Les femmes et l'art (1/3)
Exposé d'Isabelle pour Mix-Cité (1997)
Féminisme et histoire de l’art
Le féminisme a-t-il apporté quelque chose à l’histoire de l’art ?
L’histoire de l’art féministe se contente-t-elle de découvrir des artistes
femmes et de réévaluer leur contribution à l’art ? Ne s’agit-il pas
plutôt d’une véritable intervention féministe dans la discipline afin
de révéler le sexisme de ce discours fondé sur l’ordre patriarcal de
la différence sexuelle ? Griselda Pollock affirmait en 1991 au cours
d’un colloque parisien qu’il y avait eu des femmes peintres, mais qu’on
les avait oubliées ou bien que l’on avait considéré que leur art était
marginal, mineur, car le regard imposé à toujours été celui des hommes.
Ce n’est pas l’histoire mais bien l’idéologie qui est responsable de
l’absence des femmes de l’histoire de l’art. L’histoire de l’art moderne
et professionnelle a fait disparaître les femmes du discours dominant.
Il ne s’agit ni d’un oubli, ni d’une négligence, mais bien d’un effacement
systématique, politique, voulant affirmer la domination masculine dans
le domaine de l’art et de la culture. On a créé ainsi une identité quasi
absolue entre créativité, culture, beauté, vérité et masculinité.
Le rôle des historiennes d’art féministes est de montrer qu’on nous
a imposé UNE façon de voir les choses au détriment de toute autre, ainsi
que d’expliquer l’absence des femmes du champs de la création artistique.
« POURQUOI N’Y A-T-IL PAS EU DE GRANDES ARTISTES FEMMES ? »
Pourquoi sommes-nous incapables de donner plus de quinze noms de femmes
écrivains, plus de trois noms de femmes peintres et au moins un nom
de femme compositrice ? Y a-t-il eu des artistes féminines ? Quel fut
leur talent ? Quels types d’œuvres ont-elles produits ?
En 1971, l’historienne de l’art américaine Linda Nochlin écrivait son
premier article «féministe» dont le titre annonçait une polémique nouvelle
: «Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ?». Ses articles
suivants, ainsi que ceux d’autres universitaires américaines fait le
bilan des connaissances sur la peinture des femmes et ont ouvert un
nouveau champ de recherche à l’histoire de l’art.
Y a-t-il un « génie féminin » ?
L’article de Linda Nochlin s’ouvrait sur la question suivante : pourquoi
les femmes ont-elles si peu créer ? Le « génie féminin » existe-t-il
?
La question du « génie féminin » s’appuie sur l’idée suivante qui a
longtemps justifié l’exclusion des femmes du domaine de l’art : les
femmes auraient le pouvoir de mettre au monde des êtres ; les hommes
seraient dotés du pouvoir de créer des œuvres d’art. Les femmes ne seraient
donc pas douées pour la peinture, ce qui expliquerait que l’histoire
en ait retenues si peu et qu’aucun génie n’est été révélé.
Derrière la question de l’artiste au féminin se dissimule le mythe du
« Grand Artiste » : les grands artistes sont des « génies », indépendamment
des nécessités matérielles et sociales. Cette idée est confirmée par
les historiens d’art eux-mêmes et leur façon de faire de l’histoire
de l’art. En effet, les chercheurs travaillent la plupart du temps à
la production de monographies visant à diviniser les artistes étudiés
(qui sont bien évidemment des génies méconnus) et ce quel que soit les
informations qu’ils possèdent. Moins nous savons de choses sur le milieu
et la vie de l’artiste, plus son talent paraît extraordinaire et miraculeux.
Et c’est ce miracle qui est recherché, car on considère encore aujourd’hui
que la création est un phénomène inexplicable. Dès lors, la conclusion
s’impose d’elle-même : puisque les grands génies se font tous seuls,
il n’y a pas de raison a priori pour que les femmes ne deviennent elles
aussi des génies ; et puisque cela n’a jamais été le cas, il faut bien
admettre que les femmes ne sont donc pas aptes au génie.
