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Un débat qui provoque débat
Anne Vernet intervient dans la discussion Ariane Mieville / Philippe Corcuff


Date: Fri, 23 Jan 2004
Subject: Correction de mon texte / Débat
From: "Anne Vernet"

Bonjour,

je n'ai pas lu l'article paru dans ContreTemps.
Mais l'échange entre A. Mieville et O. Corcuff ouvre un débat intéressant.

Dans un premier temps, je ferai état d'abord de mon «énervement» à la lecture de l'échange.

A Ariane Mieville qui propose une critique de l'article à P. Corcuff, titrée «Quand les trotskystes veulent devenir libertaires», ce dernier répond par un texte intitulé «Impasses d'un faux débat :

mésaventures de la rhétorique stalinienne au sein du Monde libertaire» qui, d'une part, n'a rien à voir avec le sujet (c'est un règlement de comptes personnel contre Garnier, Janover et le ML) et d'autre part semble renvoyer d'emblée la critique d'A. Mieville à «l'impasse» en question.

Je passerai rapidement sur la distribution de bons et de mauvais points prodigués par P. Corcuff sur la critique, le «bon ton», la mesure d'A. Mieville , comme s'il s'agissait d'un rapport de soutenance : déformation professionnelle sans doute ? Que voilà une «autorité» en l'occurrence bien déplacée de la part d'un libertaire! Contradiction déjà «énervante», donc: entre l'aimable affirmation libertaire de P. Corcuff et, trois fois hélas, son «habitus» (courbette, une fois n'est pas coutume, et c'est pour la bonne cause).

Mais on atteint un sommet lorsque P. Corcuff, décrivant son parcours (PS, Verts, LCR) se mêle «d'expliquer» l'anarchisme, l'identité libertaire, d'en juger, d'en refaire l'histoire et «refonder» l'idéologie, et de la refonder sur l'institutionnel, sa préservation et sa «réforme».

Autrement dit, P. Corcuff apporte ici une nouvelle définition de «l'identité libertaire»: il s'agit, effectivement, de prendre la liberté, au titre de fondamentaux non libertaires (autorité intellectuelle reconnue par l'institution), de redéfinir l'anarchisme selon les critères sociaux-démocrates respectueux de l'institué, autrement dit du pouvoir. Arrêtez-moi si je me trompe.

Alors n'est-il pas un peu normal que de telles postures finissent par appeler la crampe? Tout le monde n'est pas contorsionniste.
Contre la mystification de «l'horizon», ouvrons un arrière-plan.

Je ne répondrai pas au mot-à-mot de chacun des deux protagonistes. Cette manière de faire me déplaît, car elle induit, et certains sont passés maîtres dans cette maîtrise, la dérive du «débat», en le ramenant à l'inter-critique personnelle (de deux paroles émises) faussement «dialectique» sous prétexte de dialogue au mot-à-mot (faut-il rappeler en passant la structure trilogique, et non binaire, de la dialectique?).
Pour en trancher, je dirai que je me reconnais évidemment bien davantage dans les propos d'Ariane Mieville, et que ni les «correctifs» ni les accords apportés à cette position par P. Corcuff ne me convaincquent.
Je voudrais cependant nuancer l'opposition «marxistes contre libertaires» dans laquelle semble se cadrer le débat.
La laisser s'imposer reconduirait, encore, le renvoi de l'anarchisme à ses dérives folkloriques (individualisme, idéalisme, etc.).
Il n'y a pas rejet des fondamentaux «marxiens» de la part de l'anarchisme contemporain.

La FA dans sa déclaration de principe reconnaît la luttedes classes, et non pas seulement la «transformation sociale» que des syndicats comme SUD ou un parti comme la LCR, à ma connaissance, veulent y substituer. Car n'est-ce pas, «transformation sociale», ça veut tout dire et rien dire, et ça ne choque plus le bourgeois. Même Seillières emploie la formule, c'est dire son consensus.

Désolée, mais je préfère la radicalité hargneuse, et certes peu «tolérante» de Garnier et Janover, au flou consensuel racoleur de voix à l'horizon du grand soir électoral. Et puis vient un moment où la «tolérance», hein, ça finit par prendre l'allure d'un baillon en dentelle.
C'est pourquoi je défendrai, en tant qu'anarchiste etanarchosyndicaliste, la référence «marxienne», et je salue en passant l'acharnement (pas consensuel du tout) de Janover à défendre les travaux de Rubel.
Cela ne supplante en aucun cas les références anarchistes stricto sensu (Bakounine, mais pas Proudhon,), bien entendu.

