"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2015

Moteur de recherche
interne avec Google

Apprivoiser la solitude
Capacité d'être seul, portance et intégration de la vie psychique
Jean-Michel Quinodoz



« Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.
- L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir. »

L'un des buts de l'analyse consiste en ce que l'analysant découvre ou redécouvre en lui des sentiments que l'angoisse excessive de séparation et de perte d'objet a pu l'empêcher d'acquérir ou lui faire perdre sentiment d'autonomie et de liberté psychique, force et continuité intérieures, confiance en soi et envers autrui, capacité d'aimer et d'être aimé, bref, un ensemble complexe de sentiments qui caractérisent ce qu'on appelle maturité psychique, que D. W. Winnicott (1958) a résumé si bien lorsqu'il parle d'acquérir une capacité d' «être seul en présence de quelqu'un ».

Pour D. W. Winnicott, il existe deux formes de solitude au cours du développement, une forme primitive à un stade d'immaturité et une forme plus élaborée «Etre seul en présence de quelqu'un est un fait qui peut intervenir à un stade très primitif, au moment où l'immaturité du moi est compensée de façon naturelle par le support du moi offert par la mère. Puis vient le temps où l'individu intériorise cette mère, support du moi, et devient ainsi capable d'être seul sans recourir à tout moment à la mère ou au symbole maternel».

Contrastant avec les vécus d'angoisse, cette capacité de vivre la solitude comme un ressourcement, en relation avec soi-même et avec autrui, apparaît lorsque la présence de l'objet absent est intériorisée. Ce processus progressif d'intériorisation constitue le résultat spécifique de l'élaboration des expériences répétées de séparations suivies de retrouvailles. Au cours du développement infantile, de même qu'au cours du processus psychanalytique, les séparations successives d'avec la personne importante entraînent la crainte renouvelée que la perte du bon objet dans la réalité extérieure n'entraîne la perte des bons objets internes.

La menace de cette perte réveille les angoisses caractéristiques de la position dépressive infantile, selon M. Klein, avec les affects de tristesse et de deuil pour les objets externes et internes qui les accompagnent. Seules des expériences positives sont susceptibles de contrebalancer ces croyances internes que l'objet est perdu, à cause des fantasmes de destruction.

Au cours du processus psychanalytique, la succession des expériences de séparation suivies de retrouvailles entraîne un travail du deuil qui sera surmonté grâce à l'épreuve de la réalité, qui confirme que les fantasmes de destruction ne sont pas réalisés et renforce la confiance dans les bons objets internes et externes. L'établissement d'un bon objet à l'intérieur du moi marque alors l'acquisition d'une « force du moi » devenue suffisante pour tolérer l'absence de l'objet, sans angoisse excessive, ce qui permettra ultérieurement de surmonter la tristesse face aux inévitables pertes rencontrées dans la réalité extérieure.

L'apparition de ce sentiment intérieur a été décrite par Freud, par exemple chez le petit garçon qui avait peur dans l'obscurité et se dit soulagé d'entendre la voix de sa tante : «du moment que quelqu'un parle, il fait clair». Plus tard, lorsque Freud examinera les conditions d'apaisement de l'angoisse en 1926, il notera que les expériences répétées de satisfaction rassurent l'enfant, apaisent son angoisse et développent chez lui un investissement «nostalgique» de la mère, gage d'un sentiment interne de sécurité.

Selon lui, c'est de la capacité à faire le deuil des objets perdus que dépend la capacité d'investir de nouveaux objets et de leur accorder toute leur valeur: «La valeur de la passagéreté, dit Freud, est une valeur de rareté dans le temps. La limitation dans la possibilité de la jouissance en augmente le prix ».

Dans la cure psychanalytique, une évolution analogue s'installe peu à peu, et nous pouvons observer chez l'analysant les effets de l'intériorisation progressive de la présence de l'analyste sur la structure du moi et des relations d'objet. Ces changements correspondent à l'installation de l'objet bon - ce qui ne veut pas dire idéalisé - dans le monde interne sous une forme symbolique et d'une identification à celui-ci, qui s'accompagne d'une véritable réorganisation de la vie psychique dans ses rapports avec la réalité interne et externe.

Suivant les terminologies, on parle d'acquisition de la constance de l'objet (A. Freud, M. Mahler), d'internalisation précoce, de capacité d' «être seul en présence de quelqu'un», ou d'intégration de la vie psychique.

L'introjection du bon objet, fondement de l'intégration

De multiples facteurs contribuent à l'intégration et à rendre tolérable le sentiment de solitude. L'analyse des défenses et des relations d'objet dans les fantasmes et dans la réalité permet à l'analysant de mieux différencier la réalité externe et la réalité interne de l'objet, et entraîne une diminution de la tendance à projeter de manière à ce qu'il soit davantage en contact avec la réalité psychique. Parmi les facteurs d'intégration, les facteurs affectifs comme la synthèse de l'amour et de la haine jouent un rôle décisif.

C'est ce qui fait la différence entre « une solitude qui ressource » et une « solitude qui détruit », pour reprendre une expression de F. Dolto (1985). M. Klein considère en effet que l'intégration s'installe avec la résolution de l'ambivalence amour-haine qui apparaît dans la position dépressive, et qu'elle est entièrement fondée sur l'introjection du bon objet. Une intégration satisfaisante a pour effet d'atténuer la haine par l'amour et de réduire la violence des pulsions destructrices.

Dans son essai «Se sentir seul», M. Klein (1959) considère que le sentiment de solitude dérive de la nostalgie d'avoir souffert d'une perte irréparable, celle d'avoir perdu irrémédiablement le bonheur de la relation primitive avec sa mère. Ce sentiment de solitude, basé sur la position paranoïde-schizoïde, s'atténue au fur et à mesure que la position dépressive s'installe et que l'intégration psychique se renforce. Mais il est impossible d'atteindre une intégration complète et permanente, et un sentiment de solitude douloureux peut à tout moment resurgir, lorsqu'on perd confiance dans la bonne partie du soi. Parmi les facteurs internes et externes qui rendent tolérable le sentiment de solitude, M. Klein pense que la force du moi vient de la sécurité consécutive à l'intériorisation du bon objet: «Un moi fort résiste mieux au morcellement, peut atteindre plus facilement un degré d'intégration et établir une bonne relation avec l'objet originel».

L'identification au bon objet atténue également la sévérité du surmoi, et, lorsque s'installe une relation heureuse avec l'objet originel, les conditions sont remplies pour donner et recevoir de l'amour. Pour M. Klein, la solitude, si elle est véritablement vécue, stimule l'instauration des relations d'objet. Transfert, partie psychotique et partie non psychotique de la personnalité.

Tout au long de ce travail, j'ai tenté de souligner que les conflits spécifiques liés à la séparation et à la perte d'objet sont d'une nature différente des conflits névrotiques qui sont d'ordre symbolique. C'est l'importance du rôle joué par les défenses primitives face à ce type d'angoisse qui donne à la notion d'intégration de la vie psychique toute sa valeur et permet de rendre compte du degré de cohésion du moi qui peut être plus ou moins perturbé, suivant la psychopathologie.

