|
Origine : http://www.vacarme.eu.org/article1561.html
Elena Jordan & David Vercauteren, Artifices anti-hie´rarchiques
a` l’usage des groupes, Vacarme 43, 2008, www.vacarme.org.
Les années 1970 marquent un tournant dans l’histoire
de l’action collective : échaudés par la dérive
hiérarchique des partis et des syndicats traditionnels, de
nombreux collectifs cherchent des formes d’organisation plus
horizontales — sans toujours y parvenir. Le texte qui suit
pourrait être l’avant-propos d’un livre de recettes
anti-autoritaires, dont l’écriture dépend de
nous.
Comment un groupe égalitaire peut-il se débarrasser
des passions tristes qui l’envahissent lorsque les tropismes
hiérarchiques qu’il croyait avoir conjurés ressurgissent
en son sein [1] ?
Précisons le problème. Les années 1960 et
1970 voient l’émergence de groupes politiques qui prennent
leurs distances avec les formes verticales d’organisation
héritées du mouvement ouvrier — parti, syndicat,
groupuscule — et avec le type d’engagement qui leur
est lié, celui du « militant », exemplaire dans
son dévouement, implacable dans celui qu’il exige.
Les années 1990 prolongent ce mouvement. Fleurissent, dans
tous les champs de lutte, des collectifs triplement arc-boutés
contre la dérive hiérarchique des appareils d’antan.
Faiblement institués, ils cherchent à prévenir
les risques de bureaucratisation. Reposant sur un engagement plus
individualisé et plus intermittent, ils laissent moins de
prise aux logiques sacrificielles, sources d’assujettissement.
Et soucieux de démocratie directe, tant dans leurs formes
d’intervention publique que dans leurs modes de décision
internes, ils entravent le processus d’autonomisation des
représentants qui guette toute organisation dotée
d’une direction distincte. En un mot, à la manière
des indiens guayakis chers à Pierre Clastres, ces collectifs
cherchent à brider l’émergence d’un pouvoir
séparé. Ils n’y parviennent pas toujours.
Faire culture
Ces groupes — on pourrait les dire post-léninistes
— se heurtent en effet à trois séries de difficultés.
La première ne leur est pas propre. Dès qu’un
collectif, quel qu’il soit, est amené à instaurer
une division du travail, que celle-ci épouse les compétences
de chacun en interne (antérieures ou acquises) ou soit dictée
par des impératifs externes (désigner des responsables
officiels en cas de négociation, de subvention, ou de procès),
la probabilité s’accroît d’une différenciation
verticale des positions. L’histoire de la clinique de La Borde
en fournit la preuve a contrario : il lui a fallu cinq ans et un
travail réflexif acharné, de 1953 à 1958, pour
se défaire d’une partition tenace entre soins, animation
et entretien, et des hiérarchies — salariale, statutaire,
symbolique — qu’elle créait [2].
La deuxième série de difficultés leur est
spécifique. Jo Freeman, féministe américaine,
a formulé très tôt le danger propre qui pèse
sur des groupes rétifs à formaliser leur « charpente
». À refuser de rendre explicites les rôles et
les normes qui structurent de fait leur fonctionnement collectif,
ils risquent de laisser libre cours à des formes de pouvoir
littéralement incontestables, puisque sans mandat : «
Quand les élites informelles se conjuguent avec le mythe
de l’absence de structures (où l’on fait comme
si aucune structure de fait n’existait), il est impensable
de mettre des bâtons dans les rouages du pouvoir ; celui-ci
devient arbitraire » [3].
La troisième est l’envers des deux précédentes.
Quand bien même ces groupes parviennent à vaincre la
tentation hiérarchique, il leur est souvent difficile d’échapper
à l’angoisse sourde de sa résurrection possible,
aux sombres affects qu’elle charrie, aux pratiques qui en
découlent : soupçon, ressentiment, hantise de la tête
qui dépasse, procès en narcissisme ou en arrivisme,
pulsions de décapitation.
Loin de nous la volonté de donner des leçons. C’est
depuis ce genre de groupes que nous posons le problème, pas
en surplomb, et nous savons d’expérience qu’il
existe en leur sein suffisamment d’intelligence collective
pour l’affronter. Encore faut-il que celle-ci parvienne à
s’énoncer, et à se transmettre. Il se pourrait
fort en effet que les difficultés récurrentes rencontrées
par nos collectifs face à la question du pouvoir soient,
non pas le résultat de cette triste « loi d’airain
de l’oligarchie » qu’un regard savant aurait mise
au jour et qu’il n’y aurait plus qu’à admettre
comme un mal nécessaire [4], mais la conséquence de
notre incapacité (provisoire, espérons-le) à
transformer ces difficultés en culture.
On raconte que jadis, dans les groupes dits traditionnels, existait
un personnage dont c’était la fonction. Ici il se faisait
appeler « l’ancêtre » ; là bas, «
celui qui se souvient » ; plus loin encore, « l’appeleur
de mémoire ». Souvent installé à la périphérie
du groupe, il contait inlassablement de petites et de grandes histoires.
Elles relataient tantôt les pièges dans lesquels le
groupe s’était laissé prendre, comme bien d’autres
avant lui et autour de lui, tantôt des réussites et
des inventions qui avaient permis d’accroître les forces
collectives. Nul ne sait si de tels personnages ont jamais existé.
Peu importe. Cette fiction nous invite à une question vitale
: qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que, dans nos collectifs,
les savoirs qui auraient pu constituer une culture des précédents
soient aussi peu disponibles, notamment face à la question
du pouvoir ? Et que se passerait-il si une attention leur était
désormais portée ? À coup sûr, le vent
nous soufflerait dans les plumes : on se sentirait précédé,
inscrit dans une histoire qui nous rendrait plus forts. Se constituerait
peu à peu quelque chose comme une écologie des pratiques
collectives, non plus focalisée sur la macropolitique des
groupes (les objectifs à atteindre, les programmes à
tracer, les agendas à remplir), mais sur leur micropolitique
: leurs fatigues et leur « pêche », une ambiance
pourrie ou rigolarde, le ton et les mots que nous utilisons, nos
attitudes corporelles, le temps que nous nous donnons — et
nos relations de pouvoir.