Références marxiennes c'est-à-dire: . lutte des classes, . fétichisme de la marchandise, . exploitation du travail, . sur-détermination sociale de et par l'économie: devenue aujourd'hui sur-détermination également théorique (sinon théologique!), . notion de «l'individu comme construction sociale»: contrairement à «l'individualisme» tant prêché au discrédit de l'anarchisme, celui-ci ne nie pas l'aliénation, l'Entfremdung marxienne, qui constitue «l'individu», mais bien au contraire la combat (en passant, «l'habitus» bourdieusien ne fait que reprendre le concept marxien, pompant au passage l'énorme travail mené sur le sujet par Foucault et Castoriadis, parvenant à dépasser la contradiction grâce à l'apport psychanalytique - sans parler de celui qu'a aussi, avant eux, élaboré Brecht, saltimbanque luxemburgiste, avec le «gestus» - ceci pour remettre quelques pendules à l'heure); . concept du matérialisme historique; . contradiction interne du capitalisme («le capitalisme est contradictoire au sens rigoureux où un individu névrosé l'est: il cherche à réaliser ses objectifs par des moyens qui le contredisent absolument»: Castoriadis, in «Socialisme ou Barbarie» n° 32, 1961).

[P. Corcuff aura beau jeu de dire qu'ici je cite un «trotskyste»: oui, Castoriadis le fut, mais en Grèce, et à 17 ans]
L'anarchisme récuse, en revanche, les concepts «marxistes» (ou plutôt engelsien) de prise du pouvoir et de dictature du prolétariat.
La raison en est simple et logique: l'anarchisme vise l'abolition du salariat (en tant que rapport aliénant), donc consécutivement celle du prolétariat (en tant que classe exploitée par le salariat) autant que celle des exploitants, et non un «renversement» de classes qui s'est d'ailleurs historiquement révélé invalide (URSS, etc.).
«Abolition du salariat» ne signifie pas pour autant «tous patrons» et l'autogestion du capitalisme, comme le prône la mouvance «libertarienne» - qui n'a rien à voir avec les «libertaires» au sens anarchiste ou anarchisant du terme).

Il paraît difficile d'envisager l'abolition du salariat indépendamment de celle du capitalisme, de ses dogmes fondateurs et de ses pratiques.
Consécutivement l'anarchisme récuse l'ordre «démocratique» institué: élections d'une «minorité dirigeante» qui, plus de 2000 ans d'histoire le prouvent inlassablement, se constitue (et s'institue) en aristocratie ou ploutocratie quasi héréditaire de fait, au service d'une domination de classe confisquant les richesses: la «démocratie» actuelle et ses institutions expriment donc parfaitement, dans le champ politique et social, la contradiction «névrotique» du capitalisme - ses objectifs «démocratiques» étant contredits par les moyens mis en ¦uvre: contrôle électoral .

Il y a donc incompatibilité organique entre l'institution démocratique, telle qu'elle est constituée et l'auto-organisation sociale «anarchiste» fondée sur l'autodétermination (individuelle ET collective: reste effectivement à «inventer» l'articulation nécessaire entre les deux niveaux qui ne les subrogeraient pas l'un à l'autre, et nous aurions bien meilleur temps à travailler là-dessus - ce que tente d'ailleurs K L).
Une telle possibilité d'articulation existe, mais elle nécessite évidemment la sortie radicale du système capitaliste et l'abolition de ses fondamentaux (propriété, valeur d'échange, monnaie-symbole) et consécutivement des «institutions» qu'ils génèrent: domination de ceux qui maîtrisent l'accumulation, cycle production-salariat-consommation, patriarcat, violence, pouvoir, autorité, ordre moral...

Le tour de passe-passe bourdieusien (qui, au lieu de sortir un lapin d'un chapeau, escamote le lapin) qui vise à «détacher» l'institué de sa prédétermination économique (sous prétexte«d'économisme») relève de l'escroquerie, intellectuelle et politique, pure et simple.

Pour ce qui me concerne, je n'ai aucun problème de cohérence et aucun état d'âme, à être une anarchiste «marxienne» et à haïr de toutes mes fibres le marxisme INSTITUÉ, celui de l'état comme celui des partis, réformistes ou «révolutionnaires».