En effet, les conflits liés à la séparation et à la perte d'objet opposent le moi à la réalité aussi bien externe qu'interne vécue comme intolérable, et le moi se défend contre ce type de conflit non seulement par le refoulement, mais aussi par le déni. Le déni de la réalité interne et externe entraîne, comme l'a montré Freud, un clivage au sein même du moi : celui-ci se divise en une partie qui nie la réalité et une partie qui l'accepte.

Du fait que ce type de conflit affecte la structure même du moi, sa résolution passe par des voies autres que la levée du refoulement qui caractérise la résolution des conflits névrotiques. C'est également ce que souligne M. Klein (1959) lorsqu'elle insiste sur le rôle du clivage nécessaire à la sécurité du nourrisson, mais qui peut devenir par la suite un facteur de fragmentation du moi et d'insécurité, si la tendance à l'intégration est insuffisante.

Si nous revenons au processus psychanalytique, d'une manière très schématique et pour simplifier, nous pouvons dire que la résolution des conflits impliquant un déni et un clivage du moi entraîne deux démarches dans l'une, à travers l'analyse du transfert, il s'agit de diminuer les clivages, de lever le déni et d'analyser l'ambivalence amour-haine de manière à diminuer le morcellement psychique et à améliorer la cohésion du moi ; dans l'autre démarche, une fois que les clivages ont été réduits et que le moi a acquis une meilleure communication entre ses diverses parties, nous pouvons aborder l'analyse de ces conflits sous l'angle du refoulement et de leur signification symbolique.

Cependant, dans la clinique, la situation est infiniment plus complexe et d'autant plus difficile à appréhender que les deux modes de fonctionnement psychique se juxtaposent dans des proportions qui varient sans cesse l'une par rapport à l'autre en effet, déni et clivage prédominent dans une partie du moi plus ou moins importante, tandis que le refoulement prédomine dans l'autre partie du moi. Cette structure psychique particulière de la personnalité, qui répond au conflit par un clivage du moi, a donné lieu au développement du concept de partie psychotique et de partie non psychotique de la personnalité (W. R. Bion, 1957). Ce concept permet de comprendre ce type de conflit intrapsychique et de l'interpréter lorsqu'il se reproduit dans la relation de transfert avec l'analyste.

Au cours du processus psychanalytique, la partie psychotique ainsi que la partie non psychotique deviennent l'enjeu des projections et des introjections incessantes qui marquent les mouvements du transfert. Les interprétations symboliques des fantasmes transférentiels permettent de toucher simultanément les deux niveaux du fonctionnement psychique, et de réduire aussi bien le déni et le clivage que de lever le refoulement.

La notion de « double transfert » impliquant la coexistence d'un transfert « narcissique » et d'un transfert « névrotique » et celle d'un processus psychanalytique vu sous l'angle de la diminution de la forteresse de la défense maniaque apportent un éclairage valable qui nous permet de prendre en compte dans le transfert le clivage et le déni d'une part, et le refoulement d'autre part, de manière à développer les tendances intégratives du moi et un « retour du dénié».

A mon avis, ces changements structuraux sont à repérer et à interpréter aussi bien par rapport à l'évolution du processus psychanalytique dans son ensemble que par rapport aux modifications rapides et instantanées que nous observons au cours de la séance.

Un exemple de sentiment d'intégration

J'aimerais faire sentir ce mouvement d'intégration en laissant parler une analysante en fin d'analyse, qui l'exprime fort bien avec des mots très simples [mes réflexions intérieures personnelles sont entre crochets]: « Longtemps, me dit-elle, j'ai pensé que mes difficultés étaient la faute de ma mère ou de mon père.

Maintenant, lorsque j'en prends conscience et que j'accepte d'y être pour quelque chose, c'est plus dur, mais je peux porter un autre regard sur les événements et sur moi-même, et je peux mieux me connaître, mieux interpréter, mieux comprendre... » [La diminution de la projection au profit d'un retour sur soi amène un sentiment de responsabilité personnel certes douloureux, mais qui améliore les relations avec la réalité interne et externe].

« ... Je vais essayer de trouver des forces qui sont en moi, poursuit-elle, et si j'ai des défaillances, je vais dire que c'est moi et que ce n'est pas la faute des autres, parce qu'on ne peut pas changer comme on voudrait son environnement. Jusqu'à présent j'ai toujours voulu que mon environnement soit autre, en me disant que là était la clé.

Mais je découvre que ma façon de comprendre la réalité, c'est le résultat de ma perception, mes perceptions m'appartiennent, je suis le résultat de ces conflits intérieurs, je ne suis pas manipulée, mes luttes m'appartiennent et ce n'est pas l'environnement qui l'induit en moi. Comme cela, c'est plus facile aussi, c'est comme si j'étais mieux armée... [le renoncement à l'omnipotence, paradoxalement, augmente l'efficacité: en effet, on ne règle plus les conflits en s'imaginant que tout est possible, mais en se fondant sur une discrimination entre ce qui est possible et ce qui ne l'est pas, discrimination qui vient avec la conscience accrue de nos propres limites].

« ... Ce qui m'étonne, dit l'analysante, c'est que vous puissiez me donner une image positive de moi, alors que je suis impitoyable envers moi-même : c'est comme si vous me protégiez de moi-même, et vous m'amenez lentement à me percevoir autrement, ça se fait parce que vous le faites graduellement, quand j'y arrive, je suis prête à l'accepter, vos interprétations me renvoient une image bonne de moi qui me surprend.

J'estime que j'ai de la chance, ça pourrait se passer différemment, la personne avec qui l'on jette un autre regard sur soi-même est importante. Du travail que nous faisons ici va dépendre tout le reste : qui je serai plus tard, ma façon de réagir, d'interpréter. Je vais garder tout ça à l'intérieur de moi.

Quand vous me donnez une image bonne de moi-même, je me sens plus pleine, je me sens apte à assumer de prendre des responsabilités pour ce qui se passe, de mieux me gérer, et de ne pas toujours projeter à l'extérieur ce qui ne va pas, je peux grandir et mieux gérer mon monde intérieur... » [on voit comment l'intégration est liée à l'introjection d'un objet bon, non idéalisé, auquel on s'identifie, ce qui renforce la confiance en soi et autrui, en atténuant la violence des pulsions destructrices et autodestructrices].

« ... Mes craintes n'ont cependant pas disparu, ajoute-t-elle : quand il y a une interruption, j'ai encore peur de ne plus être capable d'y faire face, de dégringoler, de ne plus trouver suffisamment de force en moi et de lucidité, ce n'est pas facile d'être lucide... » [rappelons-le, le but de l'analyse n'est pas de faire disparaître complètement l'angoisse, ce qui serait la réalisation d'un souhait tout-puissant et maniaque, mais d'acquérir une capacité accrue de contenir l'angoisse, la douleur psychique et le sentiment de solitude].

