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Origine : http://www.feminismeradical.com/anarpat.htm
Pas d'anarchisme sans antipatriarcalisme !
Le texte qui suit rassemble des extraits, traduit en français,
d'un article de Leo Vidal paru dans le Nar 126 de mars 1997. Que
j'aime ses idées audacieuses, que je n'aurais pas pu ou osé
formuler moi-même, parce qu'on m'a souvent cloué le
bec ou balancé des contre-arguments tordus quand j'ai commencé
avec ça. En tout cas, voici un mec qui se révèle
tout aussi profondément impliqué que la "pire"
des féministes dans la lutte féministe, antipatriarcale.
Il la connaît bien de l'intérieur. Il creuse le tunnel
de l'autre côté.
Cécily Falla
Anar macho
Vidal dénonce que trop souvent, l'anarchisme s'est limité
à un combat sur la scène politique.
Tout le monde peut se représenter le cliché de l'homme
anarchiste qui a beaucoup crié et combattu le capitalisme
et les flics, et qui, une fois rentré à la maison,
s'empare de son Nar [ndlr : ou de son AL] et allume son pétard
en attendant que sa chérie ait fait la cuisine. Et qui ensuite,
qu'elle le veuille ou non, l'oblige plus ou moins à faire
l'amour, parce qu'il en a quand même envie, c'est naturel,
ou sinon il ira voir ailleurs, parce qu'il est pour la liberté
sexuelle...
J'espère que j'exagère mais je veux montrer par là
quel clivage il peut y avoir entre l'attitude politique vis-à-vis
des institutions publiques du pouvoir (Église, enseignement,
entreprise, État, police...) et l'absence d'aucune attitude
anarchiste envers les mécanismes du pouvoir dans la sphère
privée [...] Nous, anarchistes, gauchistes, libertaires,
nous ne sommes pas des exceptions. Notre milieu est masculin, hétéro,
monogame et en général peu dynamique sur le plan personnel,
relationnel. J'y trouve peu de réflexions et de pratiques
qui remettent en question et combattent le patriarcat, ce mécanisme
de pouvoir qui affecte la sphère personnelle, relationnelle.
Pas de groupes masculins critiques pour y apprendre à changer
les relations de pouvoir, pas de dynamiques collectives féminines
(cafés, collectifs, débats, fêtes...) pour sortir
les femmes de leur isolement et se libérer des habitudes
oppressives [...] Bref, beaucoup de mobilisation anarchiste classique,
mais pas de mobilisation antipatriarcale. Alors que l'anarchisme
est un travail permanent sur soi-même. Une recherche positive
de manières de vivre et de modèles différents,
nouveaux. Or, dans cette recherche, c'est le mouvement féministe
qui est allé le plus loin. Les différentes vagues
féministes ont en effet soulevé des questions comme
le conditionnement des individus à adopter des comportements
sexuellement différenciés la position hiérarchique
du sexe masculin par rapport au sexe féminin le conditionnement
des individus à la norme hétérosexuelle ; les
structures qu'on épouse et les sentiments qu'on vit dans
les relations : hétérosexualité, fidélité,
inégalité, manque de liberté et d'autonomie.
En recherchant et en démontant ce conditionnement politique
de la vie personnelle et relationnelle, les féministes remontent
jusqu'à la racine du mécanisme du pouvoir patriarcal.
Petit à petit, au cours de leur vie, les individus sont amenés
à devenir des guerriers ou des mamans. À se développer
psychiquement, émotionnellement et sexuellement de la sorte,
afin que toute la structure de pouvoir demeure inchangée.
Afin que le patriarcat demeure considéré comme allant
de soi, comme naturel. Afin qu'on se trouve plus ou moins bien dans
le rôle d'homme, de femme, d'hétéro, de monogame.
De cette façon, nous perpétrons sans [vouloir] le
savoir l'oppression des femmes par les hommes et l'expérience
de vie franchement limitée qui va de pair avec le patriarcat
[...] Un anarchisme qui n'y travaille pas, qui perd ce niveau, est
un anarchisme vide qui laisse dans la terre les racines des mauvaises
herbes. Indigne du qualificatif de "libération sociale".
