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Date: 16 Février 2004
Subject: Et si l'humain valait l'homme ?
Et si l'humain valait l'homme ?
Antisexisme et antispécisme : rapport d'un dominant
A Lyon, une bonne partie des hommes qui se veulent lutter contre
le sexisme sont également antispécistes, et voient
des liens entre ces deux engagements. C'est aussi mon cas. Mais
si vous-même n'êtes pas lyonnais-e, militant-e, vous
ne savez peut-être pas ce qu'est l'antispécisme. Je
vais donc présenter brièvement ce dont il s'agit.
L'antispécisme, mais qu'est-ce donc ?
Je suis partisan de l'égalité animale ; je pense
que l'idée d'égalité seulement humaine est
indéfendable, que rien ne justifie de ne pas considérer
de façon égale au nôtre l'intérêt
individuel à jouir au mieux de sa vie d'un être d'une
autre espèce. Je suis opposé au spécisme. Le
mot se base sur la notion d'espèce, par analogie avec les
mots racisme ou sexisme : c'est la discrimination fondée
sur le critère arbitraire de l'appartenance d'espèce
des individus. Le mouvement antispéciste, ou mouvement de
libération animale ou bien encore pour l'égalité
animale, affirme que les appartenances à des catégories
biologiques (d'espèce, de race, de sexe, d'âge,) sont
non pertinentes pour décider quelle considération
accorder aux désirs d'un individu (elles n'entretiennent
aucun lien logique avec la question), et servent simplement de prétextes
idéologiques à la discrimination et la domination,
selon un processus commun qui consiste à invoquer "la
Nature" pour se légitimer.
L'antispécisme est donc un mouvement - très récent
en France, puisqu'il a moins de dix ans - qui réclame l'égalité
pour tous les êtres qui ont des intérêts à
défendre (1), c'est-à-dire tous les êtres capables
de souffrir et d'éprouver du plaisir : tous ceux dont la
vie dès lors peut se passer bien ou mal et dont on peut dire
qu'elle leur importe. A l'heure actuelle, on sait que cela concerne
au moins les individus animaux vertébrés. Une conséquence
immédiate est qu'utiliser ces individus sensibles pour s'en
nourrir est injustifiable. C'est surtout la pratique de consommation
de poisson, de viande, d'¦ufs et de lait qui cause le plus
de souffrances, et les victimes se chiffrent par milliards, chaque
année, pour un seul pays comme la France.
Quelques difficultés
Depuis le début des années 90, le mouvement antispéciste
se développe surtout dans les milieux libertaires, essentiellement
parmi les jeunes. Les groupes non mixtes d'hommes d'inspiration
politique (2) sont également nouveaux dans ces milieux (ils
y "accompagnent" le renouveau du féminisme) et
beaucoup de militants lyonnais ont découvert simultanément
antispécisme et antisexisme. Bien que composant une sorte
de "gauche radicale", nous avons en commun de ne pas croire
en un Grand Soir ni en une Terre Promise ; par contre, nous importe
ce que nous subissons mais aussi ce que nous imposons à d'autres,
ici et maintenant. Souvent, au début avec beaucoup de naïveté
sur nos capacités de changer les choses et de changer nous-mêmes,
sur l'étendue des révolutions nécessaires,
sur ce que cela peut nous coûter, et du coup - parfois - sur
notre volonté même de réellement changer. Mais
nous sommes en mouvement,
Pour un homme, engagements antispéciste et antisexiste signifient
tous deux intervenir contre la domination à partir de sa
position de dominant. Situation paradoxale de laquelle découlent
quelques problèmes :
- Cela présente le danger de parler à la place des
dominé-e-s, en leur nom, mais finalement une fois de plus
contre leurs intérêts réels. Cela engage de
ce fait à se pencher très sérieusement sur
ce que vivent les dominé-e-s, aller à la découverte
de leur monde, cesser de considérer mon monde de dominant
comme étant le monde. Et, lorsque c'est possible, à
leur demander au moins leur avis.
- C'est aussi vouloir garder bonne conscience, ce qui peut vite
mener à ne plus agir que dans un esprit de déculpabilisation,
de démonisation des autres et angélisation de soi-même,
etc.
- Antispécisme ou antisexisme me placent dans une position
similaire par rapport aux autres hommes (ou aux autres humain-e-s,
dans le cas de l'antispécisme) : rompre le consensus, la
solidarité des dominants, leur complicité, signifie
prendre des risques. L'antispécisme se heurte à des
violences qui rappellent le harcèlement dont le féminisme
est également l'objet : le ridicule, le refus de discuter,
le déni, la déformation des propos, la diffamation,
l'agression et parfois la violence physique. Sans m'appesantir,
je veux souligner que cette violence très réelle est
une des principales raisons qui freinent le développement
des mouvements de refus des dominations.