« ... Quand j'ai un vide intérieur, continue l'analysante, j'ai aussi réalisé que j'ai un comportement qu'on a peut-être induit dans mon enfance, mais maintenant c'est moi-même qui l'induis : je sens alors que je m'identifie à ma mère de mon enfance... » [une meilleure distinction commence à s'établir entre passé et présent : le passé n'est plus la répétition agie d'événements inconscients vécus dans l'enfance, le passé devient souvenir et le présent nous appartient].

« ... Je m'aperçois que je m étais identifiée à mon insu à ma mère, dit-elle encore, je croyais l'avoir expulsée et m'en être débarrassée, et voilà que je découvre que je m'étais identifiée à elle, que les angoisses que j'avais étaient aussi les siennes, que ma peur de la solitude était aussi la sienne, elle se sentait exclue et moi aussi je me sentais exclue... »

[1' « identification » dont l'analysante parle correspond plutôt à une introjection, c'est-à-dire à l'intériorisation d'un objet avec lequel elle s'était confondue, dans une partie clivée du moi, (ici, elle s'était confondue avec sa mère « j'étais ma mère »); la diminution des projections en faveur d'une intériorisation accrue va amener progressivement une meilleure différenciation entre le moi et l'objet, ce qui va permettre l'établissement d'identifications introjectives postoedipiennes, caractéristiques de l'élaboration du conflit oedipien]. Et l'analysante de conclure cette séance, après un silence : ... J'aimerais vraiment redevenir moi-même...

Pour rendre compte de la qualité des changements qui marquent les mouvements d'intégration de la vie psychique, tels qu'on peut en percevoir des aspects chez cette analysante, et dans le but de mettre en évidence le nouvel équilibre qui s'installe dans les relations entre le moi et les objets, j'ai introduit la notion de « portance» que je vais discuter à présent.

De l'angoisse de séparation à la portance

Avec les progrès de l'analyse, comme nous l'avons vu, les manifestations de l'angoisse de séparation diminuent en intensité et en fréquence parce que la qualité de la relation transférentielle évolue et se modifie. Parmi les multiples facettes des sentiments nouveaux qui naissent de ces transformations, j'aimerais mettre en évidence une qualité de portance de l'objet intériorisé, qu'on peut observer chez les analysants qui parviennent à ce stade d'intégration et d'équilibre psychique que tous, cependant, n'atteignent pas.

Cette sensation de portance est perçue aussi bien par l'analysant que par l'analyste comme un gain d'autonomie par rapport à la dépendance, et comme une affirmation de l'identité de l'analysant qui se sent devenir vraiment lui-même, ce qui augure favorablement de la perspective de terminaison de l'analyse.

Par cette qualité de portance de l'objet intériorisé, j'aimerais désigner le sentiment de l'analysant éprouvant la sensation agréable qu'il parvient à «voler de ses propres ailes » parce qu'il ressent qu'il a acquis une capacité d'autosustentation le rendant indépendant de l'objet dont il avait jusque-là besoin pour « être porté ».

C'est une sensation nouvelle et complexe, ou se mêlent de la joie et un peu de frayeur, accompagnée du sentiment d'être enfin soi-même, de savoir qu'on peut se diriger tout en connaissant ses limites dans le temps et l'espace, et d'y percevoir les allées et venues de l'objet sans angoisse excessive.

Une certaine jubilation découle du caractère nouveau et agréable de cette impression de pouvoir « se porter soi-même » au lieu de dépendre de l'objet, sensation qui apparaît également dans des rêves particuliers d'envol ou de vol, de qualité intégrative, comme nous le verrons plus loin.

Cependant cette jubilation n'est pas sans ombre, elle est associée à de la tristesse, car elle implique la prise de conscience que notre vie et celle de l'objet ont un début et une fin, la perception de notre propre mort ainsi que du caractère éphémère de l'objet, et que la relation avec l'analyste aura également une fin. La portance, à mon sens, n'a donc rien d'omnipotent, ni de maniaque.

Ce sentiment de parvenir à « voler de ses propres ailes » paraît simple et, lorsqu'il est perçu par l'analysant ou par l'analyste, il tend à être ressenti comme allant de soi. Cependant, comme tous les processus vitaux qui mènent à un fonctionnement satisfaisant, on le perçoit au moment où on le découvre, puis on n'y prend plus garde.

La portance marque l'aboutissement de processus lents, infiniment complexes et difficilement saisissables, et fait partie de cette catégorie d'émois si familiers et pourtant si peu connus, ce dont témoignait Freud en parlant de «l'affect, cet inconnu ». Décrire un affect est aussi difficile que décrire une impression sensorielle musicale ou visuelle.

Cette hypothèse concernant l'acquisition progressive en cours d'analyse d'un sentiment de portance m'est venue à la suite d'observations diverses. J'ai pu constater, comme chaque psychanalyste, que les interruptions de la rencontre analysant-analyste qui se répètent jour après jour, semaine après semaine ou durant les vacances, tout comme la fin de l'analyse, sont ressenties comme autant de « lâchers » de l'analysant par l'analyste, avec une double signification.

D'un côté ces lâchers peuvent être éprouvés avec angoisse et ressentis comme autant d'abandons - et représentés sous forme de rêves de chute vertigineuse - d'un autre côté ces lâchers peuvent être ressentis comme des expériences signifiant que l'analyste compte sur l'autonomie de l'analysant, et attend que l'analysant trouve en lui-même les ressources dont il pense que seul l'analyste dispose.

J'avais une analysante qui réagissait très vivement aux séparations par des manifestations de désespoir, de rage ou par des symptômes somatiques bruyants. Mais fréquemment au cours de la séance précédant une interruption il lui arrivait d'interrompre ses protestations pour m'exprimer le sentiment qu'elle savait aussi qu'elle pouvait compter sur elle-même et ses propres moyens pour faire face à l'angoisse durant mon absence.

Cette analysante exprimait là toute une gamme d'affects liés à la position dépressive, élaborant sa culpabilité inconsciente et éprouvant de la gratitude et un souhait de me réparer après ses attaques envers moi. Cependant je pense que mon analysante ressentait quelque chose de plus : la quitter ne signifiait pas seulement la laisser tomber, mais aussi lui faire confiance et la laisser « voler de ses propres ailes ».

Il est important de le souligner dans les interprétations, car on a souvent trop tendance à interpréter dans le sens de la défense - la crainte que l'analyste ne laisse choir l'analysant - et pas assez dans le sens du sentiment positif qui est acquis à travers l'expérience. Lorsque l'analysant perçoit la possibilité de prendre son indépendance, il est parfois retenu par la crainte que son élan ne soit ressenti comme s'il abandonnait l'analyste.

Il risque alors éventuellement de faire une confusion entre l'indépendance par rapport à l'objet et l'indifférence envers lui. Il est précieux que l'analyste lui fasse sentir que prendre son envol ne veut pas dire se passer de l'objet. L'analysant garde bien une relation avec l'objet, mais d'une autre qualité : la liberté qu'il accorde à l'autre devient gage de confiance et condition de l'amour d'objet.

