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Artifices anti-hiérarchiques à l’usage des groupes
par Elena Jordan & David Vercauteren
Micropolitiques des groupes
Note de lecture de Pascal Nicolas Le Strat 2007

Note de lecture de Frédéric Thomas, dans la revue Dissidences
Note de lecture de Bernard Bel, secrétaire de l’AFAR et porte-parole du Collectif interassociatif autour de la naissance (CIANE), publiée le 18 mars 2008 sur le site www.passerelleco.info

Origine : http://www.vacarme.eu.org/article1561.html

Elena Jordan & David Vercauteren, Artifices anti-hie´rarchiques a` l’usage des groupes, Vacarme 43, 2008, www.vacarme.org.

Les années 1970 marquent un tournant dans l’histoire de l’action collective : échaudés par la dérive hiérarchique des partis et des syndicats traditionnels, de nombreux collectifs cherchent des formes d’organisation plus horizontales — sans toujours y parvenir. Le texte qui suit pourrait être l’avant-propos d’un livre de recettes anti-autoritaires, dont l’écriture dépend de nous.

Comment un groupe égalitaire peut-il se débarrasser des passions tristes qui l’envahissent lorsque les tropismes hiérarchiques qu’il croyait avoir conjurés ressurgissent en son sein [1] ?

Précisons le problème. Les années 1960 et 1970 voient l’émergence de groupes politiques qui prennent leurs distances avec les formes verticales d’organisation héritées du mouvement ouvrier — parti, syndicat, groupuscule — et avec le type d’engagement qui leur est lié, celui du « militant », exemplaire dans son dévouement, implacable dans celui qu’il exige. Les années 1990 prolongent ce mouvement. Fleurissent, dans tous les champs de lutte, des collectifs triplement arc-boutés contre la dérive hiérarchique des appareils d’antan. Faiblement institués, ils cherchent à prévenir les risques de bureaucratisation. Reposant sur un engagement plus individualisé et plus intermittent, ils laissent moins de prise aux logiques sacrificielles, sources d’assujettissement. Et soucieux de démocratie directe, tant dans leurs formes d’intervention publique que dans leurs modes de décision internes, ils entravent le processus d’autonomisation des représentants qui guette toute organisation dotée d’une direction distincte. En un mot, à la manière des indiens guayakis chers à Pierre Clastres, ces collectifs cherchent à brider l’émergence d’un pouvoir séparé. Ils n’y parviennent pas toujours.

Faire culture

Ces groupes — on pourrait les dire post-léninistes — se heurtent en effet à trois séries de difficultés. La première ne leur est pas propre. Dès qu’un collectif, quel qu’il soit, est amené à instaurer une division du travail, que celle-ci épouse les compétences de chacun en interne (antérieures ou acquises) ou soit dictée par des impératifs externes (désigner des responsables officiels en cas de négociation, de subvention, ou de procès), la probabilité s’accroît d’une différenciation verticale des positions. L’histoire de la clinique de La Borde en fournit la preuve a contrario : il lui a fallu cinq ans et un travail réflexif acharné, de 1953 à 1958, pour se défaire d’une partition tenace entre soins, animation et entretien, et des hiérarchies — salariale, statutaire, symbolique — qu’elle créait [2].

La deuxième série de difficultés leur est spécifique. Jo Freeman, féministe américaine, a formulé très tôt le danger propre qui pèse sur des groupes rétifs à formaliser leur « charpente ». À refuser de rendre explicites les rôles et les normes qui structurent de fait leur fonctionnement collectif, ils risquent de laisser libre cours à des formes de pouvoir littéralement incontestables, puisque sans mandat : « Quand les élites informelles se conjuguent avec le mythe de l’absence de structures (où l’on fait comme si aucune structure de fait n’existait), il est impensable de mettre des bâtons dans les rouages du pouvoir ; celui-ci devient arbitraire » [3].

La troisième est l’envers des deux précédentes. Quand bien même ces groupes parviennent à vaincre la tentation hiérarchique, il leur est souvent difficile d’échapper à l’angoisse sourde de sa résurrection possible, aux sombres affects qu’elle charrie, aux pratiques qui en découlent : soupçon, ressentiment, hantise de la tête qui dépasse, procès en narcissisme ou en arrivisme, pulsions de décapitation.

Loin de nous la volonté de donner des leçons. C’est depuis ce genre de groupes que nous posons le problème, pas en surplomb, et nous savons d’expérience qu’il existe en leur sein suffisamment d’intelligence collective pour l’affronter. Encore faut-il que celle-ci parvienne à s’énoncer, et à se transmettre. Il se pourrait fort en effet que les difficultés récurrentes rencontrées par nos collectifs face à la question du pouvoir soient, non pas le résultat de cette triste « loi d’airain de l’oligarchie » qu’un regard savant aurait mise au jour et qu’il n’y aurait plus qu’à admettre comme un mal nécessaire [4], mais la conséquence de notre incapacité (provisoire, espérons-le) à transformer ces difficultés en culture.

On raconte que jadis, dans les groupes dits traditionnels, existait un personnage dont c’était la fonction. Ici il se faisait appeler « l’ancêtre » ; là bas, « celui qui se souvient » ; plus loin encore, « l’appeleur de mémoire ». Souvent installé à la périphérie du groupe, il contait inlassablement de petites et de grandes histoires. Elles relataient tantôt les pièges dans lesquels le groupe s’était laissé prendre, comme bien d’autres avant lui et autour de lui, tantôt des réussites et des inventions qui avaient permis d’accroître les forces collectives. Nul ne sait si de tels personnages ont jamais existé. Peu importe. Cette fiction nous invite à une question vitale : qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que, dans nos collectifs, les savoirs qui auraient pu constituer une culture des précédents soient aussi peu disponibles, notamment face à la question du pouvoir ? Et que se passerait-il si une attention leur était désormais portée ? À coup sûr, le vent nous soufflerait dans les plumes : on se sentirait précédé, inscrit dans une histoire qui nous rendrait plus forts. Se constituerait peu à peu quelque chose comme une écologie des pratiques collectives, non plus focalisée sur la macropolitique des groupes (les objectifs à atteindre, les programmes à tracer, les agendas à remplir), mais sur leur micropolitique : leurs fatigues et leur « pêche », une ambiance pourrie ou rigolarde, le ton et les mots que nous utilisons, nos attitudes corporelles, le temps que nous nous donnons — et nos relations de pouvoir.