De façon générale, celui qui prend parti pour
les dominé-e-s hérite plus ou moins du mépris
dont ils ou elles sont victimes. L'homme antisexiste sera par exemple
ramené à une figure de couillon qui se fait avoir
par les filles. L'homme végétarien sera également
ramené à une figure de non-dominant (c'est-à-dire,
une figure féminine) : on le targue de sensiblerie, Dans
les deux cas, l'engagement contre la domination est perçu
comme une privation (d'usage sexuel ou bien de consommation carnée)
; privation, abstinence, ascétisme sont alors opposés
à la jouissance de celui qui a compris la Vie et la loi de
Nature : la prédation, la loi du plus fort, l'utilisation
des autres, L'homme qui ne participe pas des blagues sexistes des
autres hommes passe au mieux pour un triste sire, "cul serré"
et moraliste, Si, au-delà du simple boycott personnel, nous
nous désolidarisons de façon marquée ou en
intervenant activement, nous sommes perçus comme traîtres
et risquons alors parfois très réellement de prendre
des coups.
- Enfin, remettre en question la domination, c'est aussi interroger
mon rapport, masculin, à la domination.
Ce rapport est en effet un rapport de genre : le recours à
la violence, l'utilisation de l'autre au profit matériel
et identitaire de son propre groupe semblent avant tout des pratiques
masculines. Le rapport meurtrier à l'animal, de consommation
de sa chair, paraît de prime abord concerner pareillement
l'ensemble des humain-e-s ; pourtant, on s'aperçoit que les
pratiques sont différenciées : par exemple, lorsqu'elles
en consomment, les femmes "choisissent" plutôt les
viandes blanches ou "le" poisson, alors que les hommes
se jettent plutôt sur les viandes rouges, à plus grande
valeur symbolique de violence et de domination (3). Les quantités
consommées par les femmes sont d'autre part généralement
moindres.
Mais les femmes semblent aussi plus nombreuses que les hommes à
refuser carrément cette consommation de viande ou de poisson
; elles présentent leur motivation souvent comme purement
personnelle ("la viande me dégoûte"), mais
il me semble plausible qu'il s'agisse alors d'éluder cet
aspect éthique et politique qui ne manque pas de nous exposer
sinon à des réactions agressives (4). Les hommes,
par contre, semblent tenir bien plus fortement à continuer
à manger d'autres animaux ,
Pourquoi les femmes se montrent-elles plus sensibles à la
question animale ? Manque d'attrait pour la violence, en conséquence
d'une mise hors-jeu des circuits de la domination, qui restent prérogative
masculine ? Plus grande capacité à s'identifier aux
autres, à compatir ? Peut-être, mais attention aux
affirmations différentialistes / naturalisantes, La moindre
consommation de viande des femmes, ou leur répulsion, dénote
certainement leur place dominée ou subordonnée dans
le système "patriarcal" (hétéroviriarcal,
plutôt), mais peut-être aussi une attitude, consciente
ou non, de solidarité envers les autres dominé-e-s.
Ne serait-ce que parce qu'elles subissent, sous le regard des hommes
et dans leur discours, une certaine animalisation,
Le masculin et l'humain, et l'instrumentalisation des corps
(*)
Quel lien le regard des hommes sur les femmes entretient-il avec
le regard des humain-e-s sur les autres animaux, et comment dans
les deux cas le rapport symbolique de la domination est un rapport
d'instrumentalisation du corps ? Ce sont des féministes,
il me semble, qui les premières ont abordé ce sujet.
C'est sur ce thème, par exemple, que Carol Adams a centré
son Sexual Politics of Meat (6).
Les individus qui sont propriété d'autrui, qui sont
approprié-e-s, sont perçu-e-s comme des choses par
les propriétaires (7). Animaux et femmes, tout comme autrefois
les esclaves, sont fondamentalement appréhendé-e-s
comme corps : ils et elles sont détaillé-e-s, disséqué-e-s
du regard, en fonction de l'usage qu'on en veut faire. C'est qu'ils
et elles sont directement utilisé-e-s comme corps.