L'analyste de son côté peut éprouver des résistances à accepter l'autonomie de son analysant, pourtant il est souvent nécessaire qu'il exprime à travers ses interprétations le caractère positif de ce mouvement vers l'indépendance.

Une seconde voie m'a conduit à postuler une qualité de portance. En effet, j'ai observé son insuffisance dans de nombreuses conditions psychopathologiques ainsi que son effondrement dans les états dépressifs lorsque l'individu semble avoir perdu cette faculté d'autosustentation et éprouve un besoin de dépendance accru envers les objets externes aussi bien qu'envers les objets internes.

Je pense qu'un certain nombre de symptômes décrits comme effondrement du moi caractéristiques de la dépression relèvent de l'effondrement de la portance, elle-même liée à la perte des qualités portantes de l'objet intériorisé : c'est ainsi que je comprends le symptôme d'inhibition, le manque dit « de volonté », c'est-à-dire l'incapacité du dépressif de se mettre en mouvement et de prendre une direction, faute de savoir qui il est et ce qu'il souhaite pour lui, sentiment que l'expression «je suis à ramasser à la petite cuiller » rend si bien.

A côté du morcellement psychique lié au clivage et au démantèlement du ciment liant les pensées, le sentiment de perte du moi entraîné par la perte de l'objet a pour conséquence la disparition du sentiment d'être maintenu, porté au-dessus des crêtes et des creux, et l'apparition du sentiment d'être repris par la vague.

En décrivant l'inhibition du mélancolique en 1917, Freud avait exprimé cet affaissement du moi caractéristique de la dépression, utilisant différents qualificatifs : les uns soulignent le rabaissement moral correspondant à l'autodévalorisation et à l'autocritique (er erniedrigt sich, traduit actuellement par « autorabaissement », tandis que d'autres mettent à mon avis davantage en évidence l'effondrement du moi, sa «chute» de haut en bas et son appauvrissement (eine ausserordentliche Herabsetzung seines Ichgefühls, eine grossartige Ichverarmung, traduit actuellement plus précisément par « un abaissement extraordinaire de son sentiment du moi ».

Les termes choisis par Freud dans sa propre langue rendent avec éloquence le mouvement d'affaissement du moi si difficile à traduire en français. Je pense quant à moi qu'on peut différencier à juste titre des nuances dans le rabaissement du moi, l'une correspondant à la perte de la portance, telle que j'essaye de la dégager, l'autre au rabaissement moral correspondant au sadisme du surmoi retourné contre le moi.

Chez le dépressif, l'attaque envers l'objet aussi bien externe qu'interne a pour effet de détruire les qualités portantes de l'objet bon, qui se trouve dénié et désinvesti de cette fonction appartenant à la qualité bienveillante du surmoi postoedipien. Le manque d'autosustentation consécutif à la perte de la portance entraîne une régression à une dépendance infantile envers des objets substitutifs. Dans la cure analytique, le dépressif éprouve plus que tout autre la nécessité de vivre l'expérience de la portance de l'analyste afin de récupérer sa propre capacité d'autosustentation et de l'intérioriser.

Quel que soit le degré d'évolution ou la psychopathologie de l'analysant, celui-ci se trouve confronté au va-et-vient des séparations et des rencontres qui se reproduisent avec régularité et constance au cours de la cure psychanalytique. C'est ainsi que l'analysant peut intérioriser peu à peu la présence de l'analyste, sur le modèle de l'expérience de l'enfant qui intériorise la fiabilité de la présence maternelle à travers la répétition de sa disparition suivie de sa réapparition (Freud, 1 926d) ou dans le jeu de la bobine ou du miroir représentant la mère (Freud, 1920g). La qualité de portance s'acquiert à travers un processus analogue d'intériorisation lié à la capacité portante de l'analyste, à sa fiabilité exprimée entre autres par la fiabilité du cadre analytique.

Les interruptions de fin de séance, de fin de semaine ou des vacances à condition qu'elles interviennent à l'intérieur d'un cadre stable et continu - sont fréquemment l'occasion pour l'analysant de vivre ces expériences de pouvoir « se porter » par lui-même et de partager le plaisir de cette découverte avec l'analyste.

Je vais maintenant tenter de préciser ce qu'est pour moi l'affect de portance, tel qu'il peut apparaître dans la relation avec l'analysant, lorsque celui-ci parvient à ce stade d'intégration - ce qui n'est pas toujours le cas, - et examiner ses significations à partir de divers points de vue.

Le résultat d’un équilibre dynamique

A mon sens, la portance est le résultat d'un équilibre dynamique, sans cesse remanié, jamais définitivement trouvé. Je ne conçois pas la portance comme un équilibre statique, tel le support d'une fondation, par exemple.

On pourrait penser que la personne qui parvient à acquérir une capacité de tolérer les angoisses de séparation se sente sûre d'elle, parce qu'elle est devenue stable et solide. Tout au contraire, je conçois qu'une personne acquiert dans la portance un équilibre psychique dynamique, et non seulement domine le mouvement, mais joue avec le mouvement, comme le surfer tire son élan de la vague.

Nous pouvons nous interroger sur les facteurs qui procurent ce sens de l'équilibre dynamique qui crée ce sentiment de portance. Je crois que pour une grande part c'est la désidéalisation de l'objet et le renoncement à l'omnipotence qui créent les conditions favorables à une mobilité de la vie psychique qui permet à l'analysant de trouver sa portance : ce dernier prend alors conscience de son instabilité dans un monde interne et externe foncièrement mouvant, et réalise sa vulnérabilité et la nécessité de compter sur sa propre fiabilité, et pas uniquement sur celle d'autrui.

Comme nous l'avons vu dans l'exemple clinique précédent, l'analysante ne trouve sa portance qu'à partir du moment où elle renonce à l'omnipotence parce qu'elle reconnaît ses limites, ce qui lui permet de mieux discerner ce qui est possible de ce qui ne l'est pas, et de devenir ainsi plus efficiente.

Dans son travail Le vertige et la relation d'objet, D. Quinodoz (1990) a bien montré comment chaque forme de vertige et l'équilibre qui lui correspond se situent à l'intersection de l'immuable et du changeant : la personne qui n'a plus le vertige trouve sa sécurité, non dans le statique ou l'immuable, mais dans la capacité de jouer avec le mouvement qui résulte de la désidéalisation et du renoncement à l'omnipotence.

Le symptôme de vertige, par contre, apparaît dans l'immobilité et l'instantané figé par le fantasme d'omnipotence.

La recherche d'un équilibre dynamique dure tant que dure la vie, car cet équilibre n'est jamais définitivement acquis, il demande une attention de tous les instants pour «sentir» le mouvement, de manière à effectuer aussitôt les «corrections d'assiette» nécessaires et rattraper au fur et à mesure un équilibre dont nous avons conscience qu'il est sans cesse menacé, parce que toujours changeant.

L'omnipotence, c'est l'antiportance, car elle est source d'arrêt-sur-l'image et non de mouvement, tirant sa fixité de l'idéalisation. De ce point de vue, je pense que l'omnipotence - qui appartient à la défense maniaque va dans le sens de la pulsion de mort, tandis que la portance va dans le sens de la pulsion de vie.

