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Origine : diffusion mail puis site de Vacarme http://vacarme.eu.org/article1561.html
Les années 1970 marquent un tournant dans l’histoire
de l’action collective : échaudés par la dérive
hiérarchique des partis et des syndicats traditionnels, de
nombreux collectifs cherchent des formes d’organisation plus
horizontales — sans toujours y parvenir. Le texte qui suit
pourrait être l’avant-propos d’un livre de recettes
anti-autoritaires, dont l’écriture dépend de
nous.
Comment un groupe égalitaire peut-il se débarrasser
des passions tristes qui l’envahissent lorsque les tropismes
hiérarchiques qu’il croyait avoir conjurés ressurgissent
en son sein [1] ?
Précisons le problème. Les années 1960 et
1970 voient l’émergence de groupes politiques qui prennent
leurs distances avec les formes verticales d’organisation
héritées du mouvement ouvrier — parti, syndicat,
groupuscule — et avec le type d’engagement qui leur
est lié, celui du « militant », exemplaire dans
son dévouement, implacable dans celui qu’il exige.
Les années 1990 prolongent ce mouvement. Fleurissent, dans
tous les champs de lutte, des collectifs triplement arc-boutés
contre la dérive hiérarchique des appareils d’antan.
Faiblement institués, ils cherchent à prévenir
les risques de bureaucratisation. Reposant sur un engagement plus
individualisé et plus intermittent, ils laissent moins de
prise aux logiques sacrificielles, sources d’assujettissement.
Et soucieux de démocratie directe, tant dans leurs formes
d’intervention publique que dans leurs modes de décision
internes, ils entravent le processus d’autonomisation des
représentants qui guette toute organisation dotée
d’une direction distincte. En un mot, à la manière
des indiens guayakis chers à Pierre Clastres, ces collectifs
cherchent à brider l’émergence d’un pouvoir
séparé. Ils n’y parviennent pas toujours.
Faire culture
Ces groupes — on pourrait les dire post-léninistes
— se heurtent en effet à trois séries de difficultés.
La première ne leur est pas propre. Dès qu’un
collectif, quel qu’il soit, est amené à instaurer
une division du travail, que celle-ci épouse les compétences
de chacun en interne (antérieures ou acquises) ou soit dictée
par des impératifs externes (désigner des responsables
officiels en cas de négociation, de subvention, ou de procès),
la probabilité s’accroît d’une différenciation
verticale des positions. L’histoire de la clinique de La Borde
en fournit la preuve a contrario : il lui a fallu cinq ans et un
travail réflexif acharné, de 1953 à 1958, pour
se défaire d’une partition tenace entre soins, animation
et entretien, et des hiérarchies — salariale, statutaire,
symbolique — qu’elle créait [2].
La deuxième série de difficultés leur est
spécifique. Jo Freeman, féministe américaine,
a formulé très tôt le danger propre qui pèse
sur des groupes rétifs à formaliser leur « charpente
». À refuser de rendre explicites les rôles et
les normes qui structurent de fait leur fonctionnement collectif,
ils risquent de laisser libre cours à des formes de pouvoir
littéralement incontestables, puisque sans mandat : «
Quand les élites informelles se conjuguent avec le mythe
de l’absence de structures (où l’on fait comme
si aucune structure de fait n’existait), il est impensable
de mettre des bâtons dans les rouages du pouvoir ; celui-ci
devient arbitraire » [3].
La troisième est l’envers des deux précédentes.
Quand bien même ces groupes parviennent à vaincre la
tentation hiérarchique, il leur est souvent difficile d’échapper
à l’angoisse sourde de sa résurrection possible,
aux sombres affects qu’elle charrie, aux pratiques qui en
découlent : soupçon, ressentiment, hantise de la tête
qui dépasse, procès en narcissisme ou en arrivisme,
pulsions de décapitation.