Si l'humain contemporain se perçoit comme ayant un corps,
qu'il possède et dont il use, il perçoit par contre
l'animal comme étant un corps. C'est l'argumentaire de l'humanisme
dès les XVe et XVIe siècles : parce qu'ils sont doués
de conscience et de raison, les hommes maîtrisent leur corps,
le disciplinent et le civilisent. Par là-même, contrairement
aux femmes, aux enfants, aux "sauvages" et aux animaux
qui sont les jouets des instincts et des pulsions corporelles, ils
possèdent leur corps et le soumettent. Les premiers sont
propriétaires (8), d'eux-mêmes et du monde, les second-e-s
sont approprié-e-s / appropriables, puisque livré-e-s
sans cela à leurs (bas) instincts. Cette différence
est socialement fondamentale, puisqu'elle détermine qui "passera
à la casserole" et qui décidera de "à
quelle sauce qui sera mangé-e" (9).
Les femmes sont vues comme corps sexuel
Des féministes ont fait remarquer que "l'homme"
se saisit comme ayant un sexe, qu'il possède et dont il use
comme un outil, une arme. Et il perçoit par contre "la
femme" comme étant un sexe (dont il use). Tota mulier
in utero : toute "la femme" trouve son explication dans
son uterus. L'"être" des femmes, c'est leur sexe
: il constitue leur nature, leur vérité, leur destination,
leur fonction, leur essence, leur corps. L'homme, lui, ne saurait
se réduire à son sexe ; il a un sexe, c'est tout (10).
Le regard des hommes hétérosexuels sur les femmes
est un regard réifiant, qui transforme en chose. Un homme
sera regardé comme un être agissant, voulant, sentant.
Une femme sera détaillée dans son physique, ou dans
ses attitudes en tant qu'elles semblent être une émanation
de son corps fondamentalement sexuel. Je cite quelques phrases d'une
très instructive exposition féministe d'affiches de
soirées étudiantes (11) :
"Des jambes, une bouche, des seins, des fesses, L'image de
la femme n'est pas représentée comme un tout, comme
un individu à part entière (c'est le cas de le dire
!) mais comme l'addition ou la segmentation des parties "intéressantes"
de son corps. Ce n'est ici qu'une variante de la représentation
de la femme objet : en tant qu'objet, on peut la découper,
on peut la réduire à une (ou à des) partie(s)
de son corps, qui sont choisies ou isolées parce qu'elles
suffisent à éveiller des fantasmes masculins, ou tout
au moins parce qu'elles intéressent directement l'imaginaire
sexuel des hommes."
Lorsque des hommes sont présentés sur ces affiches,
c'est, en tant que prédateurs : des loups façon Tex
Avery, l'¦il luisant et la babine salivante, guettant la
"créature de rêve". Tout comme des non-humains,
les femmes sont des proies qu'on peut s'approprier, ce qui autorise
toutes les comparaisons imaginables entre drague "amoureuse",
chasse ou braconnage.
Les animaux sont perçus comme corps carné
Puisque je parle du rapport prédateur, revenons-en à
la façon dont nous percevons les animaux. Voilà en
illustration ce qu'en dit Pierre Guénancia :
"La perception du corps de l'animal, de l'animal comme corps,
coïncide avec le sentiment de cette extériorité
infranchissable [que ressentirait "naturellement" l'humain
face à l'animal, ndm]. L'animal donne à voir son corps
comme la seule chose qu'on peut voir de lui. Son corps n'est pas
seulement la découpe matérielle (sic !) de son individualité,
il est le seul objet sur lequel se pose le regard qui est comme
réfléchi par ce corps qu'il observe mais ne traverse
pas. (,) l'homme, d'emblée a un corps. Il n'est pas son corps,
comme l'animal dont c'est pour ainsi dire la carapace et l'identité
même. (12)"
Si le corps des femmes est "sexuel", celui des animaux
(13) est généralement "carné". Bien
souvent, on ne sait même plus si ce qui est nommé est
sa chair ou l'individu en tant que membre d'une catégorie
: "L'animal dans l'alimentation humaine" est le titre
d'un livre consacré à la consomation carnée
; "Du veau" est l'appellation de la chair du veau, comme
"du poisson" est celle de la chair de poissons, etc, Les
animaux domestiques sont tellement identifiés à leur
seule chair que "pour ce qui est des bovins et des moutons,
Henry More, en 1653, est convaincu qu'ils n'ont reçu tout
d'abord la vie que pour conserver la fraîcheur de leur viande
"jusqu'à ce que nous ayons besoin de les manger"(14)."
Ne traduit-on pas "bétail" en anglais par lifestock
?
Les schémas spéciste et sexiste opèrent tous
deux une réduction (?) (15) de l'"autre" au corps.
Si les animaux apparaissent comme de la viande sur pattes, les femmes
ne sont-elles pas tout aussi crûment perçues (par les
hommes) comme des "vagins ou des utérus sur pattes",
pour reprendre l'expression de certaines amies ?
