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Origine : http://www.africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=4458
Talents et compétences président donc au tri des
candidats africains à l’immigration en France selon
la loi Sarkozy dite de « l’immigration choisie »
qui a été votée en mai 2006 par l’Assemblée
nationale française. Le ministre français de l’Intérieur
s’est offert le luxe de venir nous le signifier, en Afrique,
en invitant nos gouvernants à jouer le rôle de geôliers
de la « racaille » dont la France ne veut plus sur son
sol.
Au même moment, du fait du verrouillage de l’axe Maroc/Espagne,
après les événements sanglants de Ceuta et
Melilla, des candidats africains à l’émigration
clandestine, en majorité jeunes, qui tentent de passer par
les îles Canaries meurent par centaines, dans l’indifférence
générale, au large des côtes mauritaniennes
et sénégalaises. L’Europe forteresse, dont la
France est l’une des chevilles ouvrières, déploie,
en ce moment, une véritable armada contre ces quêteurs
de passerelles en vue de les éloigner le plus loin possible
de ses frontières.
Les œuvres d’art, qui sont aujourd’hui à
l’honneur au Musée du Quai Branly, appartiennent d’abord
et avant tout aux peuples déshérités du Mali,
du Bénin, de la Guinée, du Niger, du Burkina-Faso,
du Cameroun, du Congo…Elles constituent une part substantielle
du patrimoine culturel et artistique de ces « sans visa »
dont certains sont morts par balles à Ceuta et Melilla et
des « sans papiers » qui sont quotidiennement traqués
au cœur de l’Europe et, quand ils sont arrêtés,
rendus, menottes aux poings à leurs pays d’origine.
Dans ma « Lettre au Président des Français
à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique
en général », je retiens le Musée du
Quai Branly comme l’une des expressions parfaites de ces contradictions,
incohérences et paradoxes de la France dans ses rapports
à l’Afrique. A l’heure où celui-ci ouvre
ses portes au public, je continue de me demander jusqu’où
iront les puissants de ce monde dans l’arrogance et le viol
de notre imaginaire. Nous sommes invités, aujourd’hui,
à célébrer avec l’ancienne puissance
coloniale une œuvre architecturale, incontestablement belle,
ainsi que notre propre déchéance et la complaisance
de ceux qui, acteurs politiques et institutionnels africains, estiment
que nos biens culturels sont mieux dans les beaux édifices
du Nord que sous nos propres cieux.
Je conteste le fait que l’idée de créer un
musée de cette importance puisse naître, non pas d’un
examen rigoureux, critique et partagé des rapports entre
l’Europe et l’Afrique, l’Asie, l’Amérique
et l’Océanie dont les pièces sont originaires,
mais de l’amitié d’un Chef d’Etat avec
un collectionneur d’œuvre d’art qu’il a rencontré
un jour sur une plage de l’île Maurice.
Les trois cent mille pièces que le Musée du Quai
Branly abrite constituent un véritable trésor de guerre
en raison du mode d’acquisition de certaines d’entre
elles et le trafic d’influence auquel celui-ci donne parfois
lieu entre la France et les pays dont elles sont originaires. Je
ne sais pas comment les transactions se sont opérées
du temps de François 1er, de Louis XIV et au XIXième
siècle pour les pièces les plus anciennes. Je sais,
par contre, qu’en son temps, Catherine Trautman, à
l’époque ministre de la culture de la France dont j’étais
l’homologue malienne, m’avait demandé d’autoriser
l’achat pour le Musée du Quai Branly d’une statuette
de Tial appartenant à un collectionneur belge. De peur de
participer au blanchiment d’une œuvre d’art qui
serait sortie frauduleusement de notre pays, j’ai proposé
que la France l’achète (pour la coquette somme de deux
cents millions de francs CFA), pour nous la restituer afin que nous
puissions ensuite la lui prêter. Je me suis entendue dire,
au niveau du Comité d’orientation dont j’étais
l’un des membres que l’argent du contribuable français
ne pouvait pas être utilisé dans l’acquisition
d’une pièce qui reviendrait au Mali. Exclue à
partir de ce moment de la négociation, j’ai appris
par la suite que l’Etat malien, qui n’a pas de compte
à rendre à ses contribuables, a acheté la pièce
en question en vue de la prêter au Musée.
