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Origine : http://www.lesamisdenemesis.com/?p=81
« De quelle façon la vie traite-t-elle le monde ?
Si nous voulons le comprendre, nous ne devons pas établir
de théories sur le monde, nous ne devons pas faire usage
des facultés de l’esprit pour formuler des vérités
sur le monde – à l’instar, par exemple, d’une
thèse de sciences naturelles –, mais nous devons amener
l’esprit à connaître ce qu’il fait déjà,
ce qu’il vise déjà, alors même qu’il
est inconsciemment « à l’œuvre » :
en dépit de sa nature, qui consiste à rendre étranger
le monde et à l’aliéner [entfremden], l’esprit
théorique fera mieux, sans même viser à de plus
hautes prétentions, de parcourir ses réalisations
préthéoriques, celles dans lesquelles il fait son
apparition, afin de faire la lumière sur ses ambitions naturelles.
»
Günther Anders, Présentation de la philosophie allemande
actuelle et de sa préhistoire (exposé fait en 1933
chez Gabriel Marcel, UH, p. 14).
« Il n’a probablement jamais existé de mouvement
historique qui, autant que le conformisme triomphant, aura réussi
à réaliser le principe de la contre-révolution
: principe selon lequel on parvient à mobiliser contre eux-mêmes
des hommes privés de liberté et ce sous la bannière
même de la liberté. […] Si on nous traite avec
une certaine modération, ce n’est là qu’un
stigmate de notre défaite. »
Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, Tome
II (AM II, p. 269).
S’il a été décidé de publier
sur ce site deux articles de jeunesse de Günther Anders (il
était âgé de 28 ans lors de leur rédaction),
Une interprétation de l’a posteriori et Pathologie
de la liberté, ce n’est assurément pas que nous
surestimions ces textes. Il est bien clair que leur contenu n’est
pas de nature à transformer l’intelligence critique
de notre époque, même si l’on ne peut jamais
exclure, par principe, qu’un lecteur puisse un jour, de leur
lecture, tirer des déductions fructueuses ou leur apporter
des développements inattendus. Ces articles, en somme, nous
paraissent très représentatifs des impasses rencontrées
dans les années 1920 et 1930 par la philosophie universitaire,
impasses que Sartre a tenté par la suite, avec un succès
des plus éphémères, d’habiller en lucidité
dernier cri (Anders a d’ailleurs souligné à
plusieurs reprises la dette que Sartre aurait eue envers lui, et
le silence que ce dernier aurait entretenu au sujet de son «
emprunt »). On pourra donc, si l’on veut, qualifier
notre publication de purement muséographique, et c’est
une critique que nous voulons bien accepter. Mais là, pourtant,
n’est pas notre propos. Anders a connu en effet, tout récemment,
une notoriété très tardive en France, basée
essentiellement sur la traduction et publication de son ouvrage
principal, Die Antiquiertheit des Menschen, ou, en français
: L’obsolescence de l’homme. Cette notoriété
paraît à la fois méritée et incertaine.
Méritée, car personne ne pourra contester la profondeur
d’un grand nombre d’analyses faites par Anders dans
ce livre. Incertaine, car l’auteur reste fort peu connu et
la toile de fond sur laquelle venaient s’inscrire les analyses
de ce livre manque donc de relief et de couleur. Il paraissait souhaitable,
dans ce contexte, d’apporter davantage d’informations
au lecteur français, et que celui-ci en sache plus sur les
origines intellectuelles d’Anders, de façon à
pouvoir se prononcer avec plus de recul et de perspective sur une
question qui nous paraît très peu négligeable
: dans quelle mesure les analyses faites par Anders visaient-elles
encore ce qu’on a appelé la critique sociale ? Si la
publication des deux articles cités pouvait répondre
à cette attente, au moins partiellement, elle aurait rempli
sa fonction. Certains trouveront bien sûr la question posée
ci-dessus superflue, la réponse leur paraissant évidente.
Je leur laisse bien volontiers cette certitude, que je préfère
ne pas partager. La critique sociale peut évidemment se nourrir
de toute sorte d’examens, y compris des analyses qui ne l’avaient
pas pour objectif (c’est même sans nul doute hors d’elle
qu’elle trouve sa plus riche substance, plutôt que dans
l’aride stérilité de ses partisans), mais la
question qui se pose est de déterminer en quoi de telles
implications étaient visées, et en quoi la présence
ou l’absence de telles visées déterminait l’analyse
elle-même. Car si la critique sociale peut se retrouver en
tout et se nourrir de tout, il demeure préférable
qu’elle ne soit pas dupe de la façon dont ses aliments
sont cuisinés, et qu’elle rende aux ingrédients
leur goût propre, qu’une sauce arbitraire étouffait.
Les commentaires que je fais suivre poursuivent le même objectif
que cette publication, et l’accompagnent. Comme on pourra
constater, il ne s’agit en aucune manière d’une
étude savante ou exhaustive des deux articles publiés.
D’ailleurs, les tâcherons universitaires ne manqueront
pas, conformément à leur vocation, d’étudier
en détail les vertus comparées de « l’anthropologie
philosophique » d’Anders et de l’existentialisme
sartrien (il en existe déjà une première approche
sous forme d’une étude publiée par Christophe
David et intitulée Falsche Zwillingsbrüder : Günther
Anders und Jean-Paul Sartre, in : Dirk Röpcke, Raimund Bahr
: Geheimagent der Masseneremiten – Günther Anders, Edition
Art & Science, 2002). D’autres chercheront probablement
à situer Anders par rapport aux divers courants phénoménologiques,
et quelqu’un pensera peut-être utile (pourquoi pas ?)
de déterminer en quoi la formation personnelle d’Anders
par Husserl (ce dernier admirait le talent de son étudiant
pour les descriptions phénoménologiques) aura bénéficié
aux analyses critiques des médias, de la vie quotidienne
et de la technique auxquelles il se livrera plus tard. Mon propos
sera beaucoup plus modeste, et restera étroitement centré
sur l’évolution de la pensée d’Anders
elle-même : sur l’approche qui était la sienne
avant qu’il ne fut parvenu à une « philosophie
de la technique », et sur la manière dont cette dernière
est venue ensuite s’articuler sur elle. Certains ont cru bon
de remarquer qu’avec Anders, on n’avait pas affaire
à un marxiste qui se serait spécialisé dans
la critique de la technique, mais au contraire à quelqu’un
qui aurait en quelque sorte « rejoint la critique sociale
par ses propre moyens ». La question qu’il convient
alors d’élucider est donc celle-ci : de quels moyens
s’agissait-il, et en quoi ont-ils déterminé
le résultat ?
Pour ce faire, je ne saurais mieux introduire mon propos qu’en
exposant brièvement dans quelles circonstances s’est
faite en France la publication de L’obsolescence de l’homme,
car ces circonstances annonçaient et illustraient à
leur manière la force et la faiblesse de ce livre, comme
aussi les hésitations qu’on peut éprouver relativement
à son caractère de critique sociale.
I.
Une découverte tardive
En 1987, Klaus Bittermann, éditeur à Berlin, m’avait
fait part de son estime pour cet ouvrage écrit en 1956 et,
selon lui, injustement éclipsé depuis lors par les
productions de l’Ecole de Francfort [1]. Peu après,
ayant lu le livre et découvert l’étendue de
ses qualités, je fus reconnaissant à mon ami allemand
d’alors de me l’avoir signalé, mais je restais
aussi déçu par la pesanteur scolaire avec laquelle
Anders concevait et exposait ses idées. Lorsque dans la foulée,
un Français vivant en Allemagne m’adressa un échantillon
de la traduction qu’il avait entreprise de l’ouvrage,
traduction qui d’ailleurs me semblait encore aggraver les
défauts stylistiques d’Anders, je me contentai de transmettre
cet échantillon aux Editions Gérard Lebovici en joignant
l’adresse du traducteur, et, pour faciliter à l’éditeur
un accès au texte malgré les piètres qualités
de la traduction proposée, j’ajoutai quelques pages
traduites par mes propres soins (Lettre du 29 octobre 1987). Cette
maison d’édition était dirigée alors,
après l’assassinat de son fondateur, par la veuve de
ce dernier, Floriana Lebovici, laquelle refusa la publication, le
fit savoir directement au traducteur, mais m’en tint également
informé, avec la courtoisie qui ne la quittait jamais. Prenant
acte de cette décision, je transmis le 14 septembre 1988
à plusieurs amis, parmi lesquels Floriana Lebovici et Guy
Debord, un bref résumé en français du premier
tome de la Antiquiertheit afin qu’ils aient une connaissance
plus complète du contenu du livre. On pouvait lire de façon
limpide et exhaustive, dans la Correspondance avec Guy Debord publiée
par Jean-François Martos, quelles suites à la fois
fâcheuses et dérisoires résultèrent d’une
telle initiative, avant que cette Correspondance ne fut interdite
et retirée de la vente sur intervention de la veuve Debord,
qui, comme on sait, préfère publier chez le marchand
d’armes Lagardère, en héritière monopolistique,
une « Correspondance » qui n’en est pas une, mais
quelque chose de systématiquement et de délibérément
mutilé (mais si l’on veut simplement ériger
la statue d’une sorte d’idole erratique et solitaire,
ne convient-il pas, en effet, de ne conserver qu’un monologue
irréel que ne vient jamais inspirer, alimenter ou troubler
la voix d’autrui ?).
Quand on connaît quelque peu cette histoire, on ne peut donc
manquer d’être surpris, et pas seulement surpris, en
lisant dans l’édition du livre d’Anders faite
finalement en 2002 par un éditeur nommé Ivrea ¾
qui n’est autre que les anciennes Editions Gérard Lebovici,
désormais dirigées par un héritier Lebovici
et noyautées par l’Encyclopédie des Nuisances
¾ que la date tardive de sa publication serait imputable
à la « traditionnelle lenteur de l’édition
française en matière de traductions » (Note
de l’Editeur, p. 7). En s’exprimant de la sorte, c’est
délibérément que les Editeurs induisent le
lecteur en erreur, puisque le caractère tardif de la notoriété
du livre d’Anders n’eut rien, en réalité,
de la fatalité invoquée, et ne fut nullement causé
par la prétendue lenteur générale de la traduction
en France. Si Anders n’avait pas été publié
quatorze ans plus tôt, ce ne fut pas faute d’avoir été
connu : ce fut bien plutôt du fait d’avoir été
explicitement refusé ; ce qui, on en conviendra sans peine,
n’est pas tout à fait la même chose. Mais ce
mensonge prend une saveur toute particulière si l’on
s’aperçoit que l’éditeur qui allègue
à présent une ignorance éditoriale plus ou
moins générale et ontologique n’est pas n’importe
lequel, mais celui-là même qui avait jadis refusé
ladite publication. Son apparente critique des mœurs du monde
de l’édition en général n’est ainsi
qu’une bien pitoyable opération de diversion visant
à camoufler ses propres revirements ; et la sévérité
qu’il affecte sur un plan général n’exprime
rien d’autre qu’une bien réelle couardise à
l’égard de ses véritables motifs. Cet éditeur,
s’il est spécialement bien placé pour connaître
l’étendue du mensonge qu’il propage, profère
aussi une sorte de mensonge total, puisqu’il ment à
la fois objectivement (sur les motifs du retard) et subjectivement
(sur sa responsabilité en la matière). Comme tous
les menteurs, c’est sur l’ignorance d’autrui qu’il
mise, pensant pouvoir s’abriter derrière elle pour
avancer les contrevérités qui l’arrangent, et
cette ignorance est grandement favorisée par la disparition
du livre de Martos. Si l’on veut comprendre quelque chose
à cet imbroglio, il est préférable ne pas perdre
de vue qu’entre temps, Ivrea avait changé de mentor,
et que cet éditeur, comme son nouveau mentor, ne voulaient
plus, désormais, entendre parler d’une certaine époque,
pour des raisons qu’ils ne voulaient pas exposer non plus.
Moyennant quoi, s’il paraît en effet établi que
l’édition en France présente de graves travers,
il semble non moins évident que la maison d’édition
qui se cachait derrière une telle généralité
n’avait, quant à elle, vraiment plus aucune leçon
à donner en la matière. Ainsi la maladresse préparait-t-elle
à sa façon le chemin de l’évidence :
l’époque de la fierté était bien révolue,
avec tout ce qui l’avait justifiée.