L'INSTITUTION marxiste est une aberration: en tant qu'institué, ce marxisme-là a nécessairement besoin pour subsister en tant que tel, de ce qu'il combat (c'est-à-dire le capitalisme et ses institutions): voilà pourquoi toutes les institutions «marxistes» ont échoué et échoueront.
C'est là «la contradiction interne» du marxisme institué. Il ne peut y échapper, exactement comme le capitalisme lui aussi, subit la sienne. L'un et l'autre présentent donc cette même (la même?) structure «névrotique» (pour reprendre «l'image» de Castoriadis).

En conséquence, tout marxisme institué a besoin du capital.
Et, une chose que le capitalisme a aujourd'hui compris, c'est qu'il a besoin du «marxisme institué» - soit dispersé en quelques états (soigneusement contrôlés par l'universalité de la valeur d'échange), soit guignolisé en quelques partis «de gouvernement» prétendument révolutionnaires.
Marxisme et libéralisme «institués» sont aujourd'hui les deux faces du Janus capitalistique.

Ce qui est extrêmement gênant dans l'échange tel qu'il a été «cadré» par la seconde contribution, c'est son enfermement dans le sempiternel piège des «référents» historiques (grands hommes), sa réduction à «l'écart» différentiel négligeable et posé comme petit excursus théorique.
Mais c'est aussi, par là, l'éviction complète de la dimension économique - non en tant que «science», par pitié, évitons cela!, mais en tant que dimension du REEL social imposé: en termes concrets l'exploitation par l'autorité.

Il faut je crois d'urgence ouvrir un ARRIÈRE-PLAN au capitalisme, à son économie, au réel «institué» qu'il détermine, si nous voulons sortir de «l'impasse». Ce qui veut dire ouvrir aussi un arrière-plan au marxisme institué.
Cet arrière-plan, qui seul peut à mon sens guider la prospective d'un changement, doit être nécessairement constitué par l'affirmation que l'abolition du capitalisme et de ses référents est (déjà au moins sur le plan intellectuel) est théoriquement légitime, et par l'effort de donner une forme (ne fût-elle que négative) à cette abolition.

De cela, je crois - en toute logique, et j'ai essayé de le démontrer rapidement - l'anarchisme seul capable et porteur.
Je ne peux en aucun cas souscrire à la mystification de «la fin et des moyens» et de la «troisième voie» soi-disant luxemburgiste que propose Corcuff - tel un «blairisme gauche de gauche». Sans passer en revue les multiples faits et contingences sociaux, humains, qui s'opposent à ce genre d'élaboration, la proposition est intenable intellectuellement. En effet, qu'induit cette distribution commode?


1) Tout simplement que la «fin» serait implicitement «évidente» pour tout le monde et que seuls les «moyens» poseraient problème.
Je ne vois pas du tout en quoi cette «fin», posée comme absolu mais nulle part définie par Corcuff aurait le moindre caractère d'évidence.
Exiger réponse à cette pétition de principe et l'imposer comme essentiel du débat est parfaitement abusif. Les «fins» que vise P. Corcuff sont certainement claires pour lui. Elles ne le sont pas pour nous, et pour le moins nous doutons de nous y reconnaître.

2) Le débat «fins/moyens» suppose évidemment la négation de la praxis (etc'est bien contre cela, ce me semble, que se positionne Luxemburg) et implique la projection d'un but «théorique» que quelques-uns se chargent de penser pour les autres ou, plus exactement, l'idée d'un «horizon» aussi intouchable qu'imprécis, et pour cause: sa réalité n'est autre que celle du pouvoir institué.

3) je m'étonne donc que P. Corcuff, qui se déclare «non-marxiste», reprenne si aisément et crucialement à son compte le pire concept généré par l'idéologie marxo-engelsienne, celle de l'instrumentalisation de la «dialectique révolutionnaire», dans son arrangement du débat «fins/moyens». Le cliché de «l'horizon qui s'éloigne à mesure qu'on croit s'en approcher» éclaire d'ailleurs le peu de validité que Corcuff accorde à ce «débat»: car cette métaphore réactionnaire de l'horizon signe bien l'indépassable clôture (forcément) de l'espace dans lequel on met en scène «la fin», id l'horizon «utopique», et les moyens - marche ou crève).

