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Origine : http://leportique.revues.org/document323.html
Bien que je prenne la liberté de donner pour titre 1 à
cet exposé celui de la récente encyclopédie
de la psychanalyse qu’a dirigée et publiée chez
Bordas, avant que nous ayons la tristesse de le perdre, mon ami
Pierre Kaufmann, professeur à Paris X 2, l’objet en
sera forcément, dans le cadre de cet enseignement d’initiation,
plus limité et plus modeste. Ce ne sera pas « la psychanalyse
» en général, cet immense mouvement qui, depuis
cent ans environ, a tant fait écrire et parler (cela continue
de nos jours : à preuve l’énorme Dictionnaire
de la psychanalyse que viennent de publier chez Fayard Élisabeth
Roudinesco et Michel Plon, ou encore une émission sur la
3 mercredi dernier, ou encore le dernier numéro du Nouvel
Obs.). Ce sera : l’apport de Freud, non point son apport dans
tous les domaines, mais l’apport qui lui est propre. La question
que je pose est donc la suivante : Freud a-t-il vraiment inventé
quelque chose, et, si oui, quoi ? Dans cette perspective, je suis
particulièrement heureux de m’adresser à des
étudiants en médecine. En effet, depuis quelques années,
chez les médecins, l’intérêt pour la psychanalyse
est sur le déclin. Autour de 1960 ou de 1970, tous les jeunes
psychiatres et pas mal de médecins pensaient que, pour bien
exercer leur métier, ils devaient se faire psychanalyser,
et on adressait les patients aux psychanalystes comme si la psychanalyse
était une panacée. De nos jours, on a tendance à
faire confiance aux drogues. Même certaines entités
nosologiques utilisées par la psychanalyse sont passées
de mode. En 1970, on croyait encore beaucoup que la « névrose
obsessionnelle », entité créée pas Freud
en 1896 3, avait une structure dont seule une longue psychanalyse
pouvait venir à bout. De nos jours, les psychanalystes ont
beau avoir eu l’idée de traduire Zwangsneurose par
« névrose de contrainte », la plupart des psychiatres
oublient la structure, se contentent de parler de « Troubles
Obsessionnels Compulsifs » et donnent de la fluoxétine
ou quelqu’autre antidépresseur.
Vous allez donc, en tant qu’étudiants, en tant qu’internes
et en tant que médecins, baigner dans une atmosphère
scientifique qui ne sera pas favorable à la psychanalyse,
ou du moins à la psychanalyse telle qu’elle se pratique
encore actuellement : trois quarts d’heure sur le divan, trois
fois par semaine pendant de longues années, avec tout un
édifice conceptuel et toute une littérature théorique
qui emplit des volumes. Cette psychanalyse, mon rôle n’est
ici ni de la présenter, ni de l’attaquer, ni de la
défendre : pour cela, l’information ne manque pas et
elle est à votre disposition partout. La question que je
me pose ici est simplement de savoir ce que Freud a inventé
vraiment : qu’est-ce que notre siècle lui doit qui
ne se trouve pas ailleurs ? Mon idée et c’est pourquoi,
je le répète, je suis heureux de parler de cela à
de futurs médecins c’est que Freud, qui n’était
originairement ni philosophe, ni psychologue, ni même psychiatre,
mais médecin et neurologue a inventé quelque chose
qui risque d’intéresser encore les médecins,
indépendamment de la référence à la
psychanalyse telle qu’elle se pratique aujourd’hui.
Précisons encore la question : cent un ans après
l’apparition du mot « psycho-analyse » (dans ce
même article publié en français par Freud dans
la Revue neurologique du 31 mars 1896 4), avec le recul dont nous
disposons maintenant, qu’y a-t-il dont on puisse créditer
Freud de manière spécifique comme on crédite
Denis Papin du principe de la machine à vapeur, Harvey de
la découverte de la circulation du sang et Sir Alexander
Fleming de l’invention de la pénicilline ? On s’est
plu à parler d’une « révolution psychanalytique
» (c’est le titre d’un livre de Marthe Robert,
tiré d’émissions radiophoniques des années
60), mais sur quoi repose cette révolution ? S’appuie-t-elle
sur un « apport » proprement scientifique dû à
Freud, apport qui ferait de lui un savant et non un philosophe ou
un « penseur » ? La question paraît incongrue
parce que, quel que soit le jugement que l’on porte sur les
thèses psychanalytiques, on aurait plutôt tendance
à penser que la masse des notions qu’il a apportées
est abondante, surabondante même : l’inconscient, le
transfert, le narcissisme, les mécanismes de défense,
la trilogie ça-moi-surmoi, le couple pulsion de vie-pulsions
de mort, bref tout ce qui emplit les dictionnaires de psychanalyse.
Quel bel édifice, diront les psychanalystes admiratifs !
Que de notions discutables, diront les sceptiques ! Et pourtant
qu’y a-t-il dans cet édifice qui soit une découverte
ou une invention au sens banal où l’histoire des sciences
est jalonnée de ces trouvailles qui sont universellement
acceptées et qui changent nos vies ? Avec le recul que me
donnent, à moi aussi, plus de quarante années de fréquentation
de l’œuvre de Freud et de recherches, soit solitaires
soit collectives, sur ses rapports avec la médecine, la psychologie,
la littérature, la philosophie et la religion, j’ai
eu souvent, je l’avoue, tendance à penser qu’il
n’avait rien inventé ! Entendons nous bien : qu’il
ait dit, à propos de l’inconscient, du transfert, des
pulsions de vie et de mort, et même à propos de la
tragédie et de la religion, de fort belles choses méritant
de retenir l’attention parce qu’elles n’avaient
pas été dites avant lui de la même manière,
c’est évident. Mais que, sur tel ou tel point précis,
nous lui soyons redevables d’une découverte entrée
dans notre acquis universel, comme la machine à laver ou
la pénicilline, c’est ce dont j’ai eu pendant
longtemps de plus en plus tendance à douter. D’où
la tentation de dire que Freud a effectué une sorte de «
synthèse géniale » de thèmes très
divers, ou plutôt qu’il était une sorte de génie
polyvalent, capable de s’occuper à la fois des aphasies
en neurologue, de l’hystérie dans la perspective de
la remémoration cathartique, de l’interprétation
des rêves, de la sexualité infantile, de la peinture
de Léonard de Vinci, des problèmes de la tragédie,
de questions ethnologiques, bref de mettre sa touche personnelle
un peu partout, mais sans qu’on puisse jamais le ranger parmi
les inventeurs au sens banal du terme.