Il est vrai, pour ne pas nous montrer incomplets, qu’Ivrea
ajoutait à ce premier motif un second, guère plus
convaincant, qui consistait à invoquer la « difficulté
du texte » : or, l’édition française n’a
jamais craint de publier Adorno, Husserl, Heidegger ou même
Sloterdijk, autrement dit des auteurs infiniment plus difficiles
à lire qu’Anders, qui, pour être pesant, ne présente
jamais la moindre obscurité. L’ajout de ce second motif,
risible même aux yeux d’un lecteur néophyte,
achevait de révéler le grand embarras dans lequel
se trouvait l’éditeur Ivrea, embarras dont on peut
dire qu’il était devenu une sorte de milieu naturel
permanent pour quelqu’un qui voulait se réclamer de
ses fondateurs tout en reniant sans cesse les exigences qui les
avaient si brillamment distingués.
Ce qu’il convient de retenir à ce stade, c’est
donc que les interdictions des veuves arrangent les cachotteries
des technophobes, même quand les deux, vraisemblablement,
se détestent ; et l’inverse tout aussi bien : on pourra
regarder cela dans le sens que l’on voudra, c’est évidemment
l’ensemble de la corporation des dissimulateurs qui bénéficie
de chacune de leurs manigances respectives, dans une cour sans miracles
où le mensonge reste sans conteste le vice le mieux partagé.
Mais ces petites misères, qu’on aurait tort de tenir
pour purement anecdotiques, ne manquent pas d’exprimer un
contenu plus général. A propos de l’ouvrage
d’Anders, qui s’est vu vilipendé puis loué
successivement par le même éditeur, se posait et se
pose toujours, en effet, la question que j’ai retenue comme
mobile du présent examen : s’agit-il effectivement
d’un livre de critique sociale ? Il semble en tout cas clair
que, quelle que soit la réponse que l’on jugera appropriée,
c’est bien cette question qui valut au livre d’Anders,
d’abord, un refus, puis, ensuite, une publication : le livre
d’Anders n’avait évidemment pas changé
d’un iota, mais la perspective de son éditeur français,
elle, avait manifestement fait volte-face et, de même, son
appréciation du livre. La publication qu’il avait refusée,
au motif probable qu’il ne s’agissait pas de véritable
critique sociale (si l’on en croit les commentaires méprisants
de Debord au sujet d’Anders), il la décida quatorze
ans plus tard en prétendant que c’en était bien
(en tout cas selon ses nouveaux critères, définis
par des mentors technophobes). Or, il me paraît stérile
de se contenter de l’une comme de l’autre de ces positions.
Une étude plus fouillée permet d’adopter un
point de vue mieux fondé, sans s’arrêter à
ces revirements ; il est malheureusement devenu fréquent
de constater que le destin de la parole intelligente suit presque
toujours le même parcours : essuyer d’abord un refus,
puis être promue au service d’une mauvaise cause ; mais
rien de cela ne doit nous dissuader de discuter avec ce qui a mérité
d’être pensé : c’est à cela que
veut contribuer le présent examen.
Car avant d’être devenu un « philosophe de la
technique », Anders existait déjà. Qu’elles
aient été abandonnées, modifiées ou
conservées, ses positions théoriques d’alors
ont pesé sur la suite. Les deux articles que nous publions
donneront au lecteur français la possibilité de juger
par lui-même, ce qui paraît indispensable. Une autre
source d’information disponible dans notre langue, source
particulièrement remarquable, est le petit ouvrage A propos
de la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, paru
aux éditions Sens & Tonka en 2002 : Anders fut en effet
l’auteur de la critique la plus précoce, la plus lucide
et la plus légitimement féroce de l’esbroufe
philosophique heideggérienne ; et tout ce qu’il rejetait
chez son ancien professeur indiquait assez clairement, a contrario,
ce qu’on peut considérer comme définissant ses
propres positions.
S’il ne saurait être question de réduire les
positions exprimées par Anders à partir des années
1950 à celles qui étaient les siennes dans les années
1920 et 1930, ce qui serait à la fois malhonnête, ridicule
et stérile, il ne serait pas davantage plausible de faire
comme s’il s’agissait de deux hommes différents,
qui se seraient succédés de façon plus ou moins
contingente ; ou d’un homme que les événements
extérieurs auraient réussi, en raison de leur «
surdimensionnement » (le nazisme, Auschwitz, Hiroshima), à
transformer de fond en comble. Il faut bien plutôt, comme
toujours, retrouver la continuité dans la discontinuité,
et le devenir dans son résultat – ce qui restitue à
Anders sa réalité de penseur, au-delà des blâmes
et des éloges.
II.
La toile de fond animale
Anders s’est exprimé lui-même, de façon
répétée, sur son évolution. Ainsi a-t-il
souvent cru bon de plaider la thèse de l’abandon pur
et simple de son projet de jeunesse (visant à édifier
une « anthropologie matérialiste »), jugé
trop « philosophique » devant l’urgence de combattre
les menaces de l’actualité (mise au point et utilisation
de bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki, guerre
et massacre de populations au Viet-Nam), alors même que pendant
toute sa vie il continuera à se référer positivement
aux positions qu’il avait jadis développées
(dans Pathologie de la liberté) à propos du caractère
« indéterminé » de l’homme ; et
on ne peut lire Anders, quelle que soit la période de sa
vie, sans garder à l’esprit qu’il n’a jamais
révisé ou rejeté ce point de vue « existentiel
». Anders se contentera en fait de récuser, cette fois
catégoriquement, son ancienne tentative d’analyser
la situation de l’homme par comparaison avec la vie animale,
mais sa critique ne se révèle nullement satisfaisante
puisque Anders, s’il repoussait la vie animale comme terme
de comparaison, lui substituait simplement le « règne
de la technique » comme correspondant aux conditions de vie
réelles de l’homme, comme s’il suffisait de substituer
une grille de lecture à une autre. Or, les grilles de lecture
sont également arbitraires et non dialectiques si elles sont
apportées de l’extérieur, et si elles ne traduisent
pas les phases objectives successives d’une même évolution
: si l’anatomie de l’homme est capable d’expliquer
l’anatomie du singe, c’est uniquement parce que la première
résulte de la seconde. C’est en se transformant que
la réalité se « lit » elle-même,
qu’elle prescrit ses propres « grilles de lecture ».
Néanmoins, il n’est pas inutile de s’attarder
sur cette autocritique d’Anders, dont la clarté est
parfaitement trompeuse ; c’est par cela que je vais commencer,
en espérant montrer que la « grille de lecture »
animale était, malgré tout, capable de receler d’autres
pistes que celles retenues par lui. Voici, tout d’abord, une
traduction de ce passage rétrospectif, traduction amendée
pour donner toute sa place à un terme qu’Anders reprend
intentionnellement à cinq reprises et dont l’insistance
disparaît dans la traduction française publiée
:
« Si l’auteur avait défini l’homme comme
"non fixé", "indéfini" [2], "non
achevé" dans son écrit de 1930 L’homme
comme étranger au monde (publié sous le titre Pathologie
de la liberté dans les "Recherches philosophiques"
en 1936) – bref, comme "être libre et impossible
à définir" , comme un être qui ne se définit
et ne se laisse définir que par ce qu’il fait chaque
fois de lui-même (et Sartre n’a pas manqué de
formuler un peu plus tard son credo dans des termes très
proches), il s’était agi dans les deux cas d’une
tentative tardive d’obscurcir ce fait, pourtant déjà
existant à l’époque, d’une "interversion
entre le sujet de la liberté et celui de l’absence
de liberté" en surévaluant une approche philosophique
et anthropologique de la liberté. Si de telles définitions
semblent plausibles, c’est du fait de se rapporter, comme
presque dans toute anthropologie non théologique, à
la condition animale comme toile de fond [Folie] comparative, et
se fonde sur l’hypothèse préconçue que
"l’animal" (qui est déjà une abstraction
inventée ad hoc) est prisonnier du destin de son espèce,
donc dépourvu de liberté. On se dispensait évidemment
de vérifier cette hypothèse, qui passait pour évidente
(en grande partie du fait de la tradition théologique). –
Aujourd’hui, le choix de cette toile de fond [Folie] me paraît
douteux. D’une part parce qu’il me semble philosophiquement
téméraire d’utiliser, pour définir l’homme,
une toile de fond [Folie] qui ne coïncide pas avec celle qui
caractérise effectivement l’existence humaine : car
pour finir, nous ne vivons pas sur la toile de fond [Folie] de la
vie des abeilles, des crabes et des chimpanzés, mais sur
celle d’usines d’ampoules électriques et d’appareils
radio. D’autre part, sur le plan d’une philosophie de
la nature, la confrontation entre "homme" et "animal"
me semble inacceptable : l’idée que l’espèce
humaine à elle seule puisse être considérée
comme le pendant [3], doté d’un poids égal, de
plusieurs milliers d’espèces et de genres animaux,
infiniment différents entre eux, et qu’on puisse traiter
ces milliers d’espèces comme constituant en bloc un
type de vie animale traduit tout simplement une mégalomanie
anthropocentrique. La fable des fourmis qui, en fréquentant
leurs Universités, apprennent à distinguer "les
plantes, les animaux et les fourmis" devrait, en tant que mise
en garde contre une telle immodestie cosmique, figurer en exergue
à tout manuel d’"anthropologie philosophique".
– Si en revanche, au lieu du monde animal, on porte son choix
sur la toile de fond [Folie] qui est effectivement celle sur laquelle
fait fond l’existence humaine (le monde des produits fabriqués
par l’homme), l’image de "l’homme" s’en
trouve immédiatement modifiée : son caractère
singulier s’évanouit en même temps que l’article
défini, et, avec lui, sa liberté. » (AM I, p.
327, ou OH, p. 50).
Le terme dont nous avons ainsi mis en relief la répétition,
au mépris de toute élégance littéraire,
est le mot Folie. L’étymologie du terme le situe du
côté de la feuille (latin : folium). Dans l’usage
courant, il s’agit d’une feuille (servant parfois d’emballage),
plus ou moins transparente, et à travers laquelle on voit
se profiler la forme de l’objet considéré. Cet
objet est ainsi regardé « à la lumière
de », « à travers », ce qui fait de la
feuille une « grille de lecture ». Par extension, la
Folie est une sorte de « cache éclairant », d’
« arrière-plan », de « toile de fond »
apte à donner du sens (traduction que j’ai retenue
ci-dessus), un « ensemble de référence »
par rapport auquel on va pouvoir « lire » un élément
isolé en quête de coordonnées englobantes et
d’une signification structurelle. La portée de l’idée
d’une Folie est donc à la fois englobante et dissociante.
Ce double sens ne doit pas être perdu, un peu comme dans celui
d’Aufhebung (négation et conservation). L’ensemble
de référence se distingue de l’objet considéré
mais aussi le contient.
Bref, Anders prend l’existence humaine à la fois comme
un cas particulier de la vie animale et aussi comme opposée
à elle. La vie humaine peut être comparée à
la vie animale, mais précisément pour en être
différenciée (deux opérations mentales qui
se conditionnent mutuellement). Ce procédé permettait
de se référer à une altérité [4]
(d’où l’insistance du terme « Folie »)
pour distinguer l’originalité de la condition humaine,
et pour fonder ainsi les tentatives d’une « anthropologie
philosophique ». Max Scheler avait inauguré la même
orientation dans un livre paru en 1928 qu’Anders cite à
plusieurs reprises, Die Stellung des Menschen im Kosmos (traduit
en français sous le titre La situation de l’homme dans
le monde). Mais avant même d’être devenu l’assistant
de Scheler en 1926 (et donc d’avoir connu ces recherches de
près) puis d’avoir tenté de s’inscrire
au doctorat avec Tillich en 1929, Anders avait déjà
suivi l’enseignement de Heidegger en 1925 et n’avait
pu manquer de s’initier aux réflexions de ce dernier
à propos de la vie comme forme d’accès au monde.
En prenant appui sur les analyses de Karl Ernst von Baer, Hans Driesch
et, surtout, Jakob von Uexküll, Heidegger avait repris leur
contenu pour le reformuler à sa manière : ainsi par
exemple dans ses cours professé à Fribourg en 1929
– 1930, sous le titre Die Grundbegriffe der Metaphysik –
Welt, Endlichkeit, Einsamkeit (traduction française : Les
concepts fondamentaux de la métaphysique – monde, finitude,
solitude, Gallimard 1992). L’ontologie heideggérienne,
pourtant si éloignée de toute considération
naturaliste, n’avait donc pas craint d’exploiter à
sa façon les conclusions de la biologie et de l’éthologie
de son temps. Quoi qu’on doive penser des conclusions, inégales
ou médiocres, auxquelles messieurs les philosophes parvenaient,
le caractère décevant de leur récolte provenait
davantage des réductions aprioriques avec lesquelles ils
abordaient la question que de la méthode comparative elle-même
: à la suite de Scheler, Anders subordonnait la recherche
anthropologique à une idée préconçue
de « liberté » propre à « l’homme
» qui, pour l’essentiel, déterminait, voire condamnait
la suite du raisonnement : Anders le rappelle lui-même, en
évoquant la fameuse « interversion entre le sujet de
la liberté et celui de l’absence de liberté
», mais, au moment où il écrit cela, Anders
ne réalise plus qu’il aurait suffi de renoncer à
cet élément purement idéologique pour dégager
quelques pistes, qu’il avait négligées à
l’époque, à partir du terrain qui avait été
le sien, et que ces pistes l’auraient mené dans une
tout autre direction, susceptibles de réhabiliter quelque
peu le paradigme naturaliste [5]. On ne risque guère de se
tromper en avançant que ces omissions auront pesé
lourd, par la suite, dans la formation de la pensée d’Anders.
