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Proposition I
Rien ne manque au triomphe de la civilisation. Ni la terreur politique
ni la misère affective. Ni la stérilité universelle.
Le désert ne peut plus croître : il est partout. Mais
il peut encore s'approfondir. Devant l'évidence de la catastrophe,
il y a ceux qui s'indignent et ceux qui prennent acte, ceux qui
dénoncent et ceux qui s'organisent. Nous sommes du côté
de ceux qui s'organisent.
Proposition II
L'inflation illimitée du contrôle répond sans
espoir aux prévisibles effondrements du système. Rien
de ce qui s'exprime dans la distribution connue des identités
politiques n'est à même de mener au-delà du
désastre. Aussi bien, nous commençons par nous en
dégager. Nous ne contestons rien, nous ne revendiquons rien.
Nous nous constituons en force, en force matérielle, en force
matérielle autonome au sein de la guerre civile mondiale.
Cet appel énonce sur quelles bases.
Proposition III
Ceux qui voudraient répondre à l'urgence de la situation
par l'urgence de leur réaction ne font qu'ajouter à
l'étouffement. Leur façon d'intervenir implique le
reste de leur politique, de leur agitation. Quant à nous,
l'urgence de la situation nous libère juste de toute considération
de légalité ou de légitimité, devenues
de toute façon inhabitables. Qu'il nous faille une génération
pour construire dans toute son épaisseur un mouvement révolutionnaire
victorieux ne nous fait pas reculer. Nous l'envisageons avec sérénité.
Comme nous envisageons sereinement le caractère criminel
de notre existence, et de nos gestes.
Proposition IV
Nous situons le Point de renversement, la sortie du désert,
la fin du Capital dans l'intensité du lien que chacun parvient
à établir entre ce qu'il vit et ce qu'il pense. Contre
les tenants du libéralisme existentiel, nous refusons de
voir là une affaire privée, un problème individuel,
une question de caractère. Au contraire, nous partons de
la certitude que ce lien dépend de la construction de mondes
partagés, de la mise en commun de moyens effectifs.
Proposition V
A toute préoccupation morale, à tout souci de pureté,
nous substituons l'élaboration collective d'une stratégie.
N'est mauvais que ce qui nuit à l'accroissement de notre
puissance. Il appartient à cette résolution de ne
plus distinguer entre économie et politique. La perspective
de former des gangs n'est pas pour nous effrayer ; celle de passer
pour une mafia nous amuse plutôt.
Proposition VI
D'un côté, nous voulons vivre le communisme ; de l'autre,
nous voulons répandre l'anarchie.
Proposition VII
Le communisme est à tout moment possible. Ce que nous appelons
« Histoire » n'est à ce jour que l'ensemble des
détours inventés par les humains pour le conjurer.
Que cette « Histoire » se ramène depuis un bon
siècle à une accumulation variée de désastres,
et seulement à cela, dit bien que la question communiste
ne peut plus être suspendue. C'est cette suspension qu'il
nous faut, à son tour, suspendre.
APPEL
Proposition I
Rien ne manque au triomphe de la civilisation. Ni la terreur politiqué
ni la misère affective. Ni la stérilité universelle.
Le désert ne peut plus croître : il est partout. Mais
il peut encore s'approfondir. Devant l'évidence de la catastrophe,
il y a ceux qui s'indignent et ceux qui prennent acte, ceux qui
dénoncent et ceux qui s'organisent. Nous sommes du côté
de ceux qui s'organisent.
Scolie
CECI EST UN APPEL.
C'est-à-dire qu'il s'adresse à ceux qui l'entendent.
Nous ne prendrons pas la peine de démontrer, d'argumenter,
de convaincre. Nous irons à l'évidence.
L'évidence n'est pas d'abord affaire de logique, de raisonnement.
Elle est du côté du sensible, du côté
des mondes. Chaque monde a ses évidences. L'évidence
est ce qui se partage ou partage.
Après quoi toute communication redevient possible, qui n'est
plus postulée, qui est à bâtir.
Et cela, ce réseau d'évidences qui nous constituent,
ON nous a si bien appris à en douter, à le fuir, à
le taire, à le garder pour nous. ON nous l'a si bien appris
que tous les mots nous manquent quand nous voulons crier.
Quant à l'ordre sous lequel nous vivons, chacun sait à
quoi s'en tenir : l'empire crève les yeux.
Qu'un régime social à l'agonie n'ait plus d'autre
justification à son arbitraire que son absurde détermination
- sa détermination sénile - à simplement durer
;
Que la police, mondiale ou nationale, ait reçu toute latitude
de régler leur compte à ceux qui ne filent pas droit
; Que la civilisation, blessée en son cœur, ne rencontre
plus nulle part, dans la guerre permanente où elle s'est
lancée, que ses propres limites ;
Que cette fuite en avant, déjà centenaire presque,
ne produise plus qu'une série sans cesse plus rapprochée
de désastres ;
Que la masse des humains s'accommode à coups de mensonges,
de cynisme, d'abrutissement ou de cachetons à cet ordre des
choses,
Nul ne peut prétendre l'ignorer.
Et le sport qui consiste à décrire sans fin, avec
une complaisance variable, le désastre présent, n'est
qu'une autre façon de dire : « C'est ainsi »
; la palme de l'infamie revenant aux journalistes, à tous
ceux qui font mine de redécouvrir chaque matin les saloperies
qu'ils avaient constatées la veille.
Mais ce qui frappe, pour l'heure, ce ne sont pas les arrogances
de l'empire, c'est plutôt la faiblesse de la contre-attaque.
Comme une colossale paralysie. Une paralysie de masse, qui dit tantôt
qu'il n'y a rien à faire, quand elle parle encore, tantôt
qui concède, poussée à bout, qu' « il
y a tant à faire » - ce qui n'est pas différent.
Puis, en marge de cette paralysie, le « il faut bien faire
quelque chose, n'importe quoi » des activistes.
Seattle, Prague, Gênes, la lutte contre les OGM ou le mouvement
des chômeurs, nous avons pris notre part, nous avons pris
notre parti dans les luttes des dernières années ;
et certes pas du côté d'Attac ou des Tute Bianche.
Le folklore protestataire a cessé de nous distraire.
Dans la dernière décennie, nous avons vu le marxisme-léninisme
reprendre son monologue ennuyeux dans des bouches encore lycéennes.
Nous avons vu l'anarchisme le plus pur nier aussi ce qu'il ne comprend
pas.
Nous avons vu l'économisme le plus plat - celui des amis
du Monde diplomatique - devenir la nouvelle religion populaire.
Et le négrisme s'imposer comme unique alternative à
la déroute intellectuelle de la gauche mondiale.
Partout, le militantisme s'est remis à édifier ses
constructions branlantes, ses réseaux dépressifs,
jusqu'à l'épuisement.
Il n'a pas fallu trois ans aux flics, syndicats et autres bureaucraties
informelles pour avoir raison du bref « mouvement anti-mondialisation
». Pour le quadriller. Le diviser en « terrains de lutte
», aussi rentables que stériles.
A l'heure qu'il est, de Davos à Porto Alegre, du Medef à
la CNT, le capitalisme et l'anti-capitalisme décrivent le
même horizon absent. La même perspective tronquée
de gérer le désastre.
Ce qui s'oppose à la désolation dominante n'est en
définitive qu'une autre désolation, moins bien achalandée.
Partout c'est la même bête idée du bonheur. Les
mêmes jeux de pouvoir tétanisés. La même
désarmante superficialité. Le même analphabétisme
émotionnel. Le même désert.
Nous disons que cette époque est un désert, et que
ce désert s'approfondit sans cesse. Cela, par exemple, n'est
pas de la poésie, c'est une évidence. Une évidence
qui en contient beaucoup d'autres. Notamment la rupture avec tout
ce qui proteste, tout ce qui dénonce et glose sur le désastre.
Qui dénonce s'exempte.
Tout se passe comme si les gauchistes accumulaient les raisons
de se révolter de la même façon que le manager
accumule les moyens de dominer. De la même façon c'est-à-dire
avec la même jouissance.
Le désert est le progressif dépeuplement du monde.
L'habitude que nous avons prise de vivre comme si nous n'étions
pas au monde. Le désert est dans la prolétarisation
continue, massive, programmée des populations - comme il
est dans la banlieue californienne, là où la détresse
consiste justement dans le fait que nul ne semble plus l'éprouver.
