Origine : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1459
Après avoir été militaire en Algérie,
pendant la guerre, après s’être vu refuser le
statut d’objecteur de conscience, récemment, après
avoir renvoyé son livret militaire, Jean-Marie Muller se
devait d’expliquer publiquement sa position de chrétien
non violent, faire le point. Si ce qu’il peut dire de son
Eglise, dans la partie la plus théologique de son livre,
nous est un peu étranger, la suite nous touche suffisamment
de près pour nourrir notre intérêt. Cependant,
il n’est pas question pour l’incroyant que je suis de
prendre parti dans l’interprétation qu’il donne
de l’Evangile, que ce soit dans le sens de la violence, que
ce soit dans le sens de la non-violence. Il s’agit de suivre
les efforts du chrétien dans sa recherche de la non-violence,
fondée, pour lui, sur l’Evangile. C’est après
que nous pouvons nous retrouver, dans l’action ; nous y avions
d’ailleurs déjà rencontré d’autres
chrétiens. L’essentiel de son livre c’est donc
de montrer que la non-violence doit être envisagée
comme une exigence fondamentale du christianisme et non pas comme
un choix : « La non-violence est inscrite au cœur de
l’Evangile ». « Les chrétiens sont tous
appelés à se conformer à ses exigences, à
la fois dans leur vie privée et dans leur vie publique. »
S’il y a beaucoup à dire du livre de Muller quant à
la légitime défense, la défense non violente,
le compromis, l’autorité, le problème communautaire,
les rapports de l’Eglise et de l’Etat, etc., je me bornerai
cependant à deux points : l’anarchisme et la lutte
des classes :
Dans le chapitre V de son livre : « l’Eglise et l’Etat
: la vérité de l’intuition anarchiste »,
Muller me paraît avancer d’un pas dans l’anarchisme,
rejoignant ainsi un Tolstoï. Les amis chrétiens non
violents que nous connaissons n’ont jamais osé s’exprimer
avec de tels mots. Mais Muller n’est pas anarchiste ; il se
veut même « bon citoyen », mais nous ne pouvions
pas ne pas noter ce chapitre où il montre l’Eglise
primitive, alors que le christianisme devient religion d’Etat
avec Constantin, se laisser aller à la tentation de devenir
un Etat. C’est la tentation de l’autorité. Muller
montre l’importance pour la pensée chrétienne
de « l’intuition » anarchiste. Nous pourrions
dire qu’en choisissant l’étatisme et la violence,
les chrétiens des 3e et 4e siècles ont trahi l’Évangile
: Muller met l’accent sur les sectes qui y sont restées
fidèles. (Nos camarades comme de Ligt et Armand et d’autres
nous avaient habitués à cette vision.) Rejoignant
Mounier, il affirme « le primat de la personne sur la société
» . « La valeur suprême qui doit être sans
cesse recherchée, ce n’est pas l’ordre du Tout
mais la liberté et l’autonomie de la personne. »
Aussi, alors que nombre de chrétiens en mal de conscience
se jettent à bras ouverts dans le marxisme et certaines formes
de violence, il est intéressant de noter cette convergence
des réflexions d’un chrétien et vers la non-violence
et vers l’anarchisme. Les anarchistes « orthodoxes »
pourraient peut-être faire cesser leur indifférence
et s’ouvrir un peu devant cette évolution que nous
retrouvons chez d’autres. C’est au dialogue qu’il
nous faut arriver. Certes, nous sommes braqués à l’avance
par le vocabulaire de la religion, mais pourquoi ne pas chercher
un langage commun ? Quant à Muller comment s’exprime-t-il
? Voici quelques citations :
« Tolstoï avait bien compris la vérité
de l’anarchisme… »
L’organisation de la cité selon la charité
évangélique « implique essentiellement la disparition
de toute violence et de toute contrainte » . « Le Royaume
de Dieu, écrit Berdiaeff, est celui de l’an-archie
et de la liberté, un état auquel ne s’applique
aucune des catégories de domination. » « Il faut
donc, continue Muller, tenir, d’un point de vue chrétien,
que l’anarchie est bien l’état de grâce
de la société. » Citant encore Berdiaeff : «
Avec ce qui est chrétien, on ne peut philosophiquement pas
constituer l’Etat. »
« C’est pourquoi les chrétiens peuvent rejoindre
Bakounine lorsque celui-ci conclut « à l’absolue
nécessité de la destruction des Etats, ou si l’on
veut de leur radicale et complète transformation, dans ce
sens que, cessant d’être des puissances centralisées
et organisées de haut en bas, soit par la violence, soit
par l’autorité d’un principe quelconque, ils
se réorganisent avec une absolue liberté pour toutes
les parties [1] ». « Je reconnais mon Evangile, écrit
Paul Ricœur, chez « l’anarchiste » qui prêche
la dissolution de l’Etat coercitif, belliqueux et policier
; c’est mon Evangile, tombé de mes mains et relevé
par un homme qui ne sait pas qu’il confesse Jésus-Christ.