Domination et instrumentalisation
Colette Guillaumin note que la consommation sexuelle est la marque
de l'appropriation d'une femme par un homme : "Lorsqu'on est
une femme et qu'on rencontre après un certain temps un ancien
amant, sa préoccupation principale semble être de coucher
à nouveau avec vous. (,) Ce n'est pas de sexualité
qu'il s'agit ici, ni de "sexe", c'est simplement d'usage
; ce n'est pas de "désir", c'est simplement de
contrôle, comme dans le viol. Si la relation reprend, même
de façon éphémère, elle doit passer
à nouveau par l'usage du corps de la femme (16)."
La sexualité virile - la pénétration - est
consommation sexuelle du corps des femmes. C'est en ce sens qu'on
a pu affirmer que le viol est à la sexualité masculine
ce que la guerre est à la politique ou à l'économie
: "je t'ai baisée" signifie aussi "je t'ai
eue", "c'est toi la perdant-e", et la réciproque
n'existe pas : on dit d'une femme qu'elle est baisée ou qu'elle
baise, mais pas qu'elle baise un homme.
Voici ce qu'analysait Emmanuelle de Lesseps :
"Dans l'utilisation du corps d'un esclave et dans le viol il
y a en commun la consommation de l'autre comme chose." Elle
ajoutait encore ailleurs : "Les femmes sont désignées
au meurtre par la même déshumanisation qui les désigne
au viol : le viol est un degré du meurtre, un degré
dans la chosification d'un être humain dont la limite extrême
est le meurtre. Et la menace toujours sous-jacente, sinon exprimée,
qui permet aux hommes de violer, est celle du meurtre. Tuer quelqu'un
c'est en faire une chose et le "meurtre sadique" n'a pas
d'autre signification que la volonté de transformer totalement
une femme en une chose. C'est la mise en acte du fantasme sexiste
que "les femmes n'ont pas d'âme", déni de
leur être conscient, déni de leur humanité,
déni enfin pour un homme de "la" femme comme sa
SEMBLABLE. Le meurtre "sexuel" (sexiste) comme le meurtre
raciste, ce n'est certes pas le rejet horrifié de la différence,
c'est au contraire le rejet de la similitude humaine, c'est le renvoi
de l'autre à l'état de chose, à la suprême
différence : l'objet inanimé. C'est une différenciation
mise en acte pour nier la similitude, l'"intérêt"
de cette différenciation étant de rendre concevable,
symboliquement et concrètement, la faculté de posséder
d'autres êtres humains ; et ce n'est concevable (et réalisable)
qu'à condition de les décréter "différents",
c'est-à-dire non-humains, objets à prendre, manipuler,
utiliser et ultimement détruire, c'est-à-dire consommer.
Consommé = fini = achevé. Y'a plus. J'ai tout mangé
(17)."
L'instrumentalisation du corps des individus des autres espèces
s'analyse logiquement dans les mêmes termes : "tuer un
animal, c'est en faire une chose : c'est la mise en acte du déni
spéciste de leur être conscient, déni de leur
caractère sensible, déni enfin pour un-e humain-e
de "l'" animal comme son SEMBLABLE."
Manger un animal, c'est l'utiliser radicalement : peut-on nier plus
fondamentalement un être vivant sensible comme individu ayant
des intérêts propres ? Manger un animal, n'est-ce pas
lui signifier symboliquement, et surtout se signifier à soi-même
: "vois-tu, tout ce qui fait ta valeur à mes yeux, c'est
ta pure matière, c'est ton corps mort."
Noëllie Vialles remarque que l'on ne mange la chair que d'animaux
qu'on a préalablement tués (et généralement,
saignés) (18) ; ceux qui meurent de mort naturelle ou de
vieillesse sont très rarement consommés. David Olivier
a par ailleurs montré que le seul trait qui soit commun à
l'ensemble des viandes, ce qui fonde en fait cette catégorie
"viande", c'est ce meurtre qu'il a fallu perpétrer
: le caractère fondamental de la viande, qui justement lui
confère ce charme et ce prestige que n'ont pas les légumes,
c'est la violence commise (19).
Dans notre civilisation qui oppose le corps à l'esprit et
la Nature à l'Humanité comme la brute au civilisé,
le corps reste symbole de la matérialité et de la
naturalité, et dès lors utiliser quelqu'un dans son
corps reste une façon fondamentale de le dévaloriser.
En aucun cas n'est affirmé aussi nettement le fossé
qui sépare "l'Homme" de "l'Animal", et
l'infériorité de ce dernier ; ce qui objective pratiquement
dans notre conscience le mépris des uns et la supériorité
des autres, c'est bien la différence concrète de traitement.