Que le désert de l'époque ne soit pas perçu,
cela vérifie encore le désert.
Certains ont essayé de nommer le désert. De désigner
ce qu'il y a à combattre non comme l'action d'un agent étranger
mais comme un ensemble de rapports. Ils ont parlé de spectacle,
de biopouvoir, d'empire. Mais cela aussi s'est ajouté à
la confusion en vigueur.
Le spectacle n'est pas une abréviation commode de système
mass-médiatique. Il réside aussi bien dans la cruauté
avec laquelle tout nous renvoie sans cesse à notre image.
Le biopouvoir n'est pas un synonyme de Sécu, d'Etat providence
ou d'industrie pharmaceutique, mais se loge plaisamment dans le
souci que nous prenons de notre joli corps, dans une certaine étrangeté
physique à soi comme aux autres.
L'empire n'est pas une sorte d'entité supra-terrestre, une
conspiration planétaire de gouvernements, de réseaux
financiers, de technocrates et de multinationales. L'empire est
partout où rien ne se passe. Partout où ça
fonctionne. Là où règne la situation normale.
C'est à force de voir l'ennemi comme un sujet qui nous fait
face - au lieu de l'éprouver comme un rapport qui nous tient
- que l'on s'enferme dans la lutte contre I'enfermement. Que l'on
reproduit sous prétexte d'« alternative » le
pire des rapports dominants. Que l'on se met à vendre la
lutte contre la marchandise. Que naissent les autorités de
la lutte anti-autoritaire, le féminisme à grosses
couilles et les ratonnades antifascistes.
Nous sommes, à tout moment, partie prenante d'une situation.
En son sein, il n'y a pas des sujets et des objets, moi et les autres,
mes aspirations et la réalité, mais l'ensemble des
relations, l'ensemble des flux qui la traversent.
Il y a un contexte général - le capitalisme, la civilisation,
l'empire, comme on voudra -, un contexte général qui
non seulement entend contrôler chaque situation mais, pire
encore, cherche à faire qu'il n'y ait le plus souvent pas
de situation. ON a aménagé les rues et les logements,
le langage et les affects, et puis le tempo mondial qui entraîne
tout cela, à ce seul effet. Partout ON fait en sorte que
les mondes glissent les uns sur les autres ou s'ignorent. La «
situation normale » est cette absence de situation.
S'organiser veut dire : partir de la situation, et non la récuser.
Prendre parti en son sein. Y tisser les solidarités nécessaires,
matérielles, affectives, politiques. C'est ce que fait n'importe
quelle grève dans n'importe quel bureau, dans n'importe quelle
usine. C'est ce que fait n'importe quelle bande. N'importe quel
maquis. N'importe quel parti révolutionnaire ou contre-révolutionnaire.
S'organiser veut dire : faire consister la situation. La rendre
réelle, tangible.
La réalité n'est pas capitaliste.
La position prise au sein d'une situation détermine le besoin
de s'allier et pour cela d'établir certaines lignes de communication,
des circulations plus larges. À leur tour, ces nouvelles
liaisons reconfigurent la situation.
La situation qui nous est faite, nous l'appellerons « guerre
civile mondiale ». Où rien n'est plus en mesure de
borner l'affrontement des forces en présence. Pas même
le droit, qui entre plutôt en jeu comme une autre forme de
l'affrontement généralisé.
Le NOUS qui s'exprime ici n'est pas un NOUS délimitable,
isolé, le NOUS d'un groupe. C'est le NOUS d'une position.
Cette position s'affirme dans l'époque comme une double sécession
: sécession avec le processus de valorisation capitaliste
d'une part, sécession, ensuite, avec tout ce qu'une simple
opposition à l'empire, fût-elle extraparlementaire,
impose de stérilité ; sécession, donc, avec
la gauche. Où « sécession » indique moins
le refus pratique de communiquer qu'une disposition à des
formes de communication si intenses qu'elles arrachent à
l'ennemi, là où elles s'établissent, la plus
grande partie de ses forces.
Pour faire bref, nous dirons qu'une telle position emprunte aux
Black Panthers pour la force d'irruption, à l'autonomie allemande
pour les cantines collectives, aux néo-luddites anglais pour
les maisons dans les arbres et l'art du sabotage, aux féministes
radicales pour le choix des mots, aux autonomes italiens pour les
autoréductions de masse et au mouvement du 2 Juin pour la
joie armée.
Il n'y a plus d'amitié, pour nous, que politique.
Proposition II
L'inflation illimitée du contrôle répond sans
espoir aux prévisibles effondrements du système. Rien
de ce qui s'exprime dans la distribution connue des identités
politiques n'est à même de mener au-delà du
désastre. Aussi bien, nous commençons par nous en
dégager. Nous ne contestons rien, nous ne revendiquons rien.
Nous nous constituons en force, en force matérielle, en force
matérielle autonome au sein de la guerre civile mondiale.
Cet appel énonce sur quelles bases.
Scolie
ICI, ON EXPÉRIMENTE des armes inédites pour disperser
les foules, des sortes de grenades à fragmentation mais en
bois. Là - en Oregon - on propose de punir de vingt-cinq
ans de prison tout manifestant qui bloque le trafic automobile.
L'armée israélienne est en passe de devenir le consultant
le plus en vue pour la pacification urbaine ; les experts du monde
entier courent s'y émerveiller des dernières trouvailles,
si redoutables et si subtiles, en fait d'élimination des
subversifs. L'art de blesser - en blesser un pour en apeurer cent
- y atteint, paraît-il des sommets. Et puis il y a le «
terrorisme », bien sûr. Soit « toute infraction
commise intentionnellement par un individu ou un groupe contre un
ou plusieurs pays, leurs institutions ou leurs populations, et visant
à les menacer et à porter gravement atteinte ou à
détruire les structures politiques, économiques ou
sociales d'un pays ». C'est la Commission européenne
qui parle. Aux Etats-Unis, il y a plus de prisonniers que de paysans.
A mesure qu'il est réagencé et progressivement repris,
l'espace public se couvre de caméras. Ce n'est pas seulement
que toute surveillance semble désormais possible, c'est surtout
qu'elle semble admissible. Toutes sortes de listes de « suspects
» circulent d'administration en administration, dont on devine
à peine les usages probables. Les escouades de toutes les
milices, parmi lesquelles la police fait figure de garant archaïque,
prennent partout positon en remplacement des commères et
des flâneurs, figures d'un autre âge. Un ancien chef
de la CIA, une de ces personnes qui, du côté adverse,
s'organisent plutôt qu'elles ne s'indignent, écrit
dans Le Monde : « Plus qu'une guerre contre le terrorisme,
l'enjeu est d'étendre la démocratie aux parties du
monde [arabe et musulman] qui menacent la civilisation libérale,
à la construction et à la défense de laquelle
nous avons oeuvré tout au long du XXème siècle,
lors de la première, puis de la deuxième guerre mondiale,
suivies de la guerre froide - ou troisième guerre mondiale.
»
Dans tout cela, rien qui nous choque, rien qui nous prenne de court
ou qui altère radicalement notre sentiment de la vie. Nous
sommes nés dans la catastrophe et nous avons établi
avec elle une étrange et paisible relation d'habitude. Une
intimité presque. De mémoire d'homme, l'actualité
n'a jamais été que celle de la guerre civile mondiale.
Nous avons été élevés comme des survivants,
comme des machines à survivre. ON nous a formés à
l'idée que la vie consistait à marcher, à marcher
jusqu'à s'effondrer au milieu d'autres corps qui marchent
identiquement, trébuchent puis s'effondrent à leur
tour, dans l'indifférence. A la limite, la seule nouveauté
de l'époque présente est que rien de tout cela ne
puisse plus être caché, qu'en un sens tout le monde
le sache. De là les derniers raidissements, si visibles,
du système : ses ressorts sont à nu, il ne servirait
à rien de vouloir les escamoter.
Beaucoup s'étonnent qu'aucune fraction de la gauche ou de
l'extrême gauche, qu'aucune des forces politiques connues
ne soit capable de s'opposer à ce cours des choses. «
On est pourtant en démocratie, non ? » Et ils peuvent
s'étonner longtemps : rien de ce qui s'exprime dans le cadre
de la politique classique ne pourra jamais borner l'avancée
du désert, car la politique classique fait partie du désert.
