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4e débat interactif de l’Adels « Autogestion : que reste-t-il de nos amours ? »
mardi 07 décembre 2004 à l’Adels Contribution n°03
L'ADELS dans les années soixante : une animation nationale de l'autogestion locale
Par Françoise Tétard, ingénieur CNRS, Centre d'histoire sociale du XXème siècle

Origine : http://www.adels.org/rdv/autogestion.htm

http://www.adels.org/rdv/autogestion/03_l%27adels_et_l%27autogestion.rtf



article publié dans :
Franck Georgi (dir.), Autogestion. La dernière utopie, Paris, Publications de la Sorbonne, juin 2003, 612 p., pp. 287-308

Le secteur de la Jeunesse et de l'éducation populaire apparaît très peu autogestionnaire. Il est constitué de mouvements, qui depuis la deuxième guerre sont devenus des partenaires de l'Etat. Corps intermédiaires par excellence, méfiants envers l'Etat et en même temps fascinés par lui, ils ont accepté la délégation de mission qui leur était donnée, celle de l'éducation dans le pluralisme, à côté et en plus de l'instruction donnée à l'école. Ils ont préservé leur individualité mais collectivement, ils ont ainsi cherché de la reconnaissance. Beaucoup plus que l'autogestion, qui semble très peu atteindre ces quelques 70 mouvements, c'est souvent la cogestion qui a été en discussion, la cogestion étant alors une manière de gérer à quelques mouvements cooptés et auto-légitimés des budgets et des moyens accordés par l'Etat. Des mouvements dans ce secteur se sont positionnés depuis les années 1950 par rapport à cette philosophe de la cogestion, la plupart y ont été favorables, d'autres (tels la Ligue de l'Enseignement) se sont montrés plus réticents .

Un des rares mouvements qui me semble avoir été au coeur de discussions sur l'autogestion dans les années 1960-1970 fut l'ADELS. Non pas parce que ce mouvement avait lui-même un fonctionnement autogestionnaire, mais parce que son domaine de compétences l'amenant sur le terrain du municipal et du local, il construisit des argumentations et il constitua un corpus d'analyse par rapport au territoire, et par la suite, il prit des positions par rapport à la participation directe des habitants à leur propre vie territoriale.

Mais l'ADELS n'a pas écrit son histoire, même si récemment elle a fêté ses 40 ans, et l'association ne s'est pas encore sérieusement préoccupée de ses archives. Une chance cependant : l'ADELS est un mouvement qui a beaucoup écrit, ce fut même une de ses principales activités. J'ai donc eu à ma disposition l'ensemble des revues et ouvrages publiés par ou avec l'ADELS et rédigés directement par les militants de cette association. Cette communication est donc encore très provisoire, car le simple dépouillement des imprimés ne peut suffire. Il manque les ambiances, les conflits, les atmosphères que seules les archives de première main peuvent apporter. Je tenterai néanmoins de débusquer ici la manière dont le terme d'autogestion se trouve employé et interprété, à l'intérieur de l'ADELS et dans son environnement immédiat.

1 - L'ADELS ou le pouvoir de l'écriture

L'ADELS est née en 1958, et se déclare en association 1901 aux lendemains des élections municipales. Un journaliste en présentera ainsi les origines : "Elle a été lancée par des élus et militants d'une dizaine de municipalités de gauche, mais non inscrites, qui voulaient se démarquer de la vieille gestion de la SFIO et à l'occasion de celle du PC" . Dans les toutes premières années, son sigle reste le même mais se développe de manière légèrement différente jusqu'en 1963, moment où l'intitulé semble enfin stabilisé :
- en 1959 : Association Démocratique des Elus Locaux et Sociaux
- en 1960 : Association Démocratique des Elus Locaux et Municipaux
- en 1961 : Assocation Démocratique des Elus et animateurs de la vie Locale et Sociale
- en 1963 : Association pour la Démocratie et l'Éducation Locale et Sociale

Roger Beaunez en fut un de ses principaux fondateurs, voici comment il présente le lancement de l'ADELS : "Elle est surtout l'oeuvre de jeunes militants politiques et associatifs, présents et actifs sur le terrain de la vie locale. Elle s'est créée à l'initiative de l'Union de la Gauche Socialiste (UGS), qui regroupait essentiellement la nouvelle Gauche et le Mouvement de Libération du Peuple (MLP) dont les membres venaient pour une bonne part du Mouvement Populaire des Familles (MPF) et de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC)" . Elle se forge donc dans le creuset d'un militantisme chrétien de gauche, proche de la CFTC.

Roger Beaunez était lui-même un ancien de la JOC. Ses parents étaient de milieu ouvrier et de sensibilité plutôt gauche laïque. Mais il a milité à la JOC d'Asnières à partir de 1937, puis il a été président de la fédération jociste de Paris-Nord. En 1950, il a milité au MLP, il est devenu membre du comité directeur. Il a été arrêté pendant la guerre d'Algérie, après avoir organisé des journées d'amitié franco-algérienne, et a été défendu par Paul Stibbe, dont il deviendra un peu plus tard le suppléant aux élections législatives du début de la Vème République. Son militantisme le conduit ensuite vers l'UGS. Licencié de son travail à plusieurs reprises pour raisons militantes, il trouvera refuge auprès de Claude Bourdet, conseiller municipal de Paris, dont il sera le secrétaire .

La création de l'ADELS correspondait à plusieurs objectifs : "aider les nouveaux élus et développer un courant d'intérêt qui s'était manifesté en ce domaine dans les nouvelles générations ; développer l'étude des problèmes relevant des collectivités locales ou des institutions sociales ; apporter à ses adhérents l'aide technique leur donnant des compétences nécessaires à l'exercice de leur responsabilité présente ou à venir ; favoriser en ce domaine les échanges d'expériences" . Dans ses appels aux adhérents, l'association se présente comme "une plate-forme des forces vives d'expression populaire" et dit son ambition de donner aux militants "des outils de travail pratiques pour conduire une action politique ou sociale à l'échelon communal", ainsi que "de former les animateurs locaux aux problèmes relevant des collectivités de base".

L'ADELS se vit beaucoup plus comme un réseau que comme un mouvement structuré. Ses membres disent : "Ce qui nous caractérisait, c'était notre carnet d'adresses". C'est ainsi d'ailleurs que la décrivait en 1983 Paul Pavy, son président de l'époque : "L'ADELS est une association protéiforme, il est impossible d'en dessiner les contours avec exactitude comme il est impossible de trouver un militant "pur ADELS". Simplement, il y a un réseau de quelques centaines de personnes, peut-être un millier, qui se réclament de ce qu'on peut appeler l'esprit ADELS" .