Sous l'Ancien Régime, des bandes de jeunes hommes allaient
violer et maltraiter les veuves et les femmes célibataires,
les femmes isolées (20). Ces agressions jouaient un rôle
initiatique, ouvraient l'accès au statut d'homme adulte ;
sans aller si loin, pensons simplement aux blagues sexistes de nos
contemporains, aux interpellations et harcèlements divers
dans l'espace public (21), L'agression de femmes (ou d'hommes "efféminés")
prouve/fonde notre appartenance commune à la virilité
(22).
Ne doit-on pas penser que le meurtre d'êtres sensibles, autrefois
public et objet de fête collective, et leur consommation,
leur chair trônant au c¦ur du repas, centrale, obligatoire
pour faire honneur à des invités de marque, confirment
parallèlement notre appartenance commune à l'humanité,
notre solidarité et notre complicité ?
Le rapport des genres est un rapport inégalitaire d'exploitation.
La domination des hommes sur les femmes est concrète et matérielle,
puisqu'elle consiste notamment en l'exploitation du travail dit
domestique, de l'ensemble ou presque des tâches liées
à l'élevage des enfants, à la famille, etc.,
travail contraint, gratuit et non reconnu comme tel. Mais, comme
tout système de domination, il a ses symboles, ses marqueurs.
Je pense que l'imposition sexuelle est le symbole par excellence
de la domination masculine. Les genres masculin et féminin
sont construits à partir de la différence des organes
sexuels. La domination d'un genre sur l'autre se marque alors logiquement,
me semble-t-il, par l'imposition d'une pratique au c¦ur de
laquelle se retrouvent ces fameux organes sexuels : la sexualité
(23). Je pense que, parallèlement, le symbole principal de
notre domination sur les autres animaux consiste en la pratique
de les manger (24). D'utiliser leur individualité, non comme
corps-sexe, mais comme corps-chair, comme simple matière.
Car, ce qui est censé nous distinguer absolument des autres
animaux, c'est que nous serions non seulement des corps, des organismes
(comme sont censés l'être les "bêtes"),
mais nous serions avant tout des esprits, des êtres de pensée,
de liberté. Manger des êtres sensibles, n'est-ce pas
justement, dans un tel contexte idéologique, manifester socialement
leur pure corporéïté ?
Pour les dominants, ce sont bien sûr des gains matériels,
mais ce sont aussi des symboles très forts. Pour les dominé-e-s,
ce sont la souffrance, la mort.
Confusion entre usage sexuel et consommation orale
Il existe une forme très rare de violence, qui correspond
au plus fort tabou qui soit dans nos sociétés occidentales
: tuer un-e humain-e pour la manger, le/la traiter en tant que bête.
Le crime de lèse-humanité ne semble pas pouvoir être
plus, consommé : si cela paraît la normalité
même lorsqu'il s'agit d'un non-humain, cela devient une monstruosité
sans précédent lorsque c'est un-e humain-e qui est
ainsi ravalé-e. On ne trouvera pas assez de mots pour qualifier
la folie, la pathologie, l'anormalité bestiale du meurtrier
(qui est toujours un homme). A travers la victime, c'est l'Humanité
qui se sent atteinte. On oublie alors, mal à propos, que
c'est de gynophagie plus souvent que d'anthropophagie dont on devrait
parler : en effet, qu'il s'agisse en France de Issei Sagawa qui
avait mangé une humaine, ou d'autres cas relatés ces
dernières années en Occident, ce sont généralement
des femmes qui sont consommées (25). Les meurtriers sont
fous en ce qu'ils n'usent pas du mode de consommation et de violence
normaux, en ce qu'ils mélangent les genres et les espèces.
Ils ne font simplement qu'aller plus loin que ce que permet la société
et la (faible) humanité reconnue aux femmes. Marina Yaguello
note que parmi les métaphores qui situent les femmes comme
marchandises se trouvent en bonne place celles qui les désignent
comme nourriture : "Une jolie fille est appétissante,
mignonne à croquer, on en mangerait, à défaut,
on se la farcit". Et à propos des prostituées,
elle remarque également : "La métaphore animale
est particulièrement productive. Le thème de la volaille
y est, comme pour la femme en général, central"
. Dans le dictionnaire érotique de Pierre Guiraud (1978)
qu'elle cite plus loin, on trouve aussi pour désigner les
femmes, les termes de "gibier d'amour", de "bête
à con", de "boudin", de "cotelette"
(26),
Il nous faut constater qu'un viol suivi de meurtre ne suscite pas
tant d'émotion, tant s'en faut !, que lorsqu'une femme est
consommée comme viande. On peut penser que lors d'un viol,
c'est seulement la féminité qui est attaquée
à travers la victime, cette fois de manière abusive,
certes, mais comme tout le monde l'attaque sans cesse (27), Par
contre, le mode de consommation employé fait bien de la gynophagie
une attaque des femmes dans leur humanité, et celle-ci, identité
de dominants, est autrement sacralisée que la féminité
!
