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L’évangile de la non-violence
Anarchisme et non-violence n°20/21 (janvier/avril 1970)
Muller, Jean-Marie : l’Évangile de la non-violence ; Paris, Ed. Fayard, 1969, 220 p., 17F.
Commentaire par André Bernard

Origine : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1459

Après avoir été militaire en Algérie, pendant la guerre, après s’être vu refuser le statut d’objecteur de conscience, récemment, après avoir renvoyé son livret militaire, Jean-Marie Muller se devait d’expliquer publiquement sa position de chrétien non violent, faire le point. Si ce qu’il peut dire de son Eglise, dans la partie la plus théologique de son livre, nous est un peu étranger, la suite nous touche suffisamment de près pour nourrir notre intérêt. Cependant, il n’est pas question pour l’incroyant que je suis de prendre parti dans l’interprétation qu’il donne de l’Evangile, que ce soit dans le sens de la violence, que ce soit dans le sens de la non-violence. Il s’agit de suivre les efforts du chrétien dans sa recherche de la non-violence, fondée, pour lui, sur l’Evangile. C’est après que nous pouvons nous retrouver, dans l’action ; nous y avions d’ailleurs déjà rencontré d’autres chrétiens. L’essentiel de son livre c’est donc de montrer que la non-violence doit être envisagée comme une exigence fondamentale du christianisme et non pas comme un choix : « La non-violence est inscrite au cœur de l’Evangile ». « Les chrétiens sont tous appelés à se conformer à ses exigences, à la fois dans leur vie privée et dans leur vie publique. » S’il y a beaucoup à dire du livre de Muller quant à la légitime défense, la défense non violente, le compromis, l’autorité, le problème communautaire, les rapports de l’Eglise et de l’Etat, etc., je me bornerai cependant à deux points : l’anarchisme et la lutte des classes :

Dans le chapitre V de son livre : « l’Eglise et l’Etat : la vérité de l’intuition anarchiste », Muller me paraît avancer d’un pas dans l’anarchisme, rejoignant ainsi un Tolstoï. Les amis chrétiens non violents que nous connaissons n’ont jamais osé s’exprimer avec de tels mots. Mais Muller n’est pas anarchiste ; il se veut même « bon citoyen », mais nous ne pouvions pas ne pas noter ce chapitre où il montre l’Eglise primitive, alors que le christianisme devient religion d’Etat avec Constantin, se laisser aller à la tentation de devenir un Etat. C’est la tentation de l’autorité. Muller montre l’importance pour la pensée chrétienne de « l’intuition » anarchiste. Nous pourrions dire qu’en choisissant l’étatisme et la violence, les chrétiens des 3e et 4e siècles ont trahi l’Évangile : Muller met l’accent sur les sectes qui y sont restées fidèles. (Nos camarades comme de Ligt et Armand et d’autres nous avaient habitués à cette vision.) Rejoignant Mounier, il affirme « le primat de la personne sur la société » . « La valeur suprême qui doit être sans cesse recherchée, ce n’est pas l’ordre du Tout mais la liberté et l’autonomie de la personne. »

Aussi, alors que nombre de chrétiens en mal de conscience se jettent à bras ouverts dans le marxisme et certaines formes de violence, il est intéressant de noter cette convergence des réflexions d’un chrétien et vers la non-violence et vers l’anarchisme. Les anarchistes « orthodoxes » pourraient peut-être faire cesser leur indifférence et s’ouvrir un peu devant cette évolution que nous retrouvons chez d’autres. C’est au dialogue qu’il nous faut arriver. Certes, nous sommes braqués à l’avance par le vocabulaire de la religion, mais pourquoi ne pas chercher un langage commun ? Quant à Muller comment s’exprime-t-il ? Voici quelques citations :

« Tolstoï avait bien compris la vérité de l’anarchisme… »

L’organisation de la cité selon la charité évangélique « implique essentiellement la disparition de toute violence et de toute contrainte » . « Le Royaume de Dieu, écrit Berdiaeff, est celui de l’an-archie et de la liberté, un état auquel ne s’applique aucune des catégories de domination. » « Il faut donc, continue Muller, tenir, d’un point de vue chrétien, que l’anarchie est bien l’état de grâce de la société. » Citant encore Berdiaeff : « Avec ce qui est chrétien, on ne peut philosophiquement pas constituer l’Etat. »