Mais si je pensais cela, je n’aurais certainement pas accepté
de vous en entretenir. Il n’y a, en effet, rien de plus fastidieux
et décevant que ces revues où l’on fait la liste
des contributions d’un auteur à différents secteurs
de la culture sans rien approfondir. J’aurais plutôt
choisi l’un d’entre eux et montré, par exemple
(puisque c’est une question qui m’a beaucoup intéressé)
comment, à propos de la tragédie, Freud s’inscrit
dans une tradition qui commence avec Aristote et qu’illustrent
des auteurs comme Hegel, Hölderlin, Nietzsche et Heidegger.
Mais je n’aurais pas posé brutalement la question de
l’apport freudien. Si je le fais, c’est parce que je
crois qu’il y a un point sur lequel l’œuvre de
Freud contient un apport spécifique, c’est la sexualité
infantile, plus précisément ce qu’il appelle
la « théorie sexuelle ».
J’ajouterai tout de suite que, bien que sa théorie
de l’origine sexuelle des névroses soit universellement
connue et passe pour très banale, sa spécificité
n’apparaît pas suffisamment parce qu’on ne voit
pas assez que, pour Freud, la sexualité orale et la sexualité
anale correspondent à des organisations et à des processus
synchro-diachroniques qui ont à la fois des aspects psychiques
et des aspects physiologiques.
Voilà, en quelques mots, l’essentiel de ce que je
veux dire aujourd’hui et la raison du choix du sujet de cet
exposé : à mon avis, c’est cela l’apport
freudien et, à la limite, rien d’autre.
Vous allez me dire que je cultive le paradoxe, que je fais de la
provocation ; et j’en ai bien conscience. Mais si je procède
ainsi, c’est pour mieux faire ressortir la spécificité
de la « théorie sexuelle » de Freud par rapport
aux autres thèses qu’on lui attribue et son intérêt
non seulement pour la psychanalyse, mais aussi pour la médecine.
À cet effet, et faute du temps qui me permettrait de donner
plus d’explications, je voudrais présenter trois idées
: 1) La plupart des thèses que l’on attribue à
Freud ne lui sont pas propres : ou bien elles existaient avant lui,
ou bien elles ont été énoncées après
lui.
2) En revanche, on peut suivre dans son œuvre, essentiellement
entre 1895 et 1905, l’élaboration lente et pénible
de l’idée que les névroses ont pour origine
des troubles dans ces organisations synchrodiachoniques, à
la fois physiologiques et psychiques, qu’il appelle érotisme
oral et érotisme anal.
3) L’importance de cette invention (ou de cette découverte)
s’efface quelque peu au cours du développement de l’œuvre
de Freud et dans les travaux des psychanalystes ce qui est dommage,
car elle pourrait être à la base d’échanges
théoriques fructueux entre la psychanalyse, la psychologie
et la physiologie du système nerveux.
I Commençons par préciser un peu ce que j’ai
dit tout à l’heure quant aux conclusions auxquelles
semblait conduire une longue réflexion sur l’œuvre
de Freud et sur la littérature psychanalytique. Évoquant
la plupart des grandes thèses dont on crédite couramment
Freud, je disais qu’ou bien elles existaient avant lui ou
bien elles ont été inventées après lui.
A Des prétendues découvertes freudiennes, la plupart
ne sont pas de lui, ou du moins ne le sont pas de manière
aussi radicale qu’on veut bien le dire.
Freud n’a pas inventé l’inconscient. Seuls des
ignorants peuvent soutenir l’énormité qui consiste
à lui en attribuer la paternité. Dans un livre déjà
ancien (1960), Lancelot Whyte 5 a montré que l’idée
d’inconscient est présente dès le xviie siècle
(c’est-à-dire dès que Descartes a conçu
la notion d’âme à partir de la conscience), que
le mot existe en français, en anglais et en allemand dès
le xviiie, et qu’au xixe siècle, tout le monde en parle
! Il n’y a pas seulement la célèbre Philosophie
de l’inconscient d’Eduard von Hartmann, qui date de
1869 6 et développe une idée philosophique de l’inconscient
qui se trouve chez les romantiques allemands. Il y a aussi l’utilisation
courante qu’en font les psychologues. Donc lorsque, en 1895,
Freud et Breuer publient les Études sur l’hystérie
où il est, d’ailleurs, fort peu question d’inconscient
, cette notion fait partie des concepts banals de la philosophie
et de la psychologie. Quant à dire, comme on le fait parfois,
que ces inconscients ne sont pas l’inconscient freudien, c’est
évident dans la mesure où Freud y a apporté
sa touche propre. Mais il faut quand même ajouter qu’il
n’y a pas un inconscient freudien, mais plusieurs, et que,
plutôt qu’une découverte ou une invention, l’inconscient
est, chez lui, un problème dont la solution ne cesse d’évoluer
de l’Interprétation des rêves en 1900 à
la Métapsychologie en 1915 et à Le Moi et le Ça
en 1923. Il serait donc absurde de prétendre que Freud nous
aurait fait découvrir l’inconscient comme Christophe
Colomb nous a fait découvrir l’Amérique.