Cartographier les bourdes
Pour y parvenir, la première tâche consisterait peut-être
à tracer une cartographie des bourdes : pour ne plus les
commettre, recenser les erreurs récurrentes commises par
les groupes qui nous intéressent lorsque la question du pouvoir
surgit entre leurs membres. On peut en identifier au moins quatre.
1) Psychologiser les désirs de prééminence.
« Dans les discussions, dans les débats, il ne faut
jamais psychologiser, c’est-à-dire : il ne faut jamais
remonter d’une difficulté aux intentions ou à
la faiblesse d’une personne. Il faut toujours rester techniquement
autour du problème débattu sans jamais remonter à
des interprétations psychologisantes » [5]. Cette mise
en garde générale d’Isabelle Stengers vaut tout
particulièrement pour les conflits de pouvoir. Dans la mesure
où ils ont pour objet la façon dont une personne,
dans le groupe, prend l’ascendant, ou semble le prendre, il
est tentant d’y lire un effet de personnalité : c’est
la meilleure manière de n’y rien comprendre, et de
n’y rien changer.
2) Idéologiser les conflits qui en résultent.
C’est l’erreur symétrique de la précédente
: imputer le processus de différenciation verticale, non
plus à la personnalité de celui qui se différencie,
mais à la ligne politique qu’il incarne. Là,
souvent, ressurgit l’affect proprement « militant »,
à travers un langage hérité de 1905 : si untel
trahit l’idéal égalitaire du groupe, c’est
parce qu’il a toujours été, au fond et au choix,
un social-traître ou un stalinien. « Je suis persuadé,
écrivait Guattari, que des phonéticiens, des phonologues,
des sémanticiens, parviendraient à faire remonter
jusqu’à cet événement (1903-1917) la
cristallisation de certains traits linguistiques, de certaines manières
— toujours les mêmes — de marteler des formules
stéréotypées, quelle que soit leur langue d’emprunt
» [6]. Toujours les mêmes, donc à coup sûr
à côté de la spécificité de la
situation qui crée ce conflit de pouvoir.
3) Naturaliser la hiérarchie, et ses antidotes.
Considérer la hiérarchie comme naturelle, rien de
plus simple : on peut le faire inconsciemment (toute notre socialisation,
de l’enfance à l’entreprise en passant par l’école,
est hiérarchique), ou délibérément,
comme une concession provisoire, dans l’organisation du groupe,
à l’ordre du monde : acceptons momentanément
des chefs, puisqu’il y en partout, mais œuvrons à
nous rapprocher progressivement de l’égalité.
Or là se niche une seconde naturalisation, pas moins redoutable
que la première : croire qu’il suffit de la bonne volonté
et des qualités morales d’une bande d’amis de
la justice pour se défaire du pli hiérarchique, c’est
l’échec garanti. Non seulement parce que les bons sentiments
ont toutes les chances de ne pas résister au temps, mais
parce que, comme la psychologie, comme l’idéologie,
ils écrasent (et s’écrasent sur) un axiome de
base — un groupe est plus que la somme de ses parties, aussi
sympas soient-elles.
4) Substantialiser le pouvoir.
C’est l’erreur qui sous-tend toutes les autres. Elle
consiste à croire que le pouvoir est un attribut, qui distinguerait
ceux qui le possèdent (dominants) de ceux qui en seraient
privés (dominés), alors qu’on sait au moins
depuis Foucault que le pouvoir est une relation, qu’il s’exerce
avant de se posséder, et qu’il passe donc par les dominés
non moins que par les dominants : « C’est le socle mouvant
des rapports de forces qui induisent sans cesse, par leur inégalité,
des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables,
mobiles. […] Et “le” pouvoir dans ce qu’il
a de permanent, de répétitif, d’inerte, d’auto-reproducteur,
n’est que l’effet d’ensemble, qui se dessine à
partir de toutes ces mobilités, l’enchaînement
qui prend appui sur chacune d’elles et cherche en retour à
les fixer. » [7] Substantialiser le pouvoir, c’est donc
inverser l’ordre des causes : c’est se focaliser sur
les conséquences, à savoir les positions asymétriques
des uns et des autres dans un groupe, et ignorer les mécanismes
et l’histoire — nécessairement collectifs —
qui les ont produites.
Démultiplier les différences
On ne saurait pourtant en rester à un inventaire des boulettes.
Ces quatre erreurs nous aident certes, en creux, à identifier
ce qu’elles bloquent : une intelligence commune des processus
de différenciation. Reste que l’effort réflexif
a toutes les chances de rester vain, même centré sur
le bon objet, s’il reste purement compréhensif : nous
ne croyons que très modérément aux vertus magiques
de la prise de conscience. Nous croyons beaucoup, en revanche, à
l’invention d’artifices, c’est-à-dire à
la création de procédés et d’usages qui
amènent le groupe à modifier certaines de ses habitudes
et à s’ouvrir à de nouvelles potentialités.
Nous n’avons évidemment pas la recette qui permettrait
de régler le problème du pouvoir dans les groupes
soucieux d’égalité : chacun d’entre eux
doit concocter la sienne. Mais nous pouvons mettre au pot commun
l’un des artifices qui nous semble le plus prometteur : l’invention
de rôles. L’idée a quelque chose d’homéopathique
: puisque le problème du pouvoir, dans un groupe, est une
pathologie de la différenciation, c’est par la différenciation
qu’il doit être traité ; plutôt que s’épuiser
à guetter la différenciation (verticale), faisons
proliférer les différenciations (horizontales).
Une première série d’artifices consiste à
identifier les rôles implicites que remplissent spontanément
les membres du groupe (le « râleur », la «
star », le « timide », etc.), en cherchant à
les pousser — avec douceur bien sûr — hors de
leur « nature ». Par exemple, que proposer à
la « star », celui qui croit toujours que les réunions
n’ont jamais vraiment commencé avant son arrivée,
et prend la parole, littéralement ? De quelle fonction peut-il
s’emparer, qui l’aide à mettre ses talents connus
ou d’autres insoupçonnés au service de l’énergie
collective ? Pour identifier ces rôles implicites, on pourra
s’aider d’outils qui permettent de les visualiser. Par
exemple en traçant un cercle sur une feuille et en demandant
à chacun de s’y placer, ou en commençant les
réunions par un « point météo »
: quel temps fait-il sur mes émotions aujourd’hui,
vers quelle pente vais-je être tenté/e de me laisser
glisser, comment m’aider à trouver une énergie
active et créatrice, à partir de quelle fonction ?
