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Quand deuil rime avec instrumentalisation médiatique, Anne
Vernet a la nausée
Le Monde Libertaire n° 1344 (29 janv.-4 févr. 2004)
Pour qui sonne le glas ?
La religion (voile, croix, kippa, turban) et la mort ostensibles
(euthanasie et deuils collectifs médiatisés à
outrance) qui monopolisent l'actualité ne sont pas appelées
à l'avant-scène par hasard, avant un printemps qui
menace d'être chaud. Le voici «refroidi» d'avance.
Passons sur la question du voile «mise en débat»
(! ?), alors qu'on sait bien que ce qui transforme une fille voilée
en fille violée est plus ténu que les trois lettres
du mot loi.
L'interdit des «signes religieux ostensibles» a aussi
pour principal objectif de proscrire les signes ostensiblement politiques
tels que tracts, AG et grèves1 (on attendra longtemps que
les «signes ostensibles» de la marchandise toute-puissante,
marques, logos, etc., soient eux aussi interdits). Mais là,
pas de «débat».
Passons sur le procès Imbert, qui consomme la guignolade
française: que l'état, la justice et leur bras policier,
dûment prévenus du «méfait», se
retrouvent coupables, selon leur propre logique légale, de
non-assistance à personne en danger mais prétendent
juger et exécuter quand même; que la nécessité
du droit à l'interruption volontaire de la vie (euphémisme
pour ne pas dire «suicide assisté», comme IVG
fait plus propre «qu'avortement») se pose en les termes,
aussi pudibonds que mensongers, d'une «loi sur l'euthanasie»
2: voilà qui signe la monstrueuse hypocrisie dans laquelle
s'ouvre le débat falsifié.
Car il est parfaitement clair qu'une société respectant
la liberté, pour chacun, «d'en finir» avec sa
propre vie ne saurait conserver le moindre achoppement pour contraindre
qui que ce soit à l'exploitation «consentie»
et à la serviture volontaire. Pour que l'aliénation
subsiste, il faut bien avant tout que chacun soit «obligé»
de vivre et, partant, logique ubuesque du système oblige,
tenu de «gagner» cette vie.
La question est donc bien toujours, dans ces grands débats
démocratiques organisés comme preuve de la bienveillance
de l'ordre, celle avant tout de la manipulation du langage, de la
programmation calculée de la confusion et du brouillage des
concepts. Quel espace investir, où nous puissions encore
«opposer la force de nos mots à celle du monde, car
celui qui construit des prisons s'exprime moins bien que celui qui
bâtit la liberté» 3? Seuls se font entendre ceux
qui construisent les prisons: ils ordonnent le débat, le
discours, le vocabulaire, imposent partout le référent
carcéral.
Car entendez-les bien: oui, ils s'expriment mal, ne pouvant exprimer
que ce qu'ils sont, qu'ils pensent et qu'ils font: l'aliénation,
pariant sur l'ignorance et l'illettrisme qu'ils ont favorisés.
Passons sur l'offensive de légiférer les pratiques
psychothérapeutiques menée au motif de la lutte contre
les sectes mais qui vise à conjurer la menace qui s'annonce:
la mise en cause du système capitaliste, de sa science économique
et de son désordre social 4 par les dernières avancées
de la médecine psychiatrique, de la psychanalyse et leur
refus de «l'homme clôturé».
Au-delà d'une simple visée propagandiste, est à
l'oeuvre une entreprise autrement dangereuse de «programmation
neuro-linguistique» collective 5, qui tente de réifier
ce qui fait le référent du sacré dans toute
société humaine: la mortalité qui nous fonde.
L'entreprise se mène à travers l'instrumentalisation
de ce que la psychanalyse appelle le «travail du deuil».
Corollaire indispensable de cette réification: le matraquage
constant d'un retour au religieux qui spolie chacun du droit d'affronter
sa liberté à sa propre mortalité et d'en construire
sa propre réponse.
L'assommoir médiatique assène sans relâche,
dans la plus répugnante obscénité, son exaltation
du «deuil». Un procès s'ouvre-t-il? Il faut aux
«victimes» (pas les morts, les vivants) que la jutice
passe (entendez: paie) «pour qu'ils puissent commencer à
faire leur deuil». Un avion se crashe-t-il ? Il faut aussitôt
emmener les parents sur «le lieu du drame», organiser
une cérémonie «oecuménique» publique,
et/ou que chacun d'eux soit indemnisé (et l'on chipotera
sur la valeur d'un mort français ou africain face à
celle d'un mort anglais ou US) «pour qu'ils puissent commencer
à faire leur deuil». Avant même que les personnes
concernées soient informées de la catastrophe les
«cellules d'aide psychologique» sont déjà
à pied d'oeuvre pour accoucher au forceps la parole des endeuillés,
«débriefer» le traumatisme «pour qu'ils
commencent leur travail de deuil». Que nombre de praticiens
hurlent contre le procédé en dénonçant
ses dangers: l'anticipation forcée niant la réactivité
psychique, diverse selon les individus, à de tels traumas
personnellement éprouvés, et le mépris total
de la capacité de «résiliance» 6 autonome
de chacun, ramenant ainsi chaque «victime» vivante à
l'état de brebis perdue sans son berger, peu importe.
Ecoutez bien: pas un reportage où la nécessité
de «faire son deuil» ne soit systématiquement
martelée. Fragilisées, les personnes endeuillées
ont intégré la formule et la répètent,
il faut bien n'est-ce pas quelque chose à quoi s'accrocher.