On peut donc être tenté de revenir sur cette «
toile de fond » animale afin de raviver quelques orientations
plausibles, passées à l’époque sous silence,
en retournant à la source principale de toutes ces spéculations
: Jakob von Uexküll.
Un concept central d’Uexküll était le cercle
fonctionnel : « Chaque action, avec sa composante perceptive
et active, imprime sa signification à tout objet neutre et
en fait dans chaque milieu un porteur de signification rattaché
au sujet. Etant donné que chaque action commence par la production
d’un caractère perceptif et se termine en conférant
un caractère actif au même porteur de signification,
on peut parler d’un cercle fonctionnel qui relie le porteur
de signification au sujet. Les cercles fonctionnels les plus importants
par leur signification et qui se rencontrent dans la plupart des
milieux sont : le cercle écologique, celui de la nourriture,
celui de l’ennemi et celui du sexe. En prenant place dans
un cercle fonctionnel, chaque porteur de signification devient complément
d’un sujet animal » [6]. Le cercle fonctionnel est un
cercle en tant qu’il unit « sujet » et «
objet », et aussi en tant qu’il garantit le caractère
circulaire, répétitif, des fonctions qu’il comprend
(perception / action), préservant ainsi son unité.
« Même le réflexe le plus simple est une conduite
perceptive-active. [...] On peut même dire que le cercle fonctionnel
est un cercle de signification dont la tâche consiste en la
mise en valeur des porteurs de signification » [7]. Le cercle
fonctionnel est un dispositif de conversion d’une perception
en action grâce à l’instrumentalisation d’un
milieu identifié à l’aide de porteurs de signification
et constitué par eux.
L’objectif était d’aborder le phénomène
vivant d’une manière qui s’éloignait à
la fois de l’idéalisme et du spiritualisme (l’
« âme » dominant et impulsant le corps), du mécanisme
(l’organisme comme assemblage d’organes dotés
de facultés propres, comme appareil consistant en un montage
plus ou moins sophistiqué) et de toute hypostase d’une
réalité et d’une indépendance solipsistes
du « sujet » individuel, d’origine cartésienne.
Heidegger reprit chez Uexküll la théorie des cercles
fonctionnels et les rebaptisa « cercles de désinhibition
». Le concept négatif de désinhibition fonctionnait
chez Heidegger comme celui de dévoilement (Entbergung : vérité),
par analogie avec l’aletheia grecque (structure que l’on
retrouve aussi dans une langue aussi peu philosophiques et aussi
peu spéculative que l’anglais, avec le terme de disclosure)
: nous laissons aux spécialistes le soin de vérifier
dans quelle mesure ce rapprochement n’aura pas contribué,
de façon importante, à la formation de la théorie
heideggérienne en général (Sein und Zeit a
été publié en 1929, et donc rédigé
exactement en même temps que Heidegger se livrait à
la lecture des biologistes cités ci-dessus, jamais mentionnés
dans son ouvrage). Cette pensée heideggérienne de
la dé-couverte, en analysant le caractère limité
de l’accès animal au monde et en maintenant simultanément
la réalité multiple du monde, en arrive à considérer
que le fond commun de l’animalité n’est pas la
perception du monde, mais l’absence de cette perception. Le
fond de la désinhibition serait donc l’inhibition,
contrairement à la vue naïve qui prend la manifestation
pulsionnelle générale pour le fond positif de toute
inhibition, forcément sectorielle. En réalité,
au-delà de cette vue naïve et de son renversement trompeur
par Heidegger, il faut d’abord, pour que l’animal perçoive
et prenne en compte, que quelque chose se passe pour ouvrir un passage
et pour intégrer un morceau de réel au dispositif
vivant, pour lui conférer une place dans la structure de
« l’accaparement » : condition positive de la
possibilité subjective de perception et d’action déjà
amplement mise en avant par Nietzsche. L’activité perception
– action ne fait fond ni sur une ouverture générale
et indistincte au monde, ni sur une mystérieuse « inhibition
» universelle, mais sur la nécessité d’un
répondant en soi, dans l’être vivant, qui corresponde
à ses fonctions vitales. N’est perçu que ce
qui fait système avec un besoin de métabolisme interne,
et le prolonge. Il n’est pas question d’un système
de perception qui se ferme (ce qui définit une inhibition),
mais d’un système de perception déterminé
par l’activité vivante. Toute perception du monde,
même au stade le plus primitif, est ouverture de soi, mais
aussi fermeture de soi sur le fragment nouvellement accepté
: c’est l’assimilation animale, ingestion d’un
fragment de réel, mais aussi imbrication accrue de sujet
vivant dans le cercle fonctionnel, dans l’unité que
forme le rapport sujet – objet. Ce que Heidegger nommait à
la suite d’Uexküll le cercle ou l’encerclement
est une notion à la fois biologique et écologique,
la sphère d’interaction programmée entre le
sujet individuel et son milieu, une connexion en réalité
plus proche de la pulsion partielle que du sujet comme unité
vivante (le sujet naît, biologiquement, autour de la pulsion
partielle). La coupure apparente (la séparation) entre le
sujet animal et son milieu fait oublier que la « vraie »
frontière est ailleurs : elle passe autour du cercle fonctionnel,
elle est coupure entre ce qui fait partie de l’unité
relationnelle sujet – objet (le milieu) et ce qui ne le fait
pas (l’environnement). Simultanément, cette unité
fonctionnelle est aussi fortement inclusive au sens où elle
subsume tous ses éléments comme moments d’un
processus, au-delà de l’unité qu’est l’être
vivant : tous ses éléments sont conditionnés
par leur corrélat à l’intérieur du cercle,
impensables sans lui. De plus, l’être vivant «
possède » son cercle fonctionnel en même temps
qu’il fait partie du cercle fonctionnel d’autres espèces
: par exemple, le prédateur devient proie sans qu’il
y ait aucun lien fonctionnel entre ses propres proies et ses propres
prédateurs, sans que ses proies et ses prédateurs
fassent partie d’un même cercle, sans qu’il soit
médiation active entre eux à l’intérieur
d’un même cercle – l’animal est structurellement
déchiré entre les cercles fonctionnels qui le touchent,
et il n’est pas si absurde d’imaginer une proie continuant
à brouter pendant qu’elle a déjà commencé
à être dévorée par son prédateur
(on pense à la photo du supplice chinois que le Dr. Borel
avait remise à Bataille, et au supplicié plongé
dans l’extase par une forte absorption préalable d’opium
: l’être vivant est un sujet unifié en soi, mais
pas encore pour soi [8]). Ce n’est pas par hasard que cette
présence simultanée de deux cercles fonctionnels extérieurs
l’un à l’autre – situation incompatible
avec l’unicité du sujet humain – est une source
comique inépuisable, mais toujours porteuse d’une amertume
sans fin.
Les « cercles fonctionnels » tels que définis
par Uexküll en termes de « signification » induisent
une compréhension de la vie animale à partir d’un
phénomène de communication qui garantit l’insertion
du sujet vivant dans un milieu « signifiant » dont il
dépend entièrement : la présence et l’absence
des objets du milieu parlent de façon immédiate à
l’animal qui leur répond en agissant [9]. La communication
s’établit au sens où une sélection d’éléments
dans le réel assure la vie (et la nature biologique) d’un
être que l’on peut, ou que l’on doit même,
considérer comme parasitaire par rapport au milieu comportant
ces éléments (tout en proscrivant toute connotation
péjorative du terme « parasitaire », qui indique
simplement que le « sujet » dépend de l’
« objet », naît à partir de lui). La forme
parasitaire se présente toujours comme une forme d’appropriation
limitée du réel : l’environnement (réel)
y est ignoré au profit d’une sélection du milieu
(fonctionnel). L’appropriation ne peut même se produire,
initialement, qu’à la faveur de ce caractère
restreint. Une sélection du milieu dans le cadre de l’environnement
peut être définie comme une transformation de la chose
(réelle) en objet (fonctionnel) – à condition
de préciser que cette transformation qui crée l’objet
crée aussi, du même coup, le sujet. A rebours de toute
métaphysique du sujet, ce n’est pas le sujet qui crée
l’objet mais l’objet qui crée le sujet (qui contient
virtuellement la possibilité de différents sujets,
c.a.d. de différents parasites). Le sujet se définit
comme un parasite déterminé de l’objet [10].
Le caractère dépendant, parasitaire, est évidemment
synonyme du caractère restreint de l’appropriation,
et tend à se relativiser si l’appropriation gagne en
extension et en profondeur, quand elle passe par exemple de la négation
simple à la négation productive (quand la transformation
de l’objet se substitue à sa destruction).
De quelle sorte d’ « objet » s’agit-il
? D’un objet qu’il convient de distinguer de l’objet
réel, qu’il est préférable de spécifier
conceptuellement en l’appelant la « chose » [11].
L’objet est à prendre comme une chose (mais aussi bien
comme un fragment de chose, ou au contraire comme un assemblage
de choses [12]) perçu comme porteur de signification par le
sujet ; de la même façon que le sujet est l’unité
vivante qui perçoit et constitue l’objet, en vue d’interagir
avec lui. « Objet » et « sujet » sont définis
par un même cercle de signification, c.a.d. par un mode de
relation existant entre eux : une fois sorti de ce cercle, il n’existe
plus ni objet ni sujet. Dans les réflexions qui suivent,
les termes « chose » et « objet » auront
donc toujours le sens ainsi défini. Aussi ne sera-t-il pas
possible d’adhérer à la terminologie qui était,
par exemple, celle de Scheler et qui portait à prendre l’objet
pour la chose, à voir l’objet se constituer en s’éloignant
de la pulsion (inconséquence terminologique qu’on retrouve
aussi chez celui qui en avait pourtant développé la
réfutation de fait : Uexküll). En s’éloignant
de sa détermination par la pulsion, en surdéterminant,
en enrichissant et en raffinant la pulsion, en constituant son «
objet » en « chose », en « fait »,
en réalité concrète, le sujet de la pulsion
se constitue lui-même en être vivant concret. Ou bien
le concept d’ « objet » désigne le terme
logique d’une synthèse pulsionnelle, le reflet objectif
du sujet de la pulsion, ou bien il n’a pas de raison d’être,
sauf à passer pour l’encombrant synonyme d’une
foule d’autres vocables.
Dès lors qu’on accepte ces notions, élémentaires
dans la logique instaurée par Uexküll, on est amené
à constater que, ici aussi en opposition avec l’un
des mythes théoriques les plus tenaces en Occident (celui
qui se plaît à opposer la « faculté d’abstraction
» humaine au « sens concret » de la vie animale) [13],
ce n’est pas l’être humain qui crée l’abstraction,
mais bien la vie animale. La constitution de l’environnement
en milieu est un acte d’abstraction par excellence, et n’est
même que cela. L’animal abstrait (déduit) de
l’environnement réel un certain nombre d’éléments
qu’il compose, du fait même de vivre sa vie, en milieu,
c.a.d. en un système, plus ou moins pauvre, de stimuli et
de porteurs de signification : ce sera là « l’essentiel
», le vital, ce à quoi se réduit la perception
et, le cas échéant, la conscience (Uexküll écrit
même, en pastichant Aristote, que « c’est seulement
la liaison plus ou moins étroite du porteur de signification
avec le sujet qui permet de séparer les caractères
en dominants (essentia) et secondaires (accidentia) ») [14].
