ce que Pépin nous offre c'est de déléguer des observateurs auprès des gouvernements, les publications, les manifestations, les assemblées syndicales ou publiques, la critique des lois et des projets de loi, la surveillance constante des hommes publics » . À un si grand mal, quel petit remède.

En plus de ces revendications de type global, le rapport Pépin s'intéresse aussi aux problèmes de la participation des travailleurs à la gestion des entreprises. Retenons deux des conclusions de son diagnostic d'ensemble :

« les travailleurs n'ont aucun pouvoir de décision directe dans l'entreprise, même à propos de questions qui les concernent vitalement, comme la sécurité du travail, par exemple, et généralement ils ne sont pas même consultés ;

- les travailleurs, et le peuple en général, font les frais de cette situation générale et c'est en étrangers dans l'entreprise qu'ils doivent se débattre contre les décisions du patronat, comme c'est en étrangers dans la cité qu'ils doivent subir les contre-coups des décisions économiques que seul un petit nombre de grands-prêtres de l'économie sont appelés à prendre envers ou contre la collectivité impuissante » .

Encore ici, à ces accents quasi-prophétiques répondent, à notre avis, des réformettes. Au niveau de l'entreprise, on « suggère d'examiner la possibilité d'une législation visant à rendre obligatoire la création de conseils d'entreprise composés de représentants de travailleurs et auxquels on conférerait certains droits, notamment celui d'être informés sur la situation financière de l'entreprise, sur ses prévisions et projets » et généralement sur l'ensemble des problèmes posés par l'automation. Dans le même sens, le rapport se deman¬de si, comme le propose en France l'amendement Vallon, les travailleurs ne devraient pas avoir droit à la partie du profit qui sert à l'autofinancement des entreprises, une fois les salaires des employés et les dividendes des actionnaires payés.

Ces quelques suggestions vont plutôt dans le sens des deux premiers types de participation distingués dans la première partie de cet article, l'intéresse¬ment et la co-gestion : en ce sens, tout en ne présentant pas les dangers d'intégration à la société capitaliste des formules les plus poussées de Cogestion dans le secteur privé, elles n'en demeurent pas moins à la surface de l'aliénation des travailleurs auxquels leur réalisation ne pourrait apporter qu'un peu plus d'argent et d'information.

Peut-être aurait-il fallu songer aussi à ces aspirations à l'autogestion latentes dans les revendications de beaucoup de travailleurs des secteurs de pointe de l'industrie privée et, surtout, des secteurs étatiques et para-étatiques.

b) L'autogestion au Québec ?

Dans une société comme la nôtre, est-il donc possible de parler d'auto¬gestion des entreprises sans tomber dans l'utopie et sans nuire à la combativité de la classe ouvrière ? Je le crois personnellement à condition que l'on distin¬gue soigneusement entre les secteurs publics ou para-publics et l'entreprise privée.

Il serait sûrement possible, et même souhaitable, d'amorcer des expérien¬ces autogestionnaires dans l'éducation, dans le secteur hospitalier et dans des entreprises nationalisées comme l'Hydro-Québec. En plus de satisfaire plusieurs des revendications des travailleurs de ces secteurs, une telle tentative de la part des syndicats permettrait en même temps, grâce à une réforme de type révolutionnaire cette fois, de contribuer à la transformation globale de la société : la formule autogestionnaire, réalisée dans un certain nombre d'entre¬prises, constituerait un modèle concret à partir duquel pourrait s'effectuer le passage graduel à un socialisme authentiquement québécois.

Contrairement à la co-gestion, l'autogestion implique le passage de la propriété privée à la propriété collective, effectué par des nationalisations. C'est donc à mesure que des entreprises deviendraient propriété de la collectivité qu'il serait possible d'y organiser une véritable autogestion. En ce qui concerne la co-gestion dans l'entreprise privée, les exemples cités plus haut en ont montré l'efficacité réduite et les dangers pour la classe ouvrière : ces difficultés seraient d'autant plus grandes au Québec vu le contrôle étranger sur toutes nos entreprises importantes qui échappent même à toute emprise de l'État.

Il ne s'agit pas ici pour moi d'élaborer un plan détaillé d'autogestion pour les entreprises publiques et semi-publiques : je voulais simplement suggérer l'utilité de revendications de ce type dans une stratégie ouvrière globale, en particulier pour la C.S.N. qui est particulièrement représentée dans les secteurs intéressés. Ailleurs dans ce numéro, j'essaierai de montrer comment des revendications de ce genre pourraient aussi convenir beaucoup mieux à la C.I.C. que sa politique traditionnelle de défense des commissions scolaires désuètes.