Depuis sa création, l'ADELS a eu très peu de permanents, a reçu relativement peu de moyens de la part de l'Etat, elle a pris l'habitude de vivre sur ses fonds propres. Dès 1960, elle s'est rangée du côté de l'éducation populaire, et en 1964, elle a ainsi reçu de la part du Secrétariat d'Etat à la Jeunesse et aux Sports (avec Maurice Herzog à sa tête) l'agrément, lui permettant de recevoir ses premières subventions. Dans la réalité de son fonctionnement, l'ADELS ne peut guère prétendre être un mouvement de masse et - contrairement à d'autres mouvements qui étaient dans son sillage - sa propension à la vie associative est toujours restée très mesurée. Son organisation collective est minimaliste, et les commissions d'études ou les secrétariats de rédaction de la revue semblent souvent plus importants que le conseil d'administration ou l'assemblée générale de l'association. Un tract résume assez bien cette simplicité de fonctionnement : "une assemblée générale par an, un conseil d'administration par trimestre et un bureau par semaine" . A partir de novembre 1961, est formé un comité de patronage, la liste des noms qui le composent figure sur plusieurs documents internes et sur le bulletin,voulant illustrer par là le soutien des courants dont l'ADELS se prévaut.

Elle a été surtout une structure souple et adaptable, un micro-organisme s'appuyant sur des correspondants régionaux, toujours soucieux de leur indépendance. Ce fonctionnement interne discret fut cependant producteur d'efficacité, car le rayonnement de l'ADELS n'a pas failli : le sujet dont elle était porteuse - la démocratie locale et les modes de gestion communale - y a certes contribué, mais c'est surtout ses productions écrites qui ont assuré sa reconnaissance et sa stabilité.

L'ADELS en effet a diffusé inlassablement ses idées par l'écriture : un bulletin, une revue, des ouvrages... Elle n'a jamais failli sur ce terrain et sa régularité est étonnante de constance et de ténacité. Il fallut beaucoup d'énergie militante et des rédacteurs particulièrement productifs et inspirés, pour rester fidèle à l'objectif d'origine durant plus de quarante ans. Le premier acte de l'ADELS en 1958 fut la rédaction d'un bulletin de liaison, qui très vite devint une revue, ronéotée d'abord, puis imprimée à partir de 1965, qui s'est appelée Correspondance Municipale puis à partir de 1989 Territoires, qui a connu différentes formes mais qui, quoiqu'il arrive, a su garder sa périodicité.

Le premier numéro sort en novembre 1959 et il est vendu d'abord à 250 exemplaires. Il est très vite annoncé comme mensuel, il a pour titre "Correspondance Municipale" et il est présenté comme "le Bulletin d'information sur les problèmes d'Action communale, municipale et sociale". Dès 1960, il y a 222 abonnements et 1000 adhérents. Le Bulletin est composé d'abord de feuilles ronéotypées de différentes couleurs, pliées en deux et glissées dans une pochette, qui comportent des informations pratiques et techniques, sous forme de fiches d'information et d'initiation. Puis, à partir du 21ème numéro, il est annoncé "qu'un effort particulier sera porté à la présentation de la revue, pour en mettre le contenu en valeur et rendre sa lecture plus attrayante". Le Bulletin prend alors la forme d'un assemblage dont tous les feuillets sont reliés à la colle, et qui sont donc détachables, "ce qui doit faciliter la conservation des fiches classées par rubriques". Sur la couverture, figure désormais les noms du Comité de patronage, et le sous-titre de "Revue mensuelle d'information et d'action communale, municipale et sociale", devient "Documents pour l'information et l'action locale, régionale et sociale". Ces changements de présentation ne sont pas anodins, nous y reviendrons un peu plus loin.

Les responsables de l'ADELS ont très tôt le souci de leurs lecteurs. La revue est le moyen d'expression du réseau et c'est aussi la principale ressource financière. Le nombre d'abonnés est régulièrement martelé lors des assemblées générales et les éditoriaux se veulent incitatifs. Le Bulletin s'adresse "aux élus locaux et à tous ceux qui veulent participer au développement démocratique de la vie locale, municipale et sociale" , et plus particulièrement aux jeunes. La métaphore de la jeunesse et du nécessaire rajeunissement des politiques est utilisée pour convaincre les nouveaux lecteurs : "rajeunissons les moeurs, mais aussi les méthodes" ; "que la commune retrouve son rôle de cadre dans lequel les citoyens, surtout les jeunes générations, recevront leur éducation de base politique".

Le constat que "de plus en plus, de nouvelles équipes prennent des responsabilités dans la vie de la Cité" s'accompagne d'une critique frontale sur "les notabilités" et sur "la technocratie". L'ADELS propose que "les responsables élus militants, par leur enracinement en pleine vie populaire, expriment les besoins de la population" et qu'"à la technocratie succède une décentralisation, associant effectivement et progressivement, au travers des élus, la plus grande partie de la population à la gestion des affaires municipales et sociales". Elle exprime fortement une conviction, celle que "les libertés communales ne se défendent jamais aussi bien qu'en les exerçant : la démocratie doit se renouveler dans le cadre même des préoccupations quotidiennes".

Un slogan résume ces prises de position, c'est : "faire du citoyen mineur d'une commune sous tutelle, un citoyen majeur d'une commune émancipée". Ce slogan sera utilisé à plusieurs reprises dans les tracts d'appel aux lecteurs dès 1960 et sera de nouveau glissé dans la quatrième de couverture d'un ouvrage qui connut un succès de diffusion, écrit par Roger Beaunez et Max Dejour, et intitulé "La Commune, le conseil municipal... et les citoyens ? Pouvoir local et démocratie"? La première sortie de cet ouvrage date de 1971 aux Editions universitaires, il est réédité en 1976 aux Editions ouvrières, avec cette fois une préface d'Hubert Dubedout, maire de Grenoble et avec toujours le même slogan.