Chaque animal, pourrait-on ajouter, est à l’origine
d’une conception de la vie et d’une conception du monde,
que nous pourrions lire et étudier si l’animal était
doué d’un langage articulé compréhensible
par nous : sa vie n’est qu’une Weltanschauung. Elle
abstrait des éléments qu’elle compose en un
système [15] qui produit et soutient la réalité
concrète du sujet. Considéré en sens inverse,
on peut dire que chaque qualité d’une chose est en
mesure de se constituer un sujet, à travers lequel elle va
exister pour soi (ce qui, généralement, implique sa
destruction). L’être vivant qui passe sous la branche
où s’est nichée la tique n’intéresse
pas du tout cette dernière : elle n’étudiera
jamais le mouton ou l’homme dans leur réalité
multiple, c.a.d. concrète. Elle se contentera de repérer
que ce qui passe est velu et possède du sang chaud, et se
laissera choir sur son objet. Sous l’arbre habité par
la tique ne passent que des porteurs de poil et de sang chaud, c.a.d.
des êtres abstraits (de la réalité concrète
desquels elle fait abstraction [16]). La vie prélève
sur le monde ce qu’il lui faut pour exister, et l’animal
se réduit lui-même à la somme des abstractions
qu’il fait : l’objet détermine le sujet, mais
il s’agit bien de l’objet, pas de la chose (l’objet
étant la chose travaillée par le sujet, ajustée
à sa mesure) : en d’autres termes, c’est le cercle
fonctionnel qui s’autoconstitue en tant que relation, en constituant
dans un même mouvement « sujet » et « objet
». La vie a commencé, nous dit-on de façon unanime,
avec des êtres simples (monocellulaires, par exemple) : ce
qui signifie, du point de vue abordé par Uexküll, que
le sujet commence à exister comme le parasite le plus simple
et le plus borné, comme le devenir vivant d’un mécanisme
d’abstraction en particulier (l’aliment détermine
son prédateur). L’évolution des espèces
se présente comme la complexification de l’être
vivant, qui va de pair avec celle de son (ses) objet(s). Le monde
naturel n’est riche et complexe qu’en tant qu’engrenage
de logiques abstraites, confrontées les unes aux autres,
et forcées, par cette confrontation, à élargir
le cadre de l’abstraction, à intégrer dans son
cercle fonctionnel des éléments de plus en plus variés,
en fonction des obstacles rencontrés. Le concret ne se présente
que comme résultant d’une grande quantité d’abstractions,
comme résultant de la contrainte d’abandonner l’abstraction
comme limite structurelle [17]. Le mouvement énoncé
par Hegel tendant à la formation du concret à partir
de l’abstraction ne porte pas sur la pensée seulement,
mais sur les rapports réels entre les êtres vivants,
et donc sur leur constitution subjective. C’est par ce mouvement
général d’abstraction que les êtres vivants
s’interpénètrent et que « sujet »
et « objet » en viennent à exister.
Si la mise en communication du vivant avec le vivant ne débouche
que médiatement, et progressivement, sur la perception et
la reconnaissance du concret (du vivant en tant que tel), elle est
par là même le moment où la réalité
naturelle commence à jeter les fondements d’une existence
pour soi. Si l’existence pour soi est médiatisée
et passe par la reconnaissance, la vie naturelle n’y accède,
paradoxalement, que par la médiation de l’être
qui s’est le plus distingué de l’abstraction
naturelle, l’homme [18]. De cela, Anders donnera une formulation
trop naïve en écrivant, aussi tard qu’en 1959
: « Etre interprété [gedeutet werden] et se
donner une expression claire [sich deutlich machen], seul le vivant
en est capable. Pour la bonne raison que seul le vivant s’exprime
[sich äußert]. Seul ce qui s’exprime [Äußerungen]
se laisse interpréter. […] Et la plupart veut être
interprété, n’existe qu’en vue de cela.
Le vivant s’exprime déjà pour la simple raison
qu’il n’est pas autarcique, et ne peut exister qu’en
communiquant [in Verständigung] avec d’autres êtres
vivants, que A ne peut exister sans B et B sans A » (AM II,
p. 420). Cette approche n’a pas grande originalité
et reste en-deça des implications de l’approche d’Uexküll.
Si la signification et l’interprétation sont assurément
indissociables de l’expression et de la communication inhérentes
au vivant, indispensables à sa survie et, au-delà
de sa survie particulière, à la manifestation du vivant
comme rapport de la nature à soi, la communication naturelle
se présente presque toujours à sens unique : d’un
objet vers un sujet, mais cette action de l’objet sur le sujet,
qui est fondamentale et logiquement antérieure au sujet,
se borne à un être-là, à une disponibilité,
à un en soi. Elle ne prend pas, ou presque jamais, la forme
d’une action réciproque, où l’objet serait
porté à créer son image, son reflet, sa confirmation,
sa réflexion dans le sujet [19] : cette communication là,
la seule qui soit achevée, est réservée à
la sphère de l’humain (à cet égard, l’humain
apparaît indéniablement comme une promesse, même
si elle n’est encore qu’esquissée), elle a besoin
d’un sujet suffisamment complexe et évolué pour
que l’objet puisse y produire son reflet actif, se rapprocher
de sa réalité de chose sur un plan réflexif.
La communication animale demeure abstraite. Ce n’est qu’avec
l’homme que le rapport à soi de la nature devient,
potentiellement, existence pour soi. L’histoire humaine peut,
à certains égards, être conçue comme
réalisation progressive (et résistible) de cette potentialité.
De même, le temps comme dimension universelle du réel
ne peut apparaître que de façon limitée dans
la vie animale, à propos du besoin. Anders, phénoménologue
jusqu’au bout, a pu écrire : « Le temps n’existe
que parce que nous sommes des êtres de besoin » (AM
II, p. 343). C’est là une idée récurrente
chez Anders, que l’on retrouve comme fil conducteur dans ses
critiques d’Heidegger (p. ex. dans Nihilisme et existence,
ÜH, p. 64), et aussi un exemple typique de sentence par laquelle
Anders à la fois indique une bonne direction, et écourte
abruptement le raisonnement (en le bornant, malgré lui, à
une limitation philosophique classique). En effet, la perception
du temps prend naissance dans celle du besoin (du manque), circonstance
essentielle que la philosophie (notamment heideggérienne)
néglige. Cela ne signifie nullement, pour autant, que la
réalité du temps se réduise à celle
du besoin. En effet, on peut dire à rebours que nous ne connaissons
des besoins, plus profondément, que parce que nous existons
dans le temps : nos besoins relèvent intrinsèquement
d’un rapport au monde qui nous permet de persévérer
dans notre être en durant à travers le temps. C’est
la dimension du temps, le déploiement et en même temps
l’usure du vivant dans le temps, qui détermine le besoin
d’une reconstitution périodique. A la différence
des objets inertes, le temps ne contient pas seulement le vivant
de l’extérieur mais palpite et agit de l’intérieur
du vivant. Au lieu de suivre le subjectivisme propre à la
phénoménologie et de s’en contenter, il paraîtrait
plus adéquat, et moins incomplet, d’écrire :
« nous ne percevons le temps qu’à travers le
besoin parce que le besoin est la marque concrète de notre
existence dans le temps » : c’est à travers le
besoin que nous retrouvons le temps qui était aussi à
l’origine, alpha et oméga de l’ensemble. Bref,
nous percevons le temps du fait du désordre que le temps
crée en nous, nous percevons le temps par sa réalité
subjective, le besoin c’est le temps [20]. Un peu plus loin
(p. 353), Anders détaille le phénomène en ajoutant
la dimension spatiale ; l’objet du besoin est absent sur un
plan spatial. Nous savons qu’il existe, mais il est ailleurs.
L’espace nous sépare de lui. Nous découvrons
et percevons l’espace à travers l’objet manquant,
à travers l’existence de son absence, à travers
la forme positive de sa négation (en l’occurrence son
éloignement). En revanche, l’action qui va nous permettre
de combler notre besoin n’est pas séparée de
nous par l’espace, elle est séparée de nous
par le temps (nous allons chasser notre proie, nous ne la posséderons
qu’une fois la chasse terminée : c’est une question
de temps, puisque nous agissons, forcément, dans le temps).
La situation de besoin (le manque) est donc la situation (l’état
de l’organisme vivant) qui nous introduit aussi bien à
l’espace qu’au temps [21]. Le moment du contentement
(la satisfaction du besoin) semble abolir l’espace et le temps,
puisque ces deux dimensions apparaissent comme coextensives à
l’état de tension [22]. Mais cette analyse phénoménologique
reste un leurre dans la mesure où elle oublie d’ajouter
que l’état de tension, inhérent au manque, ne
doit précisément son existence qu’au fait que
le temps et l’espace nous séparent conjointement de
la satisfaction du besoin, et que le temps se révèle
le facteur dominant du fait d’engendrer en nous la reproduction
du besoin (l’usure du vivant et son métabolisme permanent).
Cette analyse confond la condition d’existence du besoin avec
le produit de sa perception. Nous percevons, comme manquant, l’objet
qui promet de mettre fin à cette perception. Nous nous sentons
momentanément sous l’emprise du temps et voulons y
mettre un terme : mais même si périodiquement ce retour
à l’inconscience réussit, le temps demeure,
et notre processus d’usure aussi. Si d’ailleurs l’objet
du besoin semble être l’objet qui va être ingéré,
sous une forme ou sous une autre, pour mettre fin à la tension,
et donc à la perception, l’objet véritable du
besoin est cette suppression de la perception, la suppression de
la perception du temps et de l’espace (la reconstitution complète
du cercle fonctionnel). Si par exemple la découverte et la
consommation de l’objet laissent subsister la perception du
temps ou de l’espace (menace qui survient ou s’intensifie
avec l’existence humaine), la satisfaction ne sera que partielle
: conjurer cette satisfaction frustrante sera tout le sens du vieux
mythe du Liebestod, comme aussi celui de la mise à mort sacrificielle,
comme aussi le fantasme d’une accumulation « totale
». Hormis ces formes de consommation de l’objet comme
suppression du temps et de l’espace par la mort (ou par une
complétude forcément illusoire), une satisfaction
non partielle mais se reproduisant dans le temps et dans l’espace
(se conciliant temps et espace en tant que dimensions maintenues
et affirmées) représenterait effectivement, pour l’existence
humaine, la réconciliation du vivant avec le monde : le vivant
ne serait alors plus contraint de se limiter à une abstraction
du monde pour connaître le plaisir, et donc de se réduire
lui-même à une abstraction, il disposerait d’une
géographie du plaisir dans laquelle chaque objet s’enchaînerait
par contagion qualitative (c’est le sens profond des formes
orgiaques ou délirantes, érotomaniaques ou poétiques,
qui peinent à sortir du quantitatif). Alors, l’objet
particulier ne rabattrait pas le désir, mais au contraire
lui ouvrirait une suite indéfinie. Dans la vie animale, l’abstraction
se borne à viser la destruction, notamment la destruction
de la perception du temps, et l’approche phénoménologique
du temps à partir du besoin et de l’oubli du temps
à partir de la satisfaction du besoin, que l’on retrouve
chez Anders, n’exprime pour finir que cette perspective animale.
Seuls l’animal ou le dieu, êtres condamnés à
l’abstraction, peuvent croire abolir le temps, tandis que
la perspective qui maintient le temps est celle de l’homme,
elle est la liberté et la servitude de cet animal qui tend
au dépassement de l’abstraction.
Si partant de là, quelque chose devait définir l’être
humain, ce serait assurément d’être l’animal
le moins abstrait de tous, puisque celui qui est virtuellement concerné
par tout ce qui existe, celui dont le milieu s’élargit
à l’environnement, celui à qui tout peut parler.
Cet élargissement ne se fait pas par une sorte de miracle
de la conscience, mais selon une logique qui permet à l’être
humain de produire non seulement son habitat, comme l’abeille,
la fourmi, le castor ou certaines variétés d’oiseaux,
mais tout ce qui entre dans sa vie, tout ce qui constitue son monde,
sa réalité même [23]. En lui, l’abstraction
qui caractérise le vivant en général devient
pleinement active : elle finit par devenir elle-même concrète
en produisant le monde de l’homme tout entier, qui précède
l’individu et lui survit, et qui s’élargit sans
cesse. A notre époque, nous avons abordé de la façon
la plus inquiétante et la plus indéniable cet élargissement
du milieu humain à l’environnement tout entier : le
saccage de la planète révèle, de la plus mauvaise
façon, à quel point l’homme est abstraction
et négation en actes. La logique infinie de la médiation
transforme tout l’environnement en milieu. C’est une
situation inédite, au regard de l’histoire naturelle,
que l’on découvre comme aboutissement du développement
de ce que Scheler appelait, par rapport à la vie animale,
la « tradition de comportement ».