Je voudrais donc plaider pour le développement d'un anarcha-féminisme
qui soit une critique totale et une déconstruction de notre
réalité sociale. Une combinaison de l'attitude générale
anti-autoritaire propre à l'anarchisme et de la critique
fondamentale propre au féminisme radical. Parce que le féminisme
radical concerne quand même plus de la moitié de la
population qui a été opprimée pendant des siècles
de façon tantôt brutale, tantôt insidieuse.
Suivent deux citations en anglais, dont la première.
1. Les femmes ont été vaincues parce qu'elles sont
isolées les unes des autres et appariées à
des hommes dans des relations de domination et de soumission.
2. Les hommes ne vont pas libérer les femmes ; les femmes
doivent se libérer elles-mêmes. Cela ne peut pas se
produire si chaque femme cherche à se libérer elle-même
toute seule. Donc, les femmes doivent travailler ensemble à
l'élaboration d'une forme d'aide mutuelle.
3. La sororité est une puissance mais les femmes ne peuvent
pas être des sœurs si elles répètent les
modèles masculins de domination et de soumission.
4. Il faut développer de nouvelles sortes d'organisations.
La première serait le petit groupe sans chef(fe). Les conduites
les plus importantes à cultiver sont l'égalitarisme,
le soutien mutuel, le partage des expériences et du savoir
[Ehrlich, Carol. Socialism, anarchism and feminism. In : Quiet Rumours,
an Anarcha-Feminist anthology. Darx Star, London].
Le féminisme au masculin
Maintenant, je me trouve évidemment confronté au
fait que je suis un homme. Que j'ai été élevé
et socialisé en tant que membre du groupe oppresseur. Un
instrument au service du patriarcat. En tant qu'individu, je reflète
le masculin et le dominant, que je le veuille ou non. Je jouis de
tous les avantages masculins et de l'oppression dans laquelle les
femmes vivent.
Donc, si je veux y changer quelque chose, je dois m'observer moi-même
et observer les autres hommes, déconstruire et reconstruire.
Me donner de nouvelles façons de vivre. Naturellement je
suis une personne, un individu avec des sentiments, des pensées
et des aspirations mais c'est une illusion que de ne pas me croire
d'abord et avant tout un homme, c'est-à-dire quelqu'un qui
a appris à être actif, à parler, à prendre
des initiatives, à occuper beaucoup de place, à diriger...
Heureusement, rétrospectivement, je m'aperçois que,
d'une manière ou d'une autre, je n'ai pas réussi à
accomplir tout-à-fait le rôle de l'homme et à
devenir un vrai mec. Je commence à comprendre pourquoi je
suis un peu passé à côté du véritable
masculin et à savoir pourquoi j'ai abouti sur un autre chemin.
Un certain nombre d'éléments dans ma vie tels que
du malheur, la dépression, des complexes m'ont conduit à
repenser des choses élémentaires comme la masculinité,
la sexualité, la domination, la violence, l'oppression. Ainsi,
j'ai élaboré un point de vue particulier relativement
aux mécanismes sociaux, aux conditionnements, aux relations
de pouvoir. Là-dessus a émergé en moi, récemment,
un sentiment : une conscience aiguë de la violence brute à
laquelle les femmes sont confrontées. Une certaine idée
de la mesure dans laquelle les hommes s'imposent, laissent peu d'espace
aux autres, combien ils sont égocentriques, au fond. Deux
choses donc : les hommes prennent trop de place, et ils sont profondément
égocentriques.
Par là, je ne veux pas me disculper, ni prétendre
que je suis débarassé de telles influences [...] Cela
me paraît notre condition même, et cette condition est
source de violence (psychique, affective, physique et sexuelle)
et de souffrance (par le manque d'attention, de sensibilité,
de sollicitude et de tolérance). Cela signifie qu'on ne peut
pas s'en débarasser, qu'on y est confronté continuellement
et qu'on doit y travailler quotidiennement. Il faut une critique
constante de soi.
