Ce livre reprend une discussion sur la médecine et la biologie
a eu lieu lors d’un débat sur "Des hommes probables",
en novembre 1999, à Lille. La préface annonce l’enjeu
d’emblée : des solutions imaginaires créent
des phénomènes monstrueux. On apprend plus tard que
Jacques Testart a d’abord été chercheur en biotechnologie
animale, avant de s’orienter vers la médecine suite
à une prise de conscience de l’absurdité de
son travail.
Jacques Testart est connu pour ses travaux sur le bébé-éprouvette
et la procréation médicalement assistée. La
naissance d’Amandine, le premier être humain né
par cette méthode, le rendra célèbre. Il est
également connu pour ses prises de positions publiques concernant
la demande d’arrêt des recherches sur le clonage humain.
Ici, il aborde la discussion sur la bioéthique et sur l’idéologie
qui sous-tend la recherche en biologie et en médecine. Le
constat est sans appel : les chercheurs et chercheuses peuvent être
amenés à faire des choses stupides. La question est
dès lors celle des autorités qui ordonnent ces recherches
et, par voie de conséquence, celle de l’esprit critique.
Jacques Testart cite l’exemple de la recherche sur les mères
porteuses chez les vaches. Il pose le problème du travail
idiot et de son utilité sociale, pour aboutir à la
conclusion qu’il a mené une action absurde avec succès
et qu’il en a été félicité. L’utilité
sociale des recherches est en débat. Il dit clairement que
ce qu’on lui a fait faire à ce moment là est
socialement inutile. Sa conclusion est juste, mais lesdits travaux
ont bien une utilité : il servent le capitalisme. Le terme
capitalisme n’est pas employé, mais c’est bien
de cela qu’il s’agit ici.
L’auteur pense qu’il faut arrêter de sacraliser
la recherche. Il continue avec l’exemple de la fécondation
humaine. Pour réussir une fécondation, les biologistes
ont besoin d’un grand nombre d’ovules. La technique
employée est la même que celle utilisée pour
les animaux. Ensuite, il faut opérer une sélection
des embryons à l’extérieur du corps humain.
Cette possibilité permet à la volonté de puissance
de s’exprimer.
Deux révolutions sont à la base de ce phénomène
:
– la première est opérée par la biologie
moléculaire, avec la découverte des gènes et
de l’ADN ;
– la seconde concerne la diffusion de l’informatique
bon marché dans les laboratoires.
La conjugaison de ces deux facteurs a permis le développement
de la génétique. Le virtuel et la quantité
prennent le pas sur le corps réel et la qualité. Le
rapport au vivant n’est plus appréhendé que
sous l’angle des gènes et du quantitatif. La vie ne
peut se réduire à l’ADN ; le rapport au vivant
est déformé, tronqué. Nous sommes face au réductionnisme
allié à une volonté de maîtrise. La recherche
contemporaine prétend pouvoir tout connaître de la
vie et des maladies en étudiant les gènes : une illusion,
selon Jacques Testart. Presque tout l’argent consacré
à la recherche biomédicale y est consacré.
On privilégie une police génétique au lieu
de penser aux soins. La génétique est une observation
; elle identifie les gènes portés par les chromosomes
et permet ensuite de choisir. L’étude du génome
produit une illusion de totalité en pratiquant une énumération.
Le problème consiste à croire que l’humain est
produit par les gènes et qu’il se réduit à
cela.
Les auteurs prennent l’exemple du virus du Sida. Tous ses
gènes sont connus, les protéines également,
mais on ne connaît pas l’interaction entre les deux.
Dans ce domaine, la connaissance se développe au travers
des machines, mais les hypothèses ne peuvent être produites
que par les humains. L’étude des gènes ne donne
pas une vision d’ensemble du réel.
La logique du profit a recouvert la logique de découverte
du fonctionnement du vivant. Le monde est transformé en capital
et en marchandises. L’échange mercantile et la recherche
du profit se développent dans un processus généralisé
de marchandisation. Elle est à l’œuvre dans le
brevetage des gènes.