L'exploitation identitaire des dominé-e-s
Je crois qu'au c¦ur de l'exploitation matérielle
des dominé-e-s on ne peut sous-estimer ce que Ti Grace Atkinson
appelait "cannibalisme métaphysique" (28) : l'exploitation
identitaire. Elle consiste à s'offrir une identité
distinctive et valorisante en retirant conjointement de la valeur
aux êtres à l'encontre desquel-le-s nous nous définissons
: car une valeur n'existe pas seule, un (+) n'a de sens que comparativement
à un (-). On peut penser que la virilité procure d'autant
plus de valeur à ses ressortissants que la féminité
en retire aux femmes, de même que l'humanité n'est
sacralisée qu'à la mesure d'un total mépris
de l'animalité. C'est bien sur un arrière-plan de
mépris général des dominé-e-s que l'encensement
de soi-même en tant que membre d'un groupe dominant peut faire
relief. Dominer signifie " se placer plus haut ".
Lorsque nous faisons souffrir, utilisons un-e autre à notre
propre fin et le/la plions à notre volonté, nous marquons
notre différence : notre prétendue différence
ontologique et la très réelle différence de
statut social, éthique et politique censée en découler.
Nous marquons notre supériorité : l'utilisation de
l'"autre" le/la dévalorise. C'est son utilisation
directe dans son corps qui signe le mieux la domination. Plus la
violence exercée est importante, plus notre supériorité
est assurée ; plus notre volonté s'impose ainsi à
la sienne, plus sa souffrance est grande, plus nous jouissons. La
torture, le meurtre, le viol, et bien sûr la consommation
orale du corps, sont alors des actes qui fonctionnent comme symboles
privilégiés de domination.
Changer de civilisation
Nous remettons ainsi en cause parmi les plus fondamentales de nos
identités : masculine et humaine ; "homme" ne signifie-t-il
d'ailleurs pas "humain", en francophonie ? Ces deux termes
réfèrent en fait, non pas véritablement à
une appartenance biologique, mais bien à un statut social
de dominant légitimé idéologiquement en recourant
à "la Nature". Les identités humaine et
masculine se définissent en opposition avec ce qui est censé
être leur contrepoint : la féminité, l'animalité,
elles-mêmes fortement jumelées dans l'idéologie
patriarcale-spéciste. Virilité et humanité
en appellent à la propriété, la liberté,
l'activité et la responsabilité individuelles, à
une histoire linéaire et de progrès fondé sur
la raison. La naturalité (féminité ou animalité)
réfère par contre à une non-histoire, cyclique
et statique, fondée sur l'immuabilité des "instincts".
Virilité et humanité insistent toutes deux sur l'individualité,
l'affirmation de soi, quand l'animalité ou la féminité
posent une prétendue fonctionnalité naturelle.
L'individu prôné par les identités virile ou
humaine est dominant, se hausse comme une forteresse dans un rapport
de séparation / opposition et dans un rapport de valeur :
il n'a de cesse de se poser en s'opposant, de se poser comme supérieur.
Il appartient à des communautés dominantes (le groupe
des hommes ou l'humanité sont des groupes d'appartenance
pourvoyeurs de valeur et de privilèges matériels),
et doit se battre pour rester en leur sein et ne pas finir "déclassé",
renvoyé socialement à la féminité ou
à l'animalité (ou bien encore, variantes, à
la monstruosité et l'inhumanité), avec tous les risques
que cela entraînerait.
De la même façon que le sexisme structure de façon
violente aussi les rapports entre hommes (par le biais de la violence
homophobe), le spécisme structure les rapports entre humain-e-s
: on est plus ou moins humain-e, donc plus ou moins animal-e selon
divers critères qui, évidemment, varient selon les
sociétés et les époques, les groupes sociaux
et les impératifs politiques du moment (29).
Mais la première raison de lutter contre le spécisme,
contre le sexisme, et contre tous types de discriminations injustes,
ce ne sont pas les quelques conséquences négatives
qui affectent éventuellement les dominants eux-mêmes
; ce sont bien sûr les intérêts des dominé-e-s,
qui sans commune mesure sont fondamentalement niés. Ce sont
eux / elles les premier-e-s concerné-e-s.
Yves Bonnardel
* C'est bien moi qui ai écrit cet article (qui n'engage donc
que moi, comme on dit), mais les réflexions qui suivent ne
résultent certainement pas des analyses d'un seul individu,
mais bien de très nombreuses discussions et de confrontations
avec beaucoup de gens. Je remercie par ailleurs les personnes qui
ont lu cet article, l'ont critiqué, et m'ont entre autres
évité parfois de dire des bêtises.