Voici, semble-t-il, ce à quoi Vidal a échappé.
C'est pour autant que le père est aimé que [le garçon]
s'identifie à lui et qu'il trouve la solution, le terme de
l'Oedipe [...] il peut devenir lui aussi quelqu'un qui, je ne dis
pas d'ores et déjà et immédiatement, est un
petit mâle, mais qui, si je puis dire, a déjà
ses titres en poche, l'affaire en réserve. Quand le temps
viendra, si les choses vont bien [...], au moment de la puberté,
il a son pénis tout prêt avec son certificat "Papa
est là pour me l'avoir à la bonne date conféré".
Par contre, "pour la fille, c'est ce qu'il y a de bien, qu'elle
reconnaisse qu'elle n'a pas de phallus au lieu que pour le garçon,
ce serait une issue absolument désastreuse et ça l'est
quelquefois" (Lacan, Le Séminaire, livre V, Les formations
de l'inconscient). Eh bien, depuis ce "désastre",
Vidal fait la même expérience que les femmes féministes,
ni plus, ni moins : patiemment démasquer et remettre en question
un ordre très profondément ancré en soi et
dans les relations.
Et pour changer quand même cet ordre avec les conditions
masculine et féminine qui en résultent, il faut être
deux ou deux camps à y travailler de part et d'autre du dialogue,
de la relation. Tout comme le dialogue familial peut rendre un jeune
schizo, le dialogue du couple peut enfoncer une femme dans l'hystérie
ou la dépression et l'a d'ailleurs fait souvent. Le tunnel
se creuse des deux côtés. Si grande est la dépendance
mutuelle qui noue l'espace même de la lutte des sexes.
Pour transformer cette condition, j'essaie d'entreprendre les étapes
suivantes, qui sont à la fois les leviers possibles d'une
transformation de ce qui est personnel, et les mécanismes
politiques susceptibles de renverser le patriarcat. Il s'agit de
cinq niveaux, d'initiatives allant de la plus individuelle à
la plus collective.
Les jalons de l'anarchaféminisme
La psychothérapie
C'est évidemment la méthode la moins politique, et
en général, elle est plutôt considérée
comme dépolitisante. On cherche à résoudre
ses problèmes sur un plan individuel tout en en faisant abstraction
de leur dimension sociopolitique. Pourtant, en suivant à
deux reprises une thérapie de quelques mois, j'ai fait l'expérience
de son effet vraiment bénéfique. On découvre
comment on s'est developpé, pourquoi on fonctionne d'une
certaine manière singulière et comment on peut se
renouveler progressivement. "Se renouveler" parce que
sinon, il me semble qu'on stagne, qu'on répète indéfiniment
les mécanismes structurels qu'on a développés
durant notre enfance ou notre jeunesse mais qui sont souvent limités
et inadéquats, ou qui le sont devenus.
Je considère la thérapie comme un démontage
et une analyse de ces mécanismes intérieurs afin d'apprendre
d'autres façons de vivre susceptibles de nous rendre plus
indépendants, plus libres, plus heureux et plus stables.
Le problème actuel de la thérapie est cependant la
difficulté à trouver des thérapeutes conscients,
si bien qu'on est confronté à des tarifs trop élevés
pour nos revenus ; de lourdes différences de contenu selon
notre sexe ; des constructions que les thérapeutes servent
aux femmes et qui ne sont pas les mêmes que celles servies
aux hommes ; la pression conformiste qui envahit l'espace de la
thérapie. Des choix politiques ou personnels sont considérés
comme des symptomes de problèmes personnels.
En France, existe un petit club de psychanalystes qui combinent
un engagement politique clair avec une approche et une pratique
psychanalytiques. (Dadoun, Lesage de la Haye, Garnier) [...] Ils
établissent des relations entre le niveau politique, social
et ce qui se passe en nous au plan psychique.