« C’est pourquoi les chrétiens peuvent rejoindre Bakounine lorsque celui-ci conclut « à l’absolue nécessité de la destruction des Etats, ou si l’on veut de leur radicale et complète transformation, dans ce sens que, cessant d’être des puissances centralisées et organisées de haut en bas, soit par la violence, soit par l’autorité d’un principe quelconque, ils se réorganisent avec une absolue liberté pour toutes les parties [1] ». « Je reconnais mon Evangile, écrit Paul Ricœur, chez « l’anarchiste » qui prêche la dissolution de l’Etat coercitif, belliqueux et policier ; c’est mon Evangile, tombé de mes mains et relevé par un homme qui ne sait pas qu’il confesse Jésus-Christ. » [2]

« De même que la violence de César ne peut défendre et promouvoir que l’ordre et la justice de César, de même la non-violence du Christ ne peut défendre et promouvoir que l’ordre et la justice du Christ. Il ne faut pas vouloir défendre le royaume de César par la non-violence de Jésus. C’est donc à un retournement complet de nos conceptions sur la société et sur l’Etat que nous sommes appelés.

« Dans la perspective que nous avons essayé de préciser, l’anarchisme n’est donc pas le désordre, ainsi qu’on l’entend généralement, mais l’ordre parfait qui vient de la libre obéissance de chacun à la loi de Dieu inscrite dans son cœur. Il faut donc définir positivement l’anarchisme par l’autonomie : chacun se gouverne lui-même en se soumettant aux lois universelles que lui-même a découvertes en lui-même [3]. « Chacun fait ce qu’il veut », mais chacun veut ce qui est juste et fait ce qui est bien. Et cette liberté est bien la liberté des enfants de Dieu. C’est pourquoi l’anarchisme doit être introduit dans la visée chrétienne. Que les Eglises par le passé n’aient eu aucun sens de la vérité de l’anarchisme, et que celui-ci ait été le plus souvent lié à une philosophie athée, cela n’est qu’accidentel et n’aurait pas dû être. »

Quant à la lutte des classes il est à craindre qu’une certaine catégorie de non-violents en soit restée à une interprétation restrictive et de Gandhi et de l’Évangile. « Non à toutes les violences d’où qu’elles viennent ! réconcilions-nous ! fraternisons entre classes ! » Le malentendu n’est pas prêt d’être dissipé. A ce moment-là sans doute l’action non violente deviendra autre chose. Quoi qu’en pense Muller, l’objection de conscience à la servitude militaire, le renvoi du livret militaire, le refus de la part militaire de l’impôt, c’est de la non-violence pacifiste, c’est de la non-violence antimilitariste. Ce n’est qu’un début peut-être… et nous apprécions le passage suivant qui pour être court n’en est pas moins le plus important de son livre :

« Les méthodes non violentes que nous venons d’évoquer nous semblent convenir tout particulièrement à la lutte des classes. De même qu’un tyran ne peut assujettir un peuple sans que celui-ci accepte de lui prêter son concours, de même, la « bourgeoisie » ne peut dominer le « prolétariat », sans que celui-ci accepte de lui apporter sa coopération. La bourgeoisie ne peut rien sans le travail du prolétariat ; dès lors celui-ci devient extrêmement fort en lui refusant ce travail. C’est donc bien sur le principe de non-coopération que se fonde la lutte des travailleurs pour une meilleure justice sociale. Même si la lutte ouvrière a été le plus souvent accompagnée de manifestations de violence, les ouvriers ont eu recours dans le passé à certains moyens de combat qui s’apparentent directement aux méthodes non violentes (grèves, occupations d’usines, marches…). »

« Cependant, les ouvriers et tous ceux qui sont engagés à leur côté dans leur combat pour une société plus juste se méfient beaucoup de la non-violence. Ils la considèrent facilement comme une vertu bourgeoise tout à fait étrangère à leur combat et ils craignent qu’en son nom, sous prétexte de pureté, on vienne en fait démobiliser les volontés et les énergies de ceux qui sont déjà prêts à se résigner et à déserter le combat. Il est vrai que certains « appels à la non-violence » sont suspects et ne méritent pas d’être entendus. Face à la violence des pauvres, les riches et les puissants seront toujours tentés de désamorcer un processus qui remet en cause leur tranquillité, en prêchant une certaine non-violence. La tentation est grande, en effet, de dénoncer les actions violentes auxquelles les plus défavorisés ont parfois recours pour faire entendre leur voix, tout en feignant d’ignorer les situations de violence qu’ils subissent quotidiennement.