Cartographier les bourdes

Pour y parvenir, la première tâche consisterait peut-être à tracer une cartographie des bourdes : pour ne plus les commettre, recenser les erreurs récurrentes commises par les groupes qui nous intéressent lorsque la question du pouvoir surgit entre leurs membres. On peut en identifier au moins quatre.

1) Psychologiser les désirs de prééminence.

« Dans les discussions, dans les débats, il ne faut jamais psychologiser, c’est-à-dire : il ne faut jamais remonter d’une difficulté aux intentions ou à la faiblesse d’une personne. Il faut toujours rester techniquement autour du problème débattu sans jamais remonter à des interprétations psychologisantes » [5]. Cette mise en garde générale d’Isabelle Stengers vaut tout particulièrement pour les conflits de pouvoir. Dans la mesure où ils ont pour objet la façon dont une personne, dans le groupe, prend l’ascendant, ou semble le prendre, il est tentant d’y lire un effet de personnalité : c’est la meilleure manière de n’y rien comprendre, et de n’y rien changer.

2) Idéologiser les conflits qui en résultent.

C’est l’erreur symétrique de la précédente : imputer le processus de différenciation verticale, non plus à la personnalité de celui qui se différencie, mais à la ligne politique qu’il incarne. Là, souvent, ressurgit l’affect proprement « militant », à travers un langage hérité de 1905 : si untel trahit l’idéal égalitaire du groupe, c’est parce qu’il a toujours été, au fond et au choix, un social-traître ou un stalinien. « Je suis persuadé, écrivait Guattari, que des phonéticiens, des phonologues, des sémanticiens, parviendraient à faire remonter jusqu’à cet événement (1903-1917) la cristallisation de certains traits linguistiques, de certaines manières — toujours les mêmes — de marteler des formules stéréotypées, quelle que soit leur langue d’emprunt » [6]. Toujours les mêmes, donc à coup sûr à côté de la spécificité de la situation qui crée ce conflit de pouvoir.

3) Naturaliser la hiérarchie, et ses antidotes.

Considérer la hiérarchie comme naturelle, rien de plus simple : on peut le faire inconsciemment (toute notre socialisation, de l’enfance à l’entreprise en passant par l’école, est hiérarchique), ou délibérément, comme une concession provisoire, dans l’organisation du groupe, à l’ordre du monde : acceptons momentanément des chefs, puisqu’il y en partout, mais œuvrons à nous rapprocher progressivement de l’égalité. Or là se niche une seconde naturalisation, pas moins redoutable que la première : croire qu’il suffit de la bonne volonté et des qualités morales d’une bande d’amis de la justice pour se défaire du pli hiérarchique, c’est l’échec garanti. Non seulement parce que les bons sentiments ont toutes les chances de ne pas résister au temps, mais parce que, comme la psychologie, comme l’idéologie, ils écrasent (et s’écrasent sur) un axiome de base — un groupe est plus que la somme de ses parties, aussi sympas soient-elles.

4) Substantialiser le pouvoir.

C’est l’erreur qui sous-tend toutes les autres. Elle consiste à croire que le pouvoir est un attribut, qui distinguerait ceux qui le possèdent (dominants) de ceux qui en seraient privés (dominés), alors qu’on sait au moins depuis Foucault que le pouvoir est une relation, qu’il s’exerce avant de se posséder, et qu’il passe donc par les dominés non moins que par les dominants : « C’est le socle mouvant des rapports de forces qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables, mobiles. […] Et “le” pouvoir dans ce qu’il a de permanent, de répétitif, d’inerte, d’auto-reproducteur, n’est que l’effet d’ensemble, qui se dessine à partir de toutes ces mobilités, l’enchaînement qui prend appui sur chacune d’elles et cherche en retour à les fixer. » [7] Substantialiser le pouvoir, c’est donc inverser l’ordre des causes : c’est se focaliser sur les conséquences, à savoir les positions asymétriques des uns et des autres dans un groupe, et ignorer les mécanismes et l’histoire — nécessairement collectifs — qui les ont produites.

Démultiplier les différences

On ne saurait pourtant en rester à un inventaire des boulettes. Ces quatre erreurs nous aident certes, en creux, à identifier ce qu’elles bloquent : une intelligence commune des processus de différenciation. Reste que l’effort réflexif a toutes les chances de rester vain, même centré sur le bon objet, s’il reste purement compréhensif : nous ne croyons que très modérément aux vertus magiques de la prise de conscience. Nous croyons beaucoup, en revanche, à l’invention d’artifices, c’est-à-dire à la création de procédés et d’usages qui amènent le groupe à modifier certaines de ses habitudes et à s’ouvrir à de nouvelles potentialités.

Nous n’avons évidemment pas la recette qui permettrait de régler le problème du pouvoir dans les groupes soucieux d’égalité : chacun d’entre eux doit concocter la sienne. Mais nous pouvons mettre au pot commun l’un des artifices qui nous semble le plus prometteur : l’invention de rôles. L’idée a quelque chose d’homéopathique : puisque le problème du pouvoir, dans un groupe, est une pathologie de la différenciation, c’est par la différenciation qu’il doit être traité ; plutôt que s’épuiser à guetter la différenciation (verticale), faisons proliférer les différenciations (horizontales).