Et «il faut parler». Le communicateur Raffarin ne le
sait-il donc pas ? Ce qui nous est commun est incommunicable, et
le deuil est précisément ce qui lie notre humanité
commune. La dictature imbécile du dialogue obligatoire, l'obsession
raffarineuse viole et interdit jusqu'au silence des c¦urs
déchirés: que vaut, alors, une parole ? Pour le gouvernement
Seillières, il n'y a de «voix» respectables que
muettes et dans les urnes. Funéraires de préférence.
N''importe qui ayant perdu un proche sait bien à quel point
le travail de deuil est difficile, et surtout - c'est bien précisément
ce qui le caractérise dans sa difficulté - non négociable.
Mais il est impossible, parce que sans fin, lorsqu'il s'agit de
la mort d'un enfant, fut-il déjà adulte, pour un parent.
Cela ne se résilie jamais: la logique du bios (les parents
doivent mourir avant les enfants) ne cesse de réactualiser
en eux l'aberration de la perte.
L'instrumentalisation du deuil tonitruée par les médias
hébétés et suintant la «compassion»
ne met pas seulement au bord de la nausée, ne donne pas seulement
envie de hurler, elle est porteuse d'une incompressible violence,
d'une absurdité radicalement obscène en ce qu'elle
induit un partage traumatique collectif forcé.
Il s'agit là d'une entreprise de terreur - ainsi l'ombre entretenue
de l'attentat planant sur l'avion de Charm-el-Cheik, dont on s'appliqua
à mettre tant de temps pour retrouver les «boîtes
noires» - illisibles au bout d'un mois...
Mais il y a aussi l'autre aspect de l'entreprise, son aspect symbolique,
et la manière odieuse dont cette dimension est réifiée.
Car cette insistance sur le deuil à faire n'induit-elle pas
au fond qu'une fois ce travail «correctement» accompli
(jusquoù ira donc sa revalorisation par Raffarin ?), les
«victimes» n'auraient évidemment plus légitimité
de se révolter? De s'en prendre à l'état, au
pouvoir, aux intérêts des barons? Car faire son deuil
c'est faire son deuil, n'est-ce pas, c'est-à-dire accepter
la perte de l'objet.
Ce que les médias nous imposent, c'est le nouveau dogme: nous
sommes dans une société où dorénavant
la perte doit être acceptée. La loi capitaliste de la
perte, en s'instaurant comme deuil et le supplantant, est ainsi sacralisée.
Mais s'il y a une cause objective non naturelle et évitable,
à la fois rationnelle et aveugle, qui s'appelle l'exploitation
et le mépris, à la perte et à la mort des hommes,
aucun «travail de deuil» ne peut être accompli.
Il n'y a que deux façons «d'accepter» ces pertes:
soit le refoulement, soit de faire en sorte qu'il n'y en ait jamais
plus. Que ce soit révolu. Ce deuil-là à faire
s'appelle révolution. D'autres questions éclairent
encore le sinistre sens de la mise en scène macabre: qu'en
est-il de ce «travail de deuil» si nécessaire
qu'ouvrirait aux victimes endeuillées et blessées
le procès d'AZF ? Qu'en est-il de celui des 15 000 morts
de chaud de l'été ? Qu'en sera-t-il de celui des victimes
de la légionellose? En avait-on déjà fait son
deuil d'avance, de ces gens-là: les «vieux» étaient-ils
déjà morts? Mais ne sont-ils pas de ceux que la maffia
gouvernante passe par pertes et profits (surtout ceux-ci) et surnomme
«gens de trop» pour son système? Aux orphelins
des gens de trop il ne reste plus qu'à faire au plus tôt
leur deuil de la clique élue.
Voilà la résultante de la techno-communication, bêtise
mise au pouvoir pour servir le capital.
La dangerosité des mystificateurs est sans bornes. À
jouer avec le feu ils attisent l'incendie. A semer la terreur, ils
appellent un terrorisme qui ne fera pas la révolution de l'intelligence.
A détruire le langage, ils forcent la violence muette des actes.
Mais à prétendre subroger le deuil qui sacre le bien
commun au-delà de toute valeur, c'est l'arrêt de mort
de leur classe qu'il signent. Ils sont stupides à en mourir.
Anne Vernet
1. Amendement au projet de loi en cours sur la laïcité
proposé par un groupe de députés UMP.
2. «Euthanasie» signifie «mort sans souffrance».
L'euthanasie est donc la règle dans l'exercice médical,
dont le devoir est de soulager la souffrance. En conséquence
la question n'est pas celle de l'euthanasie, mais bien celle du
suicide assisté, de la mort volontaire. Mais cela ne peut
être dit...
3. Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à
rassassier 4. Pour renvoyer à l'aphorisme d'Élisée
Reclus, «L'anarchie est la plus haute expression de l'ordre».
5. La «programmation neuro-linguistique», ou PNL, outil
de «formatage» de la personnalité initialement
forgé par la Scientologie, est devenue une pratique courante
dans le management d'entreprise.
6. La résiliance désigne la capacité psychique
de surmonter un traumatisme en développant une espèce
de «sentiment actif du temps» qui «résilie»
en quelque sorte ce qui, dans le traumatisme, paralyse justement le
désir, le mouvement et l'action de l'être en le bloquant
sur la souffrance.
Le lien d'origine : http://www.cybertaria.net/ml/article.php3?id_article=1839&var_recherche=vernet
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