» [2]
« De même que la violence de César ne peut défendre
et promouvoir que l’ordre et la justice de César, de
même la non-violence du Christ ne peut défendre et
promouvoir que l’ordre et la justice du Christ. Il ne faut
pas vouloir défendre le royaume de César par la non-violence
de Jésus. C’est donc à un retournement complet
de nos conceptions sur la société et sur l’Etat
que nous sommes appelés.
« Dans la perspective que nous avons essayé de préciser,
l’anarchisme n’est donc pas le désordre, ainsi
qu’on l’entend généralement, mais l’ordre
parfait qui vient de la libre obéissance de chacun à
la loi de Dieu inscrite dans son cœur. Il faut donc définir
positivement l’anarchisme par l’autonomie : chacun se
gouverne lui-même en se soumettant aux lois universelles que
lui-même a découvertes en lui-même [3]. «
Chacun fait ce qu’il veut », mais chacun veut ce qui
est juste et fait ce qui est bien. Et cette liberté est bien
la liberté des enfants de Dieu. C’est pourquoi l’anarchisme
doit être introduit dans la visée chrétienne.
Que les Eglises par le passé n’aient eu aucun sens
de la vérité de l’anarchisme, et que celui-ci
ait été le plus souvent lié à une philosophie
athée, cela n’est qu’accidentel et n’aurait
pas dû être. »
Quant à la lutte des classes il est à craindre qu’une
certaine catégorie de non-violents en soit restée
à une interprétation restrictive et de Gandhi et de
l’Évangile. « Non à toutes les violences
d’où qu’elles viennent ! réconcilions-nous
! fraternisons entre classes ! » Le malentendu n’est
pas prêt d’être dissipé. A ce moment-là
sans doute l’action non violente deviendra autre chose. Quoi
qu’en pense Muller, l’objection de conscience à
la servitude militaire, le renvoi du livret militaire, le refus
de la part militaire de l’impôt, c’est de la non-violence
pacifiste, c’est de la non-violence antimilitariste. Ce n’est
qu’un début peut-être… et nous apprécions
le passage suivant qui pour être court n’en est pas
moins le plus important de son livre :
« Les méthodes non violentes que nous venons d’évoquer
nous semblent convenir tout particulièrement à la
lutte des classes. De même qu’un tyran ne peut assujettir
un peuple sans que celui-ci accepte de lui prêter son concours,
de même, la « bourgeoisie » ne peut dominer le
« prolétariat », sans que celui-ci accepte de
lui apporter sa coopération. La bourgeoisie ne peut rien
sans le travail du prolétariat ; dès lors celui-ci
devient extrêmement fort en lui refusant ce travail. C’est
donc bien sur le principe de non-coopération que se fonde
la lutte des travailleurs pour une meilleure justice sociale. Même
si la lutte ouvrière a été le plus souvent
accompagnée de manifestations de violence, les ouvriers ont
eu recours dans le passé à certains moyens de combat
qui s’apparentent directement aux méthodes non violentes
(grèves, occupations d’usines, marches…). »
« Cependant, les ouvriers et tous ceux qui sont engagés
à leur côté dans leur combat pour une société
plus juste se méfient beaucoup de la non-violence. Ils la
considèrent facilement comme une vertu bourgeoise tout à
fait étrangère à leur combat et ils craignent
qu’en son nom, sous prétexte de pureté, on vienne
en fait démobiliser les volontés et les énergies
de ceux qui sont déjà prêts à se résigner
et à déserter le combat. Il est vrai que certains
« appels à la non-violence » sont suspects et
ne méritent pas d’être entendus. Face à
la violence des pauvres, les riches et les puissants seront toujours
tentés de désamorcer un processus qui remet en cause
leur tranquillité, en prêchant une certaine non-violence.