Loin de nous la volonté de donner des leçons. C’est
depuis ce genre de groupes que nous posons le problème, pas
en surplomb, et nous savons d’expérience qu’il
existe en leur sein suffisamment d’intelligence collective
pour l’affronter. Encore faut-il que celle-ci parvienne à
s’énoncer, et à se transmettre. Il se pourrait
fort en effet que les difficultés récurrentes rencontrées
par nos collectifs face à la question du pouvoir soient,
non pas le résultat de cette triste « loi d’airain
de l’oligarchie » qu’un regard savant aurait mise
au jour et qu’il n’y aurait plus qu’à admettre
comme un mal nécessaire [4], mais la conséquence de
notre incapacité (provisoire, espérons-le) à
transformer ces difficultés en culture.
On raconte que jadis, dans les groupes dits traditionnels, existait
un personnage dont c’était la fonction. Ici il se faisait
appeler « l’ancêtre » ; là bas, «
celui qui se souvient » ; plus loin encore, « l’appeleur
de mémoire ». Souvent installé à la périphérie
du groupe, il contait inlassablement de petites et de grandes histoires.
Elles relataient tantôt les pièges dans lesquels le
groupe s’était laissé prendre, comme bien d’autres
avant lui et autour de lui, tantôt des réussites et
des inventions qui avaient permis d’accroître les forces
collectives. Nul ne sait si de tels personnages ont jamais existé.
Peu importe. Cette fiction nous invite à une question vitale
: qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que, dans nos collectifs,
les savoirs qui auraient pu constituer une culture des précédents
soient aussi peu disponibles, notamment face à la question
du pouvoir ? Et que se passerait-il si une attention leur était
désormais portée ? À coup sûr, le vent
nous soufflerait dans les plumes : on se sentirait précédé,
inscrit dans une histoire qui nous rendrait plus forts. Se constituerait
peu à peu quelque chose comme une écologie des pratiques
collectives, non plus focalisée sur la macropolitique des
groupes (les objectifs à atteindre, les programmes à
tracer, les agendas à remplir), mais sur leur micropolitique
: leurs fatigues et leur « pêche », une ambiance
pourrie ou rigolarde, le ton et les mots que nous utilisons, nos
attitudes corporelles, le temps que nous nous donnons — et
nos relations de pouvoir.
Cartographier les bourdes
Pour y parvenir, la première tâche consisterait peut-être
à tracer une cartographie des bourdes : pour ne plus les
commettre, recenser les erreurs récurrentes commises par
les groupes qui nous intéressent lorsque la question du pouvoir
surgit entre leurs membres. On peut en identifier au moins quatre.
1) Psychologiser les désirs de prééminence.
« Dans les discussions, dans les débats, il ne faut
jamais psychologiser, c’est-à-dire : il ne faut jamais
remonter d’une difficulté aux intentions ou à
la faiblesse d’une personne. Il faut toujours rester techniquement
autour du problème débattu sans jamais remonter à
des interprétations psychologisantes » [5]. Cette mise
en garde générale d’Isabelle Stengers vaut tout
particulièrement pour les conflits de pouvoir. Dans la mesure
où ils ont pour objet la façon dont une personne,
dans le groupe, prend l’ascendant, ou semble le prendre, il
est tentant d’y lire un effet de personnalité : c’est
la meilleure manière de n’y rien comprendre, et de
n’y rien changer.
2) Idéologiser les conflits qui en résultent.
C’est l’erreur symétrique de la précédente
: imputer le processus de différenciation verticale, non
plus à la personnalité de celui qui se différencie,
mais à la ligne politique qu’il incarne. Là,
souvent, ressurgit l’affect proprement « militant »,
à travers un langage hérité de 1905 : si untel
trahit l’idéal égalitaire du groupe, c’est
parce qu’il a toujours été, au fond et au choix,
un social-traître ou un stalinien. « Je suis persuadé,
écrivait Guattari, que des phonéticiens, des phonologues,
des sémanticiens, parviendraient à faire remonter
jusqu’à cet événement (1903-1917) la
cristallisation de certains traits linguistiques, de certaines manières
— toujours les mêmes — de marteler des formules
stéréotypées, quelle que soit leur langue d’emprunt
» [6]. Toujours les mêmes, donc à coup sûr
à côté de la spécificité de la
situation qui crée ce conflit de pouvoir.
3) Naturaliser la hiérarchie, et ses antidotes.