Un second artifice consiste à faire preuve d’imagination
quant aux rôles formels qui structurent l’organisation.
À cet égard, au-delà d’une attention
accrue aux rôles qui nous sont déjà culturellement
familiers (« facilitateur », « secrétaire
», « coordinatrice », etc.), un détour
par l’étonnant bestiaire de Starhawk, figure américaine
de l’éco-féminisme et sorcière revendiquée,
nous ferait le plus grand bien. Serais-je dragon (veillant aux ressources
du groupe, à ses frontières et donnant voix à
ses limites), serpent (cultivant une attention particulière
à la manière dont les gens se sentent, aux murmures,
aux silences, aux conflits naissants), corbeau (gardant en ligne
de mire les objectifs du groupe, suggérant de nouvelles directions,
dressant des plans, fût-ce sur la comète), araignée
(veillant à ce que la communication et les interactions internes
soit multilatérales), ou grâce (prêtant attention
à l’énergie du groupe, pour la renforcer au
moment où elle faiblit, l’orienter quand elle est forte)
[8] ?
Troisième série d’artifices, jouer des incongruités
entre rôles explicites et implicites, afin qu’ils s’ébranlent
et s’enrichissent mutuellement. Par exemple : je suis ronchon,
râleur et rentre-dedans, et me voilà amené à
être « guetteur d’ambiance », donc à
être attentif aux tensions qui habitent le groupe, au style
des échanges et à leurs effets. Il s’agira néanmoins
de faire preuve de tact et de persévérance : une personne
« taiseuse » ou « timide » ne deviendra
pas du jour au lendemain une facilitatrice aguerrie. Mais l’expérience
débouche souvent sur une moquerie salutaire qui l’amène
à rire d’elle-même, de ses peurs, et du rôle
lui-même.
Aux groupes égalitaires et qui souhaitent le rester, nous
pourrions donc proposer l’éthique suivante : non pas
réduire à toute force la différenciation interne,
dans la crainte que celle-ci ne devienne verticale, mais au contraire
l’accroître tous azimuts, afin enrichir la palette des
identités disponibles : c’est là sans doute
la meilleure manière de ne pas rabattre les relations au
sein du groupe sur une relation à deux termes — dominant,
dominés. Ainsi, la construction de nos histoires collectives
s’offrirait une chance de n’être plus le jouet
des passions qui l’affectent, la subjuguent, et souvent l’attristent
: elle jouerait de ces passions, qui en deviendraient joyeuses —
y compris, oui, celle de se distinguer.
[1] Ce texte est issu d’un travail réflexif mené
entre 2003 et 2006 par des membres du Collectif Sans Ticket (CST)
et du Groupe de Recherche et de Formation Autonome (GreFA). Confronté
à l’expérience d’autres groupes belges,
espagnols et français — dont Vacarme —, ce travail
a donné lieu à la publication d’un livre :
Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques
collectives, HB éditions, 2007.
[2] Voir Recherches, « Histoire de La Borde, dix ans de psychothérapie
institutionnelle », 1976.
[3] Jo Freeman, La tyrannie de l’absence de structure, 1970,
http://www.infokiosque.net
[4] Roberto Michels, Les Partis politiques. Essai sur les tendances
oligarchiques des démocraties, 1911.
[5] Isabelle Stengers, séminaire « Usages et enclosures
», CST/GReFA, Bruxelles, mai 2002 www.enclosures.collectifs.net.
[6] Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité,
Maspero, 1972.
[7] Michel Foucault, in H. Dreyfus et P. Rabinow, Michel Foucault,
un parcours philosophique, Gallimard, Paris, 1984.
[8] Starhawk, Femmes, magie et politique, Les Empêcheurs
de penser en rond, 2003. Voir également son site : www.starhawk.org,
et l’annexe de Micropolitiques des groupes (op. cit.), qui
détaille ces cinq rôles.
Micropolitiques des groupes
Note de lecture de Pascal Nicolas Le Strat 2007
http://www.le-commun.fr/index.php?page=micropolitiques-des-groupes
Souvent, les groupes militants ou les collectifs de travail développent
un savoir ambitieux quant à l'objet de leur intervention
ou la nature de leur activité mais, paradoxalement, se montrent
incapables d'exercer la même attention vis-à-vis de
leur pratique de groupe. Ils feignent d'ignorer que le groupe construit
sa propre écologie et que cette écologie requiert
des techniques et des savoirs spécifiques pour se développer
et se mouvoir, pour associer les trajectoires et entrecroiser les
désirs (p. 196). Et pourtant ce sont bien ces savoirs du
collectif sur le collectif qui fabriquent nos réussites,
notre créativité et nos échecs (p. 7). Pourquoi
cette dimension essentielle de notre vie en collectivité
nous reste si étrangère ?
L'ouvrage de David Vercauteren, écrit en collaboration avec
Thierry Müller et Olivier Crabbé, investit vigoureusement
cette question et le fait sur trois plans tout à fait indissociables
: les cadres théoriques qui nous servent d'appui et de relais
pour penser notre biotope collectif (p. 196), les protocoles que
nous expérimentons et dont nous attendons des effets constructifs
pour notre vie en groupe, notre capacité d'apprendre d'une
expérience commune et de transformer ainsi la manière
dont nous nous rapportons à nous-même et aux autres.
La grande qualité du livre tient à cette articulation
toujours maintenue entre ces trois plans.
À la suite de Félix Guattari, l'auteur encourage
donc les groupes à mener un travail d'analyse sur eux-mêmes
en même temps qu'ils engagent un travail politique –
mais aussi social ou artistique – avec l'extérieur
(p. 53).
Parmi les nombreuses questions travaillées dans le livre,
nous en retenons cinq.