Freud n’a pas non plus inventé l’idée
de la guérison des troubles névrotiques par remémoration
d’un événement traumatique oublié. D’ailleurs,
chaque fois que, faisant la genèse de la psychanalyse, il
évoque cette idée en racontant l’histoire d’Anna
O., il en attribue la paternité à Breuer. Mais il
semble parfois en faire une notion spécifiquement analytique
et beaucoup s’imaginent encore que cette recherche de souvenirs
traumatiques oubliés est propre à la psychanalyse.
Or dès cette époque (autour de 1890) un auteur comme
Janet l’utilisait de manière courante. D’ailleurs
il suffit de lire la célèbre lettre de Descartes à
Chanut du 6 juin 1647 sur son penchant pour les filles qui louchent
pour se rendre compte que cette notion est ancienne. On en trouverait
même des traces chez Platon.
Quand Freud parlera du transfert dans divers articles techniques
autour de 1910, on aura parfois l’impression que cette notion
est le fruit d’une longue élaboration et qu’il
l’a découverte sans qu’il y en ait jamais eu
trace ailleurs. Or il suffit de lire les écrits des psychothérapeutes
de la fin du xixe siècle pour se rendre compte qu’ils
connaissaient parfaitement ce processus et qu’ils savaient
l’utiliser. L’un d’eux ne va-t-il pas jusqu’à
dire que les malades guérissent pour faire plaisir au médecin
? Donc Freud n’a pas inventé le transfert, ni son utilisation
thérapeutique, encore que lui-même, et surtout ses
successeurs en aient cherché des élaborations si sophistiquées
que, de nos jours, la notion de transfert est devenue une véritable
plaie que cherchent à exorciser certains psychanalystes à
l’esprit critique aiguisé.
Dans le même ordre d’idées, on dit parfois que
Freud a donné la parole aux hystériques. Or non seulement
elles n’avaient pas attendu sa permission pour parler, mais
Janet (toujours Janet !) ne cesse d’insister sur le fait qu’il
faut laisser parler les malades et que cela prend beaucoup de temps
et demande beaucoup de patience. Aussi comprend-on que le même
Janet, dans le grand rapport sur la psychanalyse qu’il présente
au Congrès Mondial de Médecine de Londres en juillet
1913 7, soit tenté de dire que ce que Freud prétend
avoir inventé, il le pratiquait lui-même depuis longtemps.
De nos jours, on a tendance à se moquer de Janet et à
l’accuser d’incompréhension. Mais sur beaucoup
de points, il a raison. Certes, il se trompe sur certains aspects
de la doctrine freudienne, en particulier, comme on le verra tout
à l’heure, sur la théorie sexuelle. Mais pour
le reste, il voit assez bien que Freud n’a nullement inventé
bien des thèses dont on le crédite (et dont il se
crédite).
On pourrait continuer ce parcours des grands thèmes du freudisme.
On s’apercevrait très vite souvent, d’ailleurs,
avec l’accord de Freud lui-même qu’ils sont des
versions à peine renouvelées de thèmes plus
anciens. De la notion de narcissisme, Freud attribue lui-même
(faussement, d’ailleurs) la paternité à Näcke
8. La trilogie ça-moi-surmoi fait fortement penser à
la trilogie épithumétikon-noûs-thumos des livres
IV et IX de la République et du Timée de Platon. D’ailleurs
Freud reprend, dans Le Moi et le Ça, l’allégorie
du cavalier qui se trouve dans le Phèdre de Platon (246 a,
sq.). Et lorsqu’on lui dit que sa distinction Erôs-pulsions
de mort correspond à la distinction empédocléenne
philia-neikos, non seulement il acquiesce, mais il cite longuement
une étude savante sur Empédocle 9.
Vous allez me dire : « Qu’importe tout cela ! Les mérites
de Freud n’en sont nullement diminués ». Je suis
bien d’accord s’il s’agit de dire, comme il le
désirait lui-même, qu’il est continuellement
en dialogue avec les grands penseurs passés et présents.
J’ai moi-même pendant des années étudié
avec une certaine jubilation la correspondance, à propos
de la tragédie, entre l’analyse freudienne et les interprétations
d’Aristote, de Hölderlin et de Nietzsche.
Seulement, il ne faut pas, comme on le fait bêtement de nos
jours, claironner de façon simpliste : « Freud le premier
nous a dit que... », ni parler avec trop de naïveté
de « coupure épistémologique ». C’est
très bien que Freud rejoigne parfois Aristote, mais alors
ne parlons pas de « révolution psychanalytique »
! B En fait, pour beaucoup de personnes, au moins en France, la
prétendue révolution psychanalytique concerne d’autres
thèmes que ceux que je viens d’énumérer.
Si vous ouvrez le livre intitulé L’Apport freudien,
vous y trouverez une foule d’articles tournant autour du langage
et du sujet où se lit, évidemment, la marque de Lacan.
Je ne prétends nullement faire ici le procès du lacanisme
en tant que tel, mais je voudrais simplement dire que la plupart
de ces notions, qui occupent une si grande place dans la psychanalyse
française, ne sont pas vraiment freudiennes.
Entre une prise en compte de ce qui, dans l’œuvre de
Freud, est de l’ordre du langage et ce qu’on pourrait
appeler d’un mot barbare la « langagisation »
de la psychanalyse (pour parler plus correctement, évoquons
le livre de G.
Hottois, L’inflation du langage... 10), il y a un monde.
Au titre absurde mais significatif du livre de Françoise
Dolto, Tout est langage (absurdité déjà dénoncée
par Platon dans le Gorgias), il faut opposer le travail honnête
de John Forrester, Le Langage aux origines de la psychanalyse 11,
où l’auteur distingue nettement les cas où,
dans l’œuvre de Freud, les processus langagiers sont
interprétés à partir d’autre chose, et
ceux, beaucoup plus rares, où ils sont la base même
de l’interprétation. Toujours est-il que, justifié
ou non, le « langagisme » psychanalytique n’est
pas un apport freudien.