Considérer la hiérarchie comme naturelle, rien de
plus simple : on peut le faire inconsciemment (toute notre socialisation,
de l’enfance à l’entreprise en passant par l’école,
est hiérarchique), ou délibérément,
comme une concession provisoire, dans l’organisation du groupe,
à l’ordre du monde : acceptons momentanément
des chefs, puisqu’il y en partout, mais œuvrons à
nous rapprocher progressivement de l’égalité.
Or là se niche une seconde naturalisation, pas moins redoutable
que la première : croire qu’il suffit de la bonne volonté
et des qualités morales d’une bande d’amis de
la justice pour se défaire du pli hiérarchique, c’est
l’échec garanti. Non seulement parce que les bons sentiments
ont toutes les chances de ne pas résister au temps, mais
parce que, comme la psychologie, comme l’idéologie,
ils écrasent (et s’écrasent sur) un axiome de
base — un groupe est plus que la somme de ses parties, aussi
sympas soient-elles.
4) Substantialiser le pouvoir.
C’est l’erreur qui sous-tend toutes les autres. Elle
consiste à croire que le pouvoir est un attribut, qui distinguerait
ceux qui le possèdent (dominants) de ceux qui en seraient
privés (dominés), alors qu’on sait au moins
depuis Foucault que le pouvoir est une relation, qu’il s’exerce
avant de se posséder, et qu’il passe donc par les dominés
non moins que par les dominants : « C’est le socle mouvant
des rapports de forces qui induisent sans cesse, par leur inégalité,
des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables,
mobiles. […] Et “le” pouvoir dans ce qu’il
a de permanent, de répétitif, d’inerte, d’auto-reproducteur,
n’est que l’effet d’ensemble, qui se dessine à
partir de toutes ces mobilités, l’enchaînement
qui prend appui sur chacune d’elles et cherche en retour à
les fixer. » [7] Substantialiser le pouvoir, c’est donc
inverser l’ordre des causes : c’est se focaliser sur
les conséquences, à savoir les positions asymétriques
des uns et des autres dans un groupe, et ignorer les mécanismes
et l’histoire — nécessairement collectifs —
qui les ont produites.
Démultiplier les différences
On ne saurait pourtant en rester à un inventaire des boulettes.
Ces quatre erreurs nous aident certes, en creux, à identifier
ce qu’elles bloquent : une intelligence commune des processus
de différenciation. Reste que l’effort réflexif
a toutes les chances de rester vain, même centré sur
le bon objet, s’il reste purement compréhensif : nous
ne croyons que très modérément aux vertus magiques
de la prise de conscience. Nous croyons beaucoup, en revanche, à
l’invention d’artifices, c’est-à-dire à
la création de procédés et d’usages qui
amènent le groupe à modifier certaines de ses habitudes
et à s’ouvrir à de nouvelles potentialités.
Nous n’avons évidemment pas la recette qui permettrait
de régler le problème du pouvoir dans les groupes
soucieux d’égalité : chacun d’entre eux
doit concocter la sienne. Mais nous pouvons mettre au pot commun
l’un des artifices qui nous semble le plus prometteur : l’invention
de rôles. L’idée a quelque chose d’homéopathique
: puisque le problème du pouvoir, dans un groupe, est une
pathologie de la différenciation, c’est par la différenciation
qu’il doit être traité ; plutôt que s’épuiser
à guetter la différenciation (verticale), faisons
proliférer les différenciations (horizontales).
Une première série d’artifices consiste
à identifier les rôles implicites que remplissent spontanément
les membres du groupe (le « râleur », la «
star », le « timide », etc.), en cherchant à
les pousser — avec douceur bien sûr — hors de
leur « nature ». Par exemple, que proposer à
la « star », celui qui croit toujours que les réunions
n’ont jamais vraiment commencé avant son arrivée,
et prend la parole, littéralement ? De quelle fonction peut-il
s’emparer, qui l’aide à mettre ses talents connus
ou d’autres insoupçonnés au service de l’énergie
collective ? Pour identifier ces rôles implicites, on pourra
s’aider d’outils qui permettent de les visualiser. Par
exemple en traçant un cercle sur une feuille et en demandant
à chacun de s’y placer, ou en commençant les
réunions par un « point météo »
: quel temps fait-il sur mes émotions aujourd’hui,
vers quelle pente vais-je être tenté/e de me laisser
glisser, comment m’aider à trouver une énergie
active et créatrice, à partir de quelle fonction ?