Pour répondre à la question du « sexe du génie », Linda Nochlin en pose
une autre du même genre : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes
aristocrates ? ». En effet, avant le XIXème siècle, il est assez difficile
de trouver des artistes appartenant à une classe « supérieure » à la
grande bourgeoisie (Cf. Degas, Toulouse-Lautrec, etc.). Se pourrait-il
que le génie soit aussi étranger au tempérament aristocrate qu’à celui
des femmes ? Ne convient-il pas plutôt de penser que les exigences et
les attentes auxquelles devaient répondre les aristocrates de sexe masculin
et les femmes rendaient tout simplement impensable que les aristocrates
de sexes masculins et les femmes en général se consacrent professionnellement
à la production artistique – autrement dit qu’il ne s’agit pas d’une
question de génie ou de talent ?Mais sitôt qu’on abandonne ce monde
d’irrationalité pour considérer d’un œil objectif les situations réelles
des artistes, le problème prend une autre tournure : il faut alors se
demander à quelles classes sociales, milieux, sous-groupes, les artistes
appartenaient ; quelles étaient les conditions nécessaires à la création
artistique pour chaque période historique, etc. Ainsi, si on part du
principe raisonnable que ce n’est pas un manque de génie qui a empêché
les femmes de créer, il faut étudier pourquoi les femmes ont abandonné
aux hommes le champs de la création.
Les femmes
et l'art (2/3)
Exposé
d'Isabelle (Début: Cf. Partie 1/3)
Les femmes peintres constituaient-elles un groupe social homogène
?
Peut-on discerner chez les femmes des qualités qui les particularisaient
en tant que groupe ? Voici quelques uns des signes distinctifs qui furent
communs aux artistes femmes :
Les peintres femmes étaient toutes à quelques rares exceptions
près, filles ou femmes d’artistes, formées par leur
père ou leur mari (qu’elles rencontraient dans l’atelier
du père), ce qui leur rendaient plus facile l’accès
à l’étude, au matériel et à l’atelier.
Elles étaient souvent d’une précocité étonnante.
Cela s’explique probablement du fait que seules les femmes qui
manifestaient des dons vraiment exceptionnels étaient encouragées
à le cultiver.
On leur a refusé jusqu’au XIXème siècle,
l’accès à la formation nécessaire que recevaient
les hommes pour devenir des artistes professionnels (formation où
l’on apprenait l’histoire de l’art, les mathématiques,
la perspective et l’anatomie). Comme elles ne pouvaient ni étudier
le nu, ni assister aux cours des académies, elles devaient donc
se limiter aux portraits et aux natures mortes pour lesquels elles pouvaient
facilement disposer de modèles. Elles étaient donc dans
l’incapacité de pratiquer la peinture d’histoire
considérée pendant longtemps comme le genre noble. Et
l’on sous-entendait donc que les genres secondaires étaient
l’apanage des femmes, ce qui bien sûr était faux.
Il faut admettre qu’à de rares exceptions près (Berthe
Morisot, Mary Cassatt, Judith Leyster), les femmes peintres furent rarement
parmi les artistes les plus audacieux et les plus inventifs de leur
temps car elles n’avaient pas la formation pour cela. Cela permet
aussi de comprendre pourquoi la littérature offrait aux femmes
l’opportunité de rivaliser avec les hommes sur des bases
beaucoup plus égalitaires et de s’imposer en novatrices.
Si la création artistique exigeait l’apprentissage de technique
et de savoir-faire spécifiques, cette formation n’était
d’aucune façon réclamée au poète ou
au romancier.
Le plus souvent, le mariage sonnait la fin de la carrière de
la femme (exemple : Louise Moillon, Judith Leyster ou encore Catharina
Van Hemessen). Les deux n’étaient pas compatibles. Certaines
choisissaient le célibat pour pouvoir assumer leur art. Pour
une femme, décider de s’engager dans une carrière,
et a fortiori dans une carrière artistique, a toujours requis
une certaine dose de non-conformisme et de rébellion.