Une première série d’artifices consiste à identifier les rôles implicites que remplissent spontanément les membres du groupe (le « râleur », la « star », le « timide », etc.), en cherchant à les pousser — avec douceur bien sûr — hors de leur « nature ». Par exemple, que proposer à la « star », celui qui croit toujours que les réunions n’ont jamais vraiment commencé avant son arrivée, et prend la parole, littéralement ? De quelle fonction peut-il s’emparer, qui l’aide à mettre ses talents connus ou d’autres insoupçonnés au service de l’énergie collective ? Pour identifier ces rôles implicites, on pourra s’aider d’outils qui permettent de les visualiser. Par exemple en traçant un cercle sur une feuille et en demandant à chacun de s’y placer, ou en commençant les réunions par un « point météo » : quel temps fait-il sur mes émotions aujourd’hui, vers quelle pente vais-je être tenté/e de me laisser glisser, comment m’aider à trouver une énergie active et créatrice, à partir de quelle fonction ?

Un second artifice consiste à faire preuve d’imagination quant aux rôles formels qui structurent l’organisation. À cet égard, au-delà d’une attention accrue aux rôles qui nous sont déjà culturellement familiers (« facilitateur », « secrétaire », « coordinatrice », etc.), un détour par l’étonnant bestiaire de Starhawk, figure américaine de l’éco-féminisme et sorcière revendiquée, nous ferait le plus grand bien. Serais-je dragon (veillant aux ressources du groupe, à ses frontières et donnant voix à ses limites), serpent (cultivant une attention particulière à la manière dont les gens se sentent, aux murmures, aux silences, aux conflits naissants), corbeau (gardant en ligne de mire les objectifs du groupe, suggérant de nouvelles directions, dressant des plans, fût-ce sur la comète), araignée (veillant à ce que la communication et les interactions internes soit multilatérales), ou grâce (prêtant attention à l’énergie du groupe, pour la renforcer au moment où elle faiblit, l’orienter quand elle est forte) [8] ?

Troisième série d’artifices, jouer des incongruités entre rôles explicites et implicites, afin qu’ils s’ébranlent et s’enrichissent mutuellement. Par exemple : je suis ronchon, râleur et rentre-dedans, et me voilà amené à être « guetteur d’ambiance », donc à être attentif aux tensions qui habitent le groupe, au style des échanges et à leurs effets. Il s’agira néanmoins de faire preuve de tact et de persévérance : une personne « taiseuse » ou « timide » ne deviendra pas du jour au lendemain une facilitatrice aguerrie. Mais l’expérience débouche souvent sur une moquerie salutaire qui l’amène à rire d’elle-même, de ses peurs, et du rôle lui-même.

Aux groupes égalitaires et qui souhaitent le rester, nous pourrions donc proposer l’éthique suivante : non pas réduire à toute force la différenciation interne, dans la crainte que celle-ci ne devienne verticale, mais au contraire l’accroître tous azimuts, afin enrichir la palette des identités disponibles : c’est là sans doute la meilleure manière de ne pas rabattre les relations au sein du groupe sur une relation à deux termes — dominant, dominés. Ainsi, la construction de nos histoires collectives s’offrirait une chance de n’être plus le jouet des passions qui l’affectent, la subjuguent, et souvent l’attristent : elle jouerait de ces passions, qui en deviendraient joyeuses — y compris, oui, celle de se distinguer.

[1] Ce texte est issu d’un travail réflexif mené entre 2003 et 2006 par des membres du Collectif Sans Ticket (CST) et du Groupe de Recherche et de Formation Autonome (GreFA). Confronté à l’expérience d’autres groupes belges, espagnols et français — dont Vacarme —, ce travail a donné lieu à la publication d’un livre :

Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, HB éditions, 2007.

[2] Voir Recherches, « Histoire de La Borde, dix ans de psychothérapie institutionnelle », 1976.

[3] Jo Freeman, La tyrannie de l’absence de structure, 1970, http://www.infokiosque.net

[4] Roberto Michels, Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, 1911.

[5] Isabelle Stengers, séminaire « Usages et enclosures », CST/GReFA, Bruxelles, mai 2002 www.enclosures.collectifs.net.

[6] Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Maspero, 1972.

[7] Michel Foucault, in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Gallimard, Paris, 1984.

[8] Starhawk, Femmes, magie et politique, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003. Voir également son site : www.starhawk.org, et l’annexe de Micropolitiques des groupes (op. cit.), qui détaille ces cinq rôles.



Micropolitiques des groupes
Note de lecture de Pascal Nicolas Le Strat 2007

http://www.le-commun.fr/index.php?page=micropolitiques-des-groupes

Souvent, les groupes militants ou les collectifs de travail développent un savoir ambitieux quant à l'objet de leur intervention ou la nature de leur activité mais, paradoxalement, se montrent incapables d'exercer la même attention vis-à-vis de leur pratique de groupe. Ils feignent d'ignorer que le groupe construit sa propre écologie et que cette écologie requiert des techniques et des savoirs spécifiques pour se développer et se mouvoir, pour associer les trajectoires et entrecroiser les désirs (p. 196). Et pourtant ce sont bien ces savoirs du collectif sur le collectif qui fabriquent nos réussites, notre créativité et nos échecs (p. 7). Pourquoi cette dimension essentielle de notre vie en collectivité nous reste si étrangère ?

L'ouvrage de David Vercauteren, écrit en collaboration avec Thierry Müller et Olivier Crabbé, investit vigoureusement cette question et le fait sur trois plans tout à fait indissociables : les cadres théoriques qui nous servent d'appui et de relais pour penser notre biotope collectif (p. 196), les protocoles que nous expérimentons et dont nous attendons des effets constructifs pour notre vie en groupe, notre capacité d'apprendre d'une expérience commune et de transformer ainsi la manière dont nous nous rapportons à nous-même et aux autres. La grande qualité du livre tient à cette articulation toujours maintenue entre ces trois plans.

À la suite de Félix Guattari, l'auteur encourage donc les groupes à mener un travail d'analyse sur eux-mêmes en même temps qu'ils engagent un travail politique – mais aussi social ou artistique – avec l'extérieur (p. 53).

Parmi les nombreuses questions travaillées dans le livre, nous en retenons cinq.