1. La personnalisation des erreurs et des réussites, la
psychologisation des événements
Comme le souligne l'auteur, dans une situation donnée, on
peut considérer qu'une personne s'est comportée comme
un salaud et il est parfois tout à fait légitime de
penser les choses en ces termes (p. 133). Néanmoins, l'essentiel
du problème subsiste. Lorsqu'une crise survient, par delà
les actes incriminés ou les responsabilités engagées,
le groupe se trouve confronté à sa propre histoire.
Comment se fait-il que tel acte ou comportement soit devenu possible
? (p. 186). La question prend alors une toute autre ampleur; elle
se ramifie et interpelle l'ensemble des relations et des fonctionnements
constitutifs du groupe. La psychologisation – au sens d'une
personnalisation de la responsabilité de ce qui s'est déroulé,
ainsi que la définit l'auteur (p. 181) – bloque la
réflexion collective en la focalisant et en la fixant sur
une dimension unique et envahissante, celle du ressenti ou du ressentiment.
L'absence d'élaboration du problème laisse libre cours
à la stigmatisation (il s'est mis de lui même en dehors
du groupe), à la psychologisation (il a voulu nous tromper),
au révisionnisme (il n'a jamais été complètement
clair avec nous) et, pour finir, à toute sorte de propos
moralisateurs. Comment nommer ce problème devenu, par la
force des choses, commun à l'ensemble du groupe ? Comment
le caractériser, lui qui, de fait, construit du commun –
serait-il triste et négatif – dans la mesure où
il implique tous les membres du collectif ? L'effort engagé
pour penser la situation, et pas seulement la juger, peut laisser
espérer ou entrevoir un autre déroulement de l'histoire
: non pas une situation qui précipite vers le pire (p. 179)
mais la possibilité donnée à chacun de revisiter
ses blessures, de “passer de la peur de "revivre cela",
avec tout le cortège d'impuissances que cela mobilise, à
un désir de réessayer une expérience collective
mais... autrement” (p. 187).
2. "Problémer" plutôt que solutionner, "problémer"
avant de solutionner (p. 137)
Le groupe est un éco-système qui expérimente
et sélectionne “dans une infinité de rapports
(géographique, sexuel, organisationnel, linguistique...)
ceux qui lui conviennent à un moment donné”
(p. 153). Il tâtonne et expérimente. Ils fabriquent
continuellement les problèmes qui font sens pour lui et donne
corps à son histoire. Chaque problème – pas
simplement rencontré, comme on le formule trop facilement,
mais surtout construit et élaboré – représente
une opportunité : une occasion pour le groupe de reparcourir
sa propre histoire, une circonstance nouvelle qui incite chacun
à s'éloigner du rôle dans lequel il s'est établi,
un contexte différent qui oblige le collectif à se
réimpliquer dans son projet et à farfouiller dans
ses propres ressources ou encore un événement qui
redistribue l'agencement de la situation (p. 88). Le problème
fabrique de l'histoire, en ce qu'il marque une discontinuité.
Problémer construit du commun par la réflexion collective
qu'il implique. L'auteur fait très nettement la différence
entre "problémer", c'est-à-dire le passage
d'un problème qui se pose au groupe à un problème
que se pose le groupe, et "solutionner". “L'un est
affaire d'invention : on crée un problème, il n'existe
pas tout fait. L'autre est plutôt affaire de découverte
: il s'agit de chercher dans les possibles d'une situation les solutions
aux problèmes posés. L'enjeu consiste à fabriquer
les problèmes, à essayer de les poser, des les formuler
au mieux et au plus loin de ce que l'on peut, de telle sorte que
certaines solutions s'élimineront toutes seules et que d'autres
solutions, bien qu'elles restent à découvrir, s'imposeront
d'elles-mêmes” (p. 137-138). Et l'auteur insiste sur
le fait que les solutions que découvrira le groupe seront
d'autant plus créatives et pertinentes que le problème
aura été élaboré avec patience et minutie
(p. 138 et 144). Les problèmes sont bien sûr de nature
extrêmement diverses. Un exemple introduit par l'auteur retient
particulièrement notre attention : “il suffit qu'un
des membres [du groupe militant] ait par exemple un enfant ou soit
dans l'obligation de travailler [à l'extérieur] pour
que sa participation au groupe devienne problématique. [La
personne] ne peut plus partager ce quotidien où "tout"
s'élabore, se décide et se modifie...” (p. 22).
Est-ce que cette situation-problème va retenir l'attention
du groupe ? Est-ce qu'elle fera signe pour lui ? Est-ce qu'elle
sera réellement élaborée en tant que problème
– un problème impliquant l'ensemble du collectif, interrogeant
ses modes de fonctionnement et l'incitant à expérimenter
de nouveaux protocoles d'activité ? “Dans un cas, [cet
événement] qui se produit va renforcer en sourdine
[une] fêlure silencieuse. Dans un autre cas, cela va agir
comme un signe : "Ce n'est plus possible de fonctionner comme
avant". Dans une autre hypothèse encore, cela va simplement
provoquer un peu de bruit, avant que le silence revienne”
(p. 90). De quels savoirs et techniques le groupe doit-il se doter
pour devenir plus réceptif et attentif aux nombreux signes
émis par lui et à travers lui ?
3. La sensibilité du groupe aux mutations qui le parcourent
Les situations vécues collectivement ne cessent de faire
signe à condition que les personnes y soient sensibles (p.
86). Un signe, lorsqu'il attire réellement l'attention du
groupe et suscite son intérêt, ne le renvoie pas à
son ignorance mais, au contraire, le sollicite dans son savoir;
il le mobilise et l'oriente (p. 87). Il devient en quelque sorte
un guide pour la pensée même si ce guide entraîne
le groupe sur des terrains incertains. Le groupe se fraye alors
un chemin parmi les nombreux signes dont il se saisit; il développe
son savoir à partir d'eux et avec eux. Ils lui offrent une
prise partielle sur la réalité – une fixation
provisoire – à partir de laquelle un processus de réflexion
et de création peut s'amorcer. Cette écologie des
signes est donc essentielle car c'est bien de cette façon
que le groupe construit son rapport à lui-même : ce
qu'il rend bruyant ou maintient silencieux, ce qu'il met en mot
ou en geste, ce qu'il rend visible ou laisse inaudible, la part
qu'il accorde à un événement ou l'indifférence
qu'il entretient savamment, ce qu'il valorise et ce qu'il disqualifie...