A la suite des éthologues, Scheler avait défini dans
le comportement animal une zone intermédiaire entre le comportement
individuel et la réalité instinctuelle propre à
l’espèce, qu’il appelait la « tradition
de comportement ». Contrairement à l’instinct,
génétiquement programmé et demeurant le lieu
d’inscription des cercles fonctionnels, s’ouvre ici
une sphère ouverte à l’expérimentation
et à la transmission de ses résultats (réflexes
conditionnés). Dès l’apparition de la capacité
de mémoire, conséquence immédiate de l’existence
de l’arc réflexe (ou d’une séparation
entre le système sensoriel et le système moteur),
cette sphère « s’associe à l’imitation
des actes et des mouvements, suscitée par l’expression
des émotions et les signaux des congénères.
"Imitation" et "copie" sont seulement des spécialisations
de cette tendance à la répétition, qui s’applique
d’abord aux comportements et aux vécus du sujet lui-même,
et qui représente pour ainsi dire le primum movens de toute
mémoire reproductive. C’est seulement par l’association
de ces deux phénomènes que se constitue le fait si
important de la "tradition" : celle-ci ajoute à
l’hérédité biologique une dimension toute
nouvelle de détermination du comportement animal par le passé
de l’espèce ; mais d’autre part il faut la distinguer
très nettement de tout souvenir conscient et spontané
relatif à quelque chose de révolu (anamnésis)
et de toute transmission fondée sur des signes, sources et
documents. Tandis que ces dernières sortes de transmission
ne sont propres qu’à l’homme, la "tradition"
apparaît déjà dans les hordes, les bandes et
autres formes de sociétés animales. Ici également
le troupeau "apprend" ce que les pionniers montrent, et
il peut le transmettre aux générations à venir.
La tradition déjà rend possible un certain "progrès".
Cependant tout vrai développement humain repose essentiellement
sur une élimination progressive de la tradition » [24].
A partir de ce genre de constatations, il était évidemment
tentant de passer immédiatement à cette « élimination
de la tradition » qui ressemblait à une liberté
spécifiquement humaine : c.a.d. aussi à cette «
indétermination » qui hantait Anders. Mais c’était
aller beaucoup trop vite en besogne : car dans la sphère
animale, la tradition comportementale demeure purement subjective,
tandis qu’avec le monde humain, elle adopte une forme objective
qui modifie en profondeur la situation. La fixation des «
cercles de comportement et de signification » sous formes
de structures sociales, matérielles autant que symboliques,
organise en système objectif l’ensemble des abstractions
et les fait exister d’une façon totalement distincte
des individus. L’individu humain n’apparaît nullement
comme indéterminé face à la détermination
instinctuelle animale, mais ses déterminations existent indépendamment
de lui, lui font face, tout en requérant de lui qu’il
trouve en elles son être, sa « nature », son «
identité ». Potentiellement, l’humanité
s’est approprié ses déterminations, du fait
de les produire ; sa « liberté » face aux déterminations
naturelles est présente d’emblée, à l’origine
même de son histoire, mais elle ne peut venir à elle-même
et rejoindre son concept qu’une fois que sa « nature
» ne lui est pas seulement extérieure, mais aussi soumise.
La vie humaine devait donc être caractérisée
non pas par l’indétermination, mais par un statut inédit
de la détermination et par un rapport inédit à
elle ; comme l’indiquait à sa façon la dernière
phrase de la citation de Scheler, l’hypothèse d’une
« liberté » ne pouvait se développer qu’à
partir de ces déterminations, et de leur négation
elle-même déterminée (la forme humaine de «
tradition » ne progresse que par la capacité permanente
de s’écarter de la tradition ; la société
ne vit qu’en révolutionnant sans cesse ses bases, même
si le rythme lent de cette transformation a été jusqu’à
la faire oublier). Par conséquent, l’idée d’une
« liberté » ou d’une « indétermination
» de l’homme (synonymes pour Anders) ne découlait
aucunement des prémisses dont il partait, et qu’il
traitait avec négligence : bien au contraire, la négation
déterminée n’a rien à voir avec une quelconque
« liberté indéterminée ». Mais
aux yeux d’Anders, et par suite de l’insuffisante prise
en compte des prémisses naturalistes dont il disposait, celles-ci
risquaient de ramener l’homme à une simple forme de
vie animale ou, au contraire, et en réaction contre une telle
déchéance, à le glorifier comme un deus ex
machina [25]. En réaction contre ces deux résultats
inacceptables, Anders préféra affubler l’animal
humain d’une qualité qui serait à la fois une
force et une faiblesse, d’un statut ontologique d’exception
: l’indétermination, la non-adéquation au monde,
en d’autres termes la « liberté ». Mais
cette orientation, qui fut ensuite exploitée par Sartre et
par l’existentialisme, privait Anders de toute pensée
relative à la dimension spécifiquement humaine de
la médiation, et de la mesure concrète du terrain
d’où pourrait émerger une liberté concrète,
méritant une telle qualification [26].
Dans le cas de l’espèce humaine, la sphère
de la « tradition de comportement » prend ainsi un relief
tout particulier. Les mécanismes d’abstraction et d’appropriation,
la transformation de l’environnement en milieu se coagulent
et se solidifient sous forme de structure sociale, de mode de production,
de mode de communication, d’une sphère, donc, qui existe
indépendamment des individus et qu’on a pu, non sans
raison, qualifier de « seconde nature ». A l’inverse
du patrimoine génétique, dont on affirme qu’il
ne connaît pas d’interaction avec l’environnement
(sélection darwinienne des espèces), le monde humain,
c.a.d. la structure de relations et de techniques sociales produit
(détermine) la collectivité humaine autant qu’il
est produit (fabriqué) par elle. Plusieurs logiques temporelles
s’imbriquent : le déploiement dans le temps de la contradiction
entre le patrimoine collectif (comme somme de savoir, de pouvoir,
d’aspirations et de désirs, de techniques et de possibles
divers) et l’accès des sujets individuels à
ce patrimoine, qui est aussi leur « cité » (ce
qui équivaut au degré de développement des
individus) ; l’évolution de l’appropriation du
monde sur la base des obstacles et des occasions rencontrés
(feedback de l’environnement), et la façon d’en
tenir compte ; et, enfin, la nécessité irrépressible
d’une mise en adéquation entre les forces, les modes
et les rapports de production (dialectique interne au système
visant à assurer sa cohérence et sa pérennité).
La première contradiction correspond grossièrement
à une sphère qu’on peut qualifier de politique,
la seconde à ce que l’on classe comme technique et
la troisième comme ce qu’on décrit comme social.
Mais ces termes, compte tenu du caractère partisan et usé
de leur emploi, ne rendent que très imparfaitement compte
de leur vérité générale : ils imposent
bien plutôt une identité figée et supposée
immuable des limites qu’une époque impose à
chacune d’entre elles, et qu’elle entend perpétuer
(au point qu’il est souvent préférable pour
la critique de recourir à une périphrase ou à
une description concrète qu’à l’usage
de ces « concepts » stérilisants). Le capitalisme
se caractérise par exemple par la formation d’une sphère
dominante qualifiée d’économique, qui résulte
d’un blocage délibéré du processus social
(maintien du capital, de la marchandise et du travail malgré
un degré de développement technique qui a déjà
rendu ces formes obsolètes et même dangereuses) en
même temps qu’un blocage équivalent dans l’évolution
politique (confiscation des capacités et des facultés
collectives et individuelles d’accéder à une
compréhension d’ensemble et à une domination
concertée et rationnelle des choix à faire à
chaque instant) et dans la mise en œuvre des techniques (abstraction
des réponses de l’environnement, et retour involontaire
– et désastreux – à une logique de «
sélection naturelle » mettant en danger la préservation
de l’espèce). Les trois dynamiques n’existent
jamais de façon indépendante l’une de l’autre,
et forment une seule et même ligne d’évolution.
Si une formation sociale existante a tendance à se perpétuer
telle quelle, et à figer chacun des trois termes, cela est
encore plus vrai des modes d’interaction entre les trois.
A notre époque, la première sphère est devenue
quasiment invisible, tant l’économie comme fusion mystificatrice
entre le social et le technique impose cette élimination
(un accès massif des individus aux savoirs et aux pouvoirs
serait totalement incompatible avec le maintien de l’infantilisante
« civilisation marchande »). Ainsi, si l’on peut
dire que dans le monde animal, l’individu est sacrifié
à l’espèce, il suffit de constater que la vie
de l’espèce et celle de l’individu coïncident
(à l’exception de certaines situations limites) pour
conclure que l’individu y est finalement « sacrifié
» à l’individu. Dans la société
humaine telle que nous la connaissons, tout a changé puisque
les individus dans leur intégralité sont différents
de la société, et sont collectivement instrumentalisés
par cette dernière, qui elle-même ne bénéficie
qu’à quelques-uns d’entre ces individus. La généralité
vivante n’est plus identique avec le mode d’existence
réel. L’être collectif s’est scindé.
La réalité humaine est partie du côté
de la société, et s’oppose aux individus vivants.
La prise collective sur le monde physique est plus grande que jamais,
mais elle n’est celle de personne puisqu’elle est aussi,
indissociablement, prise sur l’ensemble des individus. Sous
la forme de la marchandise, les sujets individuels ne reçoivent
que le prix, invariablement dérisoire, de leur privation,
et de leur acceptation de cette privation : tout doit continuer
sans eux, contre eux, et, s’il le faut, jusqu’à
l’élimination définitive des protagonistes,
pour que cette situation perdure.
Quant à la dialectique entre forces, modes et rapports de
production, on peut en dire que les forces de production [27] sont
la mesure exacte du degré d’appropriation du monde,
et donc du degré de développement de l’espèce
constituée en société. Les rapports de production,
eux, sont l’expression concrète de la façon
dont cette appropriation du monde s’offre ou se refuse à
l’ensemble des individus. La séparation de l’individu
avec l’espèce est la résultante exacte de la
façon dont l’appropriation du monde se refuse à
l’espèce, son baromètre le plus fidèle.
Tout ce qui se passe derrière le dos des individus traduit
l’insuffisance de leur développement, le caractère
figé et « fatidique » de cette insuffisance.
Quand les cercles fonctionnels ne portent plus sur une chose naturelle
transformée en objet, mais sur la sphère de la médiation
elle-même, en tant que système de production et de
transformation des objets, la pauvreté de l’individu
ne se laisse plus définir, comme chez l’animal, par
la pauvreté de ses rapports fonctionnels à la chose
mais par la pauvreté de ses rapports à ses médiations,
à ses semblables, et, pour finir, à soi-même.
Les travers, désormais lourdement constatables, des rapports
à la « chose » et au « donné »
naturels découlent de ceux qui grèvent les rapports
sociaux proprement dits : c’est le reflux nauséabond
de la misère sociale sur la nature, la contamination généralisée
par la logique de la dépossession.
Si donc Anders avait prolongé dans le sens de ce qui précède
l’approche faite par Uexküll, il aurait été
contraint de se poser la question de savoir comment situer l’abstraction
qui caractérise la société (c.a.d. le monde
de l’homme) par rapport à ce que l’on peut difficilement
s’abstenir de qualifier d’abstraction naturelle. On
aurait par là débouché sur la façon
pratique dont l’homme se dissocie de l’animal (et dont
il se rend possible, ou impossible, lui-même). Car dans le
cas de l’individu humain, ce n’est pas dans le monde
naturel qu’il puise selon ses impulsions pour donner satisfaction
à ses besoins, comme on l’imagine dans l’hypothèse
rabâchée de l’homme « primitif »,
c’est plutôt son mode de vie, socialement défini,
qui produit (ou symboliquement ou pratiquement) l’objet qui
fera de lui un « sujet », et qui, pour ce faire, puise
dans la généreuse, mais non illimitée réserve
des biens de la nature. Loin d’accéder à une
sorte de liberté dont l’animal serait privé,
l’individu cède son statut de « sujet »
à un assemblage social qui le guide pas à pas, qui
se comporte en véritable sujet, plus ou moins efficacement
caché, du processus. La première différence,
qui saute aux yeux, tient au fait que la relation de l’animal
au monde (naturel) n’existe pas sous une autre forme que sous
celle de ses propres organes biologiques. Le foie, l’estomac,
la dentition, l’œil, l’ouïe – il n’existe
pas un seul organe qui ne révèle de quelle façon
cet animal va vivre, peut vivre, doit vivre. Jusque là, aucune
différence avec l’animal humain. Mais, tant qu’il
s’agit de l’animal, la liste s’arrête là.
