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Note de lecture
Au bazar du vivant : biologie, médecine, bioéthique sous la coupe libérale
Jacques Testart, Christian Godin
Éditions du Seuil, collection de poche, Paris, 2001, 149 pages, 4,50 €

Ce livre reprend une discussion sur la médecine et la biologie a eu lieu lors d’un débat sur "Des hommes probables", en novembre 1999, à Lille. La préface annonce l’enjeu d’emblée : des solutions imaginaires créent des phénomènes monstrueux. On apprend plus tard que Jacques Testart a d’abord été chercheur en biotechnologie animale, avant de s’orienter vers la médecine suite à une prise de conscience de l’absurdité de son travail.

Jacques Testart est connu pour ses travaux sur le bébé-éprouvette et la procréation médicalement assistée. La naissance d’Amandine, le premier être humain né par cette méthode, le rendra célèbre. Il est également connu pour ses prises de positions publiques concernant la demande d’arrêt des recherches sur le clonage humain. Ici, il aborde la discussion sur la bioéthique et sur l’idéologie qui sous-tend la recherche en biologie et en médecine. Le constat est sans appel : les chercheurs et chercheuses peuvent être amenés à faire des choses stupides. La question est dès lors celle des autorités qui ordonnent ces recherches et, par voie de conséquence, celle de l’esprit critique. Jacques Testart cite l’exemple de la recherche sur les mères porteuses chez les vaches. Il pose le problème du travail idiot et de son utilité sociale, pour aboutir à la conclusion qu’il a mené une action absurde avec succès et qu’il en a été félicité. L’utilité sociale des recherches est en débat. Il dit clairement que ce qu’on lui a fait faire à ce moment là est socialement inutile. Sa conclusion est juste, mais lesdits travaux ont bien une utilité : il servent le capitalisme. Le terme capitalisme n’est pas employé, mais c’est bien de cela qu’il s’agit ici.

L’auteur pense qu’il faut arrêter de sacraliser la recherche. Il continue avec l’exemple de la fécondation humaine. Pour réussir une fécondation, les biologistes ont besoin d’un grand nombre d’ovules. La technique employée est la même que celle utilisée pour les animaux. Ensuite, il faut opérer une sélection des embryons à l’extérieur du corps humain. Cette possibilité permet à la volonté de puissance de s’exprimer.

Deux révolutions sont à la base de ce phénomène :

– la première est opérée par la biologie moléculaire, avec la découverte des gènes et de l’ADN ;

– la seconde concerne la diffusion de l’informatique bon marché dans les laboratoires.

La conjugaison de ces deux facteurs a permis le développement de la génétique. Le virtuel et la quantité prennent le pas sur le corps réel et la qualité. Le rapport au vivant n’est plus appréhendé que sous l’angle des gènes et du quantitatif. La vie ne peut se réduire à l’ADN ; le rapport au vivant est déformé, tronqué. Nous sommes face au réductionnisme allié à une volonté de maîtrise. La recherche contemporaine prétend pouvoir tout connaître de la vie et des maladies en étudiant les gènes : une illusion, selon Jacques Testart. Presque tout l’argent consacré à la recherche biomédicale y est consacré. On privilégie une police génétique au lieu de penser aux soins. La génétique est une observation ; elle identifie les gènes portés par les chromosomes et permet ensuite de choisir. L’étude du génome produit une illusion de totalité en pratiquant une énumération. Le problème consiste à croire que l’humain est produit par les gènes et qu’il se réduit à cela.

Les auteurs prennent l’exemple du virus du Sida. Tous ses gènes sont connus, les protéines également, mais on ne connaît pas l’interaction entre les deux. Dans ce domaine, la connaissance se développe au travers des machines, mais les hypothèses ne peuvent être produites que par les humains. L’étude des gènes ne donne pas une vision d’ensemble du réel.

La logique du profit a recouvert la logique de découverte du fonctionnement du vivant. Le monde est transformé en capital et en marchandises. L’échange mercantile et la recherche du profit se développent dans un processus généralisé de marchandisation. Elle est à l’œuvre dans le brevetage des gènes.

La psychanalyse a déjà eu tendance à refouler le corps réel au profit du corps symbolique. L’étude du génome s’appuie sur l’idée de programme : on privilégie une source d’informations, au détriment de l’influence du milieu. Il existe une confusion entre informations et programmes.

Le Téléthon recueille plus d’argent que l’État n’en dépense pour la recherche. L’enjeu est l’orientation de la recherche. C’est un problème démocratique, car le caritatif ne fonctionne pas de façon transparente. La destination réelle de l’argent est assez éloignée de ce qui nous est présenté lors de l’appel aux dons à la télé : guérir les enfants. Les auteurs qualifient le procédé d’usurpation génétique. La recherche tend à produire une spécialisation, et ici, une seule spécialité domine toutes les autres.

Les auteurs se réfèrent à la notion de « biopouvoir » développée par Michel Foucault. Dans ce cadre, la médecine a commencé par s’occuper des soins ; ensuite, avec l’hygiénisme, elle a mis en avant la prévention. Aujourd’hui, nous avons atteint une troisième étape : celle de la médecine prédictive, avec le « tout génétique », où le virtuel l’emporte sur le réel. L’homme nouveau est visé. Les études sur les gènes conduisent inévitablement à des discriminations. On en arrive au délit de « sale gène ». L’utilisation récente de l’étude de l’Inserm par Sarkozy, dans le but de dépister les futurs délinquants dès le plus jeune âge, confirme pleinement cette analyse.