Je voudrais essayer cependant d'appuyer concrètement mes suggestions sur un cas que je connais bien, où ces problèmes se posent de façon évidente.

c) L'université de Montréal ?

Après avoir longtemps été gouvernée de façon irresponsable par les représentants du papier, de la bière, de l'aspirine et du goupillon, l'Université de Montréal a enfin décidé, sous la pression de son principal bailleur de fonds, le gouvernement de Québec, de se démocratiser. Pour ce faire, elle tentera bientôt de faire adopter par la Législature une nouvelle charte grâce à laquelle elle prétend associer ses professeurs et les représentants de ses étudiants à la gestion de l'entreprise commune.

Deux modèles étaient ici possibles. On aurait pu, d'après l'expérience de certains pays d'Amérique du Sud, composer le conseil de l'université exclu¬sivement des représentants des professeurs, des étudiants et des autres employés de l'entreprise, réalisant ainsi une forme pure d'autogestion où les seuls dirigeants d'un organisme sont ceux qui y travaillent d'une manière ou d'une autre. Dans ce cas, l'influence planificatrice essentielle de la collectivité aurait pu s'effectuer par l'intermédiaire d'un Office de l'Enseignement Supérieur ou d'un Conseil des Universités où budgets et normes auraient été discutés par l'État et l'ensemble des universités autogérées.

L'autre formule, celle des universités yougoslaves, aurait associé directe¬ment au sein du conseil de l'université les représentants de l'État et ceux de la collectivité universitaire (professeurs, étudiants, employés). Cette formule, que les Yougoslaves appellent aussi autogestion, est plutôt nommée Co-gestion au Québec, sans doute parce que notre État bourgeois est toujours assimilé à l'entreprise privée. Un tel système, sans doute valable en pays socialiste, est plein d'embûches dans une société comme la nôtre si les représentants de l'État sont majoritaires : le sort que le gouverneur Reagan est en train de faire subir à l'Université de Californie est un bon exemple des excès auxquels il peut mener.

C'est à une co-gestion de ce genre que se rattache la nouvelle charte, avec certaines particularités qui en détruisent cependant l'équilibre fondamental. Les employés de l'université ne sont pas représentés au conseil de direction ; les étudiants n'ont que le droit de suggérer des noms parmi lesquels le conseil choisira lui-même leurs représentants ; quant aux professeurs, ils n'y seront présents que par les cinq délégués sur un total de 24 d'une Assemblée universitaire ne comprenant elle-même qu'une très mince majorité de profes¬seurs en exercice. Cette nouvelle charte est donc un leurre puisqu'elle ne réalise en rien ni l'autogestion ni même une véritable co-gestion de l'université, qui impliquerait une certaine égalité des parties contractantes.

Si même l'autogestion yougoslave admet l'existence d'un mouvement syndical destiné à en animer les rouages et à formuler les griefs des individus, la nouvelle charte de l'Université de Montréal, loin d'inciter professeurs et étudiants à troquer leurs revendications traditionnelles pour les joies de la participation, doit d'autant plus les inciter à affermir leurs structures syndicales.

Étant donné la procédure choisie pour la représentation des étudiants au conseil de l'université, ils auront tout intérêt à y laisser siéger des délégués

qui en rapporteront une foule d'informations utiles, sans pouvoir de toute façon engager une AGEUM qu'ils ne représenteront pas directement. Cette présence d'informateurs étudiants devrait aussi être prévue au niveau des conseils de faculté et de département. Parallèlement, l'AGEUM devrait conti¬nuer sa politique de revendications globales tout en acceptant la co-gestion dans certains secteurs restreints où l'égalité de représentation serait assurée.

Quant aux professeurs, ils auraient dû s'opposer fermement à une charte qui n'assure la participation que d'un très petit nombre d'entre eux à la gestion de l'université. Une véritable syndicalisation s'impose aussi à eux s'ils veulent faire valoir leurs revendications sur les conditions de travail et sur cet important problème de la recherche, dans une entreprise dévorée par ses tâches d'enseignement. Sans cette initiative, les timides revendications professorales

n'arriveraient au conseil universitaire qu'après avoir été encore filtrées et édulcorées à de multiples reprises. Seul un puissant syndicat de professeurs pourrait d'ailleurs faire en sorte que cette charte imposée soit transformée le plus rapidement possible dans le sens d'une véritable autogestion.