Une fois qu’on a recensé sa morphologie, ses organes,
son anatomie, on sait tout de lui, et il n’y a plus rien d’autre
à inventorier : cette liste est la liste des formes matérielles
de son rapport au monde naturel, le versant subjectif de ses cercles
de signification et de son milieu. S’agissant de l’animal
humain, la liste ne fait en revanche que commencer quand elle a
énuméré les organes : il faut ajouter la totalité
des objets matériels et des rapports sociaux existants pour
combler l’énoncé des formes matérielles
des rapports au monde (la liste des médiations). La médiation
s’est étendue au point d’absorber sujet et objet
: elle s’est substituée aux cercles de signification
et a réalisé leur tendance à accoupler de façon
apparemment indissoluble sujet et objet. Comme on dit depuis bien
longtemps : l’aliénation sociale a remplacé
la servitude naturelle. Un inventaire de ces médiations établit
immédiatement qu’il ne s’agit que dans une proportion
sans cesse réduite de cas d’un rapport au monde naturel,
et qu’un nombre croissant de ces médiations ne relève
plus seulement du moyen mais représente plutôt un objectif
: la nature n’intervient plus qu’en fournisseur passif
en matière première et en énergie de ce système
autocentré. Cette logique « fétichiste »,
qu’Anders relèvera et commentera de façon abondante
dans les années cinquante (« le moyen devient le but
du but »), ne se caractérise pas simplement par une
rupture « monstrueuse » ou « déviante »
avec la nature, comme le croient certains nostalgiques d’un
retour à une nature fantasmée, mais maintient au contraire
l’état de limitation animal (l’animal comme condamné
à son mode d’abstraction), sous une forme désormais
aliénée : comme limitation auto-produite. L’animal
qui aurait envie de connaître le monde plus qu’il ne
le fait ne peut évidemment pas se rebeller contre ses organes,
qui sont ses limites. Mais l’homme non seulement peut, mais
doit se rebeller contre ses organes extérieurs (pour reprendre
une expression du jeune Marx) dès que ceux-ci, qu’il
passe son temps à produire, à entretenir et à
développer, échappent à sa volonté.
La sphère de la médiation persévère
dans son être, et se soustrait au destin habituel des métabolismes
naturels où tout, pour exister, doit aussi disparaître.
C’est en créant un monde de médiations solidifiées
que l’homme se retrouve face à un monde persistant
d’objets et de symboles, initialement tissés dans la
substance naturelle du monde, qui reflètent, matérialisent
et illustrent ses propres tendances : mais alors, le gigantesque
cercle fonctionnel social a défini et imposé ces tendances,
et c’est à ce prix que le monde ne lui parle plus que
de « lui-même ».
Anders avait cru dépasser le point de vue philosophique
par le recours à la vie animale, par exemple en reprochant
à Heidegger d’avoir oublié la faim derrière
le souci [28], critique « matérialiste » qui reste
sur le plan du pragmatisme bourgeois élémentaire.
S’il ne fait aucun doute que le grand guignol conceptuel d’Heidegger
restait à la merci d’une critique aussi simple, il
n’en demeure pas moins que le point de vue exprimé
par Anders manque lui aussi son objet, qui n’est pas l’animalité
comme nature, mais l’histoire humaine et sa production comme
prolongement et négation, à la fois, de l’histoire
naturelle [29].
Le texte qui en a donné le meilleur aperçu, les Manuscrits
de 1844 de Marx, ne fut publié qu’en 1932, c.a.d. entre
la conférence tenue par Anders à la Kantgesellschaft
en 1930 et la publication d’une traduction française
de cette conférence en 1934. Anders, peu porté à
lire Marx à cette époque (mais l’a-t-il réellement
lu par la suite ?), n’avait évidemment pas connaissance
de ce texte, dans lequel on trouve le passage suivant : «
Un être [Wesen] qui n’a pas sa nature en-dehors de lui
n’est pas un être naturel, ne participe pas à
l’être [Wesen] de la nature. Un être qui n’a
pas d’objet [Gegenstand] en-dehors de lui n’est pas
un être objectif [gegenständlich]. Un être qui
n’est pas lui-même objet pour un être tiers n’a
pas d’être pour objet, c.a.d. ne se comporte pas de
façon objective [gegenständlich], son être n’est
pas objectif. Mais un être sans objectivité est un
non-être, un monstre [Unwesen]. [...]Dès que je possède
un objet, celui-ci me possède en retour comme son objet.
Au contraire, un être dépourvu de rapport à
l’objet est un être irréel, privé de sensorialité,
seulement pensé et imaginé, une créature de
l’abstraction. Etre doué de sens, c.a.d. être
réel, signifie être objet des sens, objet sensible,
donc avoir des objets sensibles en-dehors de soi, des objets relevant
de sa sensorialité. Etre doté de sensorialité,
c’est connaître la souffrance [leidend]. L’homme
en tant qu’être objectif [gegenständlich] et doté
de sens est donc un être qui souffre et, parce que capable
de ressentir sa souffrance [sein Leiden], un être passionné
[leidenschaftliches]. La passion [en français dans le texte]
est la force essentielle de l’homme tendant énergiquement
vers son objet. Mais l’homme n’est pas seulement un
être naturel, il est un être naturel humain ; c.a.d.
un être existant pour lui-même, donc un être générique,
qui doit se confirmer et s’activer en tant qu’être
générique aussi bien dans son être que dans
son savoir. Les objets humains ne sont donc pas les objets de nature,
tels qu’il se présentent de façon immédiate,
de même que la sensorialité humaine, telle qu’elle
est dans l’immédiateté, objectivement, n’est
pas la sensorialité humaine, l’objectivité humaine.
Ni la nature objective ni la nature subjective n’existent
d’une façon immédiatement adéquate à
l’être humain. Et de même que tout ce qui est
naturel doit d’abord venir à exister, l’homme
possède son acte de naissance, l’histoire, qui est
pour lui un acte de naissance connu et donc capable de se dépasser
en tant que tel. L’histoire est la véritable histoire
naturelle de l’homme. » [30] Ces dernières lignes
indiquent on ne peut plus clairement que si la nature de l’homme
n’existe pas « de façon immédiatement
adéquate », c’est qu’elle est sa propre
création dans et par l’histoire. La nature humaine
n’est pas une donnée instinctuelle préétablie,
pas plus qu’un grand vide en quête d’un remplissage
aléatoire, mais un résultat qui coïncide avec
son procès, une négation déterminée
de sa propre insuffisance, un mouvement s’éloignant
de l’abstraction et de la pauvreté et dirigé
vers la création du concret comme richesse en déterminations.
La liberté n’est pas l’absence de détermination
mais la profusion de déterminations. Le caractère
aliéné des déterminations existantes a produit
leur discrédit (un peu comme le travail peut discréditer
l’activité), et, de ce fait, la conscience critique
en arrive à oublier que le degré d’ouverture
au monde est en même temps, nécessairement, accumulation
de déterminations, à condition d’en conserver
la maîtrise (ne serait-ce que pour empêcher l’une
d’entre elles d’étouffer les autres). La pensée
moderne à évidemment horreur de ce genre d’idée
puisqu’elle ne connaît que le contraire : immédiateté,
et absence de maîtrise. Cette non-pensée peut à
la rigueur s’accommoder de l’idée faisandée
des « racines », en espérant bénéficier
de conditions favorables à la reconstitution instantanée,
dans un micro-ondes de l’esprit, d’un concentré
de bonheur atavique ; mais elle recule devant l’idée
d’un procès en cours, la confond avec la production
d’un happy end à la fin des temps et qualifie de théologie
cachée tout ce qui ressemble de près ou de loin à
l’idée d’une progression : on peut invoquer comme
circonstance atténuante pour un tel aveuglement ce à
quoi ont ressemblé les « progrès » vendus
par la marchandise depuis un siècle, mais les circonstances
atténuantes d’une erreur ne remplacent pas la vérité.
Dans une forme aliénée de société,
comme dans la vie animale, c’est le cercle de signification
qui dicte sa loi, et non pas un « sujet » qui dominerait
un « objet ». De même que dans le monde animal,
le mangeur apparaît comme une prolifération réflexive
de la substance mangée, une forme aliénée de
société réduit ses prétendus «
sujets » aux porteurs passifs des rites dominants, à
l’émanation transitoire, dénuée de volonté,
du système d’échange en place. « Comme
il n’y a pas de sensation sans impulsion et sans commencement
d’action motrice, il est nécessaire qu’il n’y
ait pas de système de sensations là où manque
le système moteur (capture active de la proie, choix sexuel
spontané) » écrivait Scheler dans une perspective
naturaliste (SHM, p. 27). Mais ce principe de concordance entre
la formation des organes de perception et l’activité
motrice, universellement admis [31], signifie aussi que la sensorialité
accompagne l’activité pratique du sujet et se limite
à elle, et avec le passage de la vie animale à l’homme,
elle se concentre sur la sphère de la médiation, et
se constitue comme immédiatement sociale. C’est en
cela que le processus d’hominisation demeure inachevé,
inachèvement dont les fondements, le mouvement et les produits
demeuraient intégralement absents des publications d’Anders
en 1934 et 1937. L’existence et l’importance de la médiation
lui apparaîtront par la suite, mais sans aucun lien avec ce
qui précède, comme venues d’ailleurs.
— A suivre —
Principaux ouvrages cités dans l’ensemble de l’article
(I & II) :
Auteur
Titre
Abréviation
Editeur
Date de publication
Günther ANDERS
Die Antiquiertheit des Menschen I
AM I
Beck
1956
Günther ANDERS
Die Antiquiertheit des Menschen II
AM II
Beck
1980
Günther ANDERS
Une interprétation de l’a posteriori
AP
Boivin & Cie
1934
Günther ANDERS
Pathologie de la liberté PL
Boivin & Cie
1937
Günther ANDERS Über Heidegger
UH
Beck
2001
Günther ANDERS
Der Blick vom Mond
BM
Beck
1970
Günther ANDERS
Mensch ohne Welt
MW
Beck
1984
Günther ANDERS
Günther Anders antwortet
GAA
Tiamat
1987
Daniel J. BOORSTIN
L’image
I Konrad Paul LIESSMANN
Günther Anders
GA
Beck
2002
Moishe POSTONE Time, labor, social domination
TLSD
Cambridge University Press
1993
Dirk RÖPCKE & Raimund BAHR Geheimagent der Masseneremiten – Günther Anders GDM
Edition Art & Science
2002
Max SCHELER La situation de l’homme dans le monde
SHM Aubier 1951
Jakob von UEXKÜLL Mondes animaux et monde humain
MAMH Denoël1965
Nous nous sommes toujours servi des textes originaux, en allemand.
Il convient néanmoins de rappeler au lecteur français
les traductions françaises disponibles relativement aux textes
cités :
Günther ANDERS
L’obsolescence de l’homme
OHIvrea / EdN 2002
Günther ANDERS A propos de la pseudo-concrétude de la philosophie d’Heidegger
PCHSens & Tonka
[1] La notoriété du livre était faible même
en Allemagne, sans parler du reste du monde, comme le démontre
encore le très petit nombre de traductions existant à
ce jour. Pour contribuer à une meilleure connaissance d’Anders,
Bittermann publia à la même époque un recueil
d’interviews donnés par cet auteur alors qu’il
était déjà très âgé, recueil
intitulé Günter Anders antwortet.
[2] En français dans le texte.
[3] En français dans le texte.
[4] Que ce soit à l’aide d’une analogie avec
la vie animale ou non, la réflexion de la vie humaine ne
peut se faire qu’à l’aide d’une altérité.
C’est ce besoin qui gît à la base de toute considération
normative comme aussi de toute utopie. Prendre les choses «
comme elles sont » est impossible déjà parce
que les choses pourraient être différentes, ont été
différentes, seront différentes. Le positivisme est
une aberration mentale. En tant qu’être pratique et
historique, l’être humain n’est pas le «
berger de l’Etre », mais assurément l’instrument
le plus immédiat du Devenir (la négativité
en actes). Le besoin d’une altérité permet de
mettre la vie humaine en perspective, mais ce qui est essentiel,
c’est qu’il ne s’agit pas là d’un
besoin ressenti par des théoriciens, qui contempleraient
la vie sociale post festum et d’une manière plus ou
moins négligeable, il s’agit d’un besoin réel,
pratique, déjà inhérent à la réalité
accomplie, et entrant d’emblée, activement, dans sa
formation. Une époque de grande lucidité historique
cherche l’altérité dans son projet pratique,
une époque dépourvue d’espoir ou de perspective
se replie sur ses racines, qu’il s’agisse de son passé
historique ou de son passé en tant qu’espèce
: l’animalité. Le succès momentané de
la « toile de fond animale » dans l’université
allemande des années 1920 ne prolongeait pas tant le scientisme
courant des deux siècles précédents, mais traduisait
surtout la volonté de renoncer à une perspective strictement
historique et sociale (un « désengagement politique
» de la théorie). L’agitation révolutionnaire
avait déployé des perspectives qui rendaient superflu
de chercher l’altérité dans des spéculations
anthropologiques, et la politique est, dans de tels moments, identifiable
comme prospection et comme expérimentation, raisonnées
et pratiques, des potentiels existants. L’idéologie
nazie qui se développa après la contre-révolution
en Allemagne et comme l’approfondissement de celle-ci, consista
au contraire dans une « repolitisation » factice de
ce qui avait d’abord été efficacement «
dépolitisé », c.a.d. dans l’instrumentalisation
et dans la mercenarisation de contenus préalablement «
épurés » de leur réalité sociale
et rendus totalement idéologiques : la mythologie nazie,
dont les origines plus ou moins ésotériques ou occultistes
sont à chercher du coté de différentes sociétés
secrètes antisémites et ultraréactionnaires,
s’édifia à partir de « vérités
éternelles » et de philosophèmes simplistes
ainsi coupés de toute base dialectique. Une fois la perspective
orientée vers le passé, la recherche de « racines
» remplaça le projet, avant que ces « racines
» ne deviennent projet elles-mêmes (avec le «
retour » à la « pureté de la race »).