Un second artifice consiste à faire preuve d’imagination
quant aux rôles formels qui structurent l’organisation.
À cet égard, au-delà d’une attention
accrue aux rôles qui nous sont déjà culturellement
familiers (« facilitateur », « secrétaire
», « coordinatrice », etc.), un détour
par l’étonnant bestiaire de Starhawk, figure américaine
de l’éco-féminisme et sorcière revendiquée,
nous ferait le plus grand bien. Serais-je dragon (veillant aux ressources
du groupe, à ses frontières et donnant voix à
ses limites), serpent (cultivant une attention particulière
à la manière dont les gens se sentent, aux murmures,
aux silences, aux conflits naissants), corbeau (gardant en ligne
de mire les objectifs du groupe, suggérant de nouvelles directions,
dressant des plans, fût-ce sur la comète), araignée
(veillant à ce que la communication et les interactions internes
soit multilatérales), ou grâce (prêtant attention
à l’énergie du groupe, pour la renforcer au
moment où elle faiblit, l’orienter quand elle est forte)
[8] ?
Troisième série d’artifices, jouer
des incongruités entre rôles explicites et implicites,
afin qu’ils s’ébranlent et s’enrichissent
mutuellement. Par exemple : je suis ronchon, râleur et rentre-dedans,
et me voilà amené à être « guetteur
d’ambiance », donc à être attentif aux
tensions qui habitent le groupe, au style des échanges et
à leurs effets. Il s’agira néanmoins de faire
preuve de tact et de persévérance : une personne «
taiseuse » ou « timide » ne deviendra pas du jour
au lendemain une facilitatrice aguerrie. Mais l’expérience
débouche souvent sur une moquerie salutaire qui l’amène
à rire d’elle-même, de ses peurs, et du rôle
lui-même.
Aux groupes égalitaires et qui souhaitent le rester, nous
pourrions donc proposer l’éthique suivante : non pas
réduire à toute force la différenciation interne,
dans la crainte que celle-ci ne devienne verticale, mais au contraire
l’accroître tous azimuts, afin enrichir la palette des
identités disponibles : c’est là sans doute
la meilleure manière de ne pas rabattre les relations au
sein du groupe sur une relation à deux termes — dominant,
dominés. Ainsi, la construction de nos histoires collectives
s’offrirait une chance de n’être plus le jouet
des passions qui l’affectent, la subjuguent, et souvent l’attristent
: elle jouerait de ces passions, qui en deviendraient joyeuses —
y compris, oui, celle de se distinguer.
[1] Ce texte est issu d’un travail réflexif mené
entre 2003 et 2006 par des membres du Collectif Sans Ticket (CST)
et du Groupe de Recherche et de Formation Autonome (GreFA). Confronté
à l’expérience d’autres groupes belges,
espagnols et français — dont Vacarme —, ce travail
a donné lieu à la publication d’un livre : Micropolitiques
des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives,
HB éditions, 2007.
[2] Voir Recherches, « Histoire de La Borde, dix ans de psychothérapie
institutionnelle », 1976.
[3] Jo Freeman, La tyrannie de l’absence de structure, 1970,
http://www.infokiosque.net.
[4] Roberto Michels, Les Partis politiques. Essai sur les tendances
oligarchiques des démocraties, 1911.
[5] Isabelle Stengers, séminaire « Usages et enclosures
», CST/GReFA, Bruxelles, mai 2002 www.enclosures.collectifs.net.
[6] Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité,
Maspero, 1972.
[7] Michel Foucault, in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault,
un parcours philosophique, Gallimard, Paris, 1984.
[8] Starhawk, Femmes, magie et politique, Les Empêcheurs
de penser en rond, 2003. Voir également son site : www.starhawk.org,
et l’annexe de Micropolitiques des groupes (op. cit.), qui
détaille ces cinq rôles.
publié dans Vacarme 43 printemps 2008
Vacarme 43
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