Devenir sensible aux multiples aspects de la vie en collectif est
un réel défi (micro)politique. Cette (micro)politique
du sensible évitera au groupe de ne lire sa réalité
qu'à partir et à travers des rôle assignés,
des modèles reproduits jusqu'à l'épuisement
ou des schémas issus des nombreuses structures autoritaires
et hiérarchisées dans lesquelles nous évoluons.
Comme le souligne David Vercauteren, on accorde “peu d'attention,
et forcément d'intérêt, aux effets produits
par les comportements que nous avons appris à avoir en collectivité
(à l'école, dans nos familles, dans nos premières
expériences de groupe...) sur nos réunions, sur le
ton et dans les mots que nous utilisons, sur nos attitudes corporelles,
sur le temps que nous nous donnons, sur l'ambiance qui règne
dans nos locaux ou lors de nos actions” (p. 11). S'il ne construit
pas cette attention et cette disponibilité, le groupe se
dépossède d'une partie de ses savoirs et de ses techniques,
de ses usages et de ses potentialités, de sa sensibilité
et de sa créativité. La raison, nous la connaissons
trop bien; elle est au coeur de la réflexion de l'auteur.
Il s'agit de cette vieille habitude que partage la plupart des groupes
militants : la focalisation sur la macropolitique, sur ce qui apparaît
le plus explicitement politique, sur ce qui est le plus directement
valorisable en termes de pouvoir. Pourtant, au moment où
le groupe renforce sa capacité à agir, il peut parallèlement,
et fréquemment, affaiblir sa faculté à se construire
lui-même. L'ouvrage "Micropolitiques des groupes"
retrace plusieurs expériences où un collectif a entrepris
cette "reconquête" de ses propres usages, savoirs
et arts de faire, où un collectif a introduit de nouveaux
protocoles de fonctionnement afin de (ré)apprendre à
“se décoller de ce qui lui "colle à la
peau" et [à] devenir sensible aux multiples aspects
de la vie du groupe” (p. 176).
4. Une fabrique écologique
puissance politique (mais également la puissance créative
et intellectuelle) d'un groupe “dépend en grande partie
de la manière dont celui-ci va inventer les dispositifs et
artifices qui vont, indissociablement, permettre à ceux qui
y participent et au groupe lui-même de convoquer les forces
en présence, de les activer et de les développer”
(p. 168). Nous sommes ici au coeur de cette micropolitique des groupes
et de cette écologie des pratiques collectives que David
Vercauteren appelle de ses voeux. En introduisant un artifice au
sein de son fonctionnement le plus habituel et le plus familier
(une règle à respecter, un rôle attribué
à quelqu'un, un rituel de prise de parole...), le groupe
agit sur son propre mode d'existence; il tente de le faire bouger
de l'intérieur et par l'intérieur, il donne cours
à de nouvelles capacités, il libère d'autres
potentialités. L'artifice s'immisce dans la situation et
la redéploie, la réagence. Mais, comme le souligne
l'auteur, nul ne peut savoir à l'avance si l'artifice créé
va produire quelque chose d'intéressant (pour le groupe)
et de réellement constructif (par rapport à une situation
donnée). Il provoque nécessairement une incertitude.
Et c'est certainement cette indétermination ou cette incertitude
qui sont riches d'enseignement et de potentialités. L'artifice
amorce divers processus que le groupe devra questionner, évaluer,
apprécier. “L'artifice est une fabrique écologique.
Il agit sur le milieu et le fait parler autant qu'il est "agi"
et "parlé" par le milieu” (p. 35). C'est
à la fois un "analyseur" dans la mesure où
il révèle quelque chose du fonctionnement du groupe
et un "opérateur" de changement par les réactions
qu'il suscite et les déplacements qu'il provoque. Quels effets
produit cet artifice auprès des personnes, sur l'ambiance
de travail, dans le déroulement de l'activité ? Dès
lors qu'un nouveau protocole est choisi ou inventé, toute
une série de questions surgissent : qu'est-ce que ce protocole
détermine, construit, modifie... ? L'auteur insiste sur le
fait qu'un artifice ne vaut pas pour lui-même mais bien pour
le mouvement dans lequel il nous introduit et pour l'effort d'expérimentation
auquel il nous oblige (p. 36). Il représente avant tout un
appui pour le groupe. A aucun moment, il ne doit prendre le groupe
en otage au sens où il devrait être respecté
et appliqué comme tel, pour lui-même, sur un mode exclusif
et impératif, en oubliant ce qui a justifié sa mise
en place et en occultant la "qualité" des effets
qu'il produit. Il convient de laisser ouvert l'expérimentation
et de rester libre et actif au sein de cette fabrique écologique
que cristallise l'artifice ou le protocole. Et, comme le souligne
l'auteur, “Ça peut rater, ce qui n'est pas grave; il
faut alors réessayer autrement. Et, si cela foire, évitons
d'en tirer de grandes conclusions ou de se lamenter [...]. Reprendre
plutôt là où l'on s'est arrêté”
(p. 159).
5. Un savoir nomade et (dé-)ambulant
Cette micropolitique des groupes implique un savoir lui-même
mobile et réactif, un savoir nomade et (dé-)ambulant,
un savoir qui s'attache aux effets et qui jalonne les processus.
C'est un savoir qui, avant tout, prend en compte la créativité
d'un groupe et sa capacité à renouveler ses formes.
Loin de simplement rendre compte (observer et restituer), il s'efforce
de tenir compte de ce qui s'agence et se déploie (accompagner
et contribuer). David Vercauteren le formule en ces termes : “Mon
parti pris dans ce rapport entre langage, nomination et problème
est de concevoir les mots, les idées non pas comme des formes,
des représentations, des images de la réalité
("qu'est-ce que l'idée est ?"), autrement dit comme
de pures abstractions, mais comme des fonctions ("qu'est-ce
que l'idée produit ?"). L'idée agit et elle n'agit
pas sans faire agir” (p. 214).
Pascal Nicolas Le Strat 2007
http://www.le-commun.fr/index.php?page=micropolitiques-des-groupes
Note de lecture de Frédéric Thomas, dans
la revue Dissidences
www.dissidences.net/schumaines_engagement.htm#vercauteren
Voilà un bien beau livre ! Tant par sa forme, que par la
liberté de ton adoptée et le sujet abordé.