1. La personnalisation des erreurs et des réussites, la psychologisation des événements

Comme le souligne l'auteur, dans une situation donnée, on peut considérer qu'une personne s'est comportée comme un salaud et il est parfois tout à fait légitime de penser les choses en ces termes (p. 133). Néanmoins, l'essentiel du problème subsiste. Lorsqu'une crise survient, par delà les actes incriminés ou les responsabilités engagées, le groupe se trouve confronté à sa propre histoire. Comment se fait-il que tel acte ou comportement soit devenu possible ? (p. 186). La question prend alors une toute autre ampleur; elle se ramifie et interpelle l'ensemble des relations et des fonctionnements constitutifs du groupe. La psychologisation – au sens d'une personnalisation de la responsabilité de ce qui s'est déroulé, ainsi que la définit l'auteur (p. 181) – bloque la réflexion collective en la focalisant et en la fixant sur une dimension unique et envahissante, celle du ressenti ou du ressentiment. L'absence d'élaboration du problème laisse libre cours à la stigmatisation (il s'est mis de lui même en dehors du groupe), à la psychologisation (il a voulu nous tromper), au révisionnisme (il n'a jamais été complètement clair avec nous) et, pour finir, à toute sorte de propos moralisateurs. Comment nommer ce problème devenu, par la force des choses, commun à l'ensemble du groupe ? Comment le caractériser, lui qui, de fait, construit du commun – serait-il triste et négatif – dans la mesure où il implique tous les membres du collectif ? L'effort engagé pour penser la situation, et pas seulement la juger, peut laisser espérer ou entrevoir un autre déroulement de l'histoire : non pas une situation qui précipite vers le pire (p. 179) mais la possibilité donnée à chacun de revisiter ses blessures, de “passer de la peur de "revivre cela", avec tout le cortège d'impuissances que cela mobilise, à un désir de réessayer une expérience collective mais... autrement” (p. 187).

2. "Problémer" plutôt que solutionner, "problémer" avant de solutionner (p. 137)

Le groupe est un éco-système qui expérimente et sélectionne “dans une infinité de rapports (géographique, sexuel, organisationnel, linguistique...) ceux qui lui conviennent à un moment donné” (p. 153). Il tâtonne et expérimente. Ils fabriquent continuellement les problèmes qui font sens pour lui et donne corps à son histoire. Chaque problème – pas simplement rencontré, comme on le formule trop facilement, mais surtout construit et élaboré – représente une opportunité : une occasion pour le groupe de reparcourir sa propre histoire, une circonstance nouvelle qui incite chacun à s'éloigner du rôle dans lequel il s'est établi, un contexte différent qui oblige le collectif à se réimpliquer dans son projet et à farfouiller dans ses propres ressources ou encore un événement qui redistribue l'agencement de la situation (p. 88). Le problème fabrique de l'histoire, en ce qu'il marque une discontinuité. Problémer construit du commun par la réflexion collective qu'il implique. L'auteur fait très nettement la différence entre "problémer", c'est-à-dire le passage d'un problème qui se pose au groupe à un problème que se pose le groupe, et "solutionner". “L'un est affaire d'invention : on crée un problème, il n'existe pas tout fait. L'autre est plutôt affaire de découverte : il s'agit de chercher dans les possibles d'une situation les solutions aux problèmes posés. L'enjeu consiste à fabriquer les problèmes, à essayer de les poser, des les formuler au mieux et au plus loin de ce que l'on peut, de telle sorte que certaines solutions s'élimineront toutes seules et que d'autres solutions, bien qu'elles restent à découvrir, s'imposeront d'elles-mêmes” (p. 137-138). Et l'auteur insiste sur le fait que les solutions que découvrira le groupe seront d'autant plus créatives et pertinentes que le problème aura été élaboré avec patience et minutie (p. 138 et 144). Les problèmes sont bien sûr de nature extrêmement diverses. Un exemple introduit par l'auteur retient particulièrement notre attention : “il suffit qu'un des membres [du groupe militant] ait par exemple un enfant ou soit dans l'obligation de travailler [à l'extérieur] pour que sa participation au groupe devienne problématique. [La personne] ne peut plus partager ce quotidien où "tout" s'élabore, se décide et se modifie...” (p. 22). Est-ce que cette situation-problème va retenir l'attention du groupe ? Est-ce qu'elle fera signe pour lui ? Est-ce qu'elle sera réellement élaborée en tant que problème – un problème impliquant l'ensemble du collectif, interrogeant ses modes de fonctionnement et l'incitant à expérimenter de nouveaux protocoles d'activité ? “Dans un cas, [cet événement] qui se produit va renforcer en sourdine [une] fêlure silencieuse. Dans un autre cas, cela va agir comme un signe : "Ce n'est plus possible de fonctionner comme avant". Dans une autre hypothèse encore, cela va simplement provoquer un peu de bruit, avant que le silence revienne” (p. 90). De quels savoirs et techniques le groupe doit-il se doter pour devenir plus réceptif et attentif aux nombreux signes émis par lui et à travers lui ?