La psychanalyse a déjà eu tendance à refouler
le corps réel au profit du corps symbolique. L’étude
du génome s’appuie sur l’idée de programme
: on privilégie une source d’informations, au détriment
de l’influence du milieu. Il existe une confusion entre informations
et programmes.
Le Téléthon recueille plus d’argent que l’État
n’en dépense pour la recherche. L’enjeu est l’orientation
de la recherche. C’est un problème démocratique,
car le caritatif ne fonctionne pas de façon transparente.
La destination réelle de l’argent est assez éloignée
de ce qui nous est présenté lors de l’appel
aux dons à la télé : guérir les enfants.
Les auteurs qualifient le procédé d’usurpation
génétique. La recherche tend à produire une
spécialisation, et ici, une seule spécialité
domine toutes les autres.
Les auteurs se réfèrent à la notion de «
biopouvoir » développée par Michel Foucault.
Dans ce cadre, la médecine a commencé par s’occuper
des soins ; ensuite, avec l’hygiénisme, elle a mis
en avant la prévention. Aujourd’hui, nous avons atteint
une troisième étape : celle de la médecine
prédictive, avec le « tout génétique
», où le virtuel l’emporte sur le réel.
L’homme nouveau est visé. Les études sur les
gènes conduisent inévitablement à des discriminations.
On en arrive au délit de « sale gène ».
L’utilisation récente de l’étude de l’Inserm
par Sarkozy, dans le but de dépister les futurs délinquants
dès le plus jeune âge, confirme pleinement cette analyse.
La recherche scientifique donne vie à ce que Christian Godin
nomme des fantasmes. Jacques Testart continue en parlant de la fabrication
de l’homme sans qualités que décrivait Musil.
La recherche biomédicale vise l’homme moyen. Le fantasme
eugéniste est toujours là. Aujourd’hui, le problème
est que la technologie actuelle permet d’y parvenir au nom
de la science, et non plus au nom d’une idéologie politique.
Le choix de l’enfant désiré est en partie possible.
Tous les parents veulent un enfant en bonne santé, heureux,
intelligent, etc. Aujourd’hui, le tri est réalisable.
L’eugénisme est devenu rationnel, scientifique et démocratique,
notamment grâce à la possibilité d’avoir
de nombreux embryons d’un même couple, hors du corps
des femmes. Cela pose problème. L’abolition du hasard
ouvre la voie de la sélection.
Le clonage est ici analysé sous l’angle de la reproduction
du narcissisme. Il s’agit, selon les auteurs, d’une
régression de l’humain à l’animal. Sa
reproduction peut en partie être contrôlée, analysée.
Nous sommes bien dans le biopouvoir et ce qui définit l’humanité
est en jeu.
L’éthique sous sa forme « bioéthique
» : cette question est d’ordre mondial, mais les cultures
et les droits varient selon les pays. Jacques Testart refuse la
casuistique ; il analyse la démarche bioéthique et
ses grands débats, comme une manière de rassurer l’opinion.
Il explique que, malgré les refus publics du clonage humain,
le clonage thérapeutique est autorisé. Le progrès
est en question, parce que la régulation spontanée
de la loterie génétique est abolie. La liaison entre
l’éthique et la politique est au centre du débat.
Qu’en est-il du respect de la personne humaine ? En biologie
humaine, que signifie « étudier les gènes »
?
Les auteurs remarquent que les embryons humains ont un avantage
important : ils sont gratuits, à la différence des
embryons d’animaux qui ont un coût. Le clonage est interdit
pour la reproduction humaine, mais pour tout le reste, il est autorisé.
En fait, nous sommes dans un semblant d’interdiction. La bioéthique
a-t-elle empêché quelque chose ? Non, elle répond
seulement au besoin de rassurer la collectivité.