La tentation est grande, en effet, de dénoncer les actions
violentes auxquelles les plus défavorisés ont parfois
recours pour faire entendre leur voix, tout en feignant d’ignorer
les situations de violence qu’ils subissent quotidiennement.
« Là encore, les chrétiens ont trop souvent
prêché la charité sans satisfaire aux exigences
de la justice. Non seulement ils ne sont pas entrés dans
la lutte pour la justice sociale, mais ils ont dit que cette lutte
était contraire à l’idéal de l’amour
évangélique. Mais c’est une moquerie, face à
l’injustice sociale, de dire que le christianisme n’enseigne
pas la lutte des classes, mais la fraternité des classes.
Il faut redire qu’il n’est pas possible de prêcher
l’amour sans vouloir d’abord la justice, et que celle-ci
ne peut être atteinte qu’au sortir d’une lutte.
L’histoire du mouvement ouvrier montre suffisamment que les
classes les plus défavorisées ne peuvent attendre
de la simple générosité des classes privilégiées
la reconnaissance de leurs droits, mais qu’elles doivent les
conquérir par un combat qui affirme leur détermination
et leur force. De même que la non-violence nous oblige à
identifier nos ennemis et à les combattre, de même
elle nous oblige à reconnaître l’existence et
la nécessité de la lutte de classes. Mais cela ne
doit pas nous amener à reconnaître la nécessité
et le bien-fondé de la violence mise au service de celle-ci.
Si la lutte de classes est nécessaire, elle doit être
animée, non pas par le ressentiment et la haine, mais par
l’exigence de justice et doit être menée dans
un esprit de réconciliation, afin de vaincre les antagonismes
et non pas de les durcir. Dans les perspectives que nous avons tenté
de préciser dans les chapitres précédents,
il apparaît, selon nous, que les moyens de la non-violence
active sont en mesure de rendre de plus grands services dans le
combat pour une société plus juste, que les manifestations
de violence. La violence chaque fois qu’elle est utilisée,
risque de porter préjudice à la cause défendue,
de discréditer ceux qui la défendent et de donner
de bonnes raisons aux tenants de l’ordre établi pour
maintenir l’injustice.
« Il ne s’agit pas de ne prétendre recourir
qu’aux négociations, lesquelles s’avèrent
le plus souvent décevantes pour les plus démunis.
Il sera nécessaire de recourir à des actions directes
qui soient de véritables actions de force, pour faire valoir
les droits de ceux qui sont victimes de l’injustice sociale,
et cela afin même que les négociations puissent leur
donner satisfaction.
« Mais il est sûr qu’au fur et à mesure
qu’on se rendra plus attentif à l’esprit, aux
principes et aux méthodes de la non-violence, non seulement
les moyens mis en œuvre dans le combat pour la justice sociale
seront transformés, mais aussi les fins poursuivies à
travers ce combat. La purification des moyens mis en œuvre
ne peut pas ne pas s’accompagner d’une purification
des fins poursuivies, et cela est tout particulièrement vrai
pour la lutte de classes.