En ce qui concerne le féminisme aussi, il y a ou il y a
eu tout un mouvement combinant l'engagement politique féministe
avec la thérapie individuelle. Je n'en connais pas grand'chose
mais il me paraît avoir représenté un élément
crucial dans le développement du mouvement féministe.
Souvent, il s'agit de groupes de thérapie collective où
les femmes établissent que les problèmes particuliers
qu'elles exposent proviennent en réalité de conditionnements
sociaux : les modèles de rôles féminins, les
normes esthétiques, le rôle d'objet sexuel, la valorisation
du sacrifice de soi... Il s'agit d'une thérapie politisante.
Enfin, choisir la thérapie est un pas explicite dans la
direction de l'amour et de la sollicitude envers soi-même
- quelque chose qui est généralement tabou et passe
pour dérisoire dans l'univers dur des anars autonomes.
La bisexualité
C'est sans doute ce qui paraît le plus invraisemblable et
irreprésentable à beaucoup de monde. L'orientation
sexuelle est en effet considérée le plus souvent comme
naturelle et définitive. On est tout simplement hétéro,
homo ou bi.
Pourtant, même le très patriarcal Freud a découvert
que l'être humain est "pan-érotique" et que
son expérience ne se limite jamais à un seul courant
sexuel. L'attirance sexuelle, érotique ou affective peut
aussi évoluer au gré des circonstances. La meilleure
preuve en est le séparatisme lesbien des années 60-70.
Les femmes ont voulu réfléchir ensemble à propos
de la féminité et du féminisme ; elles ont
partagé de plus en plus d'aspects de leur vie et elles sont
même devenues amoureuses d'autres femmes, alors que jusque
là, elles avaient mené une existence exclusivement
hétérosexuelle. Des hétéros sont devenues
lesbiennes ou bisexuelles. Pour moi, c'est la preuve de la mutabilité
de l'orientation sexuelle.
Mais pourquoi faudrait-il remettre en question son orientation
sexuelle ? Qu'y a-t-il de mal à ne pas se sentir multiple
ou divisé?
1. L'exclusivité du choix d'objet n'est qu'une apparence
et c'est une limitation de l'expérience de vie.
2. Elle conforte la différenciation des rôles sexuels.
Aussi longtemps qu'il y aura des homos et des hétéros,
les catégories "homme" et "femme" continueront
à exister. Idéalement, une société anarchiste
consiste en des individus qui se développent librement et
qui choisissent librement, parmi tous les possibles, des attitudes,
des sentiments, des opinions sans se soucier de la présence
du pénis ou du clito. Il n'y a pas de raison défendable
pour sélectionner ou éliminer, à partir des
caractéristiques biologiques, certaines constructions sociales,
psychiques, affectives. Dans une société idéale,
le sexe biologique a aussi peu d'importance que la couleur de la
peau, la taille ou le poids. 3. Au contraire, l'orientation sexuelle
limitative fonctionne comme une défense et une conservation
efficace de la structure patriarcale [...]
Il résulte de l'expérience d'un certain nombre de
femmes bisexuelles que leurs relations avec les femmes et les hommes
les rend plus fortes face aux hommes. Il est davantage possible
pour elles de démasquer les conditionnements et de lutter
contre eux, par exemple occuper plus de place, s'opposer davantage,
ne plus s'effacer, prendre davantage la parole...
Ce n'est pas pour rien que le féminisme radical a conduit
beaucoup de femmes vers une pratique homosexuelle. En effet, le
patriarcat signifie pour la femme se trouver isolée dans
une relation individuelle avec un homme particulier et cette relation
est déterminée par une structure de pouvoir qui est
inégalitaire [...]
Mon plaidoyer pour la ressemblance et l'égalité bisexuelles
dépasse le cadre de la pratique sexuelle avec des hommes
et des femmes. C'est un effort pour rendre les relations et les
contacts avec les personnes des deux sexes plus variés, plus
riches, plus profonds. Pour apprendre à briser les rôles
sexuels. Pour reconnaître, démonter les structures
de pouvoir entre les hommes et les femmes et les transformer en
relations égalitaires.
