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Origine : http://www.laviedesidees.fr/Anthropologie-politique-de-la.html
Sur quoi repose l’efficacité de la cure ? Comment
se forme le régime d’autorité des psychanalystes
? En déplaçant son regard vers le champ politique,
l’anthropologie dépeint une autorité tout à
la fois au cœur et en marge de l’espace social.
Recensé : Samuel Lézé, L’Autorité
des psychanalystes, Paris, PUF, 2010. 248 p., 23 €.
Comment parler de l’efficacité de la parole dans la
cure ? On le sait, la réponse de Lévi-Strauss renvoie
à l’efficacité symbolique [1]. Une certaine
perspective anthropologique, inspirant notamment les travaux historiques
d’Henri Ellenberger [2], rapproche la psychothérapie
du chamanisme, ce qui pose évidemment la question de la croyance
du profane envers l’action magique du thérapeute. L’expérience
se donne en effet sur le mode de la conversion et de l’initiation,
voire de l’exercice spirituel. Le questionnement actuel de
la psychanalyse – sur un mode polémique anti-freudien
– pointe notamment cette dimension.
Une cure nommée désir
Samuel Lézé, anthropologue de la santé mentale,
propose dans cet ouvrage stimulant une autre lecture des fondements
de l’autorité des psychanalystes, en repartant des
interrogations jadis posées par Robert Castel [3]. «
Montrer la rationalité sociale de la psychanalyse, quoi qu’on
puisse penser par ailleurs de sa scientificité et de son
efficacité », telle est la ligne directrice courageuse,
et tenue fermement, de Lézé. Il ne s’agira donc
pas de parler de croyance, mais de régime d’autorité
des psychanalystes français en resituant la pratique dans
son écologie et dans le contexte de remise en question de
cette autorité dans la dernière décennie. Si
le travail de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie du bocage vient
en note et à l’esprit, la démarche de l’auteur
est cependant différente, car beaucoup moins empathique.
Au début de son enquête en 1999, l’anthropologue
se heurte à une interrogation systématique de ses
interlocuteurs analystes : « Quel est votre désir ?
» Lézé part en effet de loin – pour lui,
la psychanalyse est une idéologie, une pseudo-science ou
un objet populaire sujet de plaisanterie – et cette distance
est préservée coûte que coûte, ce dont
témoignent les réflexions reprises de son journal
de terrain : « Je souhaite montrer que l’anthropologie
peut entretenir avec la psychanalyse un rapport d’objectivation.
»
L’arrière-champ social et politique de la
psychanalyse
L’anthropologue se doit de travailler un terrain exotique.
Ici le provincial se déplace dans les cabinets parisiens
et lacaniens [4], mais l’essentiel réside plutôt
dans l’extraterritorialité de la psychanalyse. Une
pratique difficile à situer dans l’espace social, qui
est à la fois omniprésente médiatiquement et
dont les acteurs cultivent une forme d’invisibilité,
ce dont témoigne l’imprécision des statistiques
(5 000 praticiens français ?). L’anthropologue de proximité
n’en rencontre pas moins l’inhospitalité, puisqu’il
se refuse à employer les bons « mots de passe ».
L’enquête du non-initié patine. L’anthropologue
s’épuise à négocier perpétuellement
sa place aux frontières de la cure. Sans passer de l’autre
côté, l’enquêteur change certes finalement
de statut, de patient potentiel à médiateur, mais
l’arrière-monde de la psychanalyse reste invisible.
C’est donc dans le champ social et politique que l’anthropologue
décide de déplacer son regard.
La souveraineté freudienne sur « la juridiction des
problèmes personnels » repose, selon Lézé,
sur une légitimité intellectuelle profonde et sur
la réponse concrète apportée par la psychanalyse
dans les champs de la psychiatrie, de la pédiatrie ou de
la psychosomatique. La psychanalyse a été reçue
à la fois comme un discours intellectuel critique et comme
une source d’émancipation individuelle. Mais, au-delà
de ces fondements bien connus, c’est l’organisation
militante charismatique, c’est l’institution non académique,
qui permettent de préserver une autorité tout à
la fois au cœur et en marge de l’espace social. Cette
« dignité » de la psychanalyse qui transparaît
dans l’asymétrie patient-analyste est fondée
sur une éloquence et une présence spécifiques
qui rompent avec le régime de conversation usuelle et soutiennent
l’individu : le « bon » psychanalyste est un corps
et une voix. L’analysant s’affilie en fin de compte
à un mouvement social, sa conversion étant aussi un
acte militant au service de la cause. Dans ce dispositif, la cure
psychanalytique peut être assimilée à un fait
d’organisation politique.
L’autorité des psychanalystes
La souveraineté de la psychanalyse a, selon Samuel Lézé,
perdu de son évidence dans les années 1997-2005, caractérisées
par une séquence de confrontations interprofessionnelles
des psychologues comportementalistes et de certains psychothérapeutes
avec la psychanalyse, puis par une séquence médiatique
bien connue – la part française des « Freud wars
». La démocratie sanitaire montante qui se traduit
par l’intervention accrue d’associations de patients
et de familles au nom de la transparence thérapeutique fragilise
logiquement cette autorité analytique acquise, tout patient
devenant de fait un expert à l’égal des professionnels.
La passe d’armes actuelle sur la question de la prise en charge
de l’autisme n’est qu’une forme exacerbée
de cette mise en cause de l’influence de la psychanalyse dans
le champ de la pédopsychiatrie. Pour Lézé,
« le questionnement des freudiens dans le champ intellectuel
cède la place à une mise en question du freudisme.
En l’espace de moins de dix ans, l’évidence de
la souveraineté de la psychanalyse a donc disparu [...] Sa
modernité n’est plus assurée. Elle risque de
plus en plus de faire figure d’archaïsme plus ou moins
toléré. De révolutionnaire, le discours psychanalytique
peut en effet devenir réactionnaire si la psychanalyse ne
révise pas très largement ses vues sur la famille
et les patients qui forment désormais des acteurs autrement
plus redoutables que les simples critiques lancées par les
représentants du cognitivo comportementalisme. »
Loin des positions du manifeste pour une psychothérapie
démocratique [5], et de la posture d’un Michel Onfray,
les conclusions de cette anthropologie politique formulent en fin
de compte une appréciation nuancée et contextualisée
de la psychanalyse qui, malgré sa fragilisation en ces temps
de rationalisation thérapeutique, conserve une dignité
et une utilité qui fonde sa vitalité française.
L’autorité des psychanalystes reste légitimement
fondée sur la défense de la clinique du sujet contre
sa réduction en cours à un rationalisme asséchant
; elle est en cela un terrain d’avenir pour la société
comme pour l’anthropologue.
par Hervé Guillemain [21-05-2010]
Hervé Guillemain, « Anthropologie politique de la
psychanalyse », La Vie des idées, 21 mai 2010. ISSN
: 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Anthropologie-politique-de-la.html
Notes
[1] C. Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique
», Anthropologie structurale, 1949.
[2] H. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient,
Paris, Fayard, 1994.
[3] R. Castel, Le Psychanalysme, Paris, Maspero, 1973.
[4] Une observation participante de l’auteur dans un hôpital
de jour pour adolescents est la matière d’un article
publié dans F. Fernandez, S. Lézé, H. Marche
(dir.), Le Langage social des émotions. Études sur
les rapports aux corps et à la santé, Anthropos-économica,
2008.
[5] T. Nathan (dir.), La Guerre des psys. Manifeste pour une psychothérapie
démocratique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond,
2006.
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