Alors, que célèbre-t-on aujourd’hui ? S’agit-il
de la sanctuarisation de la passion que le Président des
Français a en partage avec son ami disparu ainsi que le talent
de l’architecte du Musée ou les droits culturels, économiques,
politiques et sociaux des peuples d’Afrique, d’Asie,
d’Amérique et d’Océanie ?
Le Musée du Quai Branly est bâti, de mon point de
vue, sur un profond et douloureux paradoxe à partir du moment
où la quasi totalité des Africains, des Amérindiens,
des Aborigènes d’Australie, dont le talent et la créativité
sont célébrés, n’en franchiront jamais
le seuil compte tenu de la loi sur l’immigration choisie.
Il est vrai que des dispositions sont prises pour que nous puissions
consulter les archives via l’Internet. Nos œuvres ont
droit de cité là où nous sommes, dans l’ensemble,
interdits de séjour.
A l’intention de ceux qui voudraient voir le message politique
derrière l’esthétique, le dialogue des cultures
derrière la beauté des œuvres, je crains que
l’on soit loin du compte. Un masque africain sur la place
de la République n’est d’aucune utilité
face à la honte et à l’humiliation subies par
les Africains et les autres peuples pillés dans le cadre
d’une certaine coopération au développement.
Bienvenue donc au Musée de l’interpellation qui contribuera
- je l’espère - à édifier les opinions
publiques française, africaine et mondiale sur l’une
des manières dont l’Europe continue de se servir et
d’asservir d’autres peuples du monde tout en prétendant
le contraire.
Pour terminer je voudrais m’adresser, encore une fois, à
ces œuvres de l’esprit qui sauront intercéder
auprès des opinions publiques pour nous.
« Vous nous manquez terriblement. Notre pays, le Mali et
l’Afrique tout entière continuent de subir bien des
bouleversements. Aux Dieux des Chrétiens et des Musulmans
qui vous ont contesté votre place dans nos cœurs et
vos fonctions dans nos sociétés s’est ajouté
le Dieu argent. Vous devez en savoir quelque chose au regard des
transactions dont certaines nouvelles acquisitions de ce musée
ont été l’objet. Il est le moteur du marché
dit ‘’libre’’ et ‘’concurrentiel’’
qui est supposé être le paradis sur Terre alors qu’il
n’est que gouffre pour l’Afrique.
Appauvris, désemparés et manipulés par des
dirigeants convertis au dogme du marché, vos peuples s’en
prennent les uns aux autres, s’entretuent ou fuient. Parfois,
ils viennent buter contre le long mur de l’indifférence,
dont Schengen. N’entendez-vous pas, de plus en plus, les lamentations
de ceux et celles qui empruntent la voie terrestre, se perdre dans
le Sahara ou se noyer dans les eaux de la Méditerranée
? N’entendez-vous point les cris de ces centaines de naufragés
dont des femmes enceintes et des enfants en bas âge ?
Si oui, ne restez pas muettes, ne vous sentez pas impuissantes.
Soyez la voix de vos peuples et témoignez pour eux. Rappelez
à ceux qui vous veulent tant ici dans leurs musées
et aux citoyens français et européens qui les visitent
que l’annulation totale et immédiate de la dette extérieure
de l’Afrique est primordiale. Dites-leur surtout que libéré
de ce fardeau, du dogme du tout marché qui justifie la tutelle
du FMI et de la Banque mondiale, le continent noir redressera la
tête et l’échine (1). »
Aminata Traoré est essayiste et ancienne Ministre, de la
culture et du Tourisme du Mali
1. Aminata TRAORE : Lettre au Président des Français
à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique
en général, Fayard, 2005.
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