Quand nous disons cela, ce n'est pas pour prôner quelque politique
extra-parlementaire comme antidote à la démocratie
libérale. Le fameux manifeste « Nous sommes la gauche
», signé il y a quelques années par tout ce
que la France compte de collectifs citoyens et de « mouvements
sociaux », énonce assez la logique qui, depuis trente
ans, anime la politique extra-parlementaire : nous ne voulons pas
prendre le pouvoir, renverser l'Etat, etc. ; donc, nous voulons
être reconnus par lui comme interlocuteurs.
Partout où règne la conception classique de la politique
règne la même impuissance face au désastre.
Que cette impuissance soit modulée en une large distribution
d'identités finalement conciliables n'y change rien. L'anarchiste
de la FA, le communiste de conseils, le trotskiste d'Attac et le
député de l'UMP partent d'une même amputation.
Propagent le même désert.
La politique, pour eux, est ce qui se joue, se dit, se fait, se
décide entre les hommes. L'assemblée, qui les rassemble
tous, qui rassemble tous les humains abstraction faite de leurs
mondes respectifs, forme la circonstance politique idéale.
L'économie, la sphère de l'économie, en découle
logiquement : comme nécessaire et impossible gestion de tout
ce que l'on a laissé à la porte de l'assemblée,
de tout ce que l'on a constitué, ce faisant, comme non-politique
et qui devient par la suite : famille, entreprise, vie privée,
loisirs, passions, culture, etc.
C'est ainsi que la définition classique de la politique
répand le désert : en abstrayant les humains de leur
monde, en les détachant du réseau de choses, d'habitudes,
de paroles, de fétiches, d'affects, de lieux, de solidarités
qui font leur monde. Leur monde sensible. Et qui leur donne leur
consistance propre.
La politique classique, c'est la mise en scène glorieuse
des corps sans monde. Mais l'assemblée théâtrale
des individualités politiques masque mal le désert
qu'elle est. Il n'y a pas de société humaine séparée
du reste des êtres. Il y a une pluralité de mondes.
De mondes qui sont d'autant plus réels qu'ils sont partagés.
Et qui coexistent.
La politique, en vérité, est plutôt le jeu
entre les différents mondes, l'alliance entre ceux qui sont
compatibles et l'affrontement entre les irréconciliables.
Aussi bien, nous disons que le fait politique central des trente
dernières années est passé inaperçu.
Parce qu'il s'est déroulé dans une couche du réel
si profonde qu'elle ne peut être dite « politique »
sans amener une révolution dans la notion même de politique.
Parce qu'en fin de compte cette couche du réel est aussi
bien celle où s'élabore le partage entre ce qui est
tenu pour réel et le reste. Ce fait central, c'est le triomphe
du libéralisme existentiel. Le fait que l'on admette désormais
comme naturel un rapport au monde fondé sur l'idée
que chacun a sa vie. Que celle-ci consiste en une série de
choix, bons ou mauvais, Que chacun se définit par un ensemble
de qualités, de propriétés, qui font de lui,
par leur pondération variable, un être unique et irremplaçable.
Que le contrat résume adéquatement l'engagement des
êtres les uns envers les autres, et le respect, toute vertu.
Que le langage n'est qu'un moyen de s'entendre. Que chacun est un
moi-je parmi les autres moi-je. Que le monde est en réalité
composé, d'un côté, de choses à gérer
et de l'autre, d'un océan de moi-je. Qui ont d'ailleurs eux-mêmes
une fâcheuse tendance à se changer en choses, à
force de se laisser gérer.
Bien entendu, le cynisme n'est qu'un des traits possibles de l'infini
tableau clinique du libéralisme existentiel : la dépression,
l'apathie, la déficience immunitaire - tout système
immunitaire est d'emblée collectif -, la mauvaise foi, le
harcèlement judiciaire, l'insatisfaction chronique, les attachements
déniés, l'isolement, les illusions citoyennes ou la
perte de toute générosité en font aussi partie.
A la fin, le libéralisme existentiel a si bien su propager
son désert que c'est désormais dans ses termes mêmes
que les gauchistes les plus sincères énoncent leurs
utopies. « Nous reconstruirons une société égalitaire
à laquelle chacun apporte sa contribution et dont chacun
retire les satisfactions qu'il en attend. [ ... ] En ce qui concerne
les envies individuelles, il pourrait être égalitaire
que chacun consomme à mesure des efforts qu'il est prêt
à fournir. Là encore il faudra redéfinir le
mode d'évaluation de l'effort fourni par chacun »,
écrivent les organisateurs du Village alternatif, anticapitaliste
et anti-guerre contre le G 8 d'Evian dans un texte intitulé
Quand on aura aboli le capitalisme et le salariat ! Car c'est là
une clef du triomphe de l'empire : parvenir à tenir dans
l'ombre, à entourer de silence le terrain même où
il manoeuvre le plan sur lequel il livre la bataille décisive
: celui du façonnage du sensible, du profilage des sensibilités.
De la sorte, il paralyse préventivement toute défense
dans le moment où il opère, et ruine jusqu'à
l'idée d'une contre-offensive. La victoire est remportée
chaque fois que le militant, au terme d'une dure journée
de « travail politique », s'affale devant un film d'action.
Lorsqu'ils nous voient nous retirer des pénibles rituels
de la politique classique - l'assemblée générale,
la réunion, la négociation, la contestation, la revendication
-, lorsqu'ils nous entendent parler de monde sensible plutôt
que de travail, de papiers, de retraite ou de liberté de
circulation, les militants nous regardent d'un oeil apitoyé.
« Les pauvres, semblent-ils dire, ils sont en train de se
résigner au minoritarisme, ils s'enferment dans leur ghetto,
ils renoncent à l'élargissement. Ils ne seront jamais
un mouvement. » Mais nous croyons exactement le contraire
: ce sont eux qui se résignent au minoritarisme en parlant
leur langage de fausse objectivité, dont le poids n'est que
celui de la répétition et de la rhétorique.
Personne n'est dupe du mépris voilé avec lequel ils
parlent des soucis « des gens », et qui leur permet
d'aller du chômeur au sans-papiers, du gréviste à
la prostituée sans jamais se mettre enjeu - car ce mépris
est une évidence sensible. Leur volonté de «
s'élargir » n'est qu'une façon de fuir ceux
qui sont déjà là, et avec qui, par-dessus tout,
ils redouteraient de vivre. Et finalement, ce sont eux, qui répugnent
à admettre la signification politique de la sensibilité,
qui doivent attendre de la sensiblerie leurs pitoyables effets d'entraînement.
A tout prendre, nous préférons partir de noyaux denses
et réduits que d'un réseau vaste et lâche. Nous
avons suffisamment connucette lâcheté.
Proposition III
Ceux qui voudraient répondre à l'urgence de la situation
par l'urgence de leur réaction ne font qu'ajouter à
l'étouffement. Leur façon d'intervenir implique le
reste de leur politique, de leur agitation. Quant à nous,
l'urgence de la situation nous libère juste de toute considération
de légalité ou de légitimité, devenues
de toute façon inhabitables. Qu'il nous faille une génération
pour construire dans toute son épaisseur un mouvement révolutionnaire
victorieux ne nous fait pas reculer. Nous l'envisageons avec sérénité.
Comme nous envisageons sereinement le caractère criminel
de notre existence, et de nos gestes.
Scolie
NOUS AVONS CONNU, nous connaissons encore, la tentation de l'activisme.
Les contre-sommets, les campagnes contre les expulsions, contre
les lois sécuritaires, contre la construction de nouvelles
prisons, les occupations, les camps No Border ; la succession de
tout cela. La dispersion progressive des collectifs répondant
à la dispersion même de l'activité.
Courir après les mouvements.
N'éprouver au coup par coup sa puissance qu'au prix de retourner
chaque fois à une impuissance de fond. Payer chaque campagne
au prix fort. La laisser consommer toute l'énergie dont nous
disposons. Puis aborder la suivante, chaque fois plus essoufflés,
plus épuisés, plus désolés.
Et peu à peu, à force de revendiquer, à force
de dénoncer, devenir incapables de simplement percevoir ce
qui est pourtant supposé être à l'origine de
notre engagement, la nature de l'urgence qui nous traverse.
L'activisme est le premier réflexe. La réponse conforme
à l'urgence de la situation présente. La mobillisation
perpétuelle au nom de l'urgence, avant de sembler un moyen
de les combattre, est ce à quoi nous ont habitués
nos gouvernements, nos patrons.