La liberté des relations
Il s'agit d'envisager la tendresse, l'amour, l'intimité
et la sexualité d'une façon non possessive, non exclusive.
Déjà au début de ce siècle, des anarchaféministes
ont défendu l'amour libre ; c'était aussi un thème
répandu dans les années 70. Mais, dans la pratique,
cela s'est mué en une liberté pour les hommes de baiser
partout, sans reconnaître à leur compagne la même
liberté. Il est aussi important que cette libération
des relations se fasse avec empathie et sensibilité [...]
Le but est :
1 - Limiter sa propre jalousie, sa possessivité, sa peur
de l'abandon, devenir plus sûr de soi et rechercher activement
l'épanouissement de sa partenaire.
Remarque : c'est un fait d'expérience que la jalousie et
la possessivité de quelqu'un proviennent de son propre malheur
dans lequel il veut entrainer son partenaire plutôt que de
le voir plus heureux et plus comblé que soi. Si on s'attache
à diminuer son propre malheur et à s'épanouir
soi-même, il arrive que la fidélité diminue,
mais certainement la jalousie aussi.
2 - Se comporter de façon responsable vis-à-vis des
différentes personnes avec qui on a une relation. C'est plus
difficile qu'on ne le pense. Cela suppose de tenir compte de différents
intérêts et souhaits de la part des autres et de se
comporter avec prudence et de manière attentionnée
vis-à-vis de ses partenaires.
La relation entre la liberté affective et l'anarchisme est
claire : il s'agit de renforcer et d'augmenter la liberté
et la responsabilité mutuelles.
La relation avec la cause antipatriarcale est moins claire et je
ne pense pas que les féministes ont érigé cette
liberté affective en un élément incontournable
de leur doctrine. Pourtant, cela me paraît un thème
important parce que, plus que tout, les relations libres sont susceptibles
de faire découvrir à quelqu'un l'autonomie et l'indépendance
affectives. Trop souvent, les hommes et les femmes sont emprisonnés
dans un couple qui entretient un univers d'illusions, de dépendance,
une sécurité débilitante et destructrice de
la vie.
Les relations libres mettent à mal le mythe de tout représenter
pour son partenaire et vice-versa. Cela suppose d'affecter ses propres
attentes et espoirs d'un certain réalisme et d'une certaine
humilité. On peut représenter beaucoup pour quelqu'un
d'autre et lui apporter beaucoup, mais on n'est pas le seul pour
lui à pouvoir le faire [...]
Les groupes non-mixtes
Ici, on passe de la vie privée au niveau de la société.
Un groupe d'hommes peut devenir l'endroit où on remet en
question collectivement son propre rôle sexuel masculin et
la domination masculine. Cela implique de se rendre compte à
quel point on se comporte comme un homme plutôt que comme
un individu. On apprend à envisager autrement avec les autres
hommes les émotions, la tendresse, le chagrin, la souffrance,
ce qui est rare car notre éducation nous apprend à
être froids, distants et forts. Cette première phase
antisexiste enrichit et élargit les comportements et les
attitudes. Il s'agit de rompre avec la masculinité pour devenir
une personne à part entière [...] Le danger est de
se retrouver dans un groupe agréable mais qui perd de vue
le but d'égalité et d'équilibre entre les hommes
et les femmes. Ce qui nous mène à la deuxième
phase, la lutte antipatriarcale. Il ne s'agit plus seulement de
se libérer des rôles sexuels mais d'envisager le féminisme
et le rôle masculin oppresseur. Rompre avec l'égocentrisme
et l'insensibilité aux autres et réagir d'une manière
plus positive aux critiques féministes, sur le plan sociopolitique
aussi bien que sur le plan personnel. Devenir conscient des mécanismes
patriarcaux qui sont actifs à plusieurs niveaux. S'impliquer
dans la pensée féministe, en découdre avec
l'antiféminisme primaire, découvrir ce que cela représente
d'être une femme dans la société actuelle. Tout
ceci mène à élaborer d'autres pratiques et
attitudes masculines.