REGARDS MASCULIN ET FEMININ : LE PROBLEME DE LA VALEUR DE L’ART
La vision des femmes dans la peinture des hommes
Le regard masculin a dominé depuis toujours. L’histoire
de l’art féministe a entrepris de mettre en question cette
vision dominatrice des hommes sur les femmes. En effet, les représentations
artistiques des femmes servent à reproduire des principes tenus
pour indiscutables par la société et par les artistes
quant au rôle des femmes et à la supériorité
du sexe masculin. Les relations de pouvoir dans la société
sont représentées de manière à les faire
passer pour un état naturel et éternel (immuable) des
choses. L’analyse des images est intéressante, car la mise
en œuvre de l’idéologie peut être très
subtile dans certains cas.
Certains tableaux mettant en scène des femmes étaient
parfois des modèles proposés aux femmes pour qu’elles
s’y conformassent. Tel est le cas du Printemps de Botticelli,
qui semble bien avoir été un tableau moral destiné
à une jeune épouse. C’est également le cas
des femmes romaines proposées en exemple de vertu modeste par
David aux citoyennes révolutionnaires dans le Serment des Horaces.
Dans ce tableau, David se pose donc en moralisateur et présente,
afin de mieux servir son discours, la vision des femmes qu’avaient
ses contemporains : c’est-à-dire des femmes faibles et
écartées de l’action. Les hommes sont forts et déterminés,
les femmes alanguies et passives. La force et la faiblesse sont perçues
comme corollaires naturels de la différence des sexes.
La Mort de Sardanapale de Delacroix présente, de manière
détournée, une vision similaire des femmes. Derrière
l’histoire du roi assyrien Sardanapale qui, apprenant sa défaite
imminente donne l’ordre de détruire toutes ses possessions,
femmes comprises et de mettre le feu à son palais, se cache une
opinion fort banale et partagée par les hommes de la classe de
Delacroix qui s’estimaient « en droit » de désirer,
de posséder, de contrôler les corps des femmes. Les mœurs
des orientaux abondamment représentés dans les tableaux
du XIXe siècle étaient un prétexte pour montrer
des femmes nues ou des femmes traitées en esclaves, légitimé
par le fait qu’il s’agissait d’une société
différente de la nôtre. Le principe est le même pour
les œuvres représentant des bordels et des femmes de «
petite vertus » dans les tableaux de Manet, Degas ou encore Toulouse-Lautrec,
où l’image de la femme objet est saisissante. Les bourgeois,
sous prétexte de regarder de la peinture, se rinçaient
l’œil abondamment.
La domination du sexe masculin sur le sexe féminin est représentée
de manière éloquente dans les tableaux figurant les rapports
entre l’artiste et son modèle : le corps nu de la femme
est laissé à la libre disposition de l’artiste qui
s’en sert comme d’un objet.
Mais si on considère que cette vision est une vision masculine,
quelle est la vision féminine ? La peinture des femmes est-elle
différente de celle des hommes ?
Les femmes
et l'art (3/3)
Y a-t-il un art « féminin » ?
Dans le passé, certain-es ont affirmé – et affirment
sans doute encore aujourd’hui – être capable de repérer
une œuvre produite par une femme en littérature, peinture,
sculpture, etc. il y aurait donc un art féminin et un art masculin.
Or, dans le domaine de la peinture, il n’y a pas d’«
imagerie féminine » : aucune particularité stylistique
n’est attachée à l’œuvre des femmes,
pas plus la «délicatesse de la touche» que l’utilisation
du «pastel» comme on l’a souvent dit à tort.
La «féminité» ne possède pas a priori
de qualités susceptibles de relier entre eux les styles des artistes
femmes. Dans tous les cas, les artistes et écrivaines semblent
plus proches des artistes et écrivains de leur temps et de leur
sensibilité qu’elles ne le sont les unes des autres. Nous
affirmons donc que la peinture des femmes n’est pas foncièrement
différente de celle des hommes et que les facteurs historiques
et le particularisme local jouent un plus grand rôle dans la détermination
d’un style que ne le fait le sexe de l’artiste.