Devenir soi-même et responsable de soi

A mon sens, la portance est aussi l'expression d'une prise de conscience de la responsabilité personnelle: «Je me sens apte à assumer de prendre des responsabilités, de mieux me gérer... de ne pas toujours projeter à l'extérieur ce qui ne va pas », me disait l'analysante citée précédemment. Ce sentiment de responsabilité personnelle vient en premier lieu du sentiment de devenir propriétaire de soi-même, impression d'unité correspondant au retour dans le moi des parties jusque-là dispersées « hors du moi » dans des objets, et confondues avec ceux-ci.

La projection des parties du moi exacerbée dans la lutte contre l'angoisse de séparation et de perte d'objet - entraîne non seulement un appauvrissement du moi, mais aussi une dépendance inconsciente envers les objets externes qui donne l'impression au sujet d'être «manipulé » par autrui, alors qu'il l'est par lui-même dans une relation narcissique inconsciente, à travers le fantasme d'identification projective.

Le renversement de la tendance à projeter au profit de la tendance inverse à intérioriser - très perceptible dans l'exemple ci-dessus - correspond à un véritable « renversement de la vapeur » dans le fonctionnement de la vie psychique «Longtemps j'ai pensé que mes difficultés étaient la faute de ma mère ou de mon père, ou d'une autre personne, disait l'analysante.

Maintenant, lorsque j'en prends conscience et que j'accepte d'y être pour quelque chose, c'est plus dur, mais je peux porter un autre regard sur les événements et sur moi-même». La récupération par le moi des parties jusque-là clivées et projetées renforce le sentiment d'intégration et d'appartenance à soi-même, et nous verrons plus loin comment ce mouvement de rassemblement du moi s'exprime dans des rêves significatifs.

Se sentir responsable de soi modifie également la nature de la dépendance envers autrui, et, selon moi, la portance implique un lien de dépendance « mature », pour reprendre la terminologie de W. R. D. Fairbairn (1941), qui, je le rappelle, oppose dépendance « mature » et dépendance « infantile », cette dernière étant basée sur l'incorporation, l'identification primaire et le narcissisme.

Il n'est pas inutile de redire ici que l'autonomie ou l'indépendance caractérisant la dépendance « mature » et la portance ne signifient pas que l'on se passe de l'objet - ce qui serait rester dans la dualité paranoïde- schizoïde du coller/fuir l'objet - mais qu'on reconnaît à soi-même et à l'objet une liberté d'aller et venir.

Bayle (1989), dans sa communication « Discontinuité et portance », part de la notion de portance au sens oedipien, telle que je l'ai définie, mais distingue des formes élémentaires de dépendances envers l'objet qu'il nomme aussi portance. Il avance l'idée que le dépressif ne manque pas de portance et que « le dépressif ne manque pas » et que «l'objet narcissique de l'hypocondrie offre un partenaire tout à fait stable ».

Je suis d'accord de distinguer divers niveaux de dépendance, mais je réserve le terme de portance pour qualifier ce mouvement d'intégration qui permet une liberté dans l'interdépendance à un niveau élaboré de relation, et garder le terme de dépendance pour des formes moins évoluées. Cette discussion sur les niveaux de dépendance nous force à reconnaître que notre vocabulaire psychanalytique est bien pauvre sur ce point, puisque nous ne disposons que d'un seul terme - celui de dépendance - pour décrire des formes si diverses de liens avec les objets.

L'identification introjective a un objet bon et contenant

La portance, c'est également ressentir que notre appareil psychique est identifié à un objet bon et à sa capacité contenante. Je rappelle ici, pour éviter un malentendu, qu'un objet « bon » n'est pas un objet «idéalisé » et qu'en particulier un objet bon supporte les critiques.

L'identification à un objet bon n'est possible qu'à travers le relâchement des défenses contre la séparation et la perte d'objet, or l'une des plus importantes de ces défenses est précisément l'identification à un objet idéalisé et tout-puissant.

Lorsque, avec l'évolution et la synthèse de l'amour et la haine dans l'ambivalence envers l'objet ressenti comme total, un objet bon peut être instauré dans le moi, un sentiment de sécurité s'installe, qui devient par la suite le noyau d'un moi ayant acquis unité et force, grâce à la confiance investie dans les bonnes parties de soi. Cette identification introjective à un objet bon n'a donc rien d'omnipotent, ce n'est pas se sentir dieu, mais au contraire de parvenir à quelque chose de bon en soi, qui donne un soutien.

On peut en plus considérer que, dans la portance, une identification introjective à un objet contenant, au sens de Bion, s'ajoute à l'identification introjective à un objet bon. La notion de relation contenant-contenu a apporté une extension importante à la notion de holding de D. W. Winnicott. Nous avons vu que le concept de holding avait été introduit par lui pour rendre compte du rôle de la mère et des «soins maternels» dans le développement de la première année de la vie, et qui correspond à une sorte de soutien.

A. Brousselle (1989), qui s'est intéressé au problème de l'assise spatio-temporelle de l'identité, a bien perçu que la portance s'inscrivait dans une «continuité évolutive du « porter » dans l'après-holding, mais sans se situer précisément à un niveau génétique ». Il la placerait à un carrefour, c'est-à-dire à un lieu privilégié de condensation.

Je pense ici que la notion de relation contenant-contenu développée par W. R. Bion apporte à la fois l'idée d'une continuité évolutive (l'idée d'un développement diachronique dans la durée) et celle d'un fonctionnement psychique à un moment donné (fonctionnement synchronique).

Cette notion nous permet aussi d'élargir la compréhension des phénomènes relationnels avec une théorie qui englobe non seulement les premières relations mère-enfant mais également les relations d'objet, et qu'en plus elle englobe aussi une théorie de la pensée. W. R. Bion utilise pour cela la notion de « capacité de rêverie », de préférence à la notion winnicottienne de soins maternels ou d'aire d'illusion, parce qu'il cherche à atteindre d'autres niveaux et d'autres interactions, comme la pré-conception et la conception, l'inné et l'expérience, le fantasme et la réalité, la frustration et la satisfaction, le passage du processus primaire au processus secondaire, tout cela prenant racine dans le plus primitif pour aller au plus évolué. Il cherche à comprendre comment se constitue l'autonomie de la pensée.

De même que pour les identifications introjectives, le bon fonctionnement de la relation contenant-contenu entre la mère et l'enfant permet à ce dernier d'intérioriser les bonnes expériences et d'établir des identifications introjectives à un «couple heureux » formé par une mère dont la fonction contenante constitue le réceptacle dynamique des émotions de l'enfant (contenu).

J'ai trouvé dans l'article « Déni et connaissance » de Cl. Athanassiou (1986) une application intéressante des idées de Bion sur l'attention qui se rapproche de mon idée de portance. L'auteur souligne le rôle joué par «l'attention que "porte" la mère au bébé qui est très concrètement vécue par lui comme un "porter" qui, le tenant physiquement à travers cet acte psychique, lui assure son existence et la confirme». Selon cet auteur «tout lâcher de la mère est vécu par le bébé comme une chute qui supprime son existence».