J’en dirai autant pour ce qui concerne le sujet (et a fortiori
le « sujet barré »). La conceptualisation lacanienne
ou paralacanienne repose sur une double opération : la première,
c’est la fameuse « subversion du sujet » 12 ;
la seconde, c’est le rétablissement d’une sorte
de sujet du désir qui prend des formes plus ou moins sophistiquées.
Or si, par subversion du sujet, on entend la dénonciation
de l’illusion par exemple cartésienne par laquelle
je m’attribue une âme au sens métaphysique, on
peut bien dire qu’elle se trouve chez Freud. Mais il vaudrait
mieux en créditer Hume ou Kant, car Freud, qui n’est
pas philosophe, ne prend même pas la peine de se poser la
question. Quant à l’idée de « sujet du
désir », elle n’a pas de sens pour lui. À
vrai dire, avec ces notions de « subversion du sujet »
et de sujet du désir, et tant d’autres, on se trouve
dans un univers qui non seulement n’a plus grand chose de
freudien, mais où se mêlent de façon si étrange
une clinique suspecte et une philosophie caricaturale qu’on
se prend à regretter ce que l’œuvre de Freud a
de plus simple et de moins prétentieux.
Peut-être trouvez-vous étrange que ce soit moi, philosophe,
qui dise cela. Mais après avoir, pendant des dizaines d’années,
assisté à des interprétations plus ou moins
philosophiques de l’œuvre de Freud et en avoir cherché
moi-même, j’en suis arrivé à me dire que,
si nous le comprenons mal et si nous avons tendance à laisser
échapper ce qu’il peut nous apporter de sérieux,
c’est que nous avons fait, à son propos, trop de philosophie.
De nos jours, les philosophes français sont dégoûtés
de la psychanalyse parce qu’ils ont le sentiment d’avoir
été victimes des séductions pseudo-philosophiques
du lacanisme. Mais le mal pourrait remonter plus haut, peut-être
à Freud lui-même, bien qu’il n’en soit
pas responsable. En effet, bien qu’il ait voulu faire de la
psychanalyse une science de la nature, il était en même
temps un homme de culture ; et comme ses incursions dans les domaines
de la littérature, de la religion et même quoique fort
modérément de la philosophie sont marquées
au sceau du génie, elles captivent notre attention au point
d’apparaître à tort comme constituant l’«
apport freudien ». À cet égard, l’aventure
de Lacan et de ses disciples peut, par ses outrances, nous servir
de leçon. En effet ils ont ajouté à toutes
ces choses qui étaient de Freud sans être spécifiquement
freudiennes (l’inconscient, la remémoration cathartique,
le transfert, le ça, le moi et le surmoi, la pulsion de vie
et les pulsions de mort) d’autres qui ne venaient pas de Freud
(le langage, le sujet, etc.) et qui, en plus, les conduisaient si
loin dans le sens pseudo-philosophique que toute chance de trouver
dans l’œuvre de Freud un apport plus proche du but médical
et scientifique de l’auteur semblait disparaître ou,
du moins, devenir si faible que personne ne songeait plus à
en faire l’apport spécifique de Freud.
Et pourtant c’est bien cela, à savoir la thèse
de l’origine des névroses dans un trouble de la sexualité
prégénitale, qui constitue vraiment, à mes
yeux, cet apport et qui justifierait le titre de cet exposé.
II Tout le monde a lu les Trois essais sur la théorie sexuelle
de 1905 et sait que Freud y traite de la sexualité infantile,
c’est-à-dire d’une sexualité antérieure
à la puberté et même à ce qu’il
appelle « période de latence ». Tout le monde
sait également que, pour lui, cette sexualité comporte
deux érotismes prégénitaux, l’érotisme
oral et l’érotisme anal, auquel s’ajoutera, à
partir de 1917, l’érotisme phallique. En revanche,
on néglige souvent le fait qu’il y a là des
organisations et des processus d’ordre à la fois psychique
et physiologique et que leur découverte s’inscrit dans
la logique d’une recherche qui prend ses racines dans les
intérêts médicaux de Freud plutôt que
dans la psychologie.
Pour mieux comprendre cela, il convient peut-être d’oublier
provisoirement toutes les théories attribuées (à
plus ou moins juste titre) à Freud et de suivre naïvement
l’une de ses lignes de recherche.
En 1895, année où il publie avec Breuer les Études
sur l’hystérie et où, bien entendu, la psychanalyse
n’existe pas encore, Freud publie également un article
au titre un peu compliqué 13 qui traite des « névroses
actuelles », à savoir la neurasthénie et la
névrose d’angoisse (à distinguer des «
psychonévroses » que sont l’hystérie et
la névrose obsessionnelle). Il y attribue la névrose
d’angoisse à des comportements sexuels perturbés,
en particulier au coït interrompu. C’est une étude
très riche de références cliniques, très
nuancée dans la description des symptômes, mais dont
il ressort avant tout que les symptômes de la névrose
d’angoisse consistent dans l’isolation et l’exagération
des éléments du processus sexuel normal. Ainsi, la
crise d’asthme de la névrose d’angoisse ne serait
que la respiration haletante du coït « isolée
et amplifiée » 14.
Je crois qu’il y a là le modèle à partir
duquel Freud développera plus tard sa théorie sexuelle
et que ce texte éclaire ce qui va constituer l’apport
spécifique de Freud. En effet, il prend un processus connu
de tout le monde, à savoir l’acte hétérosexuel
adulte normal, avec ses éléments synchroniques (c’est-à-dire
les processus génitaux, cardio-vasculaires, respiratoires,
musculaires et psychiques) et ses étapes diachroniques (excitation,
érection, orgasme, détumescence) et en fait le modèle
à partir duquel il interprète la névrose. Cette
épistémologie est exactement celle que proposait cinq
ans auparavant, dans un article célèbre intitulé
Sur les qualités de forme, un auteur qui avait été
condisciple de Freud à l’université et qui deviendra
un de ses amis, Christian Von Ehrenfels (les historiens des idées
voient dans cet article 15 l’origine de la fameuse Gestalttheorie,
dont le structuralisme des années 60 n’est qu’une
variante).