La question philosophique de différencier l’homme de
l’animal en cache d’autres, autrement plus vitales :
celles de savoir si la réalité et l’idéologie
sont en phase ; si le possible de l’époque paraît
en cours de réalisation ou au contraire totalement en souffrance
; si en réalisant la mission que l’époque lui
confie, l’individu a le sentiment de réaliser son propre
potentiel, et si cette impression est justifiée, ou illusoire
; si, et en quoi, le mode de vie ne perpétue pas une fausse
animalité dans laquelle le potentiel humain se sent à
l’étroit. La question de l’animalité ne
hante que des hommes qui ne sont pas sûrs d’en être
devenus, voire qui sont sûrs de ne pas en être devenus
; et leur inquiétude est alors parfaitement fondée.
[5] Quant à Anders, au lieu donc d’abandonner ce qu’il
considéra après coup comme une fausse altérité,
l’altérité de la vie animale, au profit d’une
recherche de l’altérité réelle, historiquement
déterminée, il opta, en 1956, pour une identité
pure et simple, tautologique, entre l’homme et le monde dominant
(formulé comme étant « la Technique »),
reproduisant ainsi de façon unidimensionnelle l’unité
de l’essence et de l’apparence dans l’aliénation
d’une même époque. Ainsi, la notion de Folie
conservait son sens d’ensemble englobant, mais perdait simplement
sa dimension d’altérité. Ce n’est pas
la forme particulière de l’altérité qu’il
avait reprise chez Scheler qu’Anders repoussait, pour lui
substituer une forme plus adéquate, mais toute forme d’altérité.
Son analyse, désormais, s’orientera vers un modèle
sans faille ni contradiction, auquel elle se condamnait. Critique
mais non dialectique, la théorie finit par renforcer la croyance
dans ce qu’elle croît combattre. Le progrès qu’Anders
pensait avoir accompli le mena ainsi à abandonner un mode
de pensée universitaire (qui glorifie abstraitement «
l’esprit » et « l’humanité »
en sacrifiant sur leur autel la supposée primitivité
de la vie animale, comme si la supériorité de l’homme
était désormais une chose accomplie et satisfaisante)
et à jeter, avec l’eau du bain de la vie animale, la
fonction même de son altérité, qui avait été
une fonction potentiellement critique.
[6] Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Denoël
1965, p. 100.
[7] Jakob von Uexküll, op. cit., p. 103 - 106. Ou encore :
« chaque milieu constitue une unité fermée sur
elle-même, dont chaque partie est déterminée
par la signification qu’elle reçoit pour le sujet de
ce milieu [...] en vérité, chacun des animaux si libres
qu’ils paraissent de leurs mouvements, est relié à
un monde qui est sa demeure et dont il appartient à l’écologue
de déterminer les limites » (p. 98 – 93).
[8] Pour le devenir pour soi, il faut que l’être ait
prise sur les cercles qui ont prise sur lui, matériellement,
ou, à défaut, symboliquement, et qu’il produise
leur interpénétration réciproque.
[9] Ce terme même de signification prend chez Uexküll
une tournure particulière. Ce qui « signifie »
ne signifie pas un contenu objectif, un référent réel
séparé à la fois de sa forme perçue
et de l’individu qui la perçoit : le perceptum n’est
pas opposé au percipiens, mais au contraire l’exprime,
le manifeste, l’active ; la signification a lieu comme mode
de relation lorsqu’une pulsion se reconnaît comme pouvant
être satisfaite dans ce qui lui fait face, dans ce qui, du
même coup, ne peut plus être considéré
comme lui faisant face mais comme faisant indissolublement système
avec elle. La signification est ainsi, au sens strict, une communication,
la mise en commun, la création d’un dispositif unissant
des êtres distincts. On est très loin de l’idéologie
moderne de la « communication » : il ne s’agit
pas de prendre la parole, mais d’être fait l’un
pour l’autre. Le rapprochement est nécessaire, il réalise
ce qui n’avait aucun sens sans lui (« harmonie préétablie
»). L’expression anglaise to make sense, massivement
galvaudée jusqu’à perturber, comme anglicisme,
d’autres langues, exprime parfaitement bien la création
de sens, le fait que le sens surgit d’une opération
active, d’une pratique (réalisée ou virtuelle).
Donner un sens à quelque chose, c’est se préparer
à la consommer d’une façon ou d’une autre.
En devenant signe, la chose cesse déjà virtuellement
d’être. Dans la vie animale évoluée, seuls
les réflexes de sociabilité prendront quelque distance
avec cette fatalité.
[10] Cette logique commence dans la vie végétale,
avec le contraste poussé à son comble entre les plantes
et leur mouvement extatique vers le soleil (pour reprendre une expression
de Max Scheler, La situation de l’homme dans le monde, Aubier
1951, p. 27). Ici l’objet est tout, le sujet n’est presque
rien. La plante est le modèle d’un mode d’existence
évoquant l’adoration religieuse, dont le tournesol
serait le pape.
[11] A cette remarque terminologique près, on peut conserver
les citations suivantes : « Un animal ne peut entrer en relation
avec un objet comme tel », écrivait Uexküll (op.
cit., p. 94). De son côté, Scheler notait : «
l’animal, lui, n’a pas d’ "objets" ;
il vit seulement plongé extatiquement dans son milieu que,
tel un escargot, sa coquille, il apporte comme structure partout
où il va. Il est donc incapable de ce recul spécial
et de cette substantification qui d’un "milieu"
font un "monde", tout comme il est inapte à transformer
en objets les centres de "résistance" que délimitent
ses émotions et tendances. Je dirais que l’animal est
par essence attaché à la réalité vitale
qui correspond à ses états organiques, et qu’il
est engagé en elle, sans jamais pouvoir la saisir "objectivement"
(SHM, p. 56). En 1948, un autre auteur l’exprimera identiquement
: « La distinction demande une position de l’objet comme
tel. Il n’existe pas de différence saisissable si l’objet
n’a pas été posé. L’animal qu’un
autre animal mange n’est pas encore donné comme objet.
Il n’y a pas, de l’animal mangé à celui
qui mange, un rapport de subordination comme celui qui lie un objet,
une chose, à l’homme, qui refuse, lui, d’être
envisagé comme une chose. Rien n’est donné pour
l’animal à longueur de temps. C’est dans la mesure
où nous sommes humains que l’objet existe dans le temps
où sa durée est saisissable. L’animal mangé
par un autre est donné au contraire en-deça de la
durée, il est consommé, il est détruit, ce
n’est qu’une disparition dans un monde où rien
n’est posé en dehors du temps actuel. Il n’est
rien dans la vie animale qui introduise le rapport du maître
à celui qu’il commande, rien qui puisse établir
d’un côté l’autonomie et de l’autre
la dépendance. Les animaux, puisqu’ils se mangent les
uns les autres, sont de force inégale, mais il n’y
a jamais entre eux que cette différence quantitative. Le
lion n’est pas le roi des animaux ; il n’est dans le
mouvement des eaux qu’une vague plus haute renversant les
autres plus faibles. Qu’un animal en mange un autre ne modifie
guère une situation fondamentale : tout animal est dans le
monde comme de l’eau à l’intérieur de
l’eau » (Georges Bataille, Théorie de la religion,
p. 24-25, Gallimard « Tel » 1973).
[12] L’abstraction naturelle est un modèle de violence
: « tout objet qui entre dans l’orbite d’un milieu
est modulé et transformé jusqu’à ce qu’il
devienne un porteur de signification utilisable ou bien reste totalement
négligé. A cet égard, les composants primitifs
sont maintes fois violemment séparés sans respect
pour le plan d’organisation qui les régissait jusqu’alors
» (Jakob von Uexküll, op. cit., p. 99).
[13] On trouve encore cela, sous une apparence trompeuse d’historicité,
dans l’idée que l’art moderne se serait, à
l’instar de la marchandise, livré au péché
capital : « isoler et recomposer » (Anselm Jappe, L’avant-garde
inacceptable, Editions Léo Scheer, 2004, p. 108). Que ce
procédé d’isolement et de recomposition soit
bien plutôt inhérent au métabolisme même
du vivant est condamné à rester une terra incognita
pour toute critique superficielle de l’abstraction, puisque
celle-ci se contente de renâcler devant la notion même
d’abstraction au lieu de s’interroger sur la différence
entre abstraction naturelle, abstraction humaine et abstraction
économique. Ainsi disparaissent toutes éventuelles
différences entre Mallarmé et Rimbaud d’une
part, et, par exemple, la production d’aliments de synthèse
; entre le travail abstrait et le fonctionnement de la digestion
; entre le travail du rêve et la production industrielle en
série : le rejet de l’abstraction en général
ne peut déboucher que sur un dégoût du réel,
un taedium vitae dont on ne se relève plus, pas sur une intelligence
critique.
[14] Jakob von Uexküll, op. cit., p. 95. Uexküll ne cache
jamais son étonnement et son admiration devant la capacité
animale, surtout dans les espèces les moins évoluées,
d’exister à peu de frais (parlant de « perfection
», il citait volontiers cette vieille idée religieuse
encore véhiculée par Ranke selon laquelle tout être
est également proche des dieux). Non seulement le type d’activité
de certaines espèces est extraordinairement limité,
mais le rythme de déclenchement de cette activité
peut être extraordinairement lent. Sous cet angle, les espèces
les plus robustes sont celles qui sont dotées de besoins
très limités, se rapportant à des objets réels
constants et peu spécifiés. La tique est comme on
sait restée l’exemple favori d’Uexküll à
cet égard, capable de rester agrippée à une
branche pendant des années avant de se laisser choir sur
un mammifère, de boire son sang, et de mourir : « Le
porteur de signification de la tique ne possède qu’une
odeur, celle qui se dégage par la transpiration et qui est
commune à tous les mammifères. En outre, ce porteur
de signification est palpable, chaud et susceptible d’être
percé pour un prélèvement de sang. De cette
façon, il est possible de ramener tous les mammifères
que nous voyons dans notre milieu et qui diffèrent par la
forme, la couleur, la voix et l’odeur, à un commun
dénominateur dont les caractères, en cas d’approche,
qu’il s’agisse d’un homme, d’un chien, d’un
chevreuil ou d’une souris, surgissent en contrepoint et déclenchent
la règle de vie de la tique » (Uexküll, op. cit.,
p. 139).
[15] Ces déductions d’Uexküll sont reprises inchangées
par les biologistes les plus récents. François Jacob
écrit par exemple : « Pour chaque espèce, le
monde extérieur tel qu’il est perçu dépend
à la fois des organes des sens et de la manière dont
le cerveau intègre événements sensoriels et
moteurs. Même lorsque des espèces différentes
perçoivent une même gamme de stimulus, leur cerveau
peut être organisé pour sélectionner des particularités
différentes. L’environnement tel qu’il est perçu
par des espèces différentes peut, selon la manière
dont est traitée l’information, diverger aussi radicalement
que si les stimulus reçus venaient de mondes différents.
[…] Quelle que soit la manière dont un organisme explore
son milieu, la perception qu’il en tire doit nécessairement
refléter la "réalité" ou, plus spécifiquement,
les aspects de la réalité qui sont directement liés
à son comportement. […] Percevoir certains aspects de
la réalité est une exigence biologique. Certains aspects
seulement, car il est bien évident que notre perception du
monde extérieur est massivement filtrée. […]
Le monde extérieur, dont la "réalité"
nous est connue de manière intuitive, paraît ainsi
être une création du système nerveux. C’est,
en un sens, un monde possible, un modèle qui permet à
l’organisme de traiter la masse d’informations reçue
et de la rendre utilisable pour la vie de tous les jours. On est
ainsi conduit à définir une sorte de "réalité
biologique" qui est la représentation particulière
du monde extérieur que construit le cerveau d’une espèce
donnée. » (François Jacob, Le jeu des possibles,
essai sur la diversité du vivant, Fayard 1981, p 100-101).