La perte de l'attention de la mère envers le bébé peut avoir pour conséquence que le bébé se détourne de sa mère et lui retire son attention dans le but omnipotent de dénier l'existence de celle-ci. Selon Cl. Athanassiou, le bébé laisse alors tomber l' «objet vrai » - sa mère - de sorte que celle-ci reste méconnue de l'enfant.

Le bébé peut alors chercher un « faux objet» qui joue le rôle de fétiche et de substitut de la mère. « Ainsi les liens de connaissance peuvent être démantelés au profit d'autres liens : ceux d'une « anti-connaissance » (- C, selon Bion), dont la présence, tel un fétiche, n'est là que pour détourner l'attention et dénier enfin que derrière une absence se cache une autre présence ».

Les vues développées par Cl. Athanassiou à partir de W. R. Bion sur le rôle de l'attention dans la relation précoce mère-enfant contribuent à mon avis à éclairer le fait que ce sont les analysants qui réagissent le plus vivement aux discontinuités de la rencontre analytique qui sont en même temps ceux qui opposent le déni le plus massif à l'existence de l'angoisse de séparation, car cela revient à reconnaître l'existence de l'analyste et de la relation avec lui.

On peut en effet penser que ces analysants vivent les interruptions comme autant de pertes de l'attention de l'analyste, à laquelle ils répondent par un retrait de leur attention vis-à-vis de celui-ci, tentant ainsi de supprimer l'existence de l'analyste par un déni omnipotent. La discontinuité est vécue par eux comme une menace directe dans leur propre existence et leur survie. A l'opposé les analysants qui ont acquis une confiance en la fiabilité de l'analyste ont intégré un sentiment de continuité intérieure et reconnaissent l'importance de l'analyste.

On observe alors ce qui peut paraître un paradoxe : c'est lorsque l'analysant éprouve la sensation agréable d'être lui-même qu'il sent davantage l'importance de l'objet et accepte mieux de dépendre dans une certaine mesure de l'analyste.

En résumé, si l'on applique les vues de Bion à la portance, on peut dire que ce qui permet à l'analysant de tolérer l'angoisse - en particulier l'angoisse de séparation - c'est qu'il parvient grâce à l'expérience vécue dans la relation analytique non seulement à réintrojecter l'angoisse modifiée par la « capacité de rêverie » de l'analyste (contenu), mais aussi à introjecter le contenant, c'est-à-dire la fonction contenante de l'analyste qui peut contenir et penser, de telle sorte que par identification l'analysant puisse à son tour contenir et penser. C'est là un pas essentiel pour supporter l'angoisse, et devenir capable de la supporter seul en devenant autonome par rapport à l'analyste.

La portance, l'espace et le temps

C'est la combinaison de la perception du temps, lorsqu'elle s'ajoute à celle de l'espace, qui permet l'émergence du sentiment de portance : la notion du temps donne à l'individu le moyen de composer non seulement avec l'espace, mais avec la durée afin de créer un équilibre dynamique dans les relations objectales.

Freud a souligné le rôle joué par l'apparition de la notion de temps - attribut du sens de la réalité - comme un progrès dans le développement de la capacité du moi de faire face à l'angoisse : Si la situation traumatique peut se transformer en situation de danger moins menaçante, c'est que le moi devient capable d' « anticiper », de « prévoir », d' « attendre », de « se remémorer » (Freud, 1926d).

Je voudrais préciser que le sentiment de portance n'est pas dans mon esprit l'opposé direct de l'angoisse de séparation, et qu'on ne peut considérer simplement la portance comme le positif et l'angoisse de séparation comme sa contrepartie négative. Ce serait une vue réductrice. Pour moi la de portance est la synthèse et l'aboutissement de processus complexes d'intégration, qui ont concouru à créer un espace psychique temporo-spatial de relation, espace de nature fondamentalement différente de l'espace où règne l'angoisse de séparation.

C'est la création de cet espace radicalement différent qui permet à la portance d'apparaître et de fonctionner de manière satisfaisante, à mon avis. Les forces pulsionnelles qui prévalent au niveau de l'angoisse de séparation entraînent l'analysant à « coller »concrètement au creux et aux crêtes des vagues de l'absence et de la présence de l'analyste.

Par contre, les forces pulsionnelles qui prévalent au niveau de la portance permettent à l'analysant de « décoller» des creux et des crêtes de la relation transférentielle, et de vivre la rencontre analytique dans un autre espace, obéissant à d'autres forces de sustentation. Retrouverait-on ici, sous cette forme, l'opposition entre pulsion de mort et pulsion de vie?

En physique, on définit la portance comme une force qui s exerce perpendiculairement à la direction de la vitesse et permet à une masse d'être soutenue. Je rappelle que la vitesse introduit la notion de déplacement (espace) dans le temps (m/s), et que la vitesse acquise sur la surface de l'eau, par exemple, permet au surf de glisser, au bateau de déjauger, modifiant radicalement son rapport avec l'élément liquide.

C'est une sensation analogue que connaît l'enfant qui lâche la main pour marcher seul, ou lâche le bord de l'eau pour se mettre à nager. En utilisant ce terme de portance par analogie, je voudrais souligner la possibilité pour l'analysant d'acquérir une stabilité propre par rapport à l'objet, prenant appui mais sans peser sur lui: que l'objet s'éloigne ou se rapproche, le sujet a acquis un sentiment d'exister dans un lieu et dans un temps, et une sensation d'autosustentation qui le rend à la fois partenaire et autonome, sans éprouver des angoisses de chute ou d'effondrement caractéristiques des états de dépendance précoces.

Le sujet ne perd pas sa relation à l'objet, pas plus que le surf ne quitte l'eau, mais le rapport change de qualité et obéit à de nouveaux jeux de forces. M. Tomassini (1989) a fait remarquer que le terme de portance, qui vient du latin portare, a deux acceptions. C'est d'abord un terme propre à la technique de construction qui indique la capacité maximale pour une structure (voûte, fondation, etc.) de supporter une charge.

Dans sa seconde acception, celle à laquelle je me suis référé plus haut, la portance correspond à la force verticale sustentatrice propre à l'aérodynamique et à l'hydrodynamique.

Si j'ai souhaité définir la portance en termes dynamiques plutôt que statiques, la remarque de M. Tomassini n'en est pas moins utile parce qu'elle met en relief deux aspects complémentaires de la notion de portance, lorsqu'on l'applique par analogie à la psychanalyse : un aspect dynamique qui soulignerait la capacité du moi de se soutenir lui-même indépendamment de l'objet, et un aspect structural qui marquerait la capacité du moi de tolérer l'angoisse de séparation sans se cliver.