Dans les années suivantes, Freud travaille aux grands ouvrages
qui sont censés avoir posé les bases de la psychanalyse,
en particulier à l’Interprétation des rêves,
qui paraîtra fin 1899. Mais en même temps il déclare
poursuivre sur un autre terrain une recherche plus malaisée
dont témoignent les lettres à Fliess.
Mais pour en avoir une idée, il faut lire ces lettres dans
l’édition complète publiée d’abord
en anglais, puis en allemand par Jeffrey Moussaief Masson. En effet,
lorsque, en 1950, Marie Bonaparte, Anna Freud et Ernst Kris les
ont éditées pour la première fois, ils ont
coupé la plupart des passages montrant comment s’élabore
la « théorie sexuelle » en liaison avec les recherches
de Fliess 16.
Ils ont coupé, par exemple, toute la série des lettres
du 29 décembre 1897 au 5 mars 1898 où Freud parle
de sa Drèkkologie, c’est-à-dire de sa «
théorie de la merde » et qui témoignent, de
manière assez amusante, de la recherche qui va conduire à
la notion d’érotisme anal : Freud, c’est visible,
ne distingue pas encore, comme il le fera en 1905, le processus
érotique et le processus physiologique sur lequel il s’appuie,
mais il est sur la bonne voie.
Les éditeurs de 1950 ont également voulu faire croire
que Freud ne participait pas aux recherches de Fliess, probablement
parce qu’ils tenaient à perpétuer la légende
d’après laquelle Fliess était fou et s’était
embarqué dans une recherche délirante. Mais si l’on
y réfléchit bien, cette recherche n’était
pas absurde et était directement reliée à celle
de Freud. En effet, Fliess est connu pour avoir, d’une part,
insisté sur le lien entre le nez et les organes génitaux
féminins et, d’autre part, cherché à
expliquer bien des événements à la fois normaux
et pathologiques (maladies, naissances, morts) à partir de
rythmes de 23 jours (cycle masculin) et de 28 jours (cycle féminin).
Or, même si ces recherches ont abouti à des conclusions
absurdes dans lesquelles Freud a refusé de le suivre, elles
correspondaient bien à l’orientation de Freud à
cette époque. En effet, ayant cru, en 1895, pouvoir expliquer
la névrose d’angoisse à partir du modèle
de l’acte sexuel normal adulte, Freud s’est probablement
vite aperçu que cela ne suffisait pas et qu’il fallait
faire intervenir d’autres modèles sexuels qu’il
s’est mis à chercher. Mais Fliess ne faisait rien d’autre
: la menstruation est un processus sexuel, dont le rythme de 28
jours indique la dimension diachronique, tandis que la mise en relation
du nez et des organes sexuels souligne, comme la crise d’asthme
de la névrose d’angoisse, l’intervention, dans
un processus, de divers éléments physiologiques dans
la synchronie. Donc, même si Fliess s’est trompé,
l’hypothèse n’était pas absurde ; et on
comprend que, pendant des années, Freud ait fourni à
son ami toutes sortes d’observations cliniques destinées
à vérifier ou a invalider ses hypothèses. C’est
cela qui apparaît dans les lettres ; mais Marie Bonaparte,
Anna Freud et Ernst Kris l’ont escamoté.
Que s’est-il passé par la suite ? Freud a probablement
pensé que l’expérience ne vérifiait pas
les hypothèses de Fliess. La phrase connue de la lettre à
Ferenczi du 6 octobre 1910 : « J’ai réussi là
où le paranoïaque échoue » 17, signifierait
tout simplement si le paranoïaque est Fliess, comme le suggère
le contexte que la découverte de la « théorie
sexuelle » est une réussite dans le cadre épistémologique
où les recherches de Fliess ont, au contraire, abouti à
un échec. Il n’y aurait pas lieu d’y voir, comme
le font certains auteurs, quelque profonde et obscure allusion au
caractère paranoïaque de toute théorie. Il faudrait
plutôt comprendre que, Freud et Fliess ayant cherché
ensemble des organisations sexuelles synchrodiachroniques autres
que celle que traduit l’acte sexuel normal adulte, Fliess
a échoué avec sa théorie des rythmes tandis
que Freud a réussi en découvrant la sexualité
orale et la sexualité anale.
De fait, c’est bien comme des organisations et des processus
synchro-diachroniques à la fois psychiques et physiologiques
que sont décrits, dans les Trois essais, les érotismes
prégénitaux. C’est très net pour l’érotisme
oral : en quelques lignes, Freud décrit la satisfaction du
bébé après la tétée comme un
processus analogue à l’acte sexuel avec « une
sorte d’orgasme » 18, c’est-à-dire un processus
ayant un début, un milieu et une fin.
C’est dit également, d’une manière à
la fois plus développée, mais moins nette pour l’érotisme
anal, sur lequel Freud éprouvera le besoin de revenir en
1908 avec l’article Caractère et érotisme anal
19 et à propos duquel Lou Andreas-Salomé donnera en
1916 quelques explications lumineuses dans « Anal »
und « Sexual » 20.
Nous sommes vraiment là au cœur de l’apport freudien.