Il existe un conflit entre la déontologie a priori, qui
est universelle, et la recherche biotechnologique, qui est pragmatique
et relativiste. Le Comité de bioéthique pratique la
casuistique : il fait des manipulations lexicales pour justifier
des manipulations génétiques. L’évolution
de nos sociétés a remplacé la logique du «
bien » par la logique du « droit à ». On
en arrive ainsi à autoriser le clonage. L’émotion
de la télévision l’emporte sur l’universalité
des principes. La demande humaine change la donne : on veut simplement
savoir si c’est possible.
Le Comité d’éthique est à la fois juge
et partie. Soixante-dix pour cent de ses membres sont impliqués
dans la recherche biomédicale ou exercent une influence sur
l’orientation des recherches. Mais alors, quelle est la fonction
du Comité d’éthique ? La réponse de Jacques
Testart est claire : habituer la population aux développements
technologiques, amener à désirer ce qui fait peur.
C’est en réalité un comité de bienveillance
encourageant l’essor de la technoscience, un jardin d’acclimatation
des idées. Au nom de l’intérêt national,
petit à petit, on suit la permissivité des autres
pays.
Les nouvelles pratiques de procréation liées à
ces recherches ont et auront des conséquences psychiques
sur les humains impliqués dans ces processus. Conséquences
qui ne sont ni évoquées ni assumées.
La prise de conscience est difficile et longue. Jacques Testart
se pose la question à lui-même pour savoir s’il
est ou non exempt de reproches. Il assume ouvertement son pessimisme
: compliqué d’être dans les deux domaines à
la fois, la recherche et la pensée critique de la philosophie…
Il considère que ce sont deux moments différents,
à aborder en alternance, vu la difficulté d’agir
et de penser en même temps. Cette observation est également
valable pour nous. La distance critique nécessaire à
la pensée critique est en contradiction avec l’implication
subjective de notre engagement. Comme pour la recherche scientifique,
nous devons aménager des moments où nous privilégions
la réflexion sur l’action. Notre praxis, notre biopolitique
l’imposent.
La lecture de ce livre démontre à nouveau que la
technique n’est pas neutre a priori ; ce que nous savons notamment
pour le nucléaire, les nanotechnologies ou l’aviation.
Nous retrouvons ici un questionnement cher à Günther
Anders (cf. références) : la division du travail empêche
la vision globale des activités humaines. L’écart
entre les capacités mentales et le développement de
la technoscience tend à nous rendre esclaves des machines
et du réseau ; nous sommes devenus les auxiliaires d’un
ensemble biotechnique qui nous échappe. La puissance des
médias, la surveillance et l’automatisation rendent
tous ces processus presque invisibles. La position de Jacques Testart
nous invite, une nouvelle fois, à prendre nos distances avec
le scientisme et la marchandisation du monde. Sa critique du tout
génétique rejoint les mises en cause de la croissance
à tout prix. La question du « pourquoi » devrait
rester plus importante que celle du « comment ». Jacques
Testart n’est pas libertaire. Il utilise le vocabulaire du
réformisme citoyenniste, mais cet ouvrage est une critique
ouverte du développement du capitalisme postmoderne et de
son idéologie scientiste.
PHILIPPE COUTANT, CNT INTERCO 44
Références :
- Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur
l’âme à l’époque de la deuxième
révolution industrielle, Éditions de l’Encyclopédie
des Nuisances, Paris, 2001, 360 pages, 25 €
- Günther Anders, Nous, fils d’Eichmann, Rivages Poche,
Paris, 2003, 176 pages, 7,35 €
- Günther Anders, Et si je suis désespéré,
que voulez-vous que j’y fasse ?, Éditions Allia, Paris,
2001, 96 pages, 6,10 €
- Thierry Simonelli, Günther Anders. De la désuétude
de l’homme, Éditions du Jasmin, Paris, 2004, 95 pages,
11 €
Cette note de lecture est parue dans le numéro 24 de la
revue Les temps Maudits de la CNT-F dite CNT Vignoles
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