Des formes de la vie disparaissent chaque jour, espèces
végétales ou animales, expériences humaines,
et combien de relations possibles entre formes vivantes et formes
de vie. Mais notre sentiment de l'urgence n'est pas tant lié
à la vitesse de ces disparitions qu'à leur irréversibilité,
et plus encore à notre inaptitude à repeupler le désert.
L'activiste se mobilise contre la catastrophe. Mais ne fait que
la prolonger. Sa hâte vient consommer le peu de monde qui
reste. La réponse activiste à l'urgence demeure elle-même
à l'intérieur du régime de l'urgence, sans
espoir d'en sortir ou de l'interrompre.
L'activiste veut être partout. Il se rend en tout lieu où
le conduit le rythme des détraquements de la machine. Partout,
il apporte son inventivité pragmatique, l'énergie
festive de son opposition à la catastrophe. Incontestablement,
l'activiste se bouge. Mais jamais il ne se donne les moyens de penser
comment faire. Comment faire pour entraver concrètement l'avancée
du désert, pour établir sans attendre des mondes habitables.
Nous désertons l'activisme. Sans oublier ce qui fait sa
force : une certaine présence à la situation. Une
aisance de mouvement en son sein. Une façon d'appréhender
la lutte, non par l'angle moral ou idéologique, mais par
l'angle technique, tactique.
Le vieux militantisme donne l'exemple inverse. Il y a quelque chose
de remarquable dans l'imperméabilité des militants
aux situations. Nous nous souvenons de cette scène, à
Gênes : une cinquantaine de militants de la LCR brandissent
leurs drapeaux rouges labellisés « 100% à gauche
». Ils sont immobiles, intemporels. Ils vocifèrent
leurs slogans calibrés, entourés d'un service d'ordre.
Pendant ce temps, à quelques mètres de là,
certains d'entre nous affrontent les lignes de carabiniers, renvoyant
les lacrymos, défonçant le dallage des trottoirs pour
en faire des projectiles, préparant des cocktails Molotov
à partir de bouteilles trouvées dans les poubelles
et d'essence tirée des Vespa retournées. A ce propos,
les militants parlent d'aventurisme, d'inconscience. Ils prétextent
que les conditions ne sont pas réunies. Nous disons que rien
ne manquait, que tout était là, sauf eux.
Ce que nous désertons, dans le militantisme, c'est cette
absence à la situation. Comme nous désertons l'inconsistance
à laquelle l'activisme nous condamne.
Les activistes eux-mêmes éprouvent cette inconsistance.
Et c'est pourquoi, périodiquement, ils se tournent vers leurs
aînés, les militants. Ils leur empruntent des manières,
des terrains, des slogans. Ce qui les attire, dans le militantisme,
c'est la constance, la structure, la fidélité qui
leur manquent. Aussi les activistes en viennent à de nouveau
à contester, à revendiquer - les « papiers pour
tous », la « libre circulation des personnes »,
le « revenu garanti » ou les « transports gratuits
».
Le problème, avec les revendications, c'est que, formulant
des besoins dans des termes qui les rendent audibles par les pouvoirs,
elles ne disent d'abord rien de ces besoins, de ce qu'ils appellent
de transformations réelles du monde. Ainsi, revendiquer la
gratuité des transports ne dit rien de notre besoin de voyager
et non de se déplacer, de notre besoin de lenteur.
Mais aussi, les revendications ne font le plus souvent que masquer
les conflits réels dont elles énoncent les enjeux.
Réclamer les transports gratuits ne fait qu'ajourner dans
un certain milieu la diffusion des techniques de fraude. En appeler
à la libre circulation des personnes ne fait qu'éluder
la question d'échapper, pratiquement, au resserrement du
contrôle.
Se battre pour le revenu garanti, c'est, au mieux, se condamner
à l'illusion qu'une amélioration du capitalisme est
nécessaire pour pouvoir en sortir. Quoi qu'il en soit, l'impasse
est toujours la même : les ressources subjectives mobilisées
sont peut-être révolutionnaires, elles demeurent insérées
dans ce qui se présente comme un programme de réforme
radicale. Sous prétexte de dépasser l'alternative
entre réforme et révolution, c'est dans une ambiguïté
opportune que l'on s'installe.
La catastrophe présente est celle d'un monde rendu activement
inhabitable. D'une espèce de ravage méthodique de
tout ce qui demeurait de vivable dans la relation des humains entre
eux et à leurs mondes. Le capitalisme n'aurait pas pu triompher
à l'échelle planétaire sans des techniques
de pouvoir, des techniques proprement politiques - des techniques,
il y en a de toutes sortes, avec ou sans outils, corporelles ou
discursives, érotiques ou culinaires, jusqu'aux disciplines
et aux dispositifs de contrôle ; et cela n'aide en rien de
dénoncer le règne de la technique ». Les techniques
politiques du capitalisme consistent d'abord à briser les
attaches où un groupe trouve les moyens de produire d'un
même mouvement les conditions de sa subsistance et celles
de son existence. A séparer les communautés humaines
des choses innombrables, pierres et métaux, plantes, arbres
aux mille usages, dieux, djinns, animaux sauvages ou apprivoisés,
médecines et substances psycho-actives, amulettes, machines,
et tous les autres êtres en relation avec lesquels les groupes
humains constituent des mondes.
Ruiner toute communauté, séparer les groupes de leurs
moyens d'existence et des savoirs qui y sont liés : c'est
la raison politique qui commande l'incursion de la médiation
marchande dans tous les rapports. Comme il a fallu liquider les
sorcières, c'est-à-dire à la fois les savoirs
médicinaux et les passages entre les règnes qu'elles
faisaient exister, il faut aujourd'hui que les paysans renoncent
à semer leurs propres semences, afin d'assurer la mainmise
des multinationales de l'agroalimentaire et autres organismes de
gestion des politiques agricoles.
Ces techniques politiques du capitalisme, les métropoles
contemporaines en forment les points de concentration maximale.
Les métropoles sont ce milieu où il n'y a presque
rien que l'on puisse, à la fin, se réapproprier. Un
milieu dans lequel tout est fait pour que l'humain se rapporte seulement
à lui-même, se produise séparément des
autres formes d'existence, les côtoie ou les utilise sans
jamais les rencontrer.
Sur fond de cette séparation, et pour la rendre durable,
on s'est appliqué à rendre criminelle la plus petite
tentative de passer outre les rapports marchands.
Le champ de la légalité se confond depuis longtemps
avec celui des contraintes multiples à se rendre la vie impossible,
par le salariat ou l'auto-entreprise, le bénévolat
ou le militantisme.
En même temps que ce champ devient toujours plus inhabitable,
on a fait de tout ce qui peut contribuer à rendre la vie
possible un crime.
Là où les activistes clament « No one is illegal
», il faut reconnaître exactement l'inverse : une existence
entièrement légale serait aujourd'hui une existence
entièrement soumise.
Il y a les fraudes au fisc et les emplois fictifs, les délits
d'initié et les fausses faillites ; il y a les fraudes au
RMI et les fausses fiches de paye, les arnaques aux APL et les détournements
de subventions, les restaus aux frais de la princesse et les amendes
qu'on fait sauter. Il y a les voyages dans la soute d'un avion pour
franchir une frontière, et les voyages sans ticket pour faire
un trajet en ville ou à l'intérieur d'un pays. La
fraude dans le métro, le vol à l'étalage, sont
les pratiques quotidiennes de milliers de gens dans les métropoles.
Et ce sont des pratiques illégales d'échange de graines
qui ont permis de sauvegarder bien des espèces de plantes.
Il y a des illégalismes plus fonctionnels que d'autres au
système-monde capitaliste. Il y en a qui sont tolérés,
d'autres qui sont encouragés, d'autres enfin qui sont punis.
Un potager improvisé sur un terrain vague aura toutes les
chances de se voir rasé au bulldozer avant la première
récolte.
Si l'on prend en compte la somme des lois d'exception et des règlements
coutumiers qui régissent chacun des espaces que traverse
n'importe qui en un jour, il n'est pas une existence, désormais,
qui puisse être assurée d'impunité. Les lois,
les codes, les décisions de jurisprudence existent qui rendent
toute existence punissable ; il suffirait pour cela qu'ils soient
appliqués à la lettre.