3. La sensibilité du groupe aux mutations qui le parcourent

Les situations vécues collectivement ne cessent de faire signe à condition que les personnes y soient sensibles (p. 86). Un signe, lorsqu'il attire réellement l'attention du groupe et suscite son intérêt, ne le renvoie pas à son ignorance mais, au contraire, le sollicite dans son savoir; il le mobilise et l'oriente (p. 87). Il devient en quelque sorte un guide pour la pensée même si ce guide entraîne le groupe sur des terrains incertains. Le groupe se fraye alors un chemin parmi les nombreux signes dont il se saisit; il développe son savoir à partir d'eux et avec eux. Ils lui offrent une prise partielle sur la réalité – une fixation provisoire – à partir de laquelle un processus de réflexion et de création peut s'amorcer. Cette écologie des signes est donc essentielle car c'est bien de cette façon que le groupe construit son rapport à lui-même : ce qu'il rend bruyant ou maintient silencieux, ce qu'il met en mot ou en geste, ce qu'il rend visible ou laisse inaudible, la part qu'il accorde à un événement ou l'indifférence qu'il entretient savamment, ce qu'il valorise et ce qu'il disqualifie... Devenir sensible aux multiples aspects de la vie en collectif est un réel défi (micro)politique. Cette (micro)politique du sensible évitera au groupe de ne lire sa réalité qu'à partir et à travers des rôle assignés, des modèles reproduits jusqu'à l'épuisement ou des schémas issus des nombreuses structures autoritaires et hiérarchisées dans lesquelles nous évoluons. Comme le souligne David Vercauteren, on accorde “peu d'attention, et forcément d'intérêt, aux effets produits par les comportements que nous avons appris à avoir en collectivité (à l'école, dans nos familles, dans nos premières expériences de groupe...) sur nos réunions, sur le ton et dans les mots que nous utilisons, sur nos attitudes corporelles, sur le temps que nous nous donnons, sur l'ambiance qui règne dans nos locaux ou lors de nos actions” (p. 11). S'il ne construit pas cette attention et cette disponibilité, le groupe se dépossède d'une partie de ses savoirs et de ses techniques, de ses usages et de ses potentialités, de sa sensibilité et de sa créativité. La raison, nous la connaissons trop bien; elle est au coeur de la réflexion de l'auteur. Il s'agit de cette vieille habitude que partage la plupart des groupes militants : la focalisation sur la macropolitique, sur ce qui apparaît le plus explicitement politique, sur ce qui est le plus directement valorisable en termes de pouvoir. Pourtant, au moment où le groupe renforce sa capacité à agir, il peut parallèlement, et fréquemment, affaiblir sa faculté à se construire lui-même. L'ouvrage "Micropolitiques des groupes" retrace plusieurs expériences où un collectif a entrepris cette "reconquête" de ses propres usages, savoirs et arts de faire, où un collectif a introduit de nouveaux protocoles de fonctionnement afin de (ré)apprendre à “se décoller de ce qui lui "colle à la peau" et [à] devenir sensible aux multiples aspects de la vie du groupe” (p. 176).

4. Une fabrique écologique

puissance politique (mais également la puissance créative et intellectuelle) d'un groupe “dépend en grande partie de la manière dont celui-ci va inventer les dispositifs et artifices qui vont, indissociablement, permettre à ceux qui y participent et au groupe lui-même de convoquer les forces en présence, de les activer et de les développer” (p. 168). Nous sommes ici au coeur de cette micropolitique des groupes et de cette écologie des pratiques collectives que David Vercauteren appelle de ses voeux. En introduisant un artifice au sein de son fonctionnement le plus habituel et le plus familier (une règle à respecter, un rôle attribué à quelqu'un, un rituel de prise de parole...), le groupe agit sur son propre mode d'existence; il tente de le faire bouger de l'intérieur et par l'intérieur, il donne cours à de nouvelles capacités, il libère d'autres potentialités. L'artifice s'immisce dans la situation et la redéploie, la réagence. Mais, comme le souligne l'auteur, nul ne peut savoir à l'avance si l'artifice créé va produire quelque chose d'intéressant (pour le groupe) et de réellement constructif (par rapport à une situation donnée). Il provoque nécessairement une incertitude. Et c'est certainement cette indétermination ou cette incertitude qui sont riches d'enseignement et de potentialités. L'artifice amorce divers processus que le groupe devra questionner, évaluer, apprécier. “L'artifice est une fabrique écologique. Il agit sur le milieu et le fait parler autant qu'il est "agi" et "parlé" par le milieu” (p. 35). C'est à la fois un "analyseur" dans la mesure où il révèle quelque chose du fonctionnement du groupe et un "opérateur" de changement par les réactions qu'il suscite et les déplacements qu'il provoque. Quels effets produit cet artifice auprès des personnes, sur l'ambiance de travail, dans le déroulement de l'activité ? Dès lors qu'un nouveau protocole est choisi ou inventé, toute une série de questions surgissent : qu'est-ce que ce protocole détermine, construit, modifie... ? L'auteur insiste sur le fait qu'un artifice ne vaut pas pour lui-même mais bien pour le mouvement dans lequel il nous introduit et pour l'effort d'expérimentation auquel il nous oblige (p. 36). Il représente avant tout un appui pour le groupe. A aucun moment, il ne doit prendre le groupe en otage au sens où il devrait être respecté et appliqué comme tel, pour lui-même, sur un mode exclusif et impératif, en oubliant ce qui a justifié sa mise en place et en occultant la "qualité" des effets qu'il produit. Il convient de laisser ouvert l'expérimentation et de rester libre et actif au sein de cette fabrique écologique que cristallise l'artifice ou le protocole. Et, comme le souligne l'auteur, “Ça peut rater, ce qui n'est pas grave; il faut alors réessayer autrement. Et, si cela foire, évitons d'en tirer de grandes conclusions ou de se lamenter [...]. Reprendre plutôt là où l'on s'est arrêté” (p. 159).

5. Un savoir nomade et (dé-)ambulant

Cette micropolitique des groupes implique un savoir lui-même mobile et réactif, un savoir nomade et (dé-)ambulant, un savoir qui s'attache aux effets et qui jalonne les processus. C'est un savoir qui, avant tout, prend en compte la créativité d'un groupe et sa capacité à renouveler ses formes. Loin de simplement rendre compte (observer et restituer), il s'efforce de tenir compte de ce qui s'agence et se déploie (accompagner et contribuer). David Vercauteren le formule en ces termes : “Mon parti pris dans ce rapport entre langage, nomination et problème est de concevoir les mots, les idées non pas comme des formes, des représentations, des images de la réalité ("qu'est-ce que l'idée est ?"), autrement dit comme de pures abstractions, mais comme des fonctions ("qu'est-ce que l'idée produit ?"). L'idée agit et elle n'agit pas sans faire agir” (p. 214).