L'ADELS ne se contente pas de la revue, puisque Roger Beaunez, toujours lui, prend en charge aux Editions ouvrières une collection qu'il nomme "Pouvoir local". Cette position d'éditeur ajoute au pouvoir d'écriture, et des publications sont rééditées plusieurs fois. Elles répondaient sans doute à un besoin des jeunes et nouveaux élus, un peu démunis dans leur nouvelles fonctions. Mais leur contenu est souvent moins militant que ne l'étaient les premiers feuillets de la revue. Dès le départ, l'ouvrage"Commune d'aujourd'hui", écrit par Francis Houdet et Paul Cornières, et publié par le Centre de Culture ouvrière (CCO) en 1959, à la veille des élections municipales, avait été largement diffusé par divers mouvements et des municipalités. Forts de ce succès, les fondateurs de l'ADELS ont poursuivi l'entreprise avec les deux tomes de "Communes et démocratie" écrits par Roger Aubin en 1965. Un avertissement précise que ces ouvrages sont le fruit du travail collectif d'une petite équipe, constituée de : Bernard Archer, Roger Beaunez, André Chaudières, Paul Cornière, Jean Fribault, Francis Houdet, Jean Mazot, Claude Néry, Michel Rocard, Henry Théry, Jean Villot. Le public visé est à la fois celui "des élus municipaux, des enseignants, des militants sociaux, syndicaux ou politiques". Les auteurs voudraient atteindre "le Français moyen, soucieux de franchir le fossé qui sépare le citoyen passif du citoyen actif" .

L'ADELS est une association nationale qui structure une pensée sur le communal et le municipal. C'est une identité assez originale par rapport au paysage des mouvements d'éducation populaire de l'époque, qui fonctionnaient surtout sur des principes jacobins. Quelques hommes à ce titre ont beaucoup écrit, certains parmi eux étaient des journalistes professionnels, d'autres des militants qui avaient la plume facile, d'autres enfin des occasionnels de l'écriture qui avaient des idées à défendre.


2 - Le terme d'autogestion vient se loger dans... l'habitat

Pour répondre à l'objectif de ce colloque, et pour pister le terme d'"autogestion" dans son usage explicite, j'ai procédé à un dépouillement systématique du Bulletin dans les deux premières années, du numéro 1 de novembre 1959 au numéro 30 de septembre 1962 . Les thèmes qui y sont traités sont : les équipements communaux, les finances locales, l'aménagement du territoire, et surtout l'habitat, qui a été choisi comme thème principal pour le cycle de l'année 1961-1962.

Dans cette période, le terme d'autogestion est rarement employé pour désigner un projet politique à part entière. D'autres termes lui sont souvent préférés, tels "participation" : "Il faut faire participer les communes à l'avenir collectif du pays, avenir auquel elles auront été associées et auront souscrit" .
Ou encore "pouvoir gestionnaire" : "Etre libre, c'est en premier lieu, avoir les moyens de l'être. Aussi l'autonomie des finances locales est-elle la condition de l'autonomie politique. Ce désir coïncide avec une juste appréciation des nécessités de la vie démocratique : plus la gestion est décentralisée, plus elle est prise en charge par les intéressés eux-mêmes, plus il y a de démocratie.(...) Les objectifs de la démocratie ne sont pas seulement d'ordre gestionnaire, elles exigent le respect de la justice sociale. Inventer des formules nouvelles pour garder à l'échelon local le maximum de pouvoir gestionnaire et pour que cet échelon de base demeure le lieu où s'expriment les besoins de la population" .
Dès le premier numéro donc, les contours politiques étaient donnés.

Dans ces années de démarrage de l'ADELS, le secteur qui est d'abord investi par les idées autogestionnaires n'est pas l'entreprise ou autre collectivité professionnelle, mais le logement, c'est à dire la gestion d'un habitat par ceux qui y logent. L'usage du mot "autogestion" comme tel apparaît au détour de comptes-rendus d'expériences, françaises ou étrangères, portant essentiellement sur le logement ou l'urbanisme et sur le rôle que peuvent y jouer les locataires et les habitants du quartier. Un article de décembre 1961 souligne par exemple "l'intérêt d'une action de base conduisant à des responsabilités gestionnaires s'appuyant réellement sur les usagers". Cet article intitulé "Une cité qui bouge", décrit un HLM de Bourges, c'est un témoignage rédigé par Michel Colin, "animateur membre du PSU". Il est le secrétaire de la section de Bourges, il est professeur de français au collège technique du quartier et il s'est investi dans l'amicale de locataires de la Cité de la Chancellerie où il habite. Il croit en la défense des intérêts des locataires sous toutes ses formes et il conclut sa lettre en se demandant "s'il ne faudrait pas prendre la gestion de l'Office HLM", ce qui donnerait alors le vrai pouvoir de décision...

L'équipe de Correspondance Municipale a donc choisi pour l'année 1961-1962 de se concentrer sur le thème de "l'habitat et ses prolongements (logement, habitation, équipement social et culturel)". Dans ce but, sont préparées des fiches techniques de base sur "tout ce qu'il faut savoir", puis des documents "actualités", relatant "des expériences locales et réalisations étrangères". L'équipe de l'ADELS s'est sentie impliquée sur ce sujet car elle a participé activement à plusieurs journées d'études :
- celle de janvier 1960, organisée par le Centre national pour l'amélioration de l'habitat à l'Unesco
- celle de mars 1960, mise en place par l'Institut de Culture Ouvrière au Centre d'Education populaire de Montry en Seine et Marne
- celle de décembre 1960 que le groupe "Construire" a réalisée au Centre international d'études pédagogiques de Sèvres.

Dès le début 1961, un numéro spécial du Bulletin propose "une enquête préparatoire à l'établissement des projets d'aménagement et d'équipement communal". Cette méthode de l'enquête n'est pas sans faire penser à la démarche de la JOC , qui diffusait régulièrement des questionnaires auprès de ses adhérents. Le cadre de cette enquête s'inspire d'une part des recherches du Groupe d'Ethnologie Sociale dirigé par Paul-Henry Chombart de Lauwe et d'autre part des travaux d'Economie et Humanisme. Pourquoi cette initiative ? La réponse est limpide : "L'action communale, bien comprise, peut être un élément d'éducation politique. Elle peut être aussi un moyen d'intéresser et de faire participer les citoyens à la vie publique" .

Les 14 janvier 1961 et 4 mars 1961, l'ADELS a organisé deux visites successives au grand ensemble de Massy-Antony. Ce fut un succès, il y avait plus de 120 participants : "élus municipaux, divers milieux techniques et administratifs de la construction, mais aussi de multiples groupements familiaux, socio-culturels, comités de locataires, groupe d'action communale et locale de nombreuses communes". Jacques Mazot, directeur de la publication, en fait un compte-rendu succint et en justifie le bien-fondé :
"A partir de l'idée fondamentale que la gestion des affaires publiques est l'affaire du peuple lui-même (dont les élus, désignés démocratiquement, ne sont que les représentants les plus qualifiés), il importe de redonner à chacun des citoyens de nos communes - à chacun des usagers des services que gèrent les collectivités territoriales (locales ou régionales) - le goût de collaborer eux-mêmes à l'élaboration et à l'animation des structures sociales mises en place. Notre volonté est d'aider les usagers à retrouver les moyens de participer efficacement à la gestion directe de l'ensemble des affaires publiques par le jeu de la représentation démocratique" .
Et il constate avec satisfaction que le dialogue s'est établi. Cette notion de dialogue entre techniciens, politiques et usagers est un souci constant de l'ADELS. Jacques Mazot se félicite "de la volonté des usagers de prendre eux-mêmes une part active à l'élaboration, à l'exécution des programmes, puis à la gestion directe, économique, sociale et culturelle des services mis ainsi à leur disposition par la municipalité et par l'Etat". Il y voit "les prémices d'un véritable service national de l'habitat".