Nous ne sommes pas prêts à parier que là où
croît le désert croît aussi ce qui sauve. Rien
ne peut arriver qui ne commence par une sécession avec tout
ce qui fait croître ce désert.
Nous savons que construire une puissance de quelque ampleur prendra
du temps. Il y a beaucoup de choses que nous ne savons plus faire.
A vrai dire, comme tous les bénéficiaires de la modernisation
et de l'éducation dispensée dans nos contrées
développées, nous ne savons presque rien faire. Même
cueillir des plantes pour en faire non pas un usage décoratif
mais culinaire, ou médical, passe désormais au mieux
pour archaïque au pire pour sympathique.
Nous faisons un constat simple : n'importe qui dispose d'une certaine
quantité de richesses et de savoirs que le simple fait d'habiter
ces contrées du vieux monde rend accessibles, et peut les
communiser.
La question n'est pas de vivre avec ou sans argent, de voler ou
d'acheter, de travailler ou non, mais d'utiliser l'argent que nous
avons à accroître notre autonomie par rapport à
la sphère marchande.
Et si nous préférons voler que travailler, et auto-produire
que voler, ce n'est pas par souci de pureté. C'est parce
que les flux de pouvoir qui doublent les flux de marchandises, la
soumission subjective qui conditionne l'accès à la
survie, sont devenus exorbitants,
Il y aurait bien des manières inappropriées de dire
ce que nous envisageons : nous ne voulons ni partir à la
campagne ni nous réapproprier des savoirs anciens et les
accumuler. Notre affaire n'est pas seulement celle d'une réappropriation
de moyens. Ni non plus celle d'une réappropriation de savoirs.
Si l'on mettait ensemble tous les savoirs et les techniques, toute
l'inventivité déployée dans le champ de l'activisme,
on n'obtiendrait pas un mouvement révolutionnaire. C'est
une question de temporalité. Une question de construire les
conditions où une offensive peut s'alimenter sans s'éteindre,
d'établir les solidarités matérielles qui nous
permettent de tenir.
Nous croyons qu'il n'y a pas de révolution sans constitution
d'une puissance matérielle commune. Nous n'ignorons pas l'anachronisme
de cette croyance.
Nous savons qu'il est trop tôt, et aussi bien, qu'il est
trop tard, c'est pourquoi nous avons le temps.
Nous avons cessé d'attendre.
Proposition IV
Nous situons le Point de renversement, la sortie du désert,
la fin du Capital dans l'intensité du lien que chacun parvient
à établir entre ce qu'il vit et ce qu'il pense. Contre
les tenants du libéralisme existentiel, nous refusons de
voir là une affaire privée, un problème individuel,
une question de caractère. Au contraire, nous partons de
la certitude que ce lien dépend de la construction de mondes
partagés, de la mise en commun de moyens effectifs.
Scolie
CHACUN EST QUOTIDIENNEMENT sommé d'admettre combien la question
de la « relation entre la vie et la pensée »
est naïve, dépassée, et témoigne au fond
d'une pure et simple absence de culture. Nous y voyons un symptôme.
Car cette évidence n'est qu'un effet de la redéfinition
libérale, si fondamentalement moderne, de la distinction
entre le public et le privé. Le libéralisme a posé
en principe que tout devait être toléré, que
tout pouvait être pensé, dès lors que reconnu
comme étant sans conséquence directe au niveau de
la structure de la société, de ses institutions et
du pouvoir d'État. N'importe quelle idée peut être
admise, son expression doit même être favorisée,
dès lors que les règles du jeu social et étatique
sont acceptées. Autrement dit, la liberté de pensée
de l'individu privé doit être totale, sa liberté
de s'exprimer doit en principe l'être tout autant, mais il
ne doit pas vouloir les conséquences de sa pensée
-pour ce qui concerne la vie collective.
Le libéralisme a peut-être inventé l'individu,
mais il l'a inventé d'emblée mutilé. L'individu
libéral, qui ne s'exprime jamais mieux, de nos jours, que
dans les mouvements pacifistes et citoyens, est cet être qui
est censé tenir à sa liberté dans l'exacte
mesure où cette liberté n'engage à rien, et
ne cherche surtout pas à s'imposer aux autres. Le précepte
stupide « ma liberté s'arrête où commence
celle des autres » est aujourd'hui reçu comme une vérité
indépassable. Même John Stuart Mill, pourtant l'un
des relais essentiels de la conquête libérale, a noté
qu'une conséquence fâcheuse s'ensuivait : il est permis
de tout désirer, à la seule condition que ce ne soit
pas désiré trop intensément, que ça
ne déborde pas les limites du privé, ou en tout cas
celles de la « libre expression » publique.
Ce que nous appelons libéralisme existentiel, c'est l'adhésion
à une série d'évidences au coeur desquelles
apparaît une essentielle disponibilité du sujet à
la trahison. Nous avons été habitués à
fonctionner dans cette sorte de sous-régime qui nous rend
quittes par avance de l'idée même de trahison. Ce sous-régime
émotionnel est le gage que nous avons accepté comme
garantie de notre devenir-adulte. Avec, pour les plus zélés,
le mirage d'une autarcie affective comme idéal indépassable.
Il n'y a pourtant que trop à trahir pour ceux qui se décident
à garder un lien avec les promesses, portées sans
doute depuis l'enfance, qui continuent de les accompagner.
Parmi les évidences libérales, il y a celle de se
comporter, même à l'égard de ses propres expériences,
comme un propriétaire. C'est pourquoi ne pas se conduire
en individu libéral, c'est d'abord ne pas tenir à
ses propriétés. Ou alors il faut donner un autre sens
à« propriétés » : non plus ce qui
m'appartient en propre, mais ce qui m'attache au monde, et qui à
ce titre ne m'est pas réservé, n'a rien à voir
ni avec une propriété privée ni avec ce qui
est supposé définir une identité (le "
Je suis comme ça" et sa confirmation : « Ça
c'est bien toi ! »). Si nous rejetons l'idée de propriété
individuelle, nous n'avons rien contre les attachements. L'exigence
de l'appropriation ou de la réappropriation se réduit
pour nous à la question de savoir ce qui nous est approprié,
c'est-à-dire adéquat, en termes d'usage, en termes
de besoin, en termes de relation à un lieu, à un moment
de monde.
Le libéralisme existentiel est l'éthique spontanée
adéquate à la social-démocratie envisagée
comme idéal politique. Vous ne serez jamais meilleur citoyen
que lorsque vous serez capable de renier une relation ou un combat
pour garder votre place. Ça n'ira pas toujours sans douleur,
mais c'est précisément là que le libéralisme
existentiel est efficace : il prévoit même les remèdes
aux malaises qu'il génère. Le chèque à
Amnesty, le paquet de café équitable, la manif contre
la dernière guerre, boire Daniel Mermet sont autant de non-actes
déguisés en gestes qui sauvent. Faites exactement
comme d'habitude, c'est-à-dire promenez-vous dans les espaces
livrés et faites-y vos courses, les mêmes que toujours,
mais en plus, en supplément, donnez-vous bonne conscience
; achetez no logo, boycottez Total Fina Elf, cela doit suffire à
vous persuader que l'action politique, au fond, ne demande pas grand-chose,
et que vous aussi, vous êtes capables de vous « engager
». Rien de neuf dans ce commerce d'indulgences, mais la difficulté
se fait sentir de trancher dans la confusion ambiante. La culture
invocatoire de l'autre-monde-possible, la pensée Max Havelaar
laissent peu d'espace pour parler d'éthique autrement que
sur l'étiquette. La multiplication des associations environnementalistes,
humanitaires, « de solidarité » vient opportunément
canaliser le mal-être généralisé et contribue
ainsi à la perpétuation de l'état des choses,
par la valorisation personnelle, la reconnaissance et son lot de
subventions « honnêtement » perçues, par
le culte, en somme, de l'utilité sociale.
Surtout plus d'ennemis. Tout au plus des problèmes, des
abus voire des catastrophes, autant de dangers desquels seuls les
dispositifs du pouvoir peuvent nous protéger.
Si l'obsession des fondateurs du libéralisme était
l'élimination des sectes, c'est parce qu'en elles se joignaient
tous les éléments subjectifs dont la mise au ban formait
la condition d'existence de l'Etat moderne. Pour un sectaire, avant
tout, la vie est exactement ce qui peut se rendre adéquat
à ce qu'une pensée reconnue comme vraie est à
même d'exiger - à savoir, une certaine disposition
à l'égard des choses et des événements
du monde, une façon de ne pas perdre de vue ce qui importe.