S’agit-il de banalités ? Peut-être, mais on les
oublie, ou du moins on les minimise. L’oralité ou l’analité
deviennent pour beaucoup de simples prétextes à repérer
des images « symboliques » réjouissant le cœur
des psychanalystes et choquant les bien-pensants (s’il en
reste). Mais il suffit de lire Freud pour voir que ce sont pour
lui des organisations, des formes, des processus. Il emploie toute
une série de mots 21 qui est très éloquente
et qui montre bien que pour lui, qui était originairement
médecin, neurologue, physiologiste, les notions d’érotisme
oral et anal correspondent à des processus psychiques mais
également corporels. Freud dit même qu’on peut
les observer et que, si l’on avait pris la peine d’observer
les enfants, il n’aurait pas eu besoin d’écrire
les Trois essais 22 ! Ainsi la « théorie sexuelle »
(de la validité de laquelle on peut discuter) a le mérite
de se présenter comme une hypothèse du même
ordre que la découverte des phases de la grossesse ou celle
de la circulation du sang.
L’observation à laquelle renvoie Freud n’est
certes pas facile, non plus d’ailleurs la mise au jour de
la genèse des névroses par suite de perturbations
des processus sexuels prégénitaux, et encore moins
l’élaboration d’une psychothérapie permettant
de les guérir. Mais il faut au moins commencer par bien voir
de quoi il s’agit. Or cela, Freud l’a dit clairement
et, sur ce point, son originalité est plus grande que dans
tous les autres domaines où on lui attribue à tort
des découvertes ou des inventions qui ne sont pas les siennes.
Il resterait à savoir pourquoi, dès le début,
la « théorie sexuelle » ne s’est pas vu
attribuer toute sa signification et comment, de nos jours, on pourrait
en tirer un meilleur parti.
III Ces questions pourraient faire l’objet de recherches
très longues et très diverses, puisqu’elles
concernent non seulement l’œuvre de Freud, mais encore
tout le devenir de la psychanalyse depuis 1905, et cela à
la fois dans son développement interne et dans ses rapports
avec les autres disciplines, en particulier avec la médecine.
On se contentera ici de quelques hypothèses : pourquoi donc,
bien que tout le monde connaisse ou croie connaître la théorie
freudienne qui place la cause de certaines névroses dans
la sexualité prégénitale, cette théorie
ne s’est-elle pas vu accorder toute l’attention qu’elle
mérite ? Il y a, d’abord, ceux qui, l’ayant comprise,
l’ont rejetée pour des raisons morales ou pseudo-morales.
Ainsi, un psychiatre suisse bien oublié de nos jours, mais
qui avait à cette époque là un certain renom,
Doumeng Bezzola, aurait, si l’on en croit la lettre de Jung
à Abraham du 30 janvier 1908, traité Freud de «
cochon psychologique » 23, probablement à cause des
liens entre l’érotisme anal et l’homosexualité.
D’autres, comme Moll, se contentent de dire que la théorie
sexuelle de Freud n’est pas vérifiée par l’expérience.
Et de fait, il y a, dans ce domaine, de la part de Freud, une audace
interprétative qui contraste singulièrement avec la
timidité des plus grands sexologues : l’édition
de 1931 de la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing, révisée
et largement augmentée par Moll 24, a beau avoir 900 pages
et faire état de 447 cas cliniques très variés,
elle reste, du point de vue théorique, très en-deçà
des 120 petites pages des Trois essais de 1905.
Mais il y a aussi ceux qui ne comprennent pas vraiment ce que Freud
a voulu dire, et parmi eux il faut compter Janet. Dans ce célèbre
rapport de 1913 (déjà évoqué ci-dessus)
où il prétend à juste titre connaître
depuis longtemps la plupart des idées qui commencent à
faire la célébrité de Freud, il y en a une
qu’il ne comprend pas, c’est la « théorie
sexuelle ». À preuve l’usage répété
et caricatural qu’il fait de l’expression « aventures
sexuelles » 25 pour désigner ce qu’il croit être
l’étiologie des névroses selon Freud.
On en dirait autant de Jung. Mais ici, c’est plus déconcertant.
En effet si, après la rupture, Freud a bien montré
qu’en appelant libido l’énergie psychique en
général, Jung n’a rien compris à sa théorie
sexuelle 26, on se demande quand même comment il a pu, jusqu’en
1914, supporter d’apparaître, aux yeux du monde savant
de l’époque, comme appartenant à la même
école que Jung, alors que celui-ci était parfaitement
étranger à ce qu’il avait inventé de
plus original.
Mais il y a pire, car le relatif effacement de la conception des
érotismes prégénitaux comme organisations et
processus à la fois psychiques et physiologiques n’est
pas seulement le fait des adversaires de Freud : il y a contribué
lui-même. Cette théorie n’occupe, dans les œuvres
postérieures à 1905, et surtout dans les exposés
destinés au grand public, qu’une place réduite
par rapport à d’autres thèmes à propos
desquels l’apport freudien est moins original. À cela
on peut trouver deux raisons.
La première, c’est que, pratiquant des cures d’ordre
psychologique, Freud et ses disciples ont éprouvé
quelque peine à établir, entre la masse des matériaux
« psychiques » fournis par les analyses et les aspects
physiologiques, forcément limités, des érotismes
prégénitaux, un lien efficace. Ainsi, bien que Freud
ait écrit à Fliess le 22 septembre 1898 que le psychique
ne pouvait « rester en l’air (schwebend), sans base
organique », les analyses avaient tendance à se dérouler
dans ce qu’on pourrait appeler le psychique pur, à
savoir les paroles, les fantasmes, le transfert, les relations interhumaines,
sans jamais rejoindre quoi que ce soit de physiologique.