Sous une couverture rose aux dessins blancs, le livre de David Vercauteren,
« Micropolitiques des groupes », ouvre un horizon sur
la vie associative et les pratiques collectives d’autant plus
utile et nécessaire qu’il est le plus souvent ignoré
ou occulté. Le parti pris de cet essai est qu’on ne
naît pas groupe, on le devient. Or, c’est justement
ce devenir des groupes – leur création, développement,
crise,... – que l’ouvrage analyse à travers de
multiples exemples et une série « d’entrées
» – de « pouvoir » à « puissance
» en passant par « fantômes », « silence
», « artifices »,... – qui sont «
comme une mosaïque de situations – problèmes que
l’on peut rencontrer dans une expérience collective
».
Les auteurs (ont également collaboré au livre Thierry
Müller et Olivier Crabbé) ont décidé de
« mettre autant que possible de côté »
le contexte macro-politique, non pas pour nier ou sous-estimer son
impact sur les groupes, mais pour opérer un réagencement,
un reclassement des questions politiques en mettant l’accent
sur « le champ du micro-politique ». Il y a à
cela une raison historique et un choix stratégique. Le mouvement
ouvrier dans son ensemble a intégré – a été
« colonisé » par – la culture moderne et
capitaliste, et son ordre de divisions (entre la pensée et
le corps, la raison et les sentiments,...) pour se focaliser sur
le macro-politique et ignorer royalement ou reléguer comme
questions secondaires, non politiques, inactuelles (leur actualité
viendrait après le succès de la révolution
; en attendant...) : le désir, l’art, l’amour,...
Par ailleurs, la non prise en compte de la micro-politique reproduit
et relaie l’impuissance des groupes, cette incapacité
à « se penser », à se réinventer,
à mieux peser sur les interactions avec le macro-politique.
Dès lors, faute de cette intelligence, le fonctionnement
des groupes n’est pensé que comme « extérieur
» ; conséquence ou réaction aux injonctions
d’un contexte surdéterminant, voire écrasant.
Au contraire, l’ambition de cet ouvrage est d’interroger
les pratiques collectives du « dedans », à partir
non seulement du quotidien des groupes – le langage, le désir,...
–, mais aussi de leur fonctionnement – les assemblées,
les réunions, la prise de décision, les jeux de pouvoir,...
– et, enfin, de leur vie – évaluation, événement,
scission, subsides, autodissolution,... De la sorte, les auteurs
permettent de pointer du doigt une série de pièges
potentiels ou de points aveugles au sein des groupes ; pièges
qui émergent à force de s’en tenir uniquement
à ce qui est explicite et de croire que la dynamique d’un
groupe va de soi ou qu’un peu de bonne volonté suffit
pour tout régler.
Le livre se concentre essentiellement sur les apports théoriques
de quatre penseurs : Deleuze, Guattari, Foucault et Stengers. De
situations et d’exemples concrets (dont celui de la clinique
La Borde, étudié de manière éclairante),
le livre tire des récits, des pistes, et suggère des
« artifices » et des « dispositifs ». L’enjeu
est de dégager l’instituant de l’institution,
en démontant leur décalage et en insistant sur le
fait que la puissance et la richesse de relations au sein d’un
collectif constituent « un défi pratique qui est loin
d’être gagné d’avance et ne l’est
jamais une fois pour toutes ».
On peut regretter que ce qui se voulait une expérimentation
– mettre en avant une pensée de l’affirmation
– devienne un règlement de compte vite expédié
avec la dialectique et la « négativité »,
identifiés pêle-mêle avec les « passions
tristes », la « souffrance » et la « pensée
chrétienne ». En réduisant ainsi toute une tradition
minoritaire de la dialectique négative (qui va de Marx –
de certains de ses écrits du moins – à Debord,
de Bakounine à l’École de Francfort, en passant
par le surréalisme et Benjamin), à une « culture
du ressentiment », on passe à côté d’expériences
et de réflexions micro-politiques dont il aurait été
intéressant sinon de s’inspirer, du moins de rencontrer.
C’est d’autant plus dommage que l’ambition du
livre est de développer des savoirs nomades et des pratiques
qui constituent « une culture des précédents
». Or, cela suppose au minimum des « précédents
», dont on risque ici de faire l’économie, et
dont l’absence, en retour, dessine un mouvement ouvrier par
trop homogène dans son « stalinisme ».
Reste que ce livre est un précieux outil pour tout groupe
qui démarre, se développe ou est en crise. Il lance
une joyeuse invitation à expérimenter, multiplier,
se réapproprier des savoirs mineurs qui correspondent à
nos manières de faire et à nos pratiques collectives,
et cherche à faire circuler la mémoire des combats
pour se nourrir « des cultures de la fabrication collective
».
www.dissidences.net/schumaines_engagement.htm#vercauteren
Note de lecture de Bernard Bel, secrétaire de l’AFAR
et porte-parole du Collectif interassociatif autour de la naissance
(CIANE), publiée le 18 mars 2008 sur le site www.passerelleco.info
http://www.passerelleco.info/article.php?id_article=754
« Que pourrait-il se passer si une attention était
désormais portée à ces savoirs que fabriquent
les réussites, les inventions et les échecs des groupes
? »
La question est posée par David Vercauteren au début
de son ouvrage Micropolitique des groupes — pour une écologie
des pratiques collectives (écrit en collaboration avec Thierry
Müller et Olivier Crabbé, HB Éditions 2007).
Il n’y est pas question d’engagement militant ni de
stratégies d’action — tout ce qui relève
de la « macropolitique » — mais de la dynamique
interne qui régit le fonctionnement d’un groupe et
rend possible cet engagement.
L’ouvrage est construit à partir de questions le plus
souvent posées après une série d’échecs
ayant entraîné la dissolution du collectif. Dans le
climat de ressentiment qui s’ensuit, les réponses risquent
d’être superficielles et peu propices à une meilleure
compréhension des pratiques collectives. Les auteurs de l’ouvrage
ne font pas exception à ce défaut de clairvoyance.