« Là encore, les chrétiens ont trop souvent prêché la charité sans satisfaire aux exigences de la justice. Non seulement ils ne sont pas entrés dans la lutte pour la justice sociale, mais ils ont dit que cette lutte était contraire à l’idéal de l’amour évangélique. Mais c’est une moquerie, face à l’injustice sociale, de dire que le christianisme n’enseigne pas la lutte des classes, mais la fraternité des classes. Il faut redire qu’il n’est pas possible de prêcher l’amour sans vouloir d’abord la justice, et que celle-ci ne peut être atteinte qu’au sortir d’une lutte. L’histoire du mouvement ouvrier montre suffisamment que les classes les plus défavorisées ne peuvent attendre de la simple générosité des classes privilégiées la reconnaissance de leurs droits, mais qu’elles doivent les conquérir par un combat qui affirme leur détermination et leur force. De même que la non-violence nous oblige à identifier nos ennemis et à les combattre, de même elle nous oblige à reconnaître l’existence et la nécessité de la lutte de classes. Mais cela ne doit pas nous amener à reconnaître la nécessité et le bien-fondé de la violence mise au service de celle-ci. Si la lutte de classes est nécessaire, elle doit être animée, non pas par le ressentiment et la haine, mais par l’exigence de justice et doit être menée dans un esprit de réconciliation, afin de vaincre les antagonismes et non pas de les durcir. Dans les perspectives que nous avons tenté de préciser dans les chapitres précédents, il apparaît, selon nous, que les moyens de la non-violence active sont en mesure de rendre de plus grands services dans le combat pour une société plus juste, que les manifestations de violence. La violence chaque fois qu’elle est utilisée, risque de porter préjudice à la cause défendue, de discréditer ceux qui la défendent et de donner de bonnes raisons aux tenants de l’ordre établi pour maintenir l’injustice.

« Il ne s’agit pas de ne prétendre recourir qu’aux négociations, lesquelles s’avèrent le plus souvent décevantes pour les plus démunis. Il sera nécessaire de recourir à des actions directes qui soient de véritables actions de force, pour faire valoir les droits de ceux qui sont victimes de l’injustice sociale, et cela afin même que les négociations puissent leur donner satisfaction.

« Mais il est sûr qu’au fur et à mesure qu’on se rendra plus attentif à l’esprit, aux principes et aux méthodes de la non-violence, non seulement les moyens mis en œuvre dans le combat pour la justice sociale seront transformés, mais aussi les fins poursuivies à travers ce combat. La purification des moyens mis en œuvre ne peut pas ne pas s’accompagner d’une purification des fins poursuivies, et cela est tout particulièrement vrai pour la lutte de classes.

« Dans la recherche de la justice sociale, le problème des moyens de combat n’est que second, il s’agit d’abord de savoir quelle société l’on veut construire. Il ne s’agit donc pas seulement de réclamer des augmentations de salaire — dont on sait qu’elles sont le plus souvent remises en cause par l’augmentation des prix —, il s’agit de réaliser une réforme fondamentale des structures, qui puisse permettre à tous une véritable égalité des chances et une authentique participation. On rejoint ici le projet global d’une société non violente. »

« Pour entreprendre ensemble une même tâche politique il est nécessaire que nous nous trouvions d’accord sur les mêmes principes d’action dans le monde, mais il n’est pas nécessaire que nous reconnaissions les mêmes principes d’explications du monde. »

André Bernard


Commentaire par Pierre Sommermeyer

Pourquoi parler dans « Anarchisme et Non-Violence » d’un livre dont le titre « l’Evangile de la non-violence » éveille en nous, anarchistes, des oppositions fondamentales ?

C’est essentiellement parce que Jean-Marie Muller est un camarade avec lequel, même si nous sommes loin d’être d’accord avec ses idées, nous menons une action commune avec des moyens communs.

Il ne faut pas voir ici un essai de récupération. Chacun mène son combat à sa place en laissant l’autre libre de ses actes et de ses idées. Revenant à son livre, il faut dire que ce n’est pas un livre ouvert à tous ceux qui ne sont pas versés dans les arcanes de l’Eglise romaine. On a l’impression d’avoir affaire à un règlement de comptes entre théologiens plus qu’à une littérature de combat.

Dès le commencement, Muller se met dans une position où nous ne pouvons nullement le rejoindre, quand même nous le voudrions. Il s’adresse exclusivement aux chrétiens, catholiques de surcroît. Parlant aux gens de son milieu, il ne peut que parler le langage de ce milieu. C’est pour cela que je ne parlerai que de quelques chapitres où il me semble que nous avons le même langage.