[16] « Le porteur de signification de la tique ne possède
qu’une odeur, celle qui se dégage par la transpiration
et qui est commune à tous les mammifères. En outre,
ce porteur de signification est palpable, chaud et susceptible d’être
percé pour un prélèvement de sang. De cette
façon, il est possible de ramener tous les mammifères
que nous voyons dans notre milieu et qui diffèrent par la
forme, la couleur, la voix et l’odeur, à un commun
dénominateur dont les caractères, en cas d’approche,
qu’il s’agisse d’un homme, d’un chien, d’un
chevreuil ou d’une souris, surgissent en contrepoint et déclenchent
la règle de vie de la tique. » (Uexküll, op. cit.,
p. 139).
[17] La manière dont le temps et l’espace, vecteurs
constitutifs de l’environnement, sont repris et constitués
en milieu, définit évidemment de façon très
étroite le mode de vie de l’espèce. «
Au cours de l’évolution, le paramètre temps
doit avoir été progressivement incorporé à
la représentation du monde, car il pouvait difficilement
exister chez les vertébrés inférieurs. Chez
les reptiles, par exemple, il ne semble pas que le temps soit perçu.
La représentation spatiale est codée par un analyseur
localisé dans la rétine elle-même. Les premiers
mammifères étaient de petits animaux astreints à
une vie nocturne par la présence de grands reptiles, comme
les dynosaures, dans les mêmes régions. Pour l’exploration
de l’environnement à distance, la vie nocturne conduisit
à remplacer la vision par l’audition et l’odorat.
Ce qui eut deux conséquences : d’une part, un accroissement
de la région auditive du cerveau pour héberger une
nouvelle masse de neurones qui ne pouvaient trouver place dans l’oreille
; d’autre part, une nouvelle manière de traiter l’information
spatiale à l’aide d’un code temporel, un peu
à la manière des chauves-souris qui disposent d’un
radar et repèrent les objets en émettant un son et
en localisant l’origine de son écho. Ultérieurement,
d’autres étapes auraient conduit à un accroissement
du cerveau et à un enrichissement de la "réalité
biologique" chez les mammifères. Après la disparition
des reptiles géants, les mammifères purent mener une
vie diurne. Ils n’utilisèrent pas alors le vieil appareil
visuel des reptiles. C’est un système beaucoup plus
raffiné qui évolua, avec vision en couleurs et analyseurs
placés non plus dans la rétine, mais dans le cerveau.
Information visuelle et information auditive purent devenir intégrées,
grâce à un code spatial et temporel unique permettant
d’attribuer l’origine des stimulus lumineux et sonores
à des sources communes, c’est-à-dire à
des objets qui persistent dans le temps et dans l’espace.
Si le cerveau des mammifères supérieurs peut traiter
la formidable quantité d’information qui lui arrive
par les sens pendant l’éveil, c’est parce que
cette information est organisée en masses, en corps qui constituent
les "objets" du monde spatio-temporel de l’animal,
c’est-à-dire les éléments mêmes
de son expérience quotidienne. Il devient en effet possible
de conserver l’identification d’un objet en dépit
d’une perception qui se modifie sans cesse dans l’espace
et dans le temps. » (François Jacob, op. cit., p. 102–103).
[18] Ne faut-il pas parler, chez l’animal, d’une relative
indifférence à la mort ? L’instinct, pour protéger
l’espèce, pousse l’individu animal à fuir
la mort, mais une fois que ce dernier est en proie à l’agonie,
de nombreux exemples le montrent comme absent : il ne semble pas
réaliser ce qui lui arrive. Georges Bataille en donne un
autre exemple, à propos de la mort de l’autre : «
Si l’animal qui a terrassé son rival ne saisit pas
la mort de l’autre comme le fait un homme ayant la conduite
du triomphe, c’est que son rival n’avait pas rompu une
continuité que sa mort ne rétablit pas. Cette continuité
n’était pas mise en question, mais l’identité
des désirs de deux êtres les opposa en combat mortel.
L’apathie que traduit le regard de l’animal après
le combat est le signe d’une existence essentiellement égale
au monde où elle se meut comme de l’eau au sein des
eaux » (Georges Bataille, Théorie de la religion, p.
34, Gallimard « Tel » 1973).
[19] On peut très facilement en observer les balbutiements
contradictoires dans le comportement sexuel des animaux, où
la parade fait système avec la fuite, et où le comportement
ludique reste subordonné, malgré tout, à la
reproduction de l’espèce.
[20] L’inverse mène de toute évidence aux conclusions
habituelles du mysticisme : si le temps était du besoin,
il suffit de supprimer le besoin pour abolir le temps.
[21] Cette constatation d’Anders se retrouve déjà,
de façon moins développée, dans le livre de
Scheler qu’Anders évoque plusieurs fois. Scheler écrivait
par exemple : « La racine de l’intuition humaine de
l’espace et du temps, qui précède toutes les
autres sensations externes, réside dans la possibilité
du mouvement organique spontané et de l’action dans
un ordre déterminé. Nous appelons "vide"
primitivement la part de nos attentes et de nos désirs qui
n’est pas comblée. Ainsi le premier "vide"
est-il pour ainsi dire le vide de notre cœur. Que nos tendances
soient toujours plus insatisfaites que comblées, cela seul
explique le fait d’abord étrange que dans l’intuition
naturelle du monde l’espace et le temps apparaissent à
l’homme comme des formes vides, qui précèdent
toutes choses. […] Ce fait aussi donne à entendre que
la forme vide de l’espace est vécue tout au moins comme
"spatialité" encore in-forme, déjà
avant la conscience de sensations quelconques, et cela grâce
à l’expérience des impulsions motrices et au
sentiment de pouvoir les susciter. […] C’est seulement
quand les attentes qui se transforment en impulsions motrices l’emportent
sur tout ce qui est réalisation effective d’un désir
dans une perception ou une sensation, que se produit – chez
l’homme – ce fait très curieux que le vide spatial,
et le vide temporel également, apparaissent comme préalables
à tous les contenus possibles de la perception et du monde
objectif dans son ensemble, et comme leur "servant de fondement".
Ainsi est-ce le vide de son propre cœur que l’homme,
sans qu’il s’en doute, considère comme un "vide
infini" de l’espace et du temps, comme si cette vacuité
pouvait subsister indépendamment de l’existence des
choses ! C’est seulement très tard que la science corrige
cette énorme illusion de la vision naturelle du monde, en
enseignant que l’espace et le temps ne sont que des ordres,
que des possibilités de position et de succession des choses,
et n’ont pas d’existence en dehors et indépendamment
d’elles » (SHM, p. 60 - 62).
[22] Anders avait abordé le même sujet dans Nihilisme
et existence, écrit à New York en 1946 : « De
façon primaire, le monde n’est pas l’horizon
de ce qui se représente [des Vorstellens], mais de ce qui
se pourchasse [des Nachstellens]. Car l’être vivant
est séparé de sa nourriture, ce qui convoite doit
chasser le convoité. Autrement dit, l’être vivant
doit parcourir une distance jusqu’à ce qu’il
convoite soit présent et que la convoitise soit satisfaite.
La chasse, la poursuite, la consommation de la distance constituent
le temps ; le temps est fait de moments tels que : je ne possède
pas ce que je convoite ; toujours pas ; encore pas ; bientôt
; maintenant. Si le maintenant comble le besoin, le temps s’arrête,
qui n’est pas initialement une continuité et qui pour
ainsi dire n’éclate qu’en tant qu’attaques
soudaines et qui en fait ne dure que trop longtemps, aussi longtemps
que la chasse elle-même. Avec le sommeil qui fait suite au
repas, le temps lui-même s’endort » (UH, p. 64).
[23] Ce qui explique la terminologie utilisée par Heidegger
lisant et commentant Uexküll : la pierre est dépourvue
de monde (weltlos), l’animal est pauvre en monde (weltarm),
et l’homme créateur de monde (weltbildend). Mais si
tout le monde ou presque se rejoint sur un tel constat, il reste
à développer ensuite ce qu’est weltarm (Uexküll)
et ce qu’est weltbildend (Marx) : le degré (quantitatif)
d’appropriation du monde ne doit pas cacher le mode (qualitatif)de
son appropriation.
[24] Max Scheler, op. cit., p. 41.
[25] Scheler lui-même donne encore un bon exemple de ce genre
de statut privilégié tout à fait exorbitant
: « Le nouveau principe qui fait de l’homme l’homme
n’a rien de commun avec tout ce que nous pouvons nommer vie
au sens le plus vaste du mot, psychisme interne ou vitalité
externe. Ce qui constitue l’homme comme tel est un principe
opposé à toute vie en général, et qui
pris en lui-même n’est pas réductible à
"l’évolution naturelle de la vie" ; s’il
se ramène à quelque chose c’est seulement au
fondement ultime du monde – donc à la même réalité
fondamentale dont "la vie" est aussi une manifestation
partielle. Les Grecs déjà ont affirmé l’existence
d’un tel principe et l’ont nommé "Raison"
» (Scheler, SHM, p. 52).
[26] Cette médiation oubliée reparut plus tard aux
yeux d’Anders, sous forme de « la technique »,
comme nous verrons par la suite, mais la liberté qui ne peut
exister que par et à travers la médiation n’était
dès lors plus pensable.
[27] Que le marxisme vulgaire avait réduit au productivisme
industriel, confusion que les opposants à la soi-disant «
société industrielle » reconduisent telle quelle.
[28] « Car en vérité l’Etre-là
(Dasein) est "souci" parce qu’il est faim. Ce qui
veut dire que malgré toutes les protestations d’Heidegger
l’homme est si ontique qu’il doit s’incorporer
de l’ontique pour devenir ontologique, c.a.d. pour être
là (da) » Anders, Nihilisme et existence, dans : UH,
p. 63).
[29] Michel Bounan a repris cette idée dont les racines
plongent loin dans le passé, mais qui ne trouve plus dans
l’époque moderne le prolongement théorique qu’elle
mérite : « C’est enfin au règne humain,
dont le système nerveux est le plus complexe, qu’appartient
l’extraordinaire fonction inductrice d’inventer des
outils, matériels et conceptuels, pour transformer le monde,
qui le modifie en retour. Il est celui par qui l’univers a
une conscience de soi et une histoire » (Le temps du sida,
édition revue et augmentée, Allia, 2004, p. 65). L’hypothèse
que l’homme fasse advenir l’histoire paraît discutable
(avant lui, l’univers en aurait été dépourvu...),
même si l’homme en accélère de façon
inattendue le rythme ; mais qu’il soit le miroir que la nature
se tend, déformant certes mais miroir quand même, cela
ne fait aucun doute, et quelle que soit la formulation que l’on
pense approprié d’en donner, aucune pensée ne
peut tendre même à une simple complétude formelle
si elle n’inclut pas l’homme comme médiation
de la vie naturelle vers la conscience et la réalisation
de soi.
[30] (Marx, Manuscrits économiques et philosophiques de
1844, MEW EB I, p. 578-579).
[31] « La main qui libère la parole, c’est exactement
ce à quoi aboutit la paléontologie. [...] La liberté
de la main implique presque forcément une activité
technique différente de celle des singes et sa liberté
pendant la locomotion, alliée à une face courte et
sans canines offensives, commande l’utilisation des organes
artificiels que sont les outils. Station debout, face courte, main
libre sont vraiment les critères fondamentaux de l’humanité.
[...] Le cerveau humain « joue, lorsque l’humanité
est acquise, un rôle décisif dans le développement
des sociétés, mais il est certainement, sur le plan
de l’évolution stricte, corrélatif de la station
verticale et non pas, comme on l’a cru pendant longtemps,
primordial. [...] Dès que la station verticale est établie,
il n’y a plus de singe et donc pas de demi-homme. Les conditions
humaines de station verticale débouchent sur des conséquences
de développement neuro-psychique qui font du développement
du cerveau humain autre chose qu’une augmentation de volume.
[...] Cette vision « cérébrale » de l’évolution
paraît maintenant inexacte et il semble que la documentation
soit suffisante pour démontrer que le cerveau a profité
des progrès de l’adaptation locomotrice, au lieu de
les provoquer. » (André Leroi-Gourhan, Le geste et
la parole, Tome I « Technique et langage », passim,
Albin Michel 1964).
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