Dès lors, les témoignages de "démocratie communale" en matière d'habitat, réussie ou pas, vont venir régulièrement émailler le Bulletin. Entre autres exemples, je citerai :
- en octobre 1961 celui de la commune de Sceaux, où des conseillers municipaux, s'appuyant sur un groupe local d'action communale, ont procédé à une enquête sondage d'opinion, sur un quartier en voie de transformation : le quartier des Quatre Chemins et de la Gare de Robinson.
- en novembre 1961 celui de la ville nouvelle de Lacq-Mourenx, où deux associations de locataires représentent quelques 3000 logements, dans une ville "qui a été conçue sans l'avis des usagers" .
- en janvier 1962, celui d'une amicale de locataires à Mâcon, rattachée à la CNL, où des délégués d'escalier implantés dans chaque immeuble, représentent les quatre cités HLM de la Percée-Sud. L'auteur de l'article fait ce constat : "L'amicale a un rôle revendicatif, elle se propose de faire participer le plus possible de locataires à son action et d'introduire une esquisse de gestion démocratique. Mais la population répugne à s'engager, elle redoute, par ignorance, une participation, directe ou non, à une oeuvre commune. Un noyau est très actif, mais la masse reste passive, soit par indifférence, soit par confiance. Il est urgent de chercher et de mettre en oeuvre les moyens propres à "dégeler" la masse des locataires."
- en juin 1962, celui des coopératives d'habitation non HLM de Pessac. A. Kespern, l'auteur de l'article, rappelle à cet effet la création de l'Association des Castors en 1948 : "association volontaire à caractère démocratique, le groupe Castor s'affirmait ainsi dans la tradition gestionnaire du mouvement ouvrier". Mais si "un esprit pionnier animait les fondateurs, souvent syndicalistes", ce mouvement se révéla "incapable de maîtrier son développement dans une structure nationale cohérente et efficace". Et l'insuffisance de l'organisation coopérative rendit nécessaire l'intervention de techniciens, dont la présence vint fausser la structure sociale naturelle.

A côté des expériences françaises, il y avait les modèles venus de l'étranger. Plusieurs sont analysés dans des articles du Bulletin, de manière assez précise. Ainsi :
- Jacques Jenny et H. Houdet évoquent en octobre 1961 : "Les new-towns ou les villes satellites londoniennes". Ils y ont constaté "le développement de corporations qui s'arrogent des droits sur les assemblées locales élues, que nos conseils municipaux ne tolèreraient pas", et par suite ils posent le problème de la participation des habitants et de leur représentation démocratique "à tous les stades de l'élaboration des plans, de la construction et de la gestion des affaires communes de la cité".
- Roger Dauphin parle en janvier 1962 de "L'expérience yougoslave en matière de logements". Cet article fait suite au voyage d'études que plusieurs membres de l'ADELS viennent d'effectuer en Yougoslavie, à l'invitation de la Conférence permanente des Villes et dans lequel un des points plus particulièrement étudié fut le logement. Pour la première fois, le mot "autogestion" est directement employé dans le Bulletin : "L'autogestion, principe fondamental de la société yougoslave, se limite en ce qui concerne le logement, à l'emploi par les comités du logement, de 50 % du montant des loyers pour l'entretien de l'immeuble. Depuis 1959, le conseil de gestion est élu et traite de tous les problèmes quotidiens de l'usager, et conseil de consommateurs est élu par réunion des électeurs". L'avis de Roger Dauphin sur l'intérêt et la réussite de ce modèle reste nuancé : "Si nos amis yougoslaves n'ont pas tout résolu, ils ont apporté des méthodes novatrices, riches d'enseignement : un certain réalisme politique, une faculté d'adaptation, accentuée par la décentralisation, presque excessive parfois. (...) C'est en cela surtout que le fonctionnement de la société yougoslave apporte un enseignement, le principe de l'autogestion introduit au plan de la commune, de l'entreprise, de l'habitation, a permis une prise de conscience et une prise en charge réelle de leur problèmes par les travailleurs et les usagers".

- P. Guinchat en avril 1962 évoque "Les maisons communautaires rurales de l'Etat de Hesse". L'auteur y constate que "la gestion a lieu sous forme d'administration communale autonome sans aucune influence de l'Etat".

- Bondioli Francesco en septembre 1962 rapporte l'expérience de Matera (Italie) où, sous l'impulsion de travailleurs sociaux, la participation des paysans à la construction de leur maison future se trouve sollicitée

- enfin, C. Grison en septembre 1962, fait un article la politique du logement en Suède, "s'apparentant au courant du socialisme hygiénique".

Ce tour d'horizon ne serait pas complet s'il n'était signalée la journée d'étude que l'ADELS organise le 20 juin 1962 sur les problèmes d'aménagements de la région parisienne et qui réunit sociologues, architectes, syndicalistes, représentants d'associations familiales, sociales, civiques, culturelles. L'usager doit donner son avis par rapport à l'urbanisme qui s'installe, c'est la conviction de l'ADELS. La décennie 1960 est l'âge d'or des équipements, et les IVème et Vème Plans vont contribuer à truffer la France de mètres-carrés sociaux. C'est au cours du Vème Plan (1966-1970) que se profile le concept de "détermination des besoins". Mais, contrairement aux souhaits exprimés par les militants de l'ADELS, les Plans resteront l'apanage des experts. Les "hommes du Plan" travaillent en commissions d'étude au niveau national, ils vont peu sur le terrain, ils sollicitent peu les architectes et encore moins les habitants car les prévisions se formalisent dans l'urgence .
Cette volonté d'intégrer l'avis des habitants dans la conception de leur logement relevait-elle de l'utopie ?


3 - L'animateur local, intermédiaire entre le sommet et la base ?