Comme je l'ai mentionné plus haut, cette notion de portance me paraît s 'inscrire naturellement dans une vision psychanalytique de l'espace et du temps. Cet espace n'est pas l'espace réel, mais celui de la représentation intériorisée de l'espace temporo-spatial. C'est aussi celui de la quadri-dimensionnalité de l'espace psychique décrit par D. Meltzer (1975), notion qui apparaît dans le psychisme après les stades de bi-dimensionnalité - liée à l'identification adhésive - et de tri-dimensionnalité - liée à l'identification projective qui a besoin de concevoir un « dedans » de l'objet pour y pénétrer.

Meltzer souligne également que la quadri-dimensionnalité permet l'avènement d'un nouveau type d'identification, décrit par Freud et désigné ultérieurement (bien que Freud n'ait pas créé ce terme) sous le terme d'identification introjective. Dans ce mode d'identification, le sujet laisse libre l'objet dans le temps en reconnaissant la différence des générations, et le laisse libre d'aller et venir dans l'espace, car il renonce à le posséder et à faire un avec lui. Dans un contexte de situation oedipienne, le sujet peut alors devenir lui-même et considérer l'objet tel qu'il est.

Dimensionnalité et triangulation oedipienne

Il existe à mon avis un rapport étroit entre d'une part l'intériorisation de la portance, l'acquisition du sentiment d'identité et celui d'autonomie, et d'autre part la formation d'un espace psychique de relations d'objet qui s'installe avec le complexe d’œdipe en permettant sa résolution.

En effet, il me semble que la résolution du complexe d’œdipe peut s'effectuer à condition que la situation dans sa totalité et les objets qui y sont impliqués apparaissent avec netteté et précision dans l'espace temporo-spatial, de la même manière que s'effectue à partir d'une image floue la mise au point de la netteté: la perception des objets distincts du moi ainsi que celle de la différence des sexes et des générations permettent le déclenchement et la mise en route des processus de deuil qui conditionnent notre identité et la constitution des identifications introjectives postoedipiennes.

Cela fait partie de l'acquisition du « sens de la réalité». La portance apparaît à mon avis au moment où l'objet est intériorisé de manière symbolique et me semble un attribut de la confiance envers les bons objets. C'est pourquoi la portance appartient, selon moi, aux niveaux évolués d'intégration.

Pour préciser ma pensée, je crois important de distinguer la portance d'autres concepts approchants que leurs auteurs situent dans une relation dyadique. C'est en particulier le cas des concepts de « holding» de D. W. Winnicott, ou de « défaut fondamental » de M. Balint, que leurs auteurs ont conçu explicitement dans une relation entre deux personnes, l'enfant et sa mère, à l'exclusion du père.

Tout en souscrivant à bien des hypothèses winnicottiennes, A. Green affirme cependant et répète avec netteté la précocité de l'espace de la triangulation. Il soulignait en 1979, par exemple, que l'objet interne, «dans la mesure où il est un bon objet, peut être utilisé comme objet consolateur, apaisant, "objet porteur" au sens du holding de Winnicott » dans l'unité mère-enfant.

Mais le père est déjà présent avant même que l'enfant ne prenne conscience du tiers qu'est le père : « L'enfant devient l'objet de l'objet dans la relation d'illusion de l'unité mère-enfant. Jusqu'au jour où cette illusion fait place à la désillusion créée par la prise de conscience du tiers qu'est le père. Celui-ci a, depuis toujours, déjà été. Mais il n'a été présent qu'in absentia, dans le psychisme de la mère».

Personnellement je conçois la portance comme fonctionnant dans un contexte de relation à trois personnes ou triangulaire, que celle-ci soit déjà esquissée dans l’œdipe précoce avec des objets partiels ou pleinement développée dans l’œdipe avec des objets totaux.

Je pense que la qualité de portance s'établit dès les premières relations d'objet et dépend très tôt, et même dès le départ, de la relation que la mère entretient dans son fantasme avec le père, car le rôle du père apparaît à mon avis beaucoup plus tôt par ce biais qu'on ne l'a admis pendant longtemps. De nombreux analystes ont souligné - et soulignent actuellement - le besoin de la mère de se sentir elle-même dans une relation contenant-contenu avec le père pour accomplir sa fonction maternelle, les deux parents et l'enfant formant la base sur laquelle pourront se développer les fantasmes d'une scène primitive avec de bons objets.

Rêve, portance et contre-transfert

Freud parle de rêves typiques où l'on vole, plane, tombe ou nage dans L’interprétation des rêves. Les rêves où l'on vole, plane ou nage sont le plus souvent agréables, dit-il, tandis que les rêves de chute sont plutôt angoissants. Tous ces rêves ont trait à des impressions d'enfance. « Quel est l'oncle qui n'a pas fait voler un enfant, le transportant à bras tendus et courant à travers la pièce.»

Freud relève que les enfants poussent des cris de joie et demandent inlassablement qu'on recommence. «Des années après, ils répéteront cela dans le rêve, mais ils oublient les mains qui les ont portés, de sorte qu'ils voleront et tomberont librement. » Freud déclare manquer de matériel pour expliquer ces rêves, mais il remarque que ces rêves renfermant des sensations tactiles et de mouvement « sont évoqués dès qu'il y a nécessité psychologique de les utiliser.»

Ces rêves de vol ou d'envol sont à interpréter en fonction du contexte, car ils peuvent avoir des significations très diverses. Ils renferment fréquemment des fantasmes sexuels de caractère omnipotent ou maniaque, mais ils peuvent aussi prendre une signification de portance et exprimer le plaisir mêlé d'effroi qui accompagne le sentiment de pouvoir voler de ses propres ailes.

Dans ce cas, je pense très important que l'analyste puisse formuler une interprétation positive de l'intériorisation de la portance. En effet, l'effroi qui accompagne le plaisir correspond à l'inquiétude légitime de l'analysant de lâcher l'agrippement à l'objet pour se lancer dans une expérience nouvelle.

Dans la mesure où prendre son envol serait assimilé à se désintéresser de l'objet, l'analysant pourrait se sentir coupable vis-à-vis de l'analyste. Cette culpabilité inconsciente de l'analysant pourrait entraver l'essor de sa fonction portante et le maintiendrait dans sa situation de dépendance et de fusion avec l'objet.

J'ai personnellement fréquemment observé l'apparition de ces rêves typiques de vol ou d'envol dans les moments particuliers de l'analyse qui correspondent à des phases d'intégration de la sensation de portance et à la prise de conscience agréable du sentiment d'être soi-même et de ressentir qu'on peut « voler de ses propres ailes».

J'aimerais illustrer cela par une séquence clinique qui se situe au cours d'une période où une analysante, jusque-là très dépendante, découvre ses possibilités de penser par elle-même, processus dont les différentes étapes sont apparues successivement dans des rêves. Il s'agit d'une analysante qui ne parvenait pas à savoir ce qu'elle souhaitait pour elle-même et faisait tout son possible pour savoir ce que les autres feraient ou penseraient à sa place.

Dans le transfert, elle cherchait avant tout à coller à moi et à mes pensées plutôt qu'à communiquer : elle utilisait dans ce but toutes les ruses et me tendait des pièges pour savoir ce que je penserais, dirais ou ferais si j'étais elle. Les interruptions, surtout au début de l'analyse, étaient ressenties comme autant d'arrachements et ce mode de dépendance entravait considérablement son existence.