« Dans la recherche de la justice sociale, le problème
des moyens de combat n’est que second, il s’agit d’abord
de savoir quelle société l’on veut construire.
Il ne s’agit donc pas seulement de réclamer des augmentations
de salaire — dont on sait qu’elles sont le plus souvent
remises en cause par l’augmentation des prix —, il s’agit
de réaliser une réforme fondamentale des structures,
qui puisse permettre à tous une véritable égalité
des chances et une authentique participation. On rejoint ici le
projet global d’une société non violente. »
« Pour entreprendre ensemble une même tâche politique
il est nécessaire que nous nous trouvions d’accord
sur les mêmes principes d’action dans le monde, mais
il n’est pas nécessaire que nous reconnaissions les
mêmes principes d’explications du monde. »
André Bernard
Commentaire par Pierre Sommermeyer
Pourquoi parler dans « Anarchisme et Non-Violence »
d’un livre dont le titre « l’Evangile de la non-violence
» éveille en nous, anarchistes, des oppositions fondamentales
?
C’est essentiellement parce que Jean-Marie Muller est un
camarade avec lequel, même si nous sommes loin d’être
d’accord avec ses idées, nous menons une action commune
avec des moyens communs.
Il ne faut pas voir ici un essai de récupération.
Chacun mène son combat à sa place en laissant l’autre
libre de ses actes et de ses idées. Revenant à son
livre, il faut dire que ce n’est pas un livre ouvert à
tous ceux qui ne sont pas versés dans les arcanes de l’Eglise
romaine. On a l’impression d’avoir affaire à
un règlement de comptes entre théologiens plus qu’à
une littérature de combat.
Dès le commencement, Muller se met dans une position où
nous ne pouvons nullement le rejoindre, quand même nous le
voudrions. Il s’adresse exclusivement aux chrétiens,
catholiques de surcroît. Parlant aux gens de son milieu, il
ne peut que parler le langage de ce milieu. C’est pour cela
que je ne parlerai que de quelques chapitres où il me semble
que nous avons le même langage.
Commençons par le chapitre où nous anarchistes nous
allons directement. Celui où Jean-Marie Muller parle de la
vérité, de l’intuition anarchiste. Nous ne chicanerons
pas Muller sur le fait qu’il appelle intuition ce que nous
appelons certitude, c’est-à-dire la dénonciation
puis la nécessité de la disparition de l’Etat,
encore une fois il s’adresse à un public non sensibilisé
à ce problème. Pourtant, je pense que c’est
contre ce chapitre que s’élèveront le plus les
lecteurs non anarchistes, d’une façon ouverte ou non.
Là où je dirai mon désaccord net c’est
quand Jean-Marie traite des objecteurs de conscience. D’accord
avec lui quand il parle de l’objection en tant qu’acte
politique, quand il déprophétise l’objecteur
; mais quand il dit que l’objecteur ne peut être antimilitariste,
alors non ! Nous croyons que la dimension antimilitariste est une
des plus importantes chez les objecteurs de conscience.
Je ne débattrai pas maintenant du problème du militarisme,
de la différence entre la fonction, le système et
l’homme. Je me limiterai à changer un mot dans cette
phrase de Jean-Marie Muller : « Il est faux d’assimiler
le soldat aux assassins ». Mettez général à
la place de soldat et vous verrez !
Parlant de l’objection de conscience, il parle aussi de la
coopération, là je ne peux qu’abonder dans son
sens : la coopération est le type de la solution individuelle.