Le sigle de l'ADELS au départ n'évoquait que "les élus locaux et sociaux". Mais au début 1961, il se transforme en "élus et animateurs de la vie locale et sociale". Un nouveau personnage était apparu, venant s'intercaler dans le dialogue élus-usagers, sans pour autant s'y substituer. Cette place donnée à l'animateur mérite, à mon avis, d'être examinée, au-delà d'un changement de sigle. Très vite, l'ADELS se mobilise dans la formation de ces personnages "passeurs" ou "éclaireurs". Ce terme d'animateurs n'a pas ici le même sens, me semble-t-il, que celui du futur animateur socio-culturel qui se profilera progressivement dans la deuxième moitié des années 1960. Ce n'est pas ici forcément un professionnel qui doit avoir un diplôme reconnu et qui exerce son métier parmi les groupes ou collectifs. C'est plutôt un homme sensible, qui vit auprès des usagers, qui n'est pas loin du pouvoir politique local, sans être lui-même un élu municipal. Il serait plus proche peut-être, et avant l'heure, des nouveaux métiers qui se répandent aujourd'hui, comme les médiateurs de quartiers, ou les agents de développement local...

L'ADELS très tôt a souhaité participer à la formation de cet "animateur local", elle a ainsi mis en place des stages, des journées d'études, des week-ends de formation. Elle s'est associée pour cela d'abord à un mouvement dont elle se sentait proche : le CCO (Centre de Culture Ouvrière) pour organiser des sessions de formation. Elle a répondu ponctuellement à des demandes de correspondants de province, en proposant des modèles de stages régionaux. Elle a ainsi maintenu une adéquation constante entre formation et information .

Le métier d'animateur a commencé à être défini dès le début des années 60, notamment dans le cadre du FONJEP, créé en 1964 pour financer des postes d'animateurs professionnels. Des diplômes ont commencé à être préparés : le DECEP en 1964, le DUT carrières sociales en 1967, puis en 1971, le CAPASE et enfin le DEFA. Les définitions de ce métier "à tout faire" ont abondé à l'époque, je n'y reviendrai pas ici . Je citerai seulement un article du Bulletin de l'ADELS, daté de mai 1962 qui décrit, aux environs de Rennes, une petite ville dans l'orbite de la capitale régionale, placée comme "un bout de banlieue parachutée en pleine campagne". Les propos du maire devant son conseil municipal y sont rapportés, les voici : "Nous payons des cantonniers pour entretenir nos rues, pourquoi n'aurions-nous pas un jour un animateur compétent pour les loisirs et que nous pourrions rétribuer ?".

Dans le même numéro de mai 1962, un autre article prenait l'exemple du département de la Loire, et prônait la nécessité "de créer des comités locaux pour étudier et promouvoir un plan d'ensemble pour le renouvellement de la vie rurale" et prévoyait dans ce but "de susciter des animateurs capables de poser et faire avancer les problèmes". L'auteur de l'article envisage alors un travail d'équipe à l'échelon du canton, avec des élus, des responsables syndicalistes, des mutualistes ou autres animateurs.

La formation que se propose de dispenser l'ADELS touche toutes sortes d'acteurs. En juin 1962, il est rendu compte par exemple d'un stage de formation en direction des administrateurs bénévoles . Constatant que la gestion des ensembles d'habitations exige des compétences techniques et que "les sociétaires peuplant les grands ensembles n'y ont pas été forcément préparés", il s'agit de les initier à leur fonction d'administrateurs. Ces sessions sont destinées aux accédants à la propriété, aux administrateurs bénévoles de ces sociétés, aux groupes d'habitation. Le programme comporte un apprentissage des connaissances sur les aspects administratifs, techniques et financiers, "les mettant ainsi en mesure de faire face à leur responsabilité gestionnaire". .

Très tôt , l'ADELS prévoit des sessions décentralisées, organisées au niveau régional. Ce projet se formalise après l'expérience d'une session nationale, qui s'est déroulée en printemps 1960, au Centre Régional d'Education Populaire de Montry, en Seine-et-Marne. Elle a duré 5 jours et a accueilli 20 ou 30 participants. Quelques temps après, en novembre 1960, a eu lieu une session en Eure-et-Loir. Et rapidement, l'ADELS a des perspectives d'autres sessions, car plusieurs demandes lui sont parvenues des Alpes Maritimes, des Vosges, de la Seine Maritime, de la Région Parisienne. C'est ainsi qu'elle présente à ses adhérents et abonnés de la revue un schéma de stage régional. L'objectif est clairement défini, il s'agit "d'aider les animateurs à se situer au niveau d'une action régionale concertée, avec une méthode d'enquête, une méthode de travail et d'organisation pour développer sur ce plan une action collective, susciter les militants, multiplier les points d'appui et les relais en direction de la population".

Pour préparer une session régionale, il est conseillé de constituer une petite équipe départementale ou régionale, où participeront d'une part "des militants ou animateurs, déjà engagés dans divers secteurs (municipalités, action familiale, action logement, action jeunesse, action syndicale)" et d'autre part "des sociologues s'il en est et en tout cas des militants, désireux d'acquérir des connaissances techniques précises en matière d'enquête sociologique ou de sondage d'opinion".

Cette ouverture de l'ADELS à cette population nouvelle d'"animateurs de la vie locale et sociale" n'infléchit-elle pas l'identité première de l'association, qui visait essentiellement les nouveaux élus, et plus partculièrement les jeunes ? C'est cette inclination que ne manque pas de noter Roger Beaunez , qui constate dès 1962 que la revue est de plus en plus orientée vers les animateurs locaux en fonction des spécialisations. Il déplore par ailleurs que la revue n'intéresse guère les conseillers municipaux de petites communes, ni ceux de villes plus importantes ; "la plupart en effet sont abonnés à des revues spécialisées, plus ou moins sous la dépendance d'organisations politiques".

Correspondance Municipale doit réviser la définition de son public potentiel, à partir de cette première analyse. Roger Beaunez affirme ainsi que, "dans sa forme actuelle, la revue est surtout destinée aux cadres naturels de la cité pour les préparer à être demain des cadres élus et compétents". Les responsables de l'association pensent alors que, face aux notables traditionnels, des équipes d'animateurs représentent en quelque sorte ces cadres naturels et peuvent constituer une force potentielle d'élus locaux. Mais cette réorientation passe par un élargissement idéologique et géographique. Il faut élargir l'équipe rédactionnelle, prendre des contacts extérieurs, étendre la présence de correspondants locaux (en 1962, l'association se targue d'en avoir déjà dans 64 départements), constituer des groupes de travail selon les sujets traités, faire une propagande plus massive et la personnaliser, "surtout en milieu rural où la percée reste difficile".