Il y a une concomitance entre l'apparition de « la société
» (et de son corrélat : « I'économie »)
et la redéfinition libérale du public et du privé.
La collectivité sectaire est par elle-même une menace
pour ce que désigne le pléonasme « société
libérale ». Et ce dans la mesure où elle est
une forme d'organisation de la sécession. Là résidait
le cauchemar des fondateurs de l'Etat moderne : un pan de collectivité
se détache du tout, ruinant ainsi l'idée d'une unité
sociale. Deux choses que la « société »
ne peut supporter : qu'une pensée puisse être incorporée,
c'est-à-dire qu'elle puisse prendre effet sur une existence
en termes de conduite de vie ou de manière de vivre ; que
cette incorporation puisse être non seulement transmise, mais
partagée, communisée. Il n'en faut pas plus pour que
FON ait pris l'habitude de disqualifier comme « secte »
toute expérience collective hors contrôle.
Partout s'est insérée l'évidence du monde
marchand. Cette évidence est l'instrument le plus opérant
pour déconnecter les buts et les moyens, pour sécréter
ainsi la « vie quotidienne » comme un espace d'existence
qu'il nous incombe seulement de gérer. La vie quotidienne
est ce à quoi nous sommes censés vouloir retourner,
comme à l'acceptation d'une nécessaire et universelle
neutralisation. Elle est la part toujours grandissante de renoncement
à la possibilité d'une joie non différée.
Comme dit un ami : elle est la moyenne de tous nos crimes possibles.
Rares sont les collectivités qui peuvent échapper
au gouffre qui les attend, à savoir l'écrasement sur
l'extrême platitude du réel, la communauté comme
comble de l'intensité moyenne, retour des lents délitements
maladroitement remplis par quelques banals marivaudages.
La neutralisation est une caractéristique essentielle de
la société libérale. Les foyers de neutralisation,
où il est requis qu'aucune émotion ne déborde,
où chacun est tenu de se contenir, tout le monde les connaît
et surtout, tout le monde les vit comme tels : entreprises (mais
qu'est-ce qui, aujourd'hui, n'est pas « entreprise »
?), boîtes de nuit, lieux d'activités sportives, centres
culturels, etc. La véritable question est de savoir pourquoi,
étant entendu que chacun sait à quoi s'en tenir quant
à ces lieux, pourquoi, donc, peuvent-ils être malgré
tout si courus ? Pourquoi vouloir de préférence, toujours
et avant tout le « que rien ne se passe », que rien
n'arrive en tout cas qui serait susceptible de provoquer des ébranlements
trop profonds ? par habitude ? par désespoir ? par cynisme
? Ou encore : parce que l'on peut ainsi éprouver le délice
d'être quelque part tout en n'y étant pas, d'être
là tout en étant essentiellement ailleurs ; parce
qu'ainsi ce que nous sommes au fond serait préservé
au point de n'avoir plus à exister.
Ce sont ces questions « éthiques » qui doivent
avant tout être posées, et surtout, ce sont elles que
nous retrouvons au cœur même de la politique : comment
répondre à la neutralisation affective, à celle
des effets potentiels de pensées décisives ? Et aussi
: comment les sociétés modernes jouent-elles de ces
neutralisations ou plutôt les font jouer comme un rouage essentiel
à leur fonctionnement ? Comment nos dispositions à
l'atténuation relaient-elles en nous et jusque dans nos expériences
collectives l'effectivité matérielle de l'empire ?
L'acceptation de ces neutralisations peut bien sûr aller
de pair avec de grandes intensités de création. Vous
pouvez expérimenter jusqu'à la folie, à condition
d'être une singularité créatrice, et de produire
en public la preuve de cette singularité (les « oeuvres
»). Vous pouvez encore savoir ce que signifie l'ébranlement,
mais à condition de l'éprouver seul, et à la
limite de le transmettre indirectement. Vous serez alors reconnu
comme artiste ou comme penseur, et, pour peu que vous soyez «
engagé », vous pourrez jeter à la mer toutes
les bouteilles que vous voudrez, avec la bonne conscience de qui
voit plus loin et aura prévenu les autres.
Nous avons, comme beaucoup, fait l'expérience de ce que
les affects bloqués dans une « intériorité
» tournent mal : ils peuvent même tourner en symptômes.
Les rigidités que nous observons en nous viennent des cloisons
que chacun s'est cru obligé d'édifier pour marquer
les limites de sa personne, et pour contenir en elle ce qui ne doit
pas déborder. Lorsque, pour une raison ou pour une autre,
ces cloisons viennent à se fissurer et à se briser,
alors, quelque chose arrive, qui peut être effroyable, qui
a peut-être même essentiellement à voir avec
la frayeur, mais une frayeur capable de nous délivrer de
la peur. Toute mise en question des limites individuelles, des frontières
tracées par la civilisation peut s'avérer salvatrice.
Une certaine mise en péril des corps accompagne l'existence
de toute communauté matérielle : lorsque les affects
et les pensées ne sont plus assignables à l'un ou
à l'autre, lorsqu'une circulation s'est comme rétablie,
dans laquelle transitent, indifférents aux individus, affects,
idées, impressions et émotions. Il faut seulement
bien comprendre que la communauté comme telle n'est pas la
solution : c'est sa disparition, partout et tout le temps, qui est
le problème.
Nous ne percevons pas les humains isolés les uns des autres
ni des autres êtres de ce monde ; nous les voyons liés
par de multiples attachements, qu'ils ont appris à dénier.
Cette dénégation permet de bloquer la circulation
affective par laquelle ces multiples attachements sont éprouvés.
Ce blocage, à son tour, est nécessaire pour que l'habitude
soit prise du régime d'intensité le plus neutre, le
plus terne, le plus moyen, celui qui peut faire désirer les
vacances, le retour des repas ou les soirées-détente
comme un bienfait - c'est-à-dire comme quelque chose de tout
aussi neutre, moyen et terne, mais librement décidé.
De ce régime d'intensité, il est vrai très
occidenté, l'ordre impérial se nourrit.
On nous dira : en faisant l'apologie des intensités émotionnelles
expérimentées en commun, vous allez à l'encontre
de ce que les êtres vivants réclament pour vivre, à
savoir la douceur et le calme - d'ailleurs aujourd'hui vendus au
prix fort, comme toute denrée raréfiée. Si
l'on veut dire par là que notre point de vue est incompatible
avec les loisirs autorisés, même les fanatiques des
sports d'hiver pourraient reconnaître que ce ne serait pas
une grande perte, de voir brûler toutes les stations de ski
et de redonner l'espace aux marmottes. En revanche, nous n'avons
rien contre la douceur que tout vivant en tant que vivant porte
avec lui. « Il se pourrait que vivre soit une chose douce
», n'importe quel brin d'herbe le sait mieux que tous les
citoyens du monde.
Proposition V
A toute préoccupation morale, à tout souci de pureté,
nous substituons l'élaboration collective d'une stratégie.
N'est mauvais que ce qui nuit à l'accroissement de notre
puissance. Il appartient à cette résolution de ne
plus distinguer entre économie et politique. La perspective
de former des gangs n'est pas pour nous effrayer ; celle de passer
pour une mafia nous amuse plutôt.
Scolie
ON NOUS A VENDU ce mensonge : ce que nous aurions de plus propre
serait ce qui nous distingue du commun.
Nous faisons l'expérience inverse : toute singularité
s'éprouve dans la manière et dans l'intensité
avec laquelle un être fait exister quelque chose de commun.
Au fond, c'est de là que nous partons, là
que nous nous retrouvons.
Le plus singulier en nous appelle un partage.
Or nous constatons ceci : non seulement ce que nous avons à
partager n'est à l'évidence pas compatible avec l'ordre
dominant, mais celui-ci s'acharne à pourchasser toute forme
de partage dont il n'édicte pas les règles. Dans les
métropoles, par exemple, la caserne, l'hôpital, la
prison, l'asile et la maison de retraite sont les seules formes
admises d'habitation collective. L'état normal est l'isolement
de chacun dans son cube privé C'est là qu'il retourne
invariablement, quelque bouleversantes que soient les rencontres
qu'il fait par ailleurs, les répulsions qu'il éprouve.