Or il me semble qu'il est affaire ici de temps, de temps collectif, social-historique (s'il y a une caractéristique à «l'u/topie» c'est précisément la connexion problématique du concept à la réalité temporelle - tout en se disant comme «non-espace», l'utopie est l'analogon de la contradiction induite par la répression: projection autoritaire, elle se figure par un espace dont l'absolue clôture prétend défier le temps ou l'abolir), et non de cet espace néo-platonicien cher à tous les maîtres, où la distribution des rôles et du «gâteau» (espace fermé) entre ceux qui détiennent la pelle à tarte se veut éternellement fixe. La mystification ici est assez grossière.

Il nous faut au contraire sortir absolument de ces truismes. La pseudo dialectique des fins et des moyens, id. des objectifs et des «obligations de résultats», des «plans» et de leur réalisation, est elle aussi expressivement une pratique symptôme de la «névrose» capitaliste: elle induit la rupture entre la conscience et l'acte, paralyse la praxis et institue la domination de «modèles» qui n'ont de théoriques que le nom.
Nous ne pouvons je crois, dans un premier temps tout au moins, tenter de «penser le temps» (et d'en partager la pensée) que par la négation .

Il y a un énorme travail de «pensée négative» (au-delà de la «déconstruction» postmodenre) à réaliser: débusquer tout ce que la pensée construite, instituée, oppose au temps, c'est-à-dire à la praxis collective, les mystifie et les nie. Et en y associant, dans la pratique, l'arrachement des richesses et des privilèges par tous les moyens possibles, je veux dire par là d'abord en cessant de perdre du temps à justifier l'action par des discours «théorico-technocratiques» et autres pièges de «jeux de langage» (là, oui, mais là seulement) dont on sait bien l'inutilité puisque de toute évidence, aucun discours n'a jamais persuadé un patron de céder à ceux qu'il exploite, mais le rapport de force, si.

Je préfère penser, pour ma part, que le système d'organisation capitalistique (privé ou d'état, de marché ou «collectivisé») a fait son temps, qu'il est anthropologiquement délétère - comme tout système institué d'organisation parvenu à son terme. La mondialisation et sa clôture, menacées d'exploser sous la pression de la «synchronicité» désormais universelle (info-com) devraient nous mettre la puce à l'oreille et nous inciter urgemment à cesser de penser selon l'espace mental du XIXe siècle si nous ne voulons pas d'un néo-féodalisme («marxiste» ou pas, on s'en fout).
Je préfère poser la nécessité de réfléchir, d'informer, de démontrer, de rendre conceptualisables, légitimes et praticables la sortie radicale du capitalisme et son abolition - plutôt que les vains «débats» de stratégie politicienne - sous prétexte qu'il n'y aurait plus d'autre issue - imprécisément théorisée - pour la même raison d'absence d'arrière-plan.

En conclusion: on peut «se dire» libertaire et militer à la LCR, oui, mais on ne peut être anarchiste ET «social-démocrate».
Ce qui revient à dire qu'en ce cas, le terme «libertaire» n'est qu'un masque de l'autorité.

Tout comme les milliers de jeunes niais américains «s'auto-organisent» si libertairement pour porter le candidat démocrate Howard Dean au pouvoir (il leur manque un neurone ou quoi?), la LCR a sans doute très envie de voir marner au service de sa prise de pouvoir «l'auto-organisation» de gentils libertaires pleins d'espoir...

La voie «douce»? La «révolution sans douleur»? L'institution auto-nettoyante? Mon oeil! La ficelle est grossière et la manip pas neuve: cela s'appelle la «dynamique des groupes» (voir Lewin 1946 :les groupes auto-organisés sont plus efficaces et productifs que les groupes soumis «directement» à l'autorité ).

Et si P. Corcuff est à ce point sincère dans sa quête «tâtonnante», je me demande vraiment ce qui l'empêche d'outrepasser les limites que «l'institution» (qui relève d'abord de l'imaginaire collectif) impose à sa liberté intellectuelle. Puisse-t-il trouver quelque grain à moudre dans mon propos pour mieux étayer sa sincérité «libertaire» .

Mais s'il s'agit d'étayer celle de la LCR-LO, grand bien leur fasse: le venin anar reste du venin...
et risque fort de tuer la bête.

Cordialement,

Luxe et Anarchie !

Anne Vernet