La recherche scientifique donne vie à ce que Christian Godin nomme des fantasmes. Jacques Testart continue en parlant de la fabrication de l’homme sans qualités que décrivait Musil. La recherche biomédicale vise l’homme moyen. Le fantasme eugéniste est toujours là. Aujourd’hui, le problème est que la technologie actuelle permet d’y parvenir au nom de la science, et non plus au nom d’une idéologie politique. Le choix de l’enfant désiré est en partie possible. Tous les parents veulent un enfant en bonne santé, heureux, intelligent, etc. Aujourd’hui, le tri est réalisable. L’eugénisme est devenu rationnel, scientifique et démocratique, notamment grâce à la possibilité d’avoir de nombreux embryons d’un même couple, hors du corps des femmes. Cela pose problème. L’abolition du hasard ouvre la voie de la sélection.

Le clonage est ici analysé sous l’angle de la reproduction du narcissisme. Il s’agit, selon les auteurs, d’une régression de l’humain à l’animal. Sa reproduction peut en partie être contrôlée, analysée. Nous sommes bien dans le biopouvoir et ce qui définit l’humanité est en jeu.

L’éthique sous sa forme « bioéthique » : cette question est d’ordre mondial, mais les cultures et les droits varient selon les pays. Jacques Testart refuse la casuistique ; il analyse la démarche bioéthique et ses grands débats, comme une manière de rassurer l’opinion. Il explique que, malgré les refus publics du clonage humain, le clonage thérapeutique est autorisé. Le progrès est en question, parce que la régulation spontanée de la loterie génétique est abolie. La liaison entre l’éthique et la politique est au centre du débat. Qu’en est-il du respect de la personne humaine ? En biologie humaine, que signifie « étudier les gènes » ?

Les auteurs remarquent que les embryons humains ont un avantage important : ils sont gratuits, à la différence des embryons d’animaux qui ont un coût. Le clonage est interdit pour la reproduction humaine, mais pour tout le reste, il est autorisé. En fait, nous sommes dans un semblant d’interdiction. La bioéthique a-t-elle empêché quelque chose ? Non, elle répond seulement au besoin de rassurer la collectivité.

Il existe un conflit entre la déontologie a priori, qui est universelle, et la recherche biotechnologique, qui est pragmatique et relativiste. Le Comité de bioéthique pratique la casuistique : il fait des manipulations lexicales pour justifier des manipulations génétiques. L’évolution de nos sociétés a remplacé la logique du « bien » par la logique du « droit à ». On en arrive ainsi à autoriser le clonage. L’émotion de la télévision l’emporte sur l’universalité des principes. La demande humaine change la donne : on veut simplement savoir si c’est possible.

Le Comité d’éthique est à la fois juge et partie. Soixante-dix pour cent de ses membres sont impliqués dans la recherche biomédicale ou exercent une influence sur l’orientation des recherches. Mais alors, quelle est la fonction du Comité d’éthique ? La réponse de Jacques Testart est claire : habituer la population aux développements technologiques, amener à désirer ce qui fait peur. C’est en réalité un comité de bienveillance encourageant l’essor de la technoscience, un jardin d’acclimatation des idées. Au nom de l’intérêt national, petit à petit, on suit la permissivité des autres pays.

Les nouvelles pratiques de procréation liées à ces recherches ont et auront des conséquences psychiques sur les humains impliqués dans ces processus. Conséquences qui ne sont ni évoquées ni assumées.

La prise de conscience est difficile et longue. Jacques Testart se pose la question à lui-même pour savoir s’il est ou non exempt de reproches. Il assume ouvertement son pessimisme : compliqué d’être dans les deux domaines à la fois, la recherche et la pensée critique de la philosophie… Il considère que ce sont deux moments différents, à aborder en alternance, vu la difficulté d’agir et de penser en même temps. Cette observation est également valable pour nous. La distance critique nécessaire à la pensée critique est en contradiction avec l’implication subjective de notre engagement. Comme pour la recherche scientifique, nous devons aménager des moments où nous privilégions la réflexion sur l’action. Notre praxis, notre biopolitique l’imposent.

La lecture de ce livre démontre à nouveau que la technique n’est pas neutre a priori ; ce que nous savons notamment pour le nucléaire, les nanotechnologies ou l’aviation. Nous retrouvons ici un questionnement cher à Günther Anders (cf. références) : la division du travail empêche la vision globale des activités humaines. L’écart entre les capacités mentales et le développement de la technoscience tend à nous rendre esclaves des machines et du réseau ; nous sommes devenus les auxiliaires d’un ensemble biotechnique qui nous échappe. La puissance des médias, la surveillance et l’automatisation rendent tous ces processus presque invisibles. La position de Jacques Testart nous invite, une nouvelle fois, à prendre nos distances avec le scientisme et la marchandisation du monde. Sa critique du tout génétique rejoint les mises en cause de la croissance à tout prix. La question du « pourquoi » devrait rester plus importante que celle du « comment ». Jacques Testart n’est pas libertaire. Il utilise le vocabulaire du réformisme citoyenniste, mais cet ouvrage est une critique ouverte du développement du capitalisme postmoderne et de son idéologie scientiste.

PHILIPPE COUTANT, CNT INTERCO 44


Références :

- Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2001, 360 pages, 25 €

- Günther Anders, Nous, fils d’Eichmann, Rivages Poche, Paris, 2003, 176 pages, 7,35 €

- Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, Éditions Allia, Paris, 2001, 96 pages, 6,10 €

- Thierry Simonelli, Günther Anders. De la désuétude de l’homme, Éditions du Jasmin, Paris, 2004, 95 pages, 11 €


Cette note de lecture est parue dans le numéro 24 de la revue Les temps Maudits de la CNT-F dite CNT Vignoles