Ce que je connais des groupes féminins est évidemment
de seconde main mais l'expérience récente en France
dans la sphère féministe-libertaire est que les groupes
de femmes sont très bienfaisants et peuvent devenir des sources
de pouvoir. Ils rompent l'isolement dans lequel se trouvent souvent
les femmes féministes, renforcent la solidarité féminine
et créent des espaces libres de la présence dominatrice
masculine. Les réactions masculines véhémentes
contre les groupes de femmes sont bien la preuve de leur utilité
politique. À partir du moment où les femmes veulent
s'organiser de manière autonome, solidaire et s'autogouverner,
elles se font attaquer et accuser de toutes sortes de choses : de
vouloir renverser le rapport de pouvoir, de faire du séparatisme
[...] Finalement, cela révèle que les hommes ne peuvent
supporter que des femmes s'organisent, travaillent, s'amusent, prennent
du plaisir et s'aiment sans eux. Les espaces féminins sont
au mouvement anarchiste ce que sont les collectivités autonomes
et les squats autogérés dans la société
globale.
La première chose à faire pour les hommes qui veulent
s'impliquer dans l'antipatriarcalisme est la solidarité vécue
avec les initiatives féministes, avec les espaces féminins
[...] Tout mouvement de libération agit en faveur de la réunion
des mouvements de libération des groupes opprimés,
pour gagner en puissance [...] La même chose s'applique aux
relations entre hommes et femmes.
Des initiatives communes
En somme, il s'agit essentiellement de devenir conscient et attentif.
Attentif au fait que le patriarcat se manifeste au quotidien et
influence quasiment tout. En général, les espaces
politiques sont des espaces masculins aussi bien par la disproportion
entre le nombre d'hommes et de femmes qui y sont présents
que par la manière dont les relations se déroulent
et dont les choses se passent. Un thème de travail important
est celui de la parole. Il est plus difficile pour les femmes d'être
écoutées et respectées dans leurs opinions
au cours des rencontres politiques. Souvent, il se fait que ce sont
des hommes et non des femmes qui sont reconnus comme des autorités,
des références. Ce fut manifestement le cas à
Gand, et je me souviens de plusieurs critiques émises par
des femmes qui essayaient de participer. Seuls des "bonzes"
disposaient de l'autorité. Les bonzes ont toujours été
des hommes, excepté parfois l'une ou l'autre folle. Dans
les groupes mixtes, les hommes doivent donc apprendre à se
taire, à écouter et à moins occuper la place.
D'autres initiatives mixtes consisteraient à [...] découvrir
la musique des groupes féminins et féministes, revoir
parfois le vocabulaire de certaines publications, organiser des
débats et des festivités antisexistes, distribuer
des affiches ou des brochures à propos de la violence et
de l'autodéfense ou de publicités sexistes [...] proposer
des alternatives aux femmes qui ne veulent pas rentrer seules à
pied à la maison et... garder les toilettes propres : les
hommes urinent assis !
La banalité des propositions précédentes illustre
combien il est encore difficile d'imaginer une mobilisation des
oppresseurs et des opprimées autour de cette oppression.
Il me semble que la lutte féministe est essentiellement une
lutte des femmes face à laquelle les hommes ne peuvent avoir
qu'une fonction de solidarité et de soutien. Cela ne signifie
pas que les hommes peuvent se contenter de ne rien faire pendant
que tout doit venir des femmes. Au contraire. Mais les initiatives
masculines en vue d'une action mixte peuvent se révéler
de subtiles manières de perpétuer la domination masculine.
Les hommes ont encore beaucoup à découvrir. On peut
faire bouger les choses entre amis et amies, avec des hommes conscients
et des femmes conscientes [...] Étant donné l'omniprésence
du sexisme et du patriarcat, il me paraît inévitable
que le moteur du mouvement est non-mixte donc en dehors des hommes.
Mais j'aimerais recevoir des réactions à ce sujet
».
Léo Vidal
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