L’acte même du refus de militer, si le coopérant
échappe à la loi il ne la conteste pas. J’ajouterai
que le fait de faire la coopération, c’est faire la
preuve qu’on appartient à une classe bien déterminée,
celle des gens « instructionnés » et qui en ont
eu les moyens. Passé le moment de la « militance »
estudiantine facile, on emprunte la première échappatoire
offerte par l’Etat, pour désamorcer la contestation,
en invoquant l’utilité du service, utilité remise
en question par tous les experts régulièrement depuis
quelques années. Pourquoi les coopérants si soucieux
de leur utilité n’y retourneraient-ils pas après
leur service militaire et ne chercheraient-ils pas des employeurs
autres que les Églises ou les gouvernements ? Pour finir
cela, rappelons une parole. Mgr Helder Camara, à qui on posait
la question lors de son passage à Strasbourg : Que pouvons-nous
faire pour vous ? répondit : De grâce, restez chez
vous, vous serez beaucoup plus utiles en luttant chez vous qu’en
venant chez nous.
Quand Jean-Marie Muller traite de la justice et de la charité,
il le fait en termes de bien ou de mal suivant l’Evangile,
ou d’égalité ou d’inégalité
en face de la loi, mais les problèmes de l’origine
de la loi et de la façon dont elle est appliquée ne
sont pas posés.
Jean-Marie Muller pense que la révolution est nécessaire
mais ne se prononce pas sur le moment pour la faire ; il reprend
la tradition catholique de la nécessité quand le régime
devient intolérable et trop injuste. Une question : qui le
déclare tel ?
Je pense que la révolution est nécessaire pour passer
d’un état social à un autre mais qu’elle
n’est possible que quand la situation est intolérable
pour une grosse partie de la population ; j’ai trouvé
le chapitre sur la défense nationale non violente très
intéressant.
Pour clore j’aurais deux questions importantes :
— L’Église catholique n’est-elle pas
organisée sur le même schéma que l’État
?
— Nulle part, il n’est question de l’exploitation
des ouvriers ni de la nécessité d’une révolution
sociale ?
Pierre Sommermeyer
Commentaire des commentaires
de Jean-Marie Muller
Je suis particulièrement heureux de la possibilité
qui m’est offerte d’engager le dialogue avec les lecteurs
d’« Anarchisme et Non-Violence ».
Jusqu’à présent, l’histoire des rapports
entre l’anarchisme et le christianisme est faite surtout,
me semble-t-il, de malentendus fortement enracinés de part
et d’autre. Or ces malentendus devraient pouvoir être
surmontés si, de part et d’autre, on s’efforçait
de comprendre et l’anarchisme et le christianisme dans leur
plus profonde authenticité, en refusant tous les clichés
habituellement reçus sans discernement.
Dans cette perspective, j’accepte très volontiers,
ainsi qu’on me le demande, de répondre aux questions
qui me sont posées dans les deux critiques de mon livre.
L’Église catholique n’est-elle pas organisée
sur le même schéma que l’Etat ? Sans aucun doute
des éléments étatiques se sont introduits dans
l’Eglise au cours de l’histoire. Et cela à tel
point qu’ils ont pu à certains moments paraître
dominer toute la vie de l’Eglise. Cela est vrai. Mais ces
éléments ont toujours été étrangers
à la nature même de l’Eglise qui est, dans la
perspective tracée par l’Evangile, une communauté
d’hommes libres qui partagent les mêmes certitudes profondes
et se reconnaissent frères. Que l’aspect institutionnel
ait pris le pas sur l’aspect communautaire, cela est un accident
qui n’aurait pas dû être. Pour ma part, je puis
témoigner que l’Eglise telle que je la vis est une
réalité bien plus proche de la société
anarchiste que de la société étatique.
Par ailleurs une différence fondamentale entre l’Eglise
et l’Etat, c’est que l’on accepte où l’on
refuse le contrat qui nous lie à l’Eglise (il faudrait
bien sûr préciser la nature et le contenu de ce contrat,
ce que je ne peux faire dans les limites de ces quelques lignes),
tandis qu’il est tout à fait illusoire de dire avec
Rousseau que l’on peut accepter, ou refuser le contrat qui
nous lie à l’Etat. Celui-ci nous est imposé.