Le Comité de patronage constitué depuis novembre 1961 marque, d'une certaine façon, cette ouverture nécessaire, faisant de l'ADELS "le lieu de rencontre de tous les courants". Il reste stable pendant plusieurs années, ce qui laisse à penser qu'il a eu surtout un rôle d'affichage symbolique (il est d'ailleurs aussitôt imprimé sur la première de couverture de la revue). On y trouve des représentants de mouvements de jeunesse et d'éducation populaire, certains plutôt chrétiens tels Maurice Cayron (d'origine Scouts de France, OCCAJ) ou André Chaudières (de la Fédération des CCO ), d'autres plutôt laïques tels Henri Laborde (des CEMEA, Centre d'Entraînement aux Méthodes d'Education Active), Albert Varier (de la Jeunesse au Plein Air), Andrée Viénot (issue de la Ligue de l'Enseignement, elle a été en 1946 Sous-secrétaire d'Etat à la Jeunesse et aux Sports et est alors maire de Rocroi) ou Joseph Rovan (de Peuple et Culture) et enfin des spécialistes de l'habitat, tels P. Goutet (du Groupe "Construire") ou J. Villot (du Comité pour l'habitat rural ou l'aménagement des campagnes) ou d'autres secteurs tel J. Bidgaray (du GERMM, Groupe d'Etudes et de Recherches de la Médecine Moderne).

La façon dont l'ADELS décline ses objectifs en 1963 est en tout cas plus généraliste et moins directement politique que ceux qui étaient défendus dans la première version de 1959. L'association parle alors de "réintéresser le citoyen aux affaires de la cité", "redonner un contenu vivant et concret à la démocratie locale", "constituer un tronc commun susceptible de faire converger les efforts des militants engagés dans différents secteurs de vie locale et sociale", "recréer des foyers de citoyenneté active au plan des collectivités et des institutions de base". La perspective de "renouveau démocratique" qu'elle vise cependant passe toujours par "le contrôle et la participation des citoyens à la gestion municipale et aux institutions locales et sociales" .

A partir de ce moment, on voit qu'entre le sommet et la base, entre la décision politique et la vie quotidienne, entre l'individu et la société, s'intercale le rôle de l'animateur, du technicien, du spécialiste. Un être idéal, qui serait suffisamment compétent donc formé, mais qui ne serait pas un technocrate et qui n'empêcherait pas les militances de s'exprimer. La dérive technicienne n'est pas loin, mais l'ADELS veille ! Une journée d'étude a eu lieu les 16 et 17 juin 1963 où participaient une centaine de personnes et Roger Beaunez se félicite du rôle que l'ADELS a su tenir, quand il constate que toutes les forces vives d'expression populaire étaient présentes, "avec le concours de techniciens, soucieux de mettre leur compétence au service des militants". Mais cette vigilance n'empêche pas l'association de mettre dans son programme interne : "la constitution d'un pool de compétences, la réalisation d'un fichier des associations, la création d'un centre de documentation et d'initiation, l'organisation de cours périodiques sur les questions d'aménagement de la région parisienne" . Elle prévoit même de faire une expérience pilote de participation des usagers à l'élaboration d'un plan intercommunal d'urbanisme dans un secteur du district.

Face à l'urbanisme galopant, la nécessité des compétences à acquérir s'impose subrepticement. La technicité gagne du terrain, prendra-t-elle le pas sur la militance ? C'est ce que confirmera quelques années plus tard André Chaudières; dans la présentation qu'il rédige pour le livre de Lorraine Chénot et Roger Beaunez en 1969 : "Villes et citoyens" , où il introduit cette phrase définitive : "la responsabilité de gérer nos communes ne s'improvise pas, elle se prépare".


4 - Changements d'échelon : du communal au régional, du régional au groupe de base

Revenons une fois encore aux modifications de couverture de la revue. C'est en janvier 1962 donc que "l'information et d'action", de "communale, municipale et sociale" est devenue "locale, régionale et sociale". Quel sens donner à ce changement de niveau et comment l'objectif initial de "participation du citoyen à la gestion" s'en est-il trouvé modifié ?

Pour interpréter les tenants et le aboutissants de ce glissement, il faut d'abord se reporter au tout premier numéro du Bulletin de novembre 1959. L'article de S. Aubin traitant de "Dépendances et interdépendances communales", cherchait à préciser les limites territoriales, qui ne pouvaient s'en tenir à la seule municipalité, pourtant annoncée dans le titre de la revue: "Correspondance Municipale est un bulletin spécialisé, mais la spécialisation risque d'engendrer le système. L'explication de la dimension de citoyen ou de responsable dans sa commune ne doit pas faire oublier la dimension des autres collectivités". L'auteur, au nom de l'équipe de l'ADELS, se défend d'ériger la commune en système, et cherche à garder de la souplesse dans ses analyses. Il est précisé aussi que, s'il semble nécessaire d'accroître les libertés communales, il ne s'agit pas pour autant de verser dans l'autonomisme : "Accroître les libertés communales, bien sûr. Ce thème sera développé bien souvent dans le bulletin qui n'aurait pas sa raison d'être sans cette perspective. Mais aller dans ce sens, ce n'est pas souscrire à l'autonomisme absolu, aussi dépassé en 1959 que l'autonomisme absolu d'une région ou même d'une nation".

Les limites communales apparaissent donc comme un peu trop étroites pour développer toute la pensée participative. Cette position est confirmée après l'analyse des élections municipales qui avaient été à l'origine de l'ADELS en 1959. Si elles ont montré que, face aux notables traditionnels, de jeunes équipes de militants pouvaient et devaient prétendre aux responsabilités municipales, si certains parmi eux ont été élus conseillers municipaux et ont besoin d'un soutien, il ne faudrait pas qu'ils fonctionnant en vase clos. Ces nouveaux élus en effet ne souhaitent pas se renfermer dans leur "bastion municipal", ils ont envie d'échanger leurs expériences, et l'ADELS doit rechercher "tous les moyens qui donnent à la démocratie locale un contenu réel et en font une force vivante (information, participation, contrôle)" .

L'ADELS vise aussi ceux qui, "sans être des conseillers municipaux, veulent développer une action locale qui leur permettra d'avoir une influence auprès du conseil municipal, de la forcer à prendre position, d'aider la population à exprimer collectivement des besoins essentiels et légitimes". Dès 1961, se trouve ainsi défini "le groupe d'action communale". Il agira au-delà des élections, car "l'action n'est pas terminée parce que les élections le sont". L'ADELS souhaite que partout se créent "ces groupes d'études et d'action municipale" et pense que c'est à elle d'en prendre l'initiative. Ces groupes prendront le nom de GAM un peu plus tard et gagneront un certain nombre de mairies aux élections de 1965 .