Toutefois, à la manière de divorcés reconvertis
en conseillers conjugaux, ils ont consacré plusieurs années
à une réflexion plus approfondie qui rend fructueux
le partage de leur expérience.
Les acteurs de cette expérience ont fait leurs premières
armes dans des mouvements politiques des années 1980, puis
ils ont senti le besoin de s’en détacher afin de «
lier le geste à l’acte, la parole à la pratique
» en créant « du commun, une culture qui réinvente
et qui retisse des passerelles » pour échapper à
une vie fragmentée « où l’on milite généralement
après six heures du soir ».
L’expérience du Collectif sans Nom
Inspirés par des expériences autogestionnaires qui
connaissent un second souffle dans le courant altermondialiste,
ces militants créent à Bruxelles le Collectif sans
nom (CSN) qui prend « le pari, autant collectivement qu’individuellement
qu’il est possible, ici et maintenant, de construire en acte
la liberté, l’autonomie, la solidarité ».
De leur point de vue, il faut entendre par « autonomie »,
non pas celle du modèle libéral (aucune dépendance
de l’autorité) ni du modèle libertaire (tout
est permis), mais une manière de « s’approprier
ses temps et ses espaces de vie » dans « un temps choisi
articulé à nos besoins, organisé selon nos
critères et dans une visée de valorisation collective
». Il s’agit pour eux, concrètement, d’échapper
à une réinsertion forcée dans le monde du travail
(salarié) autant qu’à la précarité
de moyens de subsistance réduits à l’aide sociale.
L’ambition du CSN était de créer un «
carrefour des luttes » en rupture avec la vision classique
de la Gauche qui avait fait de la classe ouvrière le sujet
central de l’émancipation. « Le contrôle
du corps, des affects, des déplacements est devenu un lieu
de tensions au même titre que les rapports de subordination
et d’exploitation dans le monde du travail et que les modes
de destructions environnementales. » Pour le CSN, «
les résistances passent par des modes d’existences
»... Le pluriel est important dans cette phrase car il valorise
la diversité des individus plutôt que leur ralliement
autour de mots d’ordre consensuels. On retrouve aujourd’hui
ce souci d’un réel fondé sur l’immanence,
et non sur l’autorité des idées, chez les «
nouveaux contestataires » qui se battent contre la précarité
du travail des jeunes diplômés ou leurs difficultés
de logement : en France, Génération précaire,
Jeudi noir, Macaq etc. [1]
Deux ans plus tard, le Collectif sans nom s’auto-dissout,
victime d’un « trop plein d’air » qui l’a
propulsé sur une « multitude de chantiers et de rencontres
». Incapable de résister à l’urgence,
à une « inflation de sollicitations qui l’entraînent
dans mille et une activités » le groupe s’agite
trop et ne pense pas assez. Il cède par ailleurs à
une hantise de la répression judiciaire et policière
qui a fini par engendrer une violence se retournant contre le groupe
lui-même. « Le groupe peut devenir le propre geôlier
de son impuissance. »
L’expérience du Collectif Sans Ticket
L’auteur participe alors à la création d’un
autre groupe, le Collectif sans ticket (CST) qui construit un engagement
politique à partir de situations concrètes, notamment
la lutte pour la gratuité des transports publics, et plus
généralement la remise en cause des rapports «
entre travailleurs et usagers, entre écologie et aménagement
du territoire ».
Cette fois, le groupe fait l’expérience d’un
« embourbement » progressif du fait de son incapacité
à réfléchir sur ses pratiques collectives,
ayant tenu pour argent comptant qu’elles iraient de soi dans
un ordre naturel des choses, du moment qu’il existe un consensus
sur les idées et les engagements. « Croire qu’il
suffit d’un peu de bonne volonté ou d’être
naturel pour faire un groupe, c’est comme dire à un
ouvrier d’aller pisser devant la porte de son patron pour
que cesse l’exploitation. »
« On rencontre seulement cette vieille histoire d’un
tissage d’expériences accumulées et pas trop
réfléchies qui finissent par s’entrelacer et
par former une sacrée boule de nœuds. Celle-ci, à
mesure que le temps passe, réduit ses mailles et commence
à produire un sentiment d’étouffement. (...)
On étouffe, en somme, doublement : de nos habitudes et de
nos manières d’y faire face. (...) Du corps qui souffre
de cet enlacement et des kystes qui le rigidifient. » Il n’est
pas anodin de constater une analogie avec la situation d’un
couple en crise après quelques années de vie commune
!
-dissolution du Collectif sans ticket, en 2003, est l’amorce
d’un travail de réflexion qui s’est concrétisé
par une première publication d’une cinquantaine de
pages : Bruxelles, novembre 2003. Il s’est ensuivi une année
de questionnements éclairés par la lecture d’auteurs
— Deleuze, Guattari, Foucault, Nietzsche, Spinoza, Stengers,
souvent cités — et la fréquentation de chercheurs-théoriciens
comme l’éducateur Fernand Deligny.
Le livre
Micropolitique des groupes n’est pas destiné à
une lecture linéaire. Il se présente plutôt
comme un hypertexte dans lequel chacun pourra parcourir selon leur
inspiration et ses attentes, chaque chapitre étant désigné
par un simple mot qui sert de clé d’entrée.
L’auteur suggère à titre d’exemple un
itinéraire pour un groupe « qui se forme » (rôles,
assembler, décider, réunion...) et un autre pour un
groupe « en crise » (événement, évaluer,
artifices, pouvoir...). À la fin de chaque chapitre, des
mots-clés sont proposés pour la suite de l’exploration.
Par un heureux effet de l’ordre alphabétique, un point
d’entrée proche du milieu de l’ouvrage est le
verbe « problémer » dont la compréhension
me paraît indispensable à la compréhension des
pratiques collectives : « Une espèce de fabrication
de matériaux que l’on réalise dans les méandres
de la pensée... », dit l’auteur. Mais encore
? Il s’agit, nous apprend-il, de pratiquer une forme de questionnement
qui nous permet de poser un regard inhabituel sur qui nous paraît
familier, ou encore de prêter attention à ce que nous
jugions insignifiant. Par exemple, plutôt que de chercher
une issue à une situation de crise, le groupe peut partir
de l’énoncé de cette situation pour s’interroger
sur les objectifs de son action, « chercher une manière
de penser son histoire, sa situation, dans ce qui est déjà
là » puis, par un déplacement des points de
vue, « briser l’ordre de la représentation établie
des choses », cette « effraction » lui ouvrirant
« un nouvel horizon de sens ».