Commençons par le chapitre où nous anarchistes nous allons directement. Celui où Jean-Marie Muller parle de la vérité, de l’intuition anarchiste. Nous ne chicanerons pas Muller sur le fait qu’il appelle intuition ce que nous appelons certitude, c’est-à-dire la dénonciation puis la nécessité de la disparition de l’Etat, encore une fois il s’adresse à un public non sensibilisé à ce problème. Pourtant, je pense que c’est contre ce chapitre que s’élèveront le plus les lecteurs non anarchistes, d’une façon ouverte ou non.

Là où je dirai mon désaccord net c’est quand Jean-Marie traite des objecteurs de conscience. D’accord avec lui quand il parle de l’objection en tant qu’acte politique, quand il déprophétise l’objecteur ; mais quand il dit que l’objecteur ne peut être antimilitariste, alors non ! Nous croyons que la dimension antimilitariste est une des plus importantes chez les objecteurs de conscience.

Je ne débattrai pas maintenant du problème du militarisme, de la différence entre la fonction, le système et l’homme. Je me limiterai à changer un mot dans cette phrase de Jean-Marie Muller : « Il est faux d’assimiler le soldat aux assassins ». Mettez général à la place de soldat et vous verrez !

Parlant de l’objection de conscience, il parle aussi de la coopération, là je ne peux qu’abonder dans son sens : la coopération est le type de la solution individuelle. L’acte même du refus de militer, si le coopérant échappe à la loi il ne la conteste pas. J’ajouterai que le fait de faire la coopération, c’est faire la preuve qu’on appartient à une classe bien déterminée, celle des gens « instructionnés » et qui en ont eu les moyens. Passé le moment de la « militance » estudiantine facile, on emprunte la première échappatoire offerte par l’Etat, pour désamorcer la contestation, en invoquant l’utilité du service, utilité remise en question par tous les experts régulièrement depuis quelques années. Pourquoi les coopérants si soucieux de leur utilité n’y retourneraient-ils pas après leur service militaire et ne chercheraient-ils pas des employeurs autres que les Églises ou les gouvernements ? Pour finir cela, rappelons une parole. Mgr Helder Camara, à qui on posait la question lors de son passage à Strasbourg : Que pouvons-nous faire pour vous ? répondit : De grâce, restez chez vous, vous serez beaucoup plus utiles en luttant chez vous qu’en venant chez nous.

Quand Jean-Marie Muller traite de la justice et de la charité, il le fait en termes de bien ou de mal suivant l’Evangile, ou d’égalité ou d’inégalité en face de la loi, mais les problèmes de l’origine de la loi et de la façon dont elle est appliquée ne sont pas posés.

Jean-Marie Muller pense que la révolution est nécessaire mais ne se prononce pas sur le moment pour la faire ; il reprend la tradition catholique de la nécessité quand le régime devient intolérable et trop injuste. Une question : qui le déclare tel ?

Je pense que la révolution est nécessaire pour passer d’un état social à un autre mais qu’elle n’est possible que quand la situation est intolérable pour une grosse partie de la population ; j’ai trouvé le chapitre sur la défense nationale non violente très intéressant.

Pour clore j’aurais deux questions importantes :

— L’Église catholique n’est-elle pas organisée sur le même schéma que l’État ?

— Nulle part, il n’est question de l’exploitation des ouvriers ni de la nécessité d’une révolution sociale ?

Pierre Sommermeyer


Commentaire des commentaires
de Jean-Marie Muller

Je suis particulièrement heureux de la possibilité qui m’est offerte d’engager le dialogue avec les lecteurs d’« Anarchisme et Non-Violence ».

Jusqu’à présent, l’histoire des rapports entre l’anarchisme et le christianisme est faite surtout, me semble-t-il, de malentendus fortement enracinés de part et d’autre. Or ces malentendus devraient pouvoir être surmontés si, de part et d’autre, on s’efforçait de comprendre et l’anarchisme et le christianisme dans leur plus profonde authenticité, en refusant tous les clichés habituellement reçus sans discernement.

Dans cette perspective, j’accepte très volontiers, ainsi qu’on me le demande, de répondre aux questions qui me sont posées dans les deux critiques de mon livre.

L’Église catholique n’est-elle pas organisée sur le même schéma que l’Etat ? Sans aucun doute des éléments étatiques se sont introduits dans l’Eglise au cours de l’histoire. Et cela à tel point qu’ils ont pu à certains moments paraître dominer toute la vie de l’Eglise. Cela est vrai. Mais ces éléments ont toujours été étrangers à la nature même de l’Eglise qui est, dans la perspective tracée par l’Evangile, une communauté d’hommes libres qui partagent les mêmes certitudes profondes et se reconnaissent frères. Que l’aspect institutionnel ait pris le pas sur l’aspect communautaire, cela est un accident qui n’aurait pas dû être. Pour ma part, je puis témoigner que l’Eglise telle que je la vis est une réalité bien plus proche de la société anarchiste que de la société étatique.