Notes
(1) Le mouvement pour l'égalité animale est né
en 1975 aux USA, avec la parution de Animal liberation, de Peter
Singer (La libération animale, Grasset, 1993). On peut contacter
la principale revue théorique et militante francophone, Les
Cahiers antispécistes, 20 rue d'Aguesseau, 69007 Lyon.
(2) Je fais comme s'il y en avait beaucoup, alors qu'en trois ans,
il n'y en a eu que trois à Lyon à ma connaissance,
et si ces groupes, qui aujourd'hui n'existent plus et dont aucun
n'a duré plus de quelques mois, ont pu voir passer 20 personnes,
c'est bien le bout du monde ! On voit qu'il ne faudrait pas surestimer
le «mouvement»,
(3) Les viandes blanches ainsi que les espèces des individus
dont c'est la chair (volailles, lapins,) sont d'ailleurs connotées
comme féminines, alors que les viandes rouges (de gros mammifères)
sont nettement marquées comme viriles. En outre, l'élevage
et la mort des premiers est plutôt une tâche féminine,
alors que le meurtre (et, dans de nombreuses autres civilisations,
l'élevage) des seconds est exclusivement une affaire d'homme.
Cf. Colette Méchin, Bêtes à penser, (manque
la fin de la référence) ainsi que mon La consommation
de viande en France : contradictions actuelles, dans les Cahiers
antispécistes n° 13, décembre 1995.
(4) D. Olivier, «C'est horrible», dans les Cahiers antispécistes
n° 6, mars 1993.
(5) Ce sujet reste trop dédaigné des sciences sociales
pour qu'on dispose d'études précises. Les considérations
qui précèdent ne prétendent donc pas à
la certitude sociologique : il s'agit de constatations tirées
de mes expériences personnelles, quotidiennes, sur une dizaine
d'années, néanmoins corroborrées par une étude
menée pendant l'été 1997 par le Centre de recherches
Foch de la Faculté de médecine de Paris V, précisant
que 61% des adhérent-e-s de l'Alliance végétarienne
qui ont répondu à leur questionnaire sont des femmes.
(*) Parce que le sujet est inépuisable et complexe, les lecteurs/lectrices
voudront bien se souvenir que ces analyses restent schématiques.
(6) Un court extrait a été traduit dans le journal
Zarmazones (Paris, 1991), publié par le groupe musical féministe
du même nom. Carol Adams, Sexual Politics of Meat, a feminist-vegetarian
critical theory, Polity Press, 1990.
(7) Cela ne fait que quelques décennies que les femmes ont
juridiquement cessé d'être appropriées. Colette
Guillaumin, Sexe, Race, pratique du pouvoir et idée de Nature,
éd. côté-femmes, Paris, 1992. Je renvoie à
ses formidables analyses pour comprendre la logique de naturalisation
des dominé-e-s.
(8) En fait, usufruitiers : car c'est le corps social dans son ensemble
(ou ceux qui le dirigent) qui est le véritable propriétaire
de chacun-e de ses membres. Les membres, par contre, peuvent se
servir des appropriables comme outils («instruments animés»
disait déjà Aristote des esclaves) ou matières
premières.
(9) Métaphores connues de la domination et de l'exploitation,
notamment sexuelles.
(10) Cf. G. Fournier et E. Reynaud, La sainte virilité, dans
Question féministes n°3, mai 1978. Ce n'est que lorsqu'ils
s'y sentent acculés que les hommes se posent comme déterminés
par leur «nature masculine» : les auteurs de viol parlent
par exemple de rigolade, et ce n'est que s'ils doivent se défendre
qu'ils invoquent des pulsions sexuelles impérieuses. Cf.
D. Welzer-Lang, L'utilité du viol chez les hommes, dans Violence
et masculinité, éd. «,, Montpellier, 1998, p.
72.
(11) Exposition que le Collectif d'Action et de Réflexion
pour l'Égalité des Sexes (CARES) a présentée
à Lyon de février à avril 1995.
(12) Pierre Guénancia, Quelques doutes sur la différence
entre l'homme et l'animal, dans Animalités, revue Milieux
n° 26, p.32 et 33. L'auteur prend parfois pour argent comptant
la vision que donne des animaux un discours humain qui ne saurait
être neutre et qu'il est nécessaire d'analyser politiquement
de près.