La seconde qui n’est pas incompatible avec la première
est que Freud et les psychanalystes ont laissé perdre une
partie des ressources de la théorie sexuelle à cause
de leur ambition et que Jung, malgré la rupture, a quand
même été le mauvais génie de Freud. En
effet, du maniement thérapeutique de la théorie sexuelle,
on ne peut attendre, au premier abord, que des résultats
modestes : l’interprétation et la guérison de
certaines névroses, mais probablement pas de toutes, ni,
a fortiori, des psychoses. Or lorsque, vers 1907, Freud entre en
relation avec Jung et avec les psychiatres du Burghözli, il
croit voir s’ouvrir devant lui l’ensemble du champ psychiatrique
: en 1908, Bleuler crée le concept de schizophrénie
; vers la même époque, Jung lui-même, abandonnant
ses modestes recherches psychologiques du début, va s’embarquer
dans d’ambitieuses spéculations sur la maladie mentale
en général. Alors Freud veut être à la
hauteur, d’abord avec eux, ensuite contre eux, mais toujours
au même niveau. Et le voilà lui aussi privilégiant
des notions psychologiques et philosophiques plus ambitieuses (narcissisme,
structure de la personnalité, pulsions de vie et de mort),
avec l’espoir non seulement d’interpréter aussi
les psychoses, mais également d’apporter sa contribution
aux grands thèmes de la culture (tragédie, origines
de la civilisation, essence de la religion). À côté
de tout cela, la modeste théorie sexuelle faisait piètre
figure : elle a dû en souffrir.
Elle en a tellement souffert que cela a nui d’abord à
la psychanalyse et ensuite, par contrecoup, aux possibilités
de dialogue entre la psychanalyse et la médecine en général
et, plus particulièrement, entre la psychanalyse et la neurologie,
qui était pourtant la discipline que Freud avait pratiquée
avec succès jusqu’en 1900, dialogue qui pourrait peut-être
reprendre.
Sur la perte qu’a pu éprouver la psychanalyse à
minimiser l’importance de la théorie freudienne des
organisations prégénitales, contentons-nous d’une
suggestion, d’ailleurs assez marginale, concernant la sublimation.
Conçue, par référence trop étroite à
son origine chimique, comme la transmutation d’une pulsion,
cette notion dont Ricœur dit à juste titre qu’elle
pose plus de problème qu’elle n’en résout
est difficilement acceptable. En revanche, si l’on entend
les érotismes prégénitaux comme des structures
de fonctionnement, on peut concevoir la conduite dite « sublimée
» comme une conduite de type supérieur (intellectuel,
artistique, etc.) qui a la même structure synchrodiachronique
que la conduite physiologique orientée vers le plaisir sexuel
à laquelle elle se rattache, mais avec un contenu différent.
Ainsi, le plaisir esthétique lié à l’audition
et à la création musicales pourrait être mis
en rapport avec les processus sexuels prégénitaux
sans qu’il soit nécessaire de soutenir la thèse
absurde de la transformation de la pulsion orale ou anale en «
pulsion musicale ».
L’espoir d’un renouveau des rapports entre la psychanalyse
et la médecine se heurte à la situation actuelle déjà
évoquée plus haut de rupture, ou de manque d’intérêt,
faisant suite à l’enthousiasme psychanalytique du milieu
du siècle. On comprend les médecins et les neurologues
: qu’ont-ils à faire de propositions qui, de l’aveu
même des psychanalystes, échappent à l’observation
clinique directe et ne peuvent être reconstruites qu’indirectement,
en fonction d’une logique qui n’est pas la leur ? La
psychanalyse actuelle paraît avoir bien oublié que,
en 1920 encore, Freud disait que les manifestations de la sexualité
prégénitale pouvaient aisément être repérées
par l’observation des enfants ! On peut toutefois se demander
si les progrès de la neurologie, et en particulier la possibilité
actuelle de photographier le fonctionnement du cerveau vivant par
les caméras à positrons, ne permettraient pas de faire
apparaître, dans le fonctionnement du système nerveux,
des organisations et des processus correspondant à ce que
Freud désignait comme sexualité prégénitale.
Des travaux relativement récents (1992) d’équipes
de psychiatres de Los Angeles 27 sur la répartition du glucose
dans le noyau caudé droit chez des patients atteints de troubles
obsessionnels compulsifs, avant et après la guérison,
soit par thérapie comportementale, soit par antidépresseurs
(fluoxétine, clomipramine) (il est regrettable qu’on
n’ait pas également examiné des patients traités
par la psychanalyse !) permettent d’espérer l’ouverture
d’un champ de recherche intéressant où serait
assurée une certaine continuité entre la physiologie
sexuelle, les processus cérébraux, les conduites sociales,
les fantasmes et le discours du patient.
Je ne sais pas si l’imagerie cérébrale confirmera
ou infirmera l’hypothèse freudienne. Ce qui est ici
en question, ce ne sont pas les relations de l’âme et
du corps au sens de la philosophie classique, mais la possibilité
de trouver des homologies structurales : existerait-il, correspondant
aux fantasmes du patient, des structures cérébrales
en fonctionnement, lesquelles correspondraient à leur tour
à ces ensembles synchrodiachroniques de processus physiologiques
(respiratoires, circulatoires, digestifs, oraux, anaux ou phalliques)
que Freud désigne comme « sexuels », en donnant
ici à ce mot la signification que lui donne le grand public
et que son gros bon sens de médecin l’incitait à
lui donner ? Ainsi pourrions-nous comprendre que le véritable
« apport freudien » ne se situe ni dans une des théories
sophistiquées qu’on a tirées de lui par la suite,
ni même en dépit de ce qu’il semblait dire lui-même
dans la remémoration cathartique illustrée par le
cas d’Anna O., mais dans ce qui s’amorce dans l’article
de 1895 sur la névrose d’angoisse et qui s’épanouit
dans les Trois essais de 1905.
Notes
1. Cet article est une version très légèrement
remaniée d’un exposé d’initiation fait
devant des étudiants de première année de médecine
d’une université lyonnaise le 24 mars 1997.
2. L’Apport freudien. Éléments pour une encyclopédie
de la psychanalyse, sous la direction de Pierre Kaufmann, Paris,
Bordas, 1993, 635 pages.
3. L’Hérédité et l’Étiologie
des névroses, cf. G.W. I, 411 ; O.C.P. III, p. 110.