Nous avons connu ces conditions d'existence, et jamais nous n'y
reviendrons. Elles nous affaiblissent trop. Nous rendent trop vulnérables.
Nous font dépérir.
L'isolement, dans les « sociétés traditionnelles
», est la peine la plus dure à laquelle on puisse condamner
un membre de la communauté. C'est maintenant la condition
commune. Le reste du désastre suit logiquement.
C'est en vertu de l'idée bornée que chacun se fait
de son chez-soi qu'il paraît naturel de laisser la rue à
la police. ON n'aurait pas pu rendre le monde si résolument
inhabitable ni prétendre contrôler toute socialité
- des marchés aux bars, des entreprises aux backrooms - si
l'ON n'avait préalablement accordé à chacun
le refuge de l'espace privé.
Dans notre fugue hors de conditions d'existence qui nous mutilent,
nous avons trouvé les squats ou plutôt la scène
squat internationale. Dans cette constellation de lieux occupés
où s'expérimentent, quoi qu'on en dise, des formes
d'agrégation collective hors contrôle, nous avons connu,
dans un premier temps, un accroissement de puissance. Nous nous
sommes organisés pour la survie élémentaire
- récup', vol, travaux collectifs, repas en commun, partage
de techniques, de matériel, d'inclinations amoureuses - et
nous avons trouvé des formes d'expression politique concerts,
manifs, action directe, sabotage, tracts.
Puis, peu à peu, nous avons vu ce qui nous entourait se
transformer en milieu et de milieu en scène. Nous avons vu
l'édiction d'une morale se substituer à l'élaboration
d'une stratégie. Nous avons vu des normes se solidifier,
des réputations se construire, des trouvailles se mettre
à fonctionner, et tout devenir si prévisible. L'aventure
collective s'est muée en morne cohabitation.
Une tolérance hostile s'est emparée de tous les rapports.
On s'est arrangé. Et nécessairement, à la fin,
ce qui se figurait être un contre-monde s'est réduit
à n'être plus qu'un reflet du monde dominant : les
mêmes jeux de valorisation personnelle sur le terrain du vol,
de la baston, de la correction politique ou de la radicalité
-, le même libéralisme sordide dans la vie affective,
les mêmes soucis de territoire, de mainmise, la même
scission entre vie quotidienne et activité politique, les
mêmes paranoïas identitaires. Avec, pour les plus chanceux,
le luxe de fuir périodiquement sa misère locale en
la portant ailleurs, là où elle est encore exotique.
Nous n'imputons pas ces faiblesses à la forme squat. Nous
ne la renions ni ne la désertons. Nous disons que squatter
n'aura à nouveau un sens pour nous qu'à condition
de s'entendre sur les bases du partage dans lequel nous sommes engagés.
Dans les squats comme ailleurs, la confection collective d'une stratégie
est la seule alternative au repli sur une identité, à
l'intégration ou au ghetto.
En matière de stratégie, nous retenons toutes les
leçons de la « tradition des vaincus ».
Nous nous souvenons des débuts du mouvement ouvrier.
Ils nous sont proches.
Parce que ce qui fut mis en oeuvre dans sa phase initiale se rapporte
directement à ce que nous vivons, à ce que nous voulons
aujourd'hui mettre en oeuvre.
La constitution en force de ce qui allait être appelé
« mouvement ouvrier » a d'abord reposé sur le
partage de pratiques criminelles. Les caisses noires de solidarité
en cas de grève, les sabotages, les sociétés
secrètes, la violence de classe, les premières formes
de mutualisation visant à sortir de la débrouille
individuelle se sont développées en toute conscience
de leur caractère illégal, de leur antagonisme.
C'est aux Etats-Unis que l'indistinction entre formes d'organisation
ouvrières et criminalité organisée fut la plus
tangible. La puissance des prolétaires américains
au début de l'ère industrielle tenait au développement,
au sein de la communauté des travailleurs, d'une force de
destruction et de représailles contre le Capital autant qu'à
l'existence de solidarités clandestines. La réversibilité
constante du travailleur en malfaiteur appelait en réponse
un contrôle systématique, la « moralisation »
de toute forme d'organisation autonome. ON marginalisa comme gang
tout ce qui excédait l'idéal de l'honnête travailleur.
Jusqu'à obtenir la mafia d'un côté et, de l'autre,
les syndicats, tous deux produits d'une amputation réciproque.
En Europe, l'intégration des formes d'organisation ouvrières
à l'appareil de gestion étatique - fondement de la
social-démocratie - fut payée du renoncement à
assumer la moindre capacité de nuisance. Ici aussi, l'émergence
du mouvement ouvrier relevait de solidarités matérielles,
d'un urgent besoin de communisme. Les « maisons du peuple
» furent les derniers refuges de cette indistinction entre
nécessités de communisation immédiate et nécessités
stratégiques liées à la mise en oeuvre du processus
révolutionnaire. Le « mouvement ouvrier » s'est
ensuite développé comme progressive séparation
entre le courant coopératif, niche économique coupée
de sa raison d'être stratégique, et, par ailleurs,
des formes politiques et syndicales projetées sur le terrain
du parlementarisme, de la cogestion. C'est de l'abandon de toute
visée sécessionniste qu'est née cette absurdité
- la gauche. Le comble en est atteint quand des syndicalistes dénoncent
le recours à la violence, clamant à qui veut l'entendre
qu'ils collaboreront avec les flics pour maîtriser les casseurs.
Le raidissement policier des Etats dans les dernières années
prouve seulement ceci : que les sociétés occidentales
ont perdu toute force d'agrégation. Elles ne font plus que
gérer leur inéluctable décomposition. C'est-à-dire,
essentiellement, empêcher toute réagrégation,
pulvériser tout ce qui émerge.
Tout ce qui déserte.
Tout ce qui sort du rang.
Mais rien n'y fait. L'état de ruine intérieure de
ces sociétés laisse apparaître un nombre croissant
de lézardes. Le ravalement continu des apparences n'y peut
rien : là, des mondes se forment. Squats, communes, groupuscules,
cités, tous essaient de s'extraire de la désolation
capitaliste. Le plus souvent, ces tentatives avortent ou meurent
d'autarcie, faute d'avoir établi les contacts, les solidarités
appropriées. Faute aussi de se percevoir comme partie prenante
dans la guerre civile mondiale.
Mais toutes ces réagrégations ne sont encore rien
au regard du désir de masse, du désir sans cesse ajourné
de tout lâcher. De partir.
En dix ans, entre deux recensements, cent mille personnes ont disparu
en Grande-Bretagne. lis ont pris un camion, un ticket, des acides
ou le maquis. Ils se sont désaffiliés. Ils sont partis.
Nous aurions aimé, dans notre désaffiliation, avoir
un endroit à rallier, un parti à prendre, une direction
à emprunter.
Beaucoup, qui partent, se perdent. Et n'arrivent jamais.
Notre stratégie est donc la suivante : établir dès
maintenant un ensemble de foyers de désertion, de pôles
de sécession, de points de ralliement. Pour les fugueurs.
Pour ceux qui partent. Un ensemble de lieux où se soustraire
à l'empire d'une civilisation qui va au gouffre.
Il s'agit de se donner les moyens, de trouver l'échelle
où peuvent se résoudre l'ensemble des questions qui,
posées à chacun séparément, acculent
à la dépression. Comment se défaire des dépendances
qui nous affaiblissent ? Comment s'organiser pour ne plus travailler
? Comment s'établir hors de la toxicité des métropoles
sans pour autant « partir à la campagne » ? Comment
arrêter les centrales nucléaires ? Comment faire pour
n'être pas forcé d'avoir recours au broyage psychiatrique
lorsqu'un ami en vient à la folie, aux remèdes grossiers
de la médecine mécaniste lorsqu'il tombe malade ?
Comment vivre ensemble sans s'écraser mutuellement ? Comment
accueillir la mort d'un camarade ? Comment ruiner l'empire ?
Nous connaissons notre faiblesse : nous sommes nés et nous
avons grandi dans des sociétés pacifiées, comme
dissoutes. Nous n'avons pas eu l'occasion d'acquérir cette
consistance que donnent les moments d'intense confrontation collective.
Ni les savoirs qui leur sont liés. Nous avons une éducation
politique à mûrir ensemble. Une éducation théorique
et pratique.
Pour cela, nous avons besoin de lieux. De lieux où s'organiser,
où partager et développer les techniques requises.