Par ailleurs une différence fondamentale entre l’Eglise et l’Etat, c’est que l’on accepte où l’on refuse le contrat qui nous lie à l’Eglise (il faudrait bien sûr préciser la nature et le contenu de ce contrat, ce que je ne peux faire dans les limites de ces quelques lignes), tandis qu’il est tout à fait illusoire de dire avec Rousseau que l’on peut accepter, ou refuser le contrat qui nous lie à l’Etat. Celui-ci nous est imposé. Tout chrétien peut quitter l’Eglise quand il veut, mais l’Etat n’accepte jamais qu’un citoyen le quitte.

L’objection de conscience doit-elle être ou non « antimilitariste » ? Tout dépend le sens que l’on donne à ce mot. Mais il me semble que précisément l’antimilitarisme traditionnel n’a pas fait la distinction entre « la fonction, le système et l’homme ». L’antimilitarisme que je refuse, c’est celui qui ne respecte pas l’homme qui est militaire.

L’antimilitarisme que je refuse, c’est celui qui est un racisme dirigé contre les hommes qui sont militaires. Car il me semble que le principe essentiel de la non-violence c’est le respect de l’autre — quels que soient les erreurs et les torts de celui-ci. Un certain antimilitarisme me semble également ambigu. C’est celui qui considère que l’armée est la cause des guerres, alors que les causes des guerres sont dans la société civile et non pas dans l’armée.

Bien sûr, j’accepte « l’antimilitarisme » qui dénonce les méthodes militaires. J’accepte l’antimilitarisme qui s’insurge contre le militarisme. Mais là encore, dans la mesure où les méthodes militaires sont de fausses réponses à de vrais problèmes (comme celui de la défense de la liberté : on a bien vu lors des événements de Tchécoslovaquie la nécessité pour un peuple — non pour un Etat —, de se défendre), la tâche de l’objecteur de conscience n’est pas tant de dénoncer les fausses réponses que de trouver les vraies et de les incarner dans les faits. Elle n’est pas tant de condamner la violence que de mettre en œuvre la non-violence.

Enfin, l’anarchiste ne peut-il se vouloir un « bon citoyen » ? J’avoue avoir été un peu étonné que ce soit parce que je me veux « bon citoyen » que l’on affirme que je ne suis pas anarchiste. L’une des vérités qu’il me semble le plus urgent de dire et de redire, c’est que le meilleur service de la Cité n’est pas dans la soumission inconditionnelle à l’Etat. Or l’anarchiste dans la mesure où, refusant de reconnaître à l’Etat le droit d’imposer ses exigences à la personne, il travaille pour un plus grand respect de l’homme dans la cité, ne peut-il pas se vouloir « bon citoyen » ?

Jean-Marie Muller

Notes

[1] Bakounine : « La Liberté », Pauvert, 1965, p. 60.

[2] P. Ricœur : « Histoire et Vérité », Le Seuil, 1955, p. 126.

[3] Proudhon a bien montré cela : « L’homme ne reconnaît en dernière analyse, écrit-il, d’autre loi que celle avouée par sa raison et sa conscience ; toute obéissance de sa part. fondée sur d’autres considérations, est un commencement d’immoralité. » Commentant ce passage, le Père de Lubac donne raison à Proudhon contre les Maistre, les Bonald et tous les « traditionalistes » qui avaient besoin de recourir à une autorité extérieure (Dieu d’abord, mais de l’autorité de Dieu ainsi comprise, il est facile de passer à l’autorité de l’Etat : une fois Dieu « étatisé », il est facile de « diviniser » l’Etat) pour fonder le bien et le mal : « Nous en tombons d’accord avec lui, écrit-il. Pas de « loi obligatoire » pour l’homme sans une sorte de commandement secret de lui-même à lui-même. » « Proudhon et le christianisme », Le Seuil, 1945, p. 271.

Ici encore il convient de souligner comment dans l’Eglise « un primat de fait souvent accordé à l’obéissance sur les autres vertus » (l’expression est du Père Régamey) a conduit les chrétiens à démissionner de leurs propres responsabilités devant l’autorité extérieure et tout particulièrement devant la loi. Il manque dans nos bibliothèques des traités sur « la sainte désobéissance ».