Dans ce qui suit, les références aux œuvres
de Freud seront, sauf exception, pour le texte allemand, aux Gesammelte
Werke (G.W.), S. Ficher, Frankfurt am Main, et, pour la traduction
française, à Sigmund Freud, Œuvres complètes,
Psychanalyse (O.C.F.-P.), en cours de publication aux Presses Universitaires
de France depuis 1989.
4. G.W., I, 416 ; O.C.F.-P. III, 115.
5. Lancelot Whyte, The Unconscious before Freud, New York, Basic
Books, 1960 ; trad. fr., L’Inconscient avant Freud, Paris,
Payot, 1971, 264 p.
6. Eduard von Hartmann, Philosophie des Unbewussten, Berlin, Karl
Duncker’s Verlag, 1869, 678 s.
7. Ce rapport, intitulé « La psycho-analyse »,
a été publié dans le Journal de Psychologie,
t. 11, 1914, n° 1, p. 1-36, et n° 2, p. 97-129.
8. Au début de l’article de 1914, Pour introduire
le narcissisme (G.W. X, 138 ; tr. fr. in La Vie sexuelle, Paris,
P.U.F., 1969, p. 81). Laplanche et Pontalis font remarquer (Vocabulaire
de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967, p. 263) que si le terme
est bien emprunté à Näcke, la notion vient de
Havelock Ellis.
9. Cf. L’Analyse avec fin et l’analyse sans fin (1936),
G.W. XVI, p. 91-92 ; trad. fr. in Résultats, idées,
problèmes II, Paris, P.U.F., 1985, p. 260-262.
10. L’Inflation du langage dans la philosophie contemporaine,
Bruxelles, 1979.
11. Paris, Gallimard, 1980, 396 p., coll. « Connaissance
de l’inconscient ».
12. L’expression doit probablement sa fortune à la
communication faite pas Lacan au colloque de Royaumont de septembre
1960 : « Subversion du sujet et dialectique du désir
dans l’inconscient freudien » (cf. Jacques Lacan, Écrits,
Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 793-827).
13. Über die Berechtigung von der Neurasthenie einen bestimmten
Symptomkomplex als « Angstneurose » abzutrennen (G.W.
I, p. 313-342) ; trad. fr. : Du bien-fondé à séparer
de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous
le nom de « névrose d’angoisse » (OCF-P,
III, p. 29-58).
14. « Isoliert und gesteigert » (G.W. I, 338). À
la traduction : « isolés et accrus » des OCF-P,
III, p. 54, il faut, nous semble-t-il, préférer l’expression
« isolés et exagérés » du recueil
Névrose, psychose et perversion, Paris, P.U.F., Paris, P.U.F.,
1973, p. 35.
15. Ueber Gestaltqualitäten, Vierteljahrschrift für wissenschaftliche
Philosophie, 1890, p. 249-292.
16. Ce choix de lettres a paru en traduction française dans
le recueil intitulé La Naissance de la psychanalyse (Paris,
P.U.F., 1956). L’édition complète due à
Jeffrey Moussaief Masson a pour titres : en anglais : The Complete
Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess (1887-1904), Cambridge,
Mass. & London, England, 1985, The Belknap Press of Harvard
University Press, 506 p.
en allemand : Sigmund Freud. Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904.
Ungekürzte Ausgabe, Frankfurt am Main, 1986, S. Fischer Verlag,
614 S.
Dans les pages qui suivent, les références aux lettres
seront données uniquement par leurs dates.
17. Sigmund Freud / Sandor Ferenczi, Correspondance 1908-1914,
trad. fr. Paris, 1992, Calmann-Lévy, p. 231.
18. « In einer Art von Orgasmus » (G.W., V, 81).
19. G.W. VII, p. 201-209.
20. Imago, 4, 1916, n° 5, p. 236-273 ; trad. fr. : «
Anal » et « sexuel », in L’Amour du narcissisme,
Paris, Gallimard, 1980, coll. « Connaissance de l’inconscient
», p. 89-130.
21. Pour une liste plus complète de ces mots, qu’il
me soit permis de renvoyer à mon article « Freud au
ras des pâquerettes », Psychanalyse à l’Université,
19, n° 74, avril 1994, p. 27, n. 2.
22. G.W. V, p. 52.
23. « Psychologisches Schwein » (C. J. Jung, Briefe
I, 1906-1945, Olten und Freiburg in Brisgau, Walter Verlag, 4te
Aufl., 1990, S. 25).
24. C’est la traduction par Janet du texte de 1931 qui est
éditée par Climats-Garnier, Paris, 1990.
25. Cf. « La psycho-analyse », Journal de Psychologie,
11, 1914, p. 106, 107, 111, 113, 119.
26. « Mais on renonce à tout l’acquis de l’observation
psychanalytique depuis ses débuts si, en suivant l’exemple
de C.J. Jung, on dilue le concept même de libido en le confondant
avec la force pulsionnelle psychique en général »
(préface de l’édition de 1920 des Trois essais,
G.W. V, 12). À la même époque, dans une lettre
à Claparède du 25 décembre 1920 dont la traduction
française a été publiée récemment
(OCF-P, XV, p. 351-352), Freud distingue très nettement sa
théorie, celle de Jung et celle qui résulte d’une
confusion des deux.
27. Lewis R. Baxter et al., « Caudate Glucose Metabolic Changes
with Both Drug and Behavior Therapy for Obsessive-Compulsive Disorders
», Archives of General Psychiatry, 49, sept. 1992, p. 681-689
; Susan E. Swedo et al., « Cerebral Glucose Metabolism in
Childhood-Onset Obsessive-Compulsive Disorder and Matched Normal
Control Subjects », Ibid., p. 695-702.
Pour citer cet article Yvon Brès, «« L’apport
freudien »», Le Portique, Numéro 2 - 1998 - Freud
et la philosophie ,
http://leportique.revues.org/document323.html
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