Où s'exercer au maniement de tout ce qui pourra se révéler
nécessaire. Où coopérer. Si elle n'avait renoncé
à toute perspective politique, l'expérimentation du
Bauhaus, avec tout ce qu'elle contenait de matérialité
et de rigueur, évoquerait l'idée que nous nous faisons
d'espaces-temps aménagés pour la transmission de savoirs
et d'expériences. Les Black Panthers aussi se dotèrent
de tels lieux, à quoi ils ajoutèrent leur capacité
politico-militaire, les dix mille déjeuners gratuits qu'ils
distribuaient chaque jour, leur presse autonome. Bientôt,
ils formèrent une menace si tangible pour le pouvoir que
FON dut envoyer les services spéciaux pour les massacrer.
Quiconque se constitue ainsi en force sait qu'il devient un parti
dans le déroulement mondial des hostilités. La question
du recours ou du renoncement à « la violence »
n'est pas de celles qui se posent pour un tel parti. Et le pacifisme
lui-même nous apparaît plutôt comme une arme supplémentaire
au service de l'empire, à côté des contingents
de CRS et de journalistes. Les considérations qui doivent
nous occuper portent sur les conditions du conflit asymétrique
qui nous est imposé, sur les modes d'apparition et d'effacement
adéquats à chacune de nos pratiques. La manifestation,
l'action à visage découvert, la protestation indignée
sont des formes de lutte inadéquates au régime de
domination actuel, le renforcent même, en nourrissant d'informations
mises à jour ses systèmes de contrôle. Il paraîtra
judicieux, par ailleurs, au vu de la friabilité des subjectivités
contemporaines, même de nos dirigeants, mais au vu aussi du
pathos larmoyant dont on a réussi à entourer la mort
du moindre citoyen, de s'attaquer plutôt aux dispositifs matériels
qu'aux hommes qui leur donnent un visage. Cela par souci stratégique.
Aussi bien, c'est vers les formes d'opération propres à
toutes les guérillas qu'il nous faut nous tourner : sabotages
anonymes, actions non revendiquées, recours à des
techniques aisément appropriables, contre-attaques ciblées.
Il n'y a pas de question morale de la façon dont nous nous
procurons nos moyens de vivre et de lutter, mais une question tactique
des moyens que nous nous donnons et de l'usage que nous en faisons.
« La manifestation du capitalisme dans nos vies, c'est la
tristesse », disait une amie.
Il s'agit d'établir les conditions matérielles d'une
disponibilité partagée à la joie.
Proposition VI
D'un côté, nous voulons vivre le communisme ; de l'autre,
nous voulons répandre l'anarchie.
Scolie
L'ÉPOQUE QUE NOUS TRAVERSONS est celle de la plus extrême
séparation. La normalité dépressive des métropoles,
leurs foules solitaires expriment l'impossible utopie d'une société
d'atomes.
La plus extrême séparation enseigne le sens du mot
« communisme ».
Le communisme n'est pas un système politique ou économique.
Le communisme se passe très bien de Marx. Le communisme se
fout de l'URSS. Et l'on ne pourrait s'expliquer que l'ON fasse mine
depuis cinquante ans, chaque décennie, de découvrir
les crimes de Staline pour s'écrier « Voyez ce que
c'est le communisme ! », si l'ON ne pressentait qu'en réalité
tout nous y pousse.
Le seul argument qui ait jamais tenu contre le communisme, c'était
que l'on n'en n'avait pas besoin. Et certes, pour bornés
qu'il soient, il y avait bien encore, jusqu'à une date récente,
çà et là, des choses, des langages, des pensées,
des lieux, communs, qui subsistaient ; assez en tout cas pour ne
pas dépérir. Il y avait des mondes, et ceux-ci étaient
peuplés. Le refus de penser, le refus de se poser la question
du communisme, avait ses arguments, des arguments pratiques. Ils
ont été balayés. Les années 80, les
années 80 telles qu'elles perdurent, restent en France comme
le repère traumatique de cette ultime purge. Depuis lors,
tous les rapports sociaux sont devenus souffrance. Jusqu'à
rendre toute anesthésie, tout isolement, préférables.
En un sens, c'est le libéralisme existentiel qui nous accule
au communisme, par l'excès même de son triomphe.
La question communiste porte sur l'élaboration de notre
rapport au monde, aux êtres, à nous-mêmes. Elle
porte sur l'élaboration du jeu entre les différents
mondes, de la communication entre eux' Non sur l'unification de
l'espace planétaire, mais sur l'instauration du sensible,
c'est-à-dire de la pluralité des mondes. En ce sens,
le communisme n'est pas l'extinction de toute conflictualité,
ne décrit pas un état final de la société
après quoi tout est dit. Car c'est par le conflit, aussi,
que les mondes communiquent. « Dans la société
bourgeoise, où les différences entre les hommes ne
sont que des différences qui ne tiennent pas à l'homme
même, ce sont justement les vraies différences, les
différences de qualité qui ne sont pas retenues. Le
communiste ne veut pas construire une âme collective. Il veut
réaliser une société où les fausses
différences soient liquidées. Et ces fausses différences
liquidées, ouvrir toutes leurs possibilités aux différences
vraies. » Ainsi parlait un vieil ami.
Il est évident, par exemple, que l'ON a prétendu
trancher la question de ce qui m'est approprié, de ce dont
j'ai besoin, de ce qui fait partie de mon monde, par la seule fiction
policière de la propriété légale, de
ce qui est à moi. Une chose m'est propre dans la mesure où
elle rentre dans le domaine de mes usages, et non en vertu de quelque
titre juridique. La propriété légale n'a d'autre
réalité, en fin de compte, que les forces qui la protègent.
La question du communisme est donc d'un côté de supprimer
la police, et de l'autre d'élaborer entre ceux qui vivent
ensemble des modes de partage, des usages. C'est cette question
que l'ON élude chaque jour au fil des « ça me
soûle !", des « te prends pas la tête ! ».
Le communisme, certes, n'est pas donné. Il est à penser,
il est à faire. Aussi bien, tout ce qui se prononce contre
lui se ramène-t-il le plus souvent à l'expression
de la fatigue. « Mais jamais vous n'y parviendrez... Ça
ne peut pas marcher... Les hommes sont ce qu'ils sont... Et puis,
c'est déjà suffisamment dur de vivre sa vie... L'énergie
est finie, on ne peut pas tout faire. » Mais la fatigue n'est
pas un argument. C'est un état.
Le communisme, donc, part de l'expérience du partage. Et
d'abord du partage de nos besoins. Le besoin n'est pas ce à
quoi les dispositifs capitalistes nous ont accoutumés. Le
besoin n'est jamais besoin de chose sans être dans le même
temps besoin de monde. Chacun de nos besoins nous lie, par-delà
toute honte, à tout ce qui l'éprouve. Le besoin n'est
que le nom de la relation par quoi un certain être sensible
fait exister tel ou tel élément de son monde. C'est
pourquoi ceux qui n'ont pas de monde - les subjectivités
métropolitaines, par exemple - n'ont aussi que des caprices.
Et c'est pourquoi le capitalisme, là où il satisfait
pourtant comme aucun autre le besoin de choses, ne répand
universellement que l'insatisfaction : car pour ce faire, il doit
détruire les mondes.
Par communisme, nous entendons une certaine discipline de l'attention.
La pratique du communisme, telle que nous la vivons, nous l'appelons
« Le Parti ». Lorsque nous parvenons à dépasser
ensemble un obstacle ou que nous atteignons un niveau supérieur
de partage, nous nous disons que nous « construisons le Parti
». Certainement que d'autres, que nous ne connaissons pas
encore, construisent aussi le Parti, ailleurs. Cet appel leur est
adressé. Aucune expérience du communisme, dans l'époque
présente, ne peut survivre sans s'organiser, se lier à
d'autres, se mettre en crise, livrer la guerre. « Parce que
les oasis qui dispensent la vie sont anéanties lorsque nous
y cherchons refuge. »
Tel que nous l'appréhendons, le processus d'instauration
du communisme ne peut prendre la forme que d'un ensemble d'actes
de communisation, de mise en commun de tel ou tel espace, tel ou
tel engin, tel ou tel savoir. C'est-à-dire de l'élaboration
du mode de partage qui leur est attaché. Tel que
Soumis par errance Anonyme, samedi, 10/04/2004 - 10:51 sur http://www.cmaq.net/fr/
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