Pascal Nicolas Le Strat 2007

http://www.le-commun.fr/index.php?page=micropolitiques-des-groupes


Note de lecture de Frédéric Thomas, dans la revue Dissidences

www.dissidences.net/schumaines_engagement.htm#vercauteren

Voilà un bien beau livre ! Tant par sa forme, que par la liberté de ton adoptée et le sujet abordé. Sous une couverture rose aux dessins blancs, le livre de David Vercauteren, « Micropolitiques des groupes », ouvre un horizon sur la vie associative et les pratiques collectives d’autant plus utile et nécessaire qu’il est le plus souvent ignoré ou occulté. Le parti pris de cet essai est qu’on ne naît pas groupe, on le devient. Or, c’est justement ce devenir des groupes – leur création, développement, crise,... – que l’ouvrage analyse à travers de multiples exemples et une série « d’entrées » – de « pouvoir » à « puissance » en passant par « fantômes », « silence », « artifices »,... – qui sont « comme une mosaïque de situations – problèmes que l’on peut rencontrer dans une expérience collective ».

Les auteurs (ont également collaboré au livre Thierry Müller et Olivier Crabbé) ont décidé de « mettre autant que possible de côté » le contexte macro-politique, non pas pour nier ou sous-estimer son impact sur les groupes, mais pour opérer un réagencement, un reclassement des questions politiques en mettant l’accent sur « le champ du micro-politique ». Il y a à cela une raison historique et un choix stratégique. Le mouvement ouvrier dans son ensemble a intégré – a été « colonisé » par – la culture moderne et capitaliste, et son ordre de divisions (entre la pensée et le corps, la raison et les sentiments,...) pour se focaliser sur le macro-politique et ignorer royalement ou reléguer comme questions secondaires, non politiques, inactuelles (leur actualité viendrait après le succès de la révolution ; en attendant...) : le désir, l’art, l’amour,... Par ailleurs, la non prise en compte de la micro-politique reproduit et relaie l’impuissance des groupes, cette incapacité à « se penser », à se réinventer, à mieux peser sur les interactions avec le macro-politique. Dès lors, faute de cette intelligence, le fonctionnement des groupes n’est pensé que comme « extérieur » ; conséquence ou réaction aux injonctions d’un contexte surdéterminant, voire écrasant.

Au contraire, l’ambition de cet ouvrage est d’interroger les pratiques collectives du « dedans », à partir non seulement du quotidien des groupes – le langage, le désir,... –, mais aussi de leur fonctionnement – les assemblées, les réunions, la prise de décision, les jeux de pouvoir,... – et, enfin, de leur vie – évaluation, événement, scission, subsides, autodissolution,... De la sorte, les auteurs permettent de pointer du doigt une série de pièges potentiels ou de points aveugles au sein des groupes ; pièges qui émergent à force de s’en tenir uniquement à ce qui est explicite et de croire que la dynamique d’un groupe va de soi ou qu’un peu de bonne volonté suffit pour tout régler.

Le livre se concentre essentiellement sur les apports théoriques de quatre penseurs : Deleuze, Guattari, Foucault et Stengers. De situations et d’exemples concrets (dont celui de la clinique La Borde, étudié de manière éclairante), le livre tire des récits, des pistes, et suggère des « artifices » et des « dispositifs ». L’enjeu est de dégager l’instituant de l’institution, en démontant leur décalage et en insistant sur le fait que la puissance et la richesse de relations au sein d’un collectif constituent « un défi pratique qui est loin d’être gagné d’avance et ne l’est jamais une fois pour toutes ».

On peut regretter que ce qui se voulait une expérimentation – mettre en avant une pensée de l’affirmation – devienne un règlement de compte vite expédié avec la dialectique et la « négativité », identifiés pêle-mêle avec les « passions tristes », la « souffrance » et la « pensée chrétienne ». En réduisant ainsi toute une tradition minoritaire de la dialectique négative (qui va de Marx – de certains de ses écrits du moins – à Debord, de Bakounine à l’École de Francfort, en passant par le surréalisme et Benjamin), à une « culture du ressentiment », on passe à côté d’expériences et de réflexions micro-politiques dont il aurait été intéressant sinon de s’inspirer, du moins de rencontrer. C’est d’autant plus dommage que l’ambition du livre est de développer des savoirs nomades et des pratiques qui constituent « une culture des précédents ». Or, cela suppose au minimum des « précédents », dont on risque ici de faire l’économie, et dont l’absence, en retour, dessine un mouvement ouvrier par trop homogène dans son « stalinisme ».

Reste que ce livre est un précieux outil pour tout groupe qui démarre, se développe ou est en crise. Il lance une joyeuse invitation à expérimenter, multiplier, se réapproprier des savoirs mineurs qui correspondent à nos manières de faire et à nos pratiques collectives, et cherche à faire circuler la mémoire des combats pour se nourrir « des cultures de la fabrication collective ».

www.dissidences.net/schumaines_engagement.htm#vercauteren



Note de lecture de Bernard Bel, secrétaire de l’AFAR et porte-parole du Collectif interassociatif autour de la naissance (CIANE), publiée le 18 mars 2008 sur le site www.passerelleco.info

http://www.passerelleco.info/article.php?id_article=754

« Que pourrait-il se passer si une attention était désormais portée à ces savoirs que fabriquent les réussites, les inventions et les échecs des groupes ? »

La question est posée par David Vercauteren au début de son ouvrage Micropolitique des groupes — pour une écologie des pratiques collectives (écrit en collaboration avec Thierry Müller et Olivier Crabbé, HB Éditions 2007). Il n’y est pas question d’engagement militant ni de stratégies d’action — tout ce qui relève de la « macropolitique » — mais de la dynamique interne qui régit le fonctionnement d’un groupe et rend possible cet engagement.

L’ouvrage est construit à partir de questions le plus souvent posées après une série d’échecs ayant entraîné la dissolution du collectif. Dans le climat de ressentiment qui s’ensuit, les réponses risquent d’être superficielles et peu propices à une meilleure compréhension des pratiques collectives. Les auteurs de l’ouvrage ne font pas exception à ce défaut de clairvoyance. Toutefois, à la manière de divorcés reconvertis en conseillers conjugaux, ils ont consacré plusieurs années à une réflexion plus approfondie qui rend fructueux le partage de leur expérience.