Ainsi décrite, la démarche nous renvoie à
la « problématisation » qui constitue le point
de départ de l’éducation des opprimés
selon Paolo Freire [2] — educação problematizadora,
un « apprentissage du dialogue par le dialogue » qu’il
convient de distinguer de la simple résolution de problèmes.
Placé devant un problème à résoudre,
un expert prend une certaine distance avec la réalité,
en analyse ses différents constituants, invente des moyens
de résoudre les difficultés de la manière la
plus efficace possible, pour finalement décréter une
stratégie ou une ligne de conduite. Autrement dit, la réalité
de l’expérience humaine se trouve réduite par
l’expertise aux seules dimensions que l’on peut traiter
comme de simples problèmes à résoudre. C’est
le paradoxe du simple d’esprit qui a perdu ses clés
et les cherche sous le réverbère... Alors que problématiser/problémer
revient à engager le groupe dans un processus de codification
de toute la réalité en symboles qui génèrent
une conscience critique, et lui fournit ainsi les moyens de modifier
sa relation à la nature et aux forces sociales. (...) C’est
alors, seulement, que les gens deviennent des sujets, et non plus
des objets, de leur propre histoire.
Il y aurait beaucoup à écrire sur chacun des chapitres
de cet ouvrage. Pris à témoin d’expériences
qui peuvent entrer en résonance avec son vécu, le
lecteur est libre de les mettre en action ou de les théoriser
dans les champs d’action et d’analyse dont il est familier.
Personnellement, j’y ai trouvé un éclairage
complémentaire sur des pratiques à première
vue éloignées de celles des collectifs qui ont inspiré
l’ouvrage.
Depuis trois décennies, la problématisation est au
cœur de l’approche de « démocratisation
active » dont se réclament les animateurs de Village
Community Development Association au Maharashtra [3] . Ces groupes
d’action des communautés rurales les plus défavorisées
sont rassemblés dans un collectif informel qui pratique l’auto-apprentissage
pour la formation de nouveaux animateurs ("self-education workshops").
Leurs membres, dont beaucoup ne savent ni lire ni écrire,
sont souvent désignés par les villageois comme «
ces gens qui posent des questions »...
Il est intéressant de signaler que le Groupe de recherche
et de formation autonome (GReFA) dont font partie les trois collaborateurs
de Micropolitique des groupes poursuit actuellement son travail
sur le terrain de l’auto-apprentissage.
Quid des communautés de l’internet ?
Micropolitique des Groupes n’aborde pas les questions de
communication par le biais des outils de communication, à
l’inverse de la tendance actuelle des "Communication
Studies" d’influence nord-américaine. Il n’y
est pas question d’Internet, et encore moins de cette utopie
qui consiste à postuler que la communication électronique
serait en soi productrice de démocratie.
En réalité, les problèmes de distribution
des pouvoirs et les processus de confrontation, de domination et
de résistance qui en découlent, se retrouvent sous
de multiples formes quels que soient les outils privilégiés
pour l’interaction [4] .
C’est pourquoi les propositions de cet ouvrage s’appliquent
toutes aux « communautés virtuelles » d’Internet
qui se forment autour d’objectifs de mobilisation sociale.
Ces groupes de citoyens motivés ne peuvent pas faire l’économie
d’une démarche réflexive sur l’engagement
militant et le fonctionnement même du groupe [5] .
Le travail spécifique des communautés virtuelles
consiste donc à adapter leurs outils aux besoins du développement
d’une pensée critique. Par exemple, il est question
au chapitre « Décision » de la construction d’une
mémoire collective retraçant « le cheminement
des décisions, leur histoire et la façon dont elles
ont voyagé dans le projet ». C’est, par exemple,
une des préoccupations majeures du collectif [CIANE] face
à la versatilité de la communication électronique,
où l’information se réduit le plus souvent à
une fenêtre temporelle de quelques jours empilée sur
une montagne d’archives. Le fonctionnement efficace du Collectif
dépend pour beaucoup de la vigilance des « appeleurs
de mémoire » capables de rappeler les décisions
antérieures et leur contexte [6]
Conclusion
Cet ouvrage est de ceux qu’on peut relire à quelques
semaines d’intervalle en retrouvant la fraîcheur d’une
première découverte. Cette capacité de renouvellement
est un indicateur de sa capacité à refléter
l’expérience du lecteur en lui fournissant de nouveaux
points d’observation. Il peut nourrir une réflexion
fondamentale sur la pratique collective, comme par exemple l’opportunité
pour un collectif informel de se constituer en association et la
moyens qu’il faudra mettre en œuvre pour préserver
la dynamique de l’engagement des rigidités de l’institutionnalisation.
Mais il peut aussi bien être utilisé pour réfléchir
à l’organisation pratique d’une réunion
vitale pour la survie du groupe : proposition d’agencement,
définition de rôles (le « maître du temps
», la « guetteuse d’ambiance »...), provocation
de nécessaires « pas de côté » etc.
La lecture de Micropolitiques des groupes produit à coup
sûr des effets. Son usage immodéré est bon pour
la santé des associations, collectifs et groupes professionnels
!
[1] Voir à ce sujet le documentaire Les nouveaux contestataires
de Delphine Vailly et Alexis Marrant
[2] Goulet, Denis (2002). Introduction. In (P. Freire) "Education
for Critical Consciousness". New York : Continuum, p. vii-xiv.
[3] Village Community Development Association
[4] Bel, Bernard et al. (2006-2008). Communication Processes (3
volumes). New Delhi/Thousand Oaks/London : Sage.
[5] Bel, Bernard (2005). Se réapproprier la naissance. Cahiers
de Maternologie, 23-24, p. 114-125.
[6] Usagers et professionnels de la naissance : résister,
participer, construire. À paraître dans la 2e édition
de Élever son enfant... autrement (Ed. Catherine Dumonteil-Kremer)
http://www.passerelleco.info/article.php?id_article=754
|
|