Le glissement des termes de janvier 1962 avait introduit une nouvelle dimension, la dimension régionale. Elle est confirmée par le numéro de février 1965, intitulé "Villes et régions" et piloté par Michel Rocard, qui est alors président de l'ADELS (il l'a été de 1963 à 1966). Le GROP (Groupe de recherches ouvriers-paysans), association d'études formée par les dirigeantss de la CFDT et du CNJA, lui avait demandé de présenter un rapport sur les problèmes posés à la société française par le mouvement d'urbanisation et ses conséquences sur les structures régionales, et ce numéro s'en inspire directement.

Après avoir prédit que "l'aménagement des villes sera le problème majeur qu'affronteront les Français dans la décennie 1970-1980", Michel Rocard évalue les pouvoirs de décision dans le domaine de l'urbanisme, en rapport avec la démocratie. La définition d'instances urbaines et d'instances régionales où seront traités les vrais problèmes de la vie quotidienne des Français, lui apparaît comme une nécessité, car "il n'est pas de dialogue sans instances intermédiaires entre le pouvoir central et le citoyen".

Il précise ce qu'il entend par "décentraliser" : "c'est remettre les pouvoirs exécutifs, notamment financiers, à des assemblées élues et aux exécutifs désignés par elle". Il défend d'abord et avant tout la pertinence du niveau régional, précisant que ceci implique au passage, au niveau départemental, la suppression des préfets, "comme l'a notamment demandé le Club Jean Moulin". Ensuite, il montre que "les problèmes de l'habitat, de l'urbanisme, de l'aménagement ont été trop souvent considérés comme affaire de techniciens et ne sont que très partiellement pris en charge par les organisations populaires" :
"L'influence du marxisme a été telle sur les travailleurs de ce pays que jusqu'à présent, ils ont considéré comme but exclusif de leur action le seul contrôle des moyens de production, en laissant dépérir leur arme d'intervention dans le secteur de la consommation, la coopérative, et en ignorant pratiquement les problèmes de la vie quotidienne au niveau local et régional".

Il émet donc le voeu que "des structures locales d'action revendicative et de discussion avec les pouvoirs publics soient mises sur pied. C'est un front de lutte nouveau qu'il faut ouvrir pour les forces de mouvement". Et construire la démocratie régionale lui apparaît être la seule issue.

La vie de l'ADELS connaît ensuite quelques remous. Elle traverse 1968 d'une drôle de façon, c'est du moins l'analyse qu'en avait fait Roger Beaunez . L'ADELS fut présente au même titre que les autres mouvements d'éducation populaire dans les évènements de 1968. Elle occupa le FIAP, elle participa aux coordinations, elle entra dans le nouveau CNAJEP (Comité National des Associations de Jeunesse et d'Education Populaire) et simultanément elle fit partie du GEREA (Groupe d'Etude et de Recherche pour l'Education des Adultes). Cependant, là où elle aurait pu, autrement que d'autres mouvements plus hiérarchiques ou plus classiques, reconnaître dans les idées soixante-huitardes un certain nombre de positions qu'elle avait défendues et suscitées quelques années auparavant, elle traversa cette période avec aisance certes mais sans bouleversements profonds. Voilà comment Roger Beaunez se l'expliquait :
"Dans cette contestation riche d'idées et de création, apparaissaient les mots d'autogestion, d'imagination libérée. De nouveaux espaces d'initiatives étaient revendiqués. La démocratie se voulait à portée de main. Par ses membres, l'ADELS fut présente dans ce mouvement d'opinion, où elle reconnaissait un certain nombre d'inspirations qu'elle et les mouvements d'éducation populaire avaient suscitées dans les années soixante. Mais, chose curieuse, cette contestation qui voulait rendre la démocratie plus vivante, moins formelle, ne s'est guère manifestée en direction du pouvoir municipal et de ses méthodes de fonctionnement. Ce qui motiva ma tribune parue dans Le Monde sous le titre interrogatif : "Et le pouvoir local ?" (...). Ainsi le pouvoir resta concentré entre les mains de quelques hommes, le plus souvent issus des classes dirigeantes et de l'Administration."

Il y aura cependant un "effet 68", quelque peu inattendu, c'est la suppression en 1969 de la subvention de l'ADELS, sur la décision de Joseph Comiti, qui évoqua le prétexte de "compression budgétaire". L'association rencontra alors de graves problèmes financiers, d'où une crise de trésorerie. Ses ressources reposeront désormais essentiellement sur la vente de la revue et sur les abonnements, ainsi que sur les montages qu'elle réalise ou sur les stages et conférences qu'elle organise. Devant l'adversité, sa propension à écrire se confirme un peu plus, et le maintien et la diffusion de la revue devient une de ses principales activités. Elle fait le choix à ce moment-là de se rapprocher d'associations amies qu'elle fréquentait jusque là de près ou de loin, mais qui là devinrent des soutiens nécessaires à sa survie, telles Culture et Liberté, La Vie Nouvelle, Peuple et Culture. Elle fait avec elles des congrès, des journées d'études, des stages, des commissions, elle collabore à leurs propres revues.

Chacune de ces associations a sa propre vision d'une démocratie de participation, certaines développent à ce moment-là des expériences en direct, d'autres produisent un discours sur les expériences à mener. Ainsi, face aux "unités de vie sociale" de l'ADELS, on trouve "les groupes de base" de Culture et Liberté ou "les groupes et communautaires" de La Vie Nouvelle, etc. Ces modèles s'agencent, se superposent ou s'opposent (il en est porté témoignages à travers notamment des revues comme Affrontement, Confronter, Citoyens 60), et il serait intéressant de les comparer). L'exemple de Confronter est illustratif de ces collaborations ou voisinages de courants. Dirigée par Dominique Alunni (ancien de la JOC de Nice, issu du CCO et partie prenante dans la difficile naissance de Culture et Liberté ), cette revue est réalisée en commun par Culture et Liberté, Perspectives Socialistes, la Confédération syndicale des familles, la Confédération nationale des associations populaires familiales, l'INFAC et... l'ADELS.