Les acteurs de cette expérience ont fait leurs premières armes dans des mouvements politiques des années 1980, puis ils ont senti le besoin de s’en détacher afin de « lier le geste à l’acte, la parole à la pratique » en créant « du commun, une culture qui réinvente et qui retisse des passerelles » pour échapper à une vie fragmentée « où l’on milite généralement après six heures du soir ».

L’expérience du Collectif sans Nom

Inspirés par des expériences autogestionnaires qui connaissent un second souffle dans le courant altermondialiste, ces militants créent à Bruxelles le Collectif sans nom (CSN) qui prend « le pari, autant collectivement qu’individuellement qu’il est possible, ici et maintenant, de construire en acte la liberté, l’autonomie, la solidarité ». De leur point de vue, il faut entendre par « autonomie », non pas celle du modèle libéral (aucune dépendance de l’autorité) ni du modèle libertaire (tout est permis), mais une manière de « s’approprier ses temps et ses espaces de vie » dans « un temps choisi articulé à nos besoins, organisé selon nos critères et dans une visée de valorisation collective ». Il s’agit pour eux, concrètement, d’échapper à une réinsertion forcée dans le monde du travail (salarié) autant qu’à la précarité de moyens de subsistance réduits à l’aide sociale.

L’ambition du CSN était de créer un « carrefour des luttes » en rupture avec la vision classique de la Gauche qui avait fait de la classe ouvrière le sujet central de l’émancipation. « Le contrôle du corps, des affects, des déplacements est devenu un lieu de tensions au même titre que les rapports de subordination et d’exploitation dans le monde du travail et que les modes de destructions environnementales. » Pour le CSN, « les résistances passent par des modes d’existences »... Le pluriel est important dans cette phrase car il valorise la diversité des individus plutôt que leur ralliement autour de mots d’ordre consensuels. On retrouve aujourd’hui ce souci d’un réel fondé sur l’immanence, et non sur l’autorité des idées, chez les « nouveaux contestataires » qui se battent contre la précarité du travail des jeunes diplômés ou leurs difficultés de logement : en France, Génération précaire, Jeudi noir, Macaq etc. [1]

Deux ans plus tard, le Collectif sans nom s’auto-dissout, victime d’un « trop plein d’air » qui l’a propulsé sur une « multitude de chantiers et de rencontres ». Incapable de résister à l’urgence, à une « inflation de sollicitations qui l’entraînent dans mille et une activités » le groupe s’agite trop et ne pense pas assez. Il cède par ailleurs à une hantise de la répression judiciaire et policière qui a fini par engendrer une violence se retournant contre le groupe lui-même. « Le groupe peut devenir le propre geôlier de son impuissance. »

L’expérience du Collectif Sans Ticket

L’auteur participe alors à la création d’un autre groupe, le Collectif sans ticket (CST) qui construit un engagement politique à partir de situations concrètes, notamment la lutte pour la gratuité des transports publics, et plus généralement la remise en cause des rapports « entre travailleurs et usagers, entre écologie et aménagement du territoire ».

Cette fois, le groupe fait l’expérience d’un « embourbement » progressif du fait de son incapacité à réfléchir sur ses pratiques collectives, ayant tenu pour argent comptant qu’elles iraient de soi dans un ordre naturel des choses, du moment qu’il existe un consensus sur les idées et les engagements. « Croire qu’il suffit d’un peu de bonne volonté ou d’être naturel pour faire un groupe, c’est comme dire à un ouvrier d’aller pisser devant la porte de son patron pour que cesse l’exploitation. »

« On rencontre seulement cette vieille histoire d’un tissage d’expériences accumulées et pas trop réfléchies qui finissent par s’entrelacer et par former une sacrée boule de nœuds. Celle-ci, à mesure que le temps passe, réduit ses mailles et commence à produire un sentiment d’étouffement. (...) On étouffe, en somme, doublement : de nos habitudes et de nos manières d’y faire face. (...) Du corps qui souffre de cet enlacement et des kystes qui le rigidifient. » Il n’est pas anodin de constater une analogie avec la situation d’un couple en crise après quelques années de vie commune !

-dissolution du Collectif sans ticket, en 2003, est l’amorce d’un travail de réflexion qui s’est concrétisé par une première publication d’une cinquantaine de pages : Bruxelles, novembre 2003. Il s’est ensuivi une année de questionnements éclairés par la lecture d’auteurs — Deleuze, Guattari, Foucault, Nietzsche, Spinoza, Stengers, souvent cités — et la fréquentation de chercheurs-théoriciens comme l’éducateur Fernand Deligny.

Le livre

Micropolitique des groupes n’est pas destiné à une lecture linéaire. Il se présente plutôt comme un hypertexte dans lequel chacun pourra parcourir selon leur inspiration et ses attentes, chaque chapitre étant désigné par un simple mot qui sert de clé d’entrée. L’auteur suggère à titre d’exemple un itinéraire pour un groupe « qui se forme » (rôles, assembler, décider, réunion...) et un autre pour un groupe « en crise » (événement, évaluer, artifices, pouvoir...). À la fin de chaque chapitre, des mots-clés sont proposés pour la suite de l’exploration.

Par un heureux effet de l’ordre alphabétique, un point d’entrée proche du milieu de l’ouvrage est le verbe « problémer » dont la compréhension me paraît indispensable à la compréhension des pratiques collectives : « Une espèce de fabrication de matériaux que l’on réalise dans les méandres de la pensée... », dit l’auteur. Mais encore ? Il s’agit, nous apprend-il, de pratiquer une forme de questionnement qui nous permet de poser un regard inhabituel sur qui nous paraît familier, ou encore de prêter attention à ce que nous jugions insignifiant. Par exemple, plutôt que de chercher une issue à une situation de crise, le groupe peut partir de l’énoncé de cette situation pour s’interroger sur les objectifs de son action, « chercher une manière de penser son histoire, sa situation, dans ce qui est déjà là » puis, par un déplacement des points de vue, « briser l’ordre de la représentation établie des choses », cette « effraction » lui ouvrirant « un nouvel horizon de sens ».