(13) Je parle ici des animaux dits de «boucherie», ou
bien de ceux qu'on chasse ou pêche, dont je considère
le cas comme emblématique de notre rapport aux autres animaux
en général - même si ce rapport est sans doute
en (r)évolution. De fait, il existe de nombreuses autres
catégories d'animaux, également appropriés,
mais dont la fonction sociale (la fin qui leur est assignée,
généralement selon leur espèce) peut être
très différente, puisqu'ils peuvent être atrocement
torturés (animaux dits «de laboratoire») comme
gentiment chouchoutés (animaux dits «de compagnie»),
(14) Keith Thomas, Dans le jardin de la nature, La Mutation des
sensibilités en Angleterre à l'époque moderne
(1500-1800), éd. Gallimard, 1985, p. 22.
(15) En fait, il ne s'agit d'une «réduction»
que dans le cadre de pensée de l'idéologie dualiste
patriarcale et humaniste qui pose qu'il y aurait d'une part un corps-matière
(vil et naturel, déterminé) et de l'autre un esprit-âme
(élevé et humain, libre). Si nous refusons la métaphysique
de l'«être» et la différence corps / esprit
pour porter la distinction entre la matière douée
de sensibilité (individu sensible) et la matière inanimée
(matière morte, inanimée ou insensible), il n'y a
plus «réduction» parce qu'il n'y a plus hiérarchie.
(16) C. Guillaumin, op. cit., p. 23.
(17) Emmanuelle de Lesseps, Sexisme et racisme, dans Questions Féministes
n°7, février 1980, pp. 96, 98 et 99.
(18) Noëllie Vialles, Le sang et la chair, les abattoirs des
pays de l'Adour, éd. de la Maison des Sciences de l'Homme,
coll. Ethnologie de France, Paris, 1987.
(19) D. Olivier, Le goût et le meurtre, dans les Cahiers antispécistes
n°9 (janvier 1994).
(20) Cf. (sous la direction de ) G. Duby et M. Perrot, Histoire
des femmes, éd. Plon, 1991, T. 2, Le Moyen-âge, «Contraintes
et libertés (1250-1500)» de Claudia Orpitz.
(21) Cf. par exemple Sport et virilisme, éd. Quasimodo &
fils, 1999.
(22) M. Dorais, P. Dutey et D. Welzer-Lang, La peur de l'autre en
soi. Du sexisme à l'homophobie, éd. VLB, Montréal,
1994.
(23) Il s'agit du propre point de vue du dominant ; pour quiconque
violenté-e, il ne s'agira certainement pas de sexualité,
mais purement de violence et d'humiliation. (D. Welzer-Lang, op.
cit., p. 68).
(24) C'est la thèse défendue également par
Nick Fiddes, dans Meat: a Natural Symbol (éd. Routledge,
Londres, 1991). Ce livre d'anthropologie est centré sur la
thèse selon laquelle la consommation / non-consommation de
la viande dans nos sociétés dépend de la volonté
/ non-volonté de dominer.
(25) Sur ce sujet non plus, je n'ai pas trouvé d'étude
à laquelle me référer. Il apparaît à
la lecture du n°2 de la revue sensationnaliste Dossiers criminels
(1999), dont un article est consacré aux «tueurs cannibales»,
que ce sont toujours des femmes (éventuellement des prostituées),
ou des enfants, des adolescents «de couleur», bref,
des humain-e-s qui ont statut de dominé-e-s, qui sont les
victimes.
(26) Marina Yaguello, Les mots et les femmes, Petite bibliothèque
Payot/Documents, Paris, 1982.
(27) Pensons aux insultes par lesquelles on traite les hommes de
femmelettes, et les femmes de, femmes (!) : conne, pétasse,
serpillère, salope, Cf. mon Sale bête, sale nègre,
sale gonzesse, dans les Cahiers antispécistes n°12, avril
1995.
(28) Ti Grace Atkinson, Le cannibalisme métaphysique, in
Odyssée d'une Amazone, éd. des Femmes, Paris, 1975,
p.76.
(29) Cf. mon A propos des handicapés, dans la revue Pour
l'égalité animale n° 4, février 1998.
Bibliographie
ADAMS Carol (1990) Sexual Politics of Meat, a feminist-vegetarian
critical theory, Londres: Polity Press [extrait traduit en 1991
dans la revue Zarmazones].
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in Odyssée d'une Amazone, Paris: éd. des Femmes.
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sale gonzesse», Cahiers antispécistes, n° 12, avril.
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: contradictions actuelles», Cahiers antispécistes,
n° 13, décembre.
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in DUBY Georges et PERROT Michèle (sous la dir.), Histoire
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YAGUELLO Marina (1982) Les mots et les femmes, Paris: Petite bibliothèque
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Article paru sur la lsite Cercle Social
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