Avec Culture et Liberté l'ADELS fait un bout de chemin qui l'implique plus fortement qu'avec ses autres partenaires. Elle avait établi depuis 1967 une liaison organique étroite avec le CCO et avec le MLO et quand ces deux derniers mouvements négocient pour fusionner et constituer le nouveau mouvement Culture et Liberté en 1969, après bien des tractations, l'ADELS est de la partie. Culture et Liberté a eu une naissance difficile, le mariage entre MLO et CCO, deux mouvements proches mais différents, s'étant révélé mouvementé, et l'ADELS devient pour un temps l'arbitre au milieu d'un conflit latent. Les militants de Culture et Liberté se sont sentis un peu malmenés dans cette histoire de fusion et il fallait rassembler les troupes. Et Georges Tamburini dans son rapport de mai 1972 a lancé "les groupes de base". Cette notion, qui intègre la dimension du local, devient fer de lance du nouveau mouvement Culture et Liberté. Elle permet d'allier dialectiquement les formules de mouvements et d'institutions c'est sur elle que reposerait la démocratie interne du mouvement, qui se veut "une démocratie de participation réalisée à partir de l'initiative concrète de la base". Le rapport des 27-28 mai 1972 en donne la définition suivante : "Le groupe de base est un colloque permanent d'hommes et de femmes remettant sans cesse sur le tapis le projet de développement culturel qu'ils sont amenés à formuler ensemble, à partir de l'unité de vie à laquelle ils appartiennent". Voilà une certaine approche de l'idée autogestionnaire, qui se situe dans le partage des idées de cette époque.

En 1971, Michel Cornaton (il est docteur en sociologie et enseignant à Lyon II, et a appartenu à l'équipe d'Economie et Humanisme de 1965 à 1970), sort un petit ouvrage qui a pour titre "A la recherche du pouvoir", qui a des ambitions plus critiques. Pierre Belleville, militant mosellan de Culture et Liberté en écrit la préface :
"A la recherche du pouvoir, Michel Cornaton aboutit aux groupes de base. Le raccourci peut sembler audacieux, voire téméraire. Certes, une centaine d'années de fréquentation du marxisme nous ont quelque peu familiarisés avec l'idée que le pouvoir se situait ailleurs qu'au sommet des états. Nous soupçonnons qu'il est aussi au sommet des entreprises. Dans les organisations de quartier, on ne fait guère que de l'agitation politique, c'est à dire, pour reprendre un terme à la mode, de l'animation".

Pierre Belleville insiste ensuite sur l'ambiguïté des groupes de base, qui sont à la fois relais déconcentrés des structures de masse, mais aussi outils, en vue d'une réappropriation active de la vie quotidienne. Ces groupes ne sont pas exactement des groupes de quartiers, "de quartiers préfabriqués", mais ce sont "des groupes concrets réunissant chaque fois de façon différente des hommes et des femmes concernés (et conscients de l'être) par ces problèmes". Son interprétation penche nettement du côté de l'autogestion :
"C'est commencer à opposer le réseau des pouvoirs que nous voulons construire à celui des pouvoirs que la société massifiante et bloquée. C'est opposer concrètement une volonté d'autogestion sociale à une société que la loi des profits a transformé en un marché unique et décentralisé."

Cette position est confirmée par l'auteur de l'ouvrage, Michel Cornaton :
"Ceux qui se situent en haut de la pyramide sociale parleront de participation, voire d'autogestion, afin de rameuter les troupes. Nous sommes quant à nous, pour la participation et l'autogestion, mais à condition qu'elles soient voulues par la base en non imposées d'en haut pour les besoins idéologiques du moment. Il faut que la participation, la contestation, l'autogestion et autres idées générauses puissent s'exercer dans des groupes réels, émanant de structures concrètes et aux responsabilités effectives."

A La Vie Nouvelle, que l'ADELS a aussi croisé sur son chemin, le cas est un peu différent. Le mouvement ne recrute pas dans les mêmes sphères. Le travail d'équipe et la prise de décision en collectif y ont toujours eu une dimension importante et les groupes locaux sont connu une vraie réalité. Le mouvement dans les années 1960 s'est divisé entre promotionnaires et communautaires, et l'entrée des idéaux PSU dans ce mouvement très catholique a accompagné un débat assez vif sur "l'avenir autogestionnaire". Dans son livre sur l'histoire de La Vie Nouvelle , Jean Lestavel interroge cette période assez complexe, en constatant que "en même temps que le marxisme, et peut-être même plus fondamentalement, une aspiration différente parcourait La Vie Nouvelle, c'était celle de l'autogestion". L'autogestion lui paraît à cet égard être dans le droit-fil de l'idée de participation développée dans La Vie Nouvelle à partir de la fin de la guerre d'Algérie et sous l'influence de Citoyens 60. En dernier lieu, son analyse est que l'idéal autogestionnaire dans son mouvement a abouti à une décentralisation et à mise en valeur de la région et de l'équipe régionale : "l'animateur régional était jusque là surtout le représentant de l'échelon national, et plusieurs régions s'opposaient à cette conception parisienne. Le poids des régions s'accrut et l'organe exécutif s'orienta vers un conseil des régions".

Cette interprétation de l'idée autogestionnaire est assez lointaine des collectifs d'habitat ou d'entreprise ! A chaque secteur son autogestion ? Dans le secteur de la jeunesse et de l'éducation populaire, il faut reconnaître que la terme d'autogestion a été assez peu employé et l'idéal a été assz peu exploré. Si, comme le suggère Jean Lestavel, l'autogestion était simplement l'agencement des niveaux de décision en fonction de l'organisation géographique de chaque mouvement, alors chaque mouvement pourrait revendiquer des propensions autogestionnaires ! Car ces enjeux de répartition des tâches et de prise des décisions en fonction des échelons ont été posées et discutés à l'intérieur de chaque mouvement à de nombreuses reprises et depuis plusieurs décennies.

Néanmoins, on ne peut exclure de cette réflexion l'analyse du comportement autogestionnaire propre à l'ADELS. Car, si l'ADELS produit des discours "sur", si elle théorise le concept d'autogestion, elle n'est pas pour autant un collectif autogestionnaire dans sa vie au jour le jour. C'est là où les archives de première main manquent (pour l'instant) pour étudier de plus près les pratiques de cette équipe et de ce réseau. Contrairement à l'ADELS, Culture et Liberté ou La Vie Nouvelle connaissaient des vies de mouvement, avaient des habitudes connunautaires, vivaient le collectif dans leur quotidien. L'ADELS reste avant tout un laboratoire qui produit des analyses, qui fait des fiches, qui organise des stages, qui rend compte des expériences des autres, qui fonde un corpus d'écriture. C'est en quelque sorte un réseau "au service" de militants, qui agissent à l'ADELS et pour l'ADELS mais qui militent ailleurs et à côté. Un travail prosopographique sur les trajets croisés de ces militants se révéle nécessaire avant d'approfondir toute analyse complémentaire. Néanmoins, la question se pose de savoir si, par ses publications, l'ADELS a contribué à forger un modèle homogène de démocratie municipale ou plus largement territoriale.