Loin de faciliter l'intégration des étudiants et des professeurs, la nouvelle charte devrait donc au contraire les inciter à préciser et à durcir leurs revendications.

L'exemple de l'université montre bien, à mon avis, comment ces problèmes d'autogestion se posent au sein même d'une société capitaliste qui permet la réalisation partielle d'un tel modèle. C'est dans le même sens qu'il faudrait rechercher une transformation de la structure du pouvoir dans les Collèges (ou Instituts), les écoles secondaires et primaires, en assurant une représentation différente des professeurs, des étudiants et des parents selon le cas. On pourrait aussi travailler du côté du secteur hospitalier où le gros de la représentation au conseil de direction devrait être assuré cette fois par les diverses catégories d'employés (infirmières, médecins, techniciens, employés de bureau, manuels). L'autogestion serait sans doute aussi possible dans des entreprises publiques comme l'Hydro-Québec, la Régie des Alcools, l'Office des Autoroutes, etc. Dans ces derniers cas, même une co-gestion avec les représentants de l'État apparaît moins dangereuse que dans l'entreprise privée puisque, théoriquement du moins, l'État représente l'ensemble de la collectivité.

Voilà autant de secteurs où la stratégie syndicale aurait intérêt à se diversifier en étudiant les voies et moyens de l'autogestion. Il reste énor¬mément à faire pour concevoir et réaliser les étapes concrètes d'une telle réforme révolutionnaire. C'est une des tâches auxquelles nous comptons nous consacrer ici et ailleurs.

3. Vers la démocratie économique

Nous avons surtout voulu dans ce numéro spécial réfléchir sur divers aspects de l'activité des syndicats québécois pour essayer d'en dégager les éléments d'une stratégie à long terme, orientée vers la transformation globale de la société.

Ces éléments, nous les voyons d'abord dans une action intersyndicale qui déboucherait sur un projet global commun de développement économique et social à l'aide de cet instrument indispensable qu'est un véritable parti socialiste.

En attendant la réalisation concrète d'un tel projet, la prise du pouvoir par les travailleurs dans un Québec libre, nous suggérons un autre enrichissement de la stratégie syndicale vers le contrôle de l'entreprise, partout où il est actuellement possible, grâce à des formules autogestionnaires qui préfigure¬raient dans certains secteurs le visage de la société future.

Ces deux approfondissements de la stratégie syndicale pourraient jouer un rôle potentiellement révolutionnaire dans la situation présente.

Ils permettraient d'abord d'unir, au delà de revendications sectorielles parfois opposées, CSN, FTQ, UCC, CIC et UGEQ autour d'objectifs comme la planification économique et le pouvoir des travailleurs au bureau, à l'usine et à l'école.

Les centrales québécoises sortiraient ainsi de l'impasse dans laquelle s'enferme un syndicalisme américain décadent et déclinant puisqu'elles uniraient les revendications des syndiqués, travailleurs malgré tout privilégiés, à celles de l'ensemble des non-syndiqués qui, sauf une minorité d'exploiteurs, ne peuvent attendre une amélioration de leur sort que d'une action politique au niveau de l'État. Par ailleurs, des revendications de type gestionnaire attireraient davantage au syndicalisme les travailleurs des secteurs de pointe, et tous ces nouveaux techniciens du tertiaire, particulièrement touchés par les problèmes de la gestion des entreprises où ils travaillent.

Si les syndicats québécois ne débouchaient pas sur ces deux voies, ils risqueraient de demeurer le mouvement divisé qu'ils sont actuellement, tout en voyant décroître la proportion de leurs effectifs dans l'ensemble de la population active.

Au contraire, une stratégie ainsi orientée nous permettrait d'accéder graduellement par des réformes de type révolutionnaire, à cette démocratie économique ou industrielle qui, au niveau de la coopérative, de l'usine, du bureau, de l'école, de la ville, de la région ou de l'État, remet le pouvoir aux mains de ceux qui forment la grande majorité de la population, les travailleurs. Nous arriverions ainsi progressivement au socialisme, à moins que d'ici là, le contexte international ne nous permette d'agir beaucoup plus rapidement.

Ce texte est extrait de Parti pris, vol. 4, nos 7-8, 1967, pp. 56 à 72.

classiques.uqac.ca/contemporains/gagnon_gabriel/voies_de_autogestion/voies_autogestion.doc
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