Mais il est vrai que l’expérience des femmes et leur position
dans la société, y compris en tant qu’artistes,
diffèrent de celles des hommes. La citation de Virginia Woolf
tirée de l’Art du roman formule expressément cette
idée : «Il est probable que dans la vie comme dans l’art
les valeurs ne sont pas pour une femme ce qu’elles sont pour un
homme. Quand une femme se met à écrire un roman, elle
constate sans cesse qu’elle a envie de changer les valeurs établies
– rendre sérieux ce qui semble insignifiant à un
homme, rendre quelconque ce qui lui paraît important. Et naturellement,
le critique l’en blâmera ; car le critique du sexe opposé
sera sincèrement étonné, embarrassé devant
cette tentative pour changer l’échelle courante des valeurs
; il verra là non simplement une vue différente, mais
une vue faible ou banale ou sentimentale parce qu’elle diffère
de la sienne.»
Ainsi, Virginia Woolf affirme-t-elle que l’art féminin
exprime parfois la vision de personnes tenues à l’écart
en particulier au XIXème siècle. L’art des impressionnistes
ou des pré-impressionnistes illustrent en effet particulièrement
bien la dichotomie entre les deux sexes. Les artistes hommes ont par
exemple traité des sujets tels que les filles et les sorties
mondaines dans des lieux qu’aucune bourgeoise ne pouvaient fréquenter.
Les femmes peintres se sont donc réfugiées dans d’autres
thèmes : celui de la maternité et de la vie domestique
qu’elles connaissaient bien. D’ailleurs de nombreux chercheurs
ont montré que ce que l’on critique ou déprécie
sous la catégorie d’art féminin correspond purement
et simplement à la définition des activités féminines.
La vision des hommes est-elle donc fondamentalement différente
de celles des femmes ? Est-ce vraiment un problème de sexe ou
de culture ? Je serais tenté de répondre que la dichotomie
entre les hommes et les femmes étaient beaucoup plus forte durant
les siècles précédents puisque hommes et femmes
ne vivaient pas dans les mêmes sphères privées ou
publiques. Aujourd’hui, le problème se présente
de manière différente.
Le sexe de l’auteur ne revient pas à expliquer une œuvre,
en éliminant toute autre problématique. Virginia Woolf
parlait simplement ici de l’appropriation de l’art par un
seul sexe ainsi que de l’exclusion des femmes de toute possibilité
de reconnaissance artistique qui sont l’effet d’une division
systématique entre féminité et masculinité
au cœur même de la société bourgeoise. La féminité
est présentée comme liée à la nature même
du corps de la femme. Nous voulons suggérer, au contraire, qu’elle
est une nécessité idéologique servant à
garantir la domination des hommes, dans la vie publique et les institutions
politiques. Il faut obliger les hommes à dire leur masculinité
là où ils la font passer pour de l’universalité
et donner la parole aux femmes.
Mais attention : si on met en cause le regard mâle dominateur,
la question se pose d’un regard autre, d’un regard féminin
relatif. Et il n’y a pas de raison pour que la relativité
de la position féminine n’apparût pas comme une relativité
parmi d’autres. Si l’on considère la relativité
du regard féminin, on ne pourra empêcher la relativité
d’autres regards s’affirmant «différents»
: les hommes noirs, les femmes indiennes, etc. Comment définir
la valeur de ces points de vue différents ? Si chaque communauté
de quelque nature que ce soit crée ses propres valeurs, ne risquons-nous
pas de nous enfermer dans nos identités ?
En bref, «le débat qui a trait à nos différence
de sexe est un débat essentiel. Mais la différence ne
peut être acceptée telle quelle. Nous devrons peut-être
insister sur notre identité à l’autre sexe là
ou l’on nous considère différentes, et sur notre
différence là où l’on nous considère
identiques.»
Le lien d'origine :
http://www.mix-cite.org/expose/index.php3?RefArticle=204
Association Mix-cité
http://www.mix-cite.org/index.php3
Publié sur ce site en 1997