Tout chrétien peut quitter l’Eglise quand il veut,
mais l’Etat n’accepte jamais qu’un citoyen le
quitte.
L’objection de conscience doit-elle être ou non «
antimilitariste » ? Tout dépend le sens que l’on
donne à ce mot. Mais il me semble que précisément
l’antimilitarisme traditionnel n’a pas fait la distinction
entre « la fonction, le système et l’homme ».
L’antimilitarisme que je refuse, c’est celui qui ne
respecte pas l’homme qui est militaire.
L’antimilitarisme que je refuse, c’est celui qui est
un racisme dirigé contre les hommes qui sont militaires.
Car il me semble que le principe essentiel de la non-violence c’est
le respect de l’autre — quels que soient les erreurs
et les torts de celui-ci. Un certain antimilitarisme me semble également
ambigu. C’est celui qui considère que l’armée
est la cause des guerres, alors que les causes des guerres sont
dans la société civile et non pas dans l’armée.
Bien sûr, j’accepte « l’antimilitarisme
» qui dénonce les méthodes militaires. J’accepte
l’antimilitarisme qui s’insurge contre le militarisme.
Mais là encore, dans la mesure où les méthodes
militaires sont de fausses réponses à de vrais problèmes
(comme celui de la défense de la liberté : on a bien
vu lors des événements de Tchécoslovaquie la
nécessité pour un peuple — non pour un Etat
—, de se défendre), la tâche de l’objecteur
de conscience n’est pas tant de dénoncer les fausses
réponses que de trouver les vraies et de les incarner dans
les faits. Elle n’est pas tant de condamner la violence que
de mettre en œuvre la non-violence.
Enfin, l’anarchiste ne peut-il se vouloir un « bon
citoyen » ? J’avoue avoir été un peu étonné
que ce soit parce que je me veux « bon citoyen » que
l’on affirme que je ne suis pas anarchiste. L’une des
vérités qu’il me semble le plus urgent de dire
et de redire, c’est que le meilleur service de la Cité
n’est pas dans la soumission inconditionnelle à l’Etat.
Or l’anarchiste dans la mesure où, refusant de reconnaître
à l’Etat le droit d’imposer ses exigences à
la personne, il travaille pour un plus grand respect de l’homme
dans la cité, ne peut-il pas se vouloir « bon citoyen
» ?
Jean-Marie Muller
Notes
[1] Bakounine : « La Liberté », Pauvert, 1965,
p. 60.
[2] P. Ricœur : « Histoire et Vérité »,
Le Seuil, 1955, p. 126.
[3] Proudhon a bien montré cela : « L’homme
ne reconnaît en dernière analyse, écrit-il,
d’autre loi que celle avouée par sa raison et sa conscience
; toute obéissance de sa part. fondée sur d’autres
considérations, est un commencement d’immoralité.
» Commentant ce passage, le Père de Lubac donne raison
à Proudhon contre les Maistre, les Bonald et tous les «
traditionalistes » qui avaient besoin de recourir à
une autorité extérieure (Dieu d’abord, mais
de l’autorité de Dieu ainsi comprise, il est facile
de passer à l’autorité de l’Etat : une
fois Dieu « étatisé », il est facile de
« diviniser » l’Etat) pour fonder le bien et le
mal : « Nous en tombons d’accord avec lui, écrit-il.
Pas de « loi obligatoire » pour l’homme sans une
sorte de commandement secret de lui-même à lui-même.
» « Proudhon et le christianisme », Le Seuil,
1945, p. 271.
Ici encore il convient de souligner comment dans l’Eglise
« un primat de fait souvent accordé à l’obéissance
sur les autres vertus » (l’expression est du Père
Régamey) a conduit les chrétiens à démissionner
de leurs propres responsabilités devant l’autorité
extérieure et tout particulièrement devant la loi.
Il manque dans nos bibliothèques des traités sur «
la sainte désobéissance ». |