Après un long travail analytique, cette analysante amorça un tournant important et je constatai qu'elle se mettait à penser par elle-même et que sa capacité créatrice se mettait en route. J'eus le sentiment qu'elle était en train d'acquérir un sentiment d'identité et qu'elle pouvait mieux compter sur elle, ce que je désigne comme une intériorisation de la qualité portante de l'objet.

Dans un premier rêve elle était agrippée à la paroi d'un immeuble élevé qui était ancien et qu'on allait démolir. Elle devait se décider à lâcher prise, car elle ne pouvait plus ni rester collée au mur, ni pénétrer à l'intérieur. Elle s'aperçut soudain qu'un gardien résidait à l'intérieur qu'elle avait cru vide, celui-ci l'aida à descendre sans dommage.

Après ce rêve qui illustrait sa tendance transférentielle à coller dans un espace à deux dimensions (identification adhésive), puis sa découverte d'un espace comportant un dedans et un dehors ou à trois dimensions (identification projective), l'analysante fit un nouveau rêve dans lequel elle avait blessé un oiseau qui ne pouvait s'envoler.

Pour des raisons que je ne peux développer, ce rêve était en relation avec sa haine pour son frère et la culpabilité qui en découlait, retournée contre elle-même sous forme d'autopunition l'empêchant de «voler de ses propres ailes», constituait l'élément agressif entravant la création d'un espace symbolique.

L'interprétation de ses pulsions libidinales et agressives amena un changement dans ses sentiments envers ses objets et l'installation d'une confiance qui se traduisit également en rêve : cette fois-ci elle était assise sur un télésiège, un homme était à côté d'elle, chacun avait sa place. Malgré la hauteur elle n'avait pas le vertige et se sentait confortable.

Une carte de géographie était posée sur ses genoux et elle pouvait savoir où elle se trouvait et dans quelle direction se diriger. A mon sens ce rêve n'était pas un rêve de toute-puissance car, dans ses associations, la présence du câble soulignait l'aspect de dépendance reconnue et acceptée, utilisé pour une plus grande liberté.

Je pense que parmi les rêves typiques de ces moments d'intégration de la portance on peut aussi considérer les rêves de départ, de vol ou d'envol dans lesquels il est question d'emporter des bagages avec soi. A mon sens le sentiment d'identité né de l'intégration et celui de portance qui l'accompagne résultent du rassemblement des aspects essentiels du moi et de leur réorganisation continuelle dans un moi unifié, ou plutôt en recherche incessante d'unification.

Tant que des éléments essentiels au moi restent clivés et confondus avec des objets dans lesquels ils sont projetés, un déséquilibre du moi persiste. Au cours de l'analyse nous pouvons sentir qu'un équilibre du moi s'établit lorsque l'analysant retrouve des aspects cruciaux de lui-même, les emporte avec lui et les fait siens, en même temps qu'il devient capable de se détacher d'aspects importants de lui-même restés liés aux objets .

Il y a donc à la fois Récupération d'aspects essentiels du moi auparavant «perdus», en particulier par clivage et projection (dans des objets externes, des objets internes ou des parties du corps prises comme objet), réorganisation incessante de ces aspects retrouvés du moi en un moi unifié, et acceptation de renoncer à tout emmener avec soi.

Ce travail d'élaboration et de deuil apparaît souvent dans des rêves où il est question de prendre un train ou un avion et de faire un tri entre les bagages indispensables qu'on emmène et ceux auxquels on renonce. Dans ces cas le train ou l'avion peuvent représenter un moi capable de contenir (contenant), tandis que les bagages représentent les parties dispersées du moi qui doivent être triées : les unes sont abandonnées (deuil des parties perdues du self), les autres - estimées indispensables - sont emmenées avec soi (contenu).

Le matériel fantasmatique de ce type de rêves nous donne des indications précieuses sur la signification inconsciente de ce qui est indispensable au moi et de ce qui le lie à ses objets. Quant au contexte du rêve (associations, moment de la cure, etc.), il nous permet d'apprécier la qualité du rêve (omnipotence, intégration, etc.) et d'orienter nos interprétations : en effet, lorsque par exemple un analysant rêve qu'il n'arrive pas à emmener certains bagages, cela peut vouloir dire qu'il ne parvient pas à renoncer à certaines parties de lui-même restées attachées à ses objets et que, dans ce cas, les sentiments d'intégration, d'identité et de portance manquent.

Ce type de rêve nous donne souvent des indications sur les aspects cachés du moi restés attachés aux objets, constituant des « soudures narcissiques » inconscientes difficiles à détecter autrement, empêchant l'intégration et la portance.

Je voudrais terminer en signalant un type de rêve particulier, dont le contenu souvent effrayant peut être ressenti par l'analysant - et aussi par l'analyste - comme l'expression d'un retour en arrière, et non d'un pas en avant qui signe un mouvement d'intégration. J'ai appelé ce type de rêve «des rêves qui tournent la page» pour marquer que l'interprétation devrait en souligner le côté positif.

En effet, lorsqu'on tient compte de la totalité de la situation de transfert, on comprend que le contenu effrayant correspond à des fantasmes jusque-là agis et non représentables, qui deviennent représentés dans le rêve à partir du moment où l'analysant en a pris conscience, ne les agit plus et les intègre dans sa vie psychique. Par exemple, un analysant peut rêver qu'il va partir en train ou en avion, et qu'il se trouve dans la situation extrêmement angoissante de ne pas arriver à emporter ses bagages avec lui.

L'analysant peut être très effrayé par le contenu régressif du rêve (l'impression qu'il ne peut pas partir), et être surpris de faire un rêve aussi angoissant au moment où il manifeste dans son existence des preuves d'autonomie : « Je n'arrive pas à partir, se demande-t-il avec inquiétude, en suis-je encore là ?»

L'analysant peut transmettre son angoisse, et si l'analyste n'est pas suffisamment attentif au contexte de la cure, il risque de croire à une régression et d'interpréter uniquement l'aspect régressif du rêve, en cédant au danger de la contre-identification projective. C'est la totalité de la situation analytique - rêve, associations, moment du transfert, mouvement dans la séance, etc. - qui permet à l'analyste de situer le rêve, et de savoir s'il s'agit d'un mouvement de régression ou d'intégration. Il me semble essentiel que, lorsqu'un analysant apporte un rêve à contenu régressif angoissant au moment d'un progrès, l'analyste le repère et l'interprète dans le sens positif, non seulement pour éviter une régression, mais pour souligner le mouvement d'intégration psychique en cours, le rêveur parvenant à se représenter des aspects de lui-même jusque-là non intégrés, parce qu'irreprésentables.

Bien que l'acquisition d'un sentiment de portance ne soit jamais définitive, elle n'en est pas moins l'indice que l'analysant, ayant apprivoisé la solitude, est devenu capable de se séparer de l'analyste avec un sentiment d'unité et d'identité personnelle retrouvée.