Ainsi décrite, la démarche nous renvoie à la « problématisation » qui constitue le point de départ de l’éducation des opprimés selon Paolo Freire [2] — educação problematizadora, un « apprentissage du dialogue par le dialogue » qu’il convient de distinguer de la simple résolution de problèmes. Placé devant un problème à résoudre, un expert prend une certaine distance avec la réalité, en analyse ses différents constituants, invente des moyens de résoudre les difficultés de la manière la plus efficace possible, pour finalement décréter une stratégie ou une ligne de conduite. Autrement dit, la réalité de l’expérience humaine se trouve réduite par l’expertise aux seules dimensions que l’on peut traiter comme de simples problèmes à résoudre. C’est le paradoxe du simple d’esprit qui a perdu ses clés et les cherche sous le réverbère... Alors que problématiser/problémer revient à engager le groupe dans un processus de codification de toute la réalité en symboles qui génèrent une conscience critique, et lui fournit ainsi les moyens de modifier sa relation à la nature et aux forces sociales. (...) C’est alors, seulement, que les gens deviennent des sujets, et non plus des objets, de leur propre histoire.

Il y aurait beaucoup à écrire sur chacun des chapitres de cet ouvrage. Pris à témoin d’expériences qui peuvent entrer en résonance avec son vécu, le lecteur est libre de les mettre en action ou de les théoriser dans les champs d’action et d’analyse dont il est familier. Personnellement, j’y ai trouvé un éclairage complémentaire sur des pratiques à première vue éloignées de celles des collectifs qui ont inspiré l’ouvrage.

Depuis trois décennies, la problématisation est au cœur de l’approche de « démocratisation active » dont se réclament les animateurs de Village Community Development Association au Maharashtra [3] . Ces groupes d’action des communautés rurales les plus défavorisées sont rassemblés dans un collectif informel qui pratique l’auto-apprentissage pour la formation de nouveaux animateurs ("self-education workshops"). Leurs membres, dont beaucoup ne savent ni lire ni écrire, sont souvent désignés par les villageois comme « ces gens qui posent des questions »...

Il est intéressant de signaler que le Groupe de recherche et de formation autonome (GReFA) dont font partie les trois collaborateurs de Micropolitique des groupes poursuit actuellement son travail sur le terrain de l’auto-apprentissage.

Quid des communautés de l’internet ?

Micropolitique des Groupes n’aborde pas les questions de communication par le biais des outils de communication, à l’inverse de la tendance actuelle des "Communication Studies" d’influence nord-américaine. Il n’y est pas question d’Internet, et encore moins de cette utopie qui consiste à postuler que la communication électronique serait en soi productrice de démocratie.

En réalité, les problèmes de distribution des pouvoirs et les processus de confrontation, de domination et de résistance qui en découlent, se retrouvent sous de multiples formes quels que soient les outils privilégiés pour l’interaction [4] .

C’est pourquoi les propositions de cet ouvrage s’appliquent toutes aux « communautés virtuelles » d’Internet qui se forment autour d’objectifs de mobilisation sociale. Ces groupes de citoyens motivés ne peuvent pas faire l’économie d’une démarche réflexive sur l’engagement militant et le fonctionnement même du groupe [5] .

Le travail spécifique des communautés virtuelles consiste donc à adapter leurs outils aux besoins du développement d’une pensée critique. Par exemple, il est question au chapitre « Décision » de la construction d’une mémoire collective retraçant « le cheminement des décisions, leur histoire et la façon dont elles ont voyagé dans le projet ». C’est, par exemple, une des préoccupations majeures du collectif [CIANE] face à la versatilité de la communication électronique, où l’information se réduit le plus souvent à une fenêtre temporelle de quelques jours empilée sur une montagne d’archives. Le fonctionnement efficace du Collectif dépend pour beaucoup de la vigilance des « appeleurs de mémoire » capables de rappeler les décisions antérieures et leur contexte [6]

Conclusion

Cet ouvrage est de ceux qu’on peut relire à quelques semaines d’intervalle en retrouvant la fraîcheur d’une première découverte. Cette capacité de renouvellement est un indicateur de sa capacité à refléter l’expérience du lecteur en lui fournissant de nouveaux points d’observation. Il peut nourrir une réflexion fondamentale sur la pratique collective, comme par exemple l’opportunité pour un collectif informel de se constituer en association et la moyens qu’il faudra mettre en œuvre pour préserver la dynamique de l’engagement des rigidités de l’institutionnalisation.

Mais il peut aussi bien être utilisé pour réfléchir à l’organisation pratique d’une réunion vitale pour la survie du groupe : proposition d’agencement, définition de rôles (le « maître du temps », la « guetteuse d’ambiance »...), provocation de nécessaires « pas de côté » etc.

La lecture de Micropolitiques des groupes produit à coup sûr des effets. Son usage immodéré est bon pour la santé des associations, collectifs et groupes professionnels !

[1] Voir à ce sujet le documentaire Les nouveaux contestataires de Delphine Vailly et Alexis Marrant

[2] Goulet, Denis (2002). Introduction. In (P. Freire) "Education for Critical Consciousness". New York : Continuum, p. vii-xiv.

[3] Village Community Development Association

[4] Bel, Bernard et al. (2006-2008). Communication Processes (3 volumes). New Delhi/Thousand Oaks/London : Sage.

[5] Bel, Bernard (2005). Se réapproprier la naissance. Cahiers de Maternologie, 23-24, p. 114-125.

[6] Usagers et professionnels de la naissance : résister, participer, construire. À paraître dans la 2e édition de Élever son enfant... autrement (Ed. Catherine Dumonteil-Kremer)

http://www.passerelleco.info/article.php?id_article=754