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4e débat interactif de l’Adels
« Autogestion : que reste-t-il de nos amours ? »
mardi 07 décembre 2004 à l’Adels
Contribution n°08
Autogestion et entreprise : une utopie réaliste
Par Antoine Bévort, professeur de sociologie du travail au CNAM.


Origine : http://www.adels.org/rdv/autogestion/08_autogestion_et_entreporise_une_utopie_realiste.rtf


La question de l’autogestion renvoie à celle de l’entreprise. Qu’est-ce qu’une entreprise ? La question a paradoxalement été peu traitée, ni par la science économique ni par la sociologie.

En fait, au sujet de l’entreprise, il se passe la même chose que pour l’État, c’est la conception weberienne en tant qu’institution de domination qui domine aussi bien les points de vue de gauche que ceux des libéraux.

Max Weber entend par entreprise « une activité continue en finalité et par groupement organisé en entreprise une sociation comportant une direction administrative à caractère continu, agissant en finalité ». Pour cet auteur, un groupement est constitué « lorsque le maintien de l’ordre est garanti par le comportement de personnes déterminées, instituées spécialement pour en assurer l’exécution, sous l’aspect d’un dirigeant ou éventuellement d’une direction administrative ».

Il y a dans les définitions les plus courantes du politique et de l’entreprise, une pensée implicite que Vincent (1998 :14 ;15) formule ainsi à propos de Weber : « la création de nouvelles valeurs ne peut véritablement et directement concerner les grandes masses. Ces dernières ne participent et ne peuvent participer à des processus de création de valeurs que par l’intermédiaire d’innovateurs charismatiques qui représentent une élite peu nombreuse ». Vincent reprend des critiques formulées par Schütz au sujet de la vision très limitée des processus collectifs de transformation ou de création de valeurs. En se plaçant ainsi significativement dans le contexte de rapports de domination, Weber sous-estime les possibilités de création de sens par le bas : « Il n’arrivait pas à imaginer ou à se représenter le pouvoir comme capacité de mobilisation collective, comme coopération dans l’action et libération d’énergies multiples » (Vincent, 1998 :19).

La condition humaine ne se définit pas dans la seule dialectique de la caverne, ni dans celle des dominés et des dominants. Hannah Arendt s’est élevée contre cette tradition affrontant, comme le dit Ricœur (1989), la quasi-totalité de la philosophie politique, Weber compris. Elle critique vivement l’idée que « le rapport politique se définit comme rapport de domination entre gouvernants et gouvernés, lequel à son tour s'analyse en termes de commandement et d'obéissance ». La domination est pour Arendt une interprétation falsifiée et falsifiante du pouvoir, entendu comme pouvoir de contraindre, comme pouvoir de l'homme sur l'homme. C’est « l'action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, (qui) correspond à la condition humaine de la pluralité ». (1994) Il ne s’agit pas de nier les phénomènes de domination, mais de ne pas épouser ce seul point de vue pour penser le politique comme le fait la tradition dominante de la pensée politique.

Cette tradition de pensée va assez souvent de pair avec l’assimilation du politique au savoir, une tradition qui se nourrit et de grande philosophie et de faux bon sens. C’est la même tradition qui s’oppose à l’idée d‘autogestion qui pourrait cependant se révéler une utopie mobilisatrice en tant qu’alternative aussi bien à la pensée marxiste léniniste qu’à la pensée libérale.

Prôner l’autogestion représente une remise en cause radicale de la tradition dominante qu’elle soit libérale ou marxiste concernant les formes sociales possible du vivre ensemble que cela soit dans la cité ou dans l’entreprise.

Adhérer à l’utopie autogestionnaire suppose d’abord de contester la vision de l’homme et de la femme comme plus ou moins compétent-e pour prendre en main les affaires de la cité et de l’entreprise, plus ou moins désireux - se de les prendre en main. Elle exprime aussi l’analyse de la société comme expression nécessaire, inévitable, des rapports de domination.

L’autogestion véhicule une triple idée :

Les hommes et les femmes sont compétents pour décider dans l’entreprise comme dans la cité.

Les hommes et les femmes n’ont pas envie à priori de se replier sur la sphère privée pour laisser à d’autres les responsabilités

Les rapports sociaux ne sont pas par essence des rapports d’intérêt ou de domination, il existe aussi de rapports de coopération. Ce sont l’histoire, les pratiques, les expériences qui construisent des rapports sociaux qui peuvent être de domination, mais qui peuvent se déployer aussi dans d’autres registres. C’est une question de choix politique.

Ces débats rejoignent ceux de la démocratie participative.

Ces quelques rapides remarques laissent entière la forme possible de l’autogestion, celle de l’articulation avec le marché, celle de la coordination nécessaire des activités autogérées, celle de la planification démocratique, comme celle de l’égalité, le rôle des pouvoirs publics, et celui de la société civile.

L’intérêt de la période, c’est de pouvoir repenser librement les possibles d’une société solidaire et démocratique, pour laquelle l’autogestion peut représenter un chantier intellectuel stimulant.

Antoine Bevort, le 26 novembre 2004,
contribution au débat de l’Adels sur l’autogestion.