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Origine : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1634
Il y a ceux qui découvrent l’anarchisme, et c’est
parce qu’ils en ont marre, qu’ils sont en révolte
profonde, instinctive, douloureuse contre la vie qu’on leur
fait mener, l’obéissance qu’on leur impose, la
haine, l’agressivité et la compétition qui règnent
entre les gens. Se révolter, d’accord, mais ça
ne suffit pas : alors on fait la théorie de sa pratique,
on passe de l’individu au collectif, on devient révolutionnaire.
Si l’on admet ce cheminement, c’est tout l’anarchisme
qui repose sur des « postulats individualistes », pour
reprendre les termes du bel article de René Furth (ANV 25).
Cela dit, tout le monde ne choisit pas le même camp. Le choix
que proposent les groupes anarchistes est-il acceptable ? Au vrai,
ceux-ci devraient refuser le « suivisme », l’aveuglement,
le choix irraisonné ; ne devraient-ils pas rechercher alors
l’autonomie, le jugement, la critique permanente ? Mais
ils veulent prendre leur place parmi les groupuscules, et jouer
le même jeu : pour ça il faut être beaucoup,
crier fort, militer en permanence, faire le coup de feu (ou le dire),
agiter des étendards. Déjà les camarades de
feu Noir et Rouge ont dénoncé une forme de militantisme
professionnel. Nous pensons que l’anarchisme c’est d’abord
un mode de vie, un modèle global, une morale — n’ayons
pas peur du mot —, et que la force du mouvement vient de la
force des individus qui le composent, et pas de sa masse (même
s’il y a une différence de qualité entre le
mouvement et les individus ; on en parlera plus loin). Si on se
borne à entraîner des gars dans des manifs ou de l’agitation,
on court le risque que le but soit voilé par les moyens :
la violence, les pavés, le sabotage, c’est plus drôle
que la construction d’une nouvelle société.
Les groupes autoritaires épurent leurs rangs de ceux qui,
pour servir la Cause, vont trop loin dans l’esbroufe ou le
règlement de comptes ; nous préférons éviter
cette tâche désagréable et nous définir
clairement à l’avance, pour savoir sur qui compter
et ne pas donner prise à la provocation et à la délation.
La non-violence est-elle une idéologie ?
Lorsque nous critiquons une certaine idéologie de la violence,
ce n’est pas pour la remplacer par celle de la non-violence.
Surtout, nous ne voudrions pas être pris pour des non-violents
exclusifs ! À ceux de l’Arche, de la Réconciliation,
aux pacifistes intégraux, qui veulent nous récupérer,
nous préparons une réponse… Aujourd’hui,
essayons de parler aux anarchistes. Ceux-ci nous tiennent parfois
pour des contre-révolutionnaires, au mieux pour des humanistes
ou des individualistes.
Si notre « groupe » en tant que tel ne se rattache
à aucune tendance de l’anarchisme — pas plus
à Bontemps qu’à Leval, pas plus à Joyeux
qu’à Cohn-Bendit —, il ne se referme pas non
plus sur lui-même, et la plupart d’entre nous sont actifs
dans leur région, sur leur lieu de travail, anars avec les
anars. La non-violence, c’est plutôt une attitude, un
des moyens qui nous semblent importants pour atteindre ce but qu’est
une société d’anarchie. À ce titre-là,
il n’y a pas de sociologie ou d’histoire non violente,
comme le relève Furth : c’est l’anarchisme qui
peut servir à analyser, à comprendre et à transformer
la société dans laquelle nous sommes, ses valeurs
et ses conflits [1]. Et c’est parce que nous sommes anarchistes
que nous considérons la violence comme une alliée
du pouvoir et de la répression. Nous l’avons dit dès
le début : nous sommes non violents parce qu’anarchistes.
Et si ça ne saute pas aux yeux, c’est bien parce que
nous sommes en pleine recherche, et que nous ne croyons pas pouvoir
apporter la vérité sur un petit plateau.
Il s’agit de préciser de quelle violence nous parlons
: de celle qui régit les rapports sociaux, et les embrume,
et qui fait mal ? Là, nous nous trouvons d’accord avec
bien des gens, d’un large éventail politique. Ou de
l’accoucheuse de l’histoire ? C’est ici qu’on
risque la confusion : à parler de violence et de non-violence
plutôt que de révolution, on en vient à leur
donner trop d’importance. La violence, demande Furth, est-elle
un moyen efficace, susceptible d’instaurer des relations libres
entre les hommes ? Bien sûr que non ! La violence n’a
qu’elle-même pour but, et ce sont ses utilisateurs qui
la font cesser ou l’orientent vers des fins précises.
Ceux qui en font une idéologie, pour qui la révolution
est au bout du premier fusil venu, ils ressemblent à ces
enfants qui croient que le nouveau-né sort du cabas de la
sage-femme. Dans toute révolution il y a de la violence,
mais elle n’est peut-être pas tellement nécessaire
(voir à ce sujet l’opinion d’Isaac Deutscher,
ANV 23), et il vaut peut-être mieux la limiter qu’en
rajouter. Parce qu’on n’en sort plus.
D’ailleurs, ce ne sont jamais les révolutionnaires
qui déclenchent la révolution, n’est-ce pas,
camarades ? [2] Il faudrait seulement se lever plus souvent de bon
matin, pour la voir venir, faire plus souvent silence, pour l’entendre
murmurer, et tâcher de trouver la bonne réponse, le
bon chemin. Les avant-gardes, les minorités agissantes, les
milieux libres, les territoires libérés, ils ne devraient
servir qu’à ça. Prétendre que «
seul un affrontement violent peut déclencher un processus
» révolutionnaire, c’est abuser du langage, c’est
participer du mythe de la violence ; pris dans cet engrenage, Sartre
va jusqu’à déclarer que « la grève
de la faim est une démarche violente et révolutionnaire
», pour justifier cet emprunt aux non-violents ; or, si la
grève de la faim exerce aucune violence, ce n’est jamais
que contre les grévistes.
L’action directe
Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
L’important, c’est de ne jamais se satisfaire de ce
qu’on a réalisé. Une usine occupée, un
statut des objecteurs, une communauté qui marche, une grève
de la faim, un article dans une revue, trente mille personnes au
Mur des Fédérés, c’est bien si ça
permet d’aller plus loin, si ça élargit les
consciences, si ça ne se borne pas à « réveiller
les colères passées », mais que ça en
fait du bon bois, de bonnes briques. On peut travailler tout seul,
dans sa maison, dans son usine, discuter avec les gens, parler aux
enfants, avoir un procès et y dire ce qu’on pense.
On peut aussi être beaucoup, faire des grèves, des
manifs, des meetings. On peut être moins nombreux, ouvrir
une école, animer un quartier, vivre en communauté,
faire du théâtre, coller des affiches. Pourquoi plutôt
telle action que telle autre ? L’important, c’est que
nous croissions et multiplions, comme disait le fabuliste. Que les
types d’action naissent de la nécessité des
situations. Les non-violents aiment bien le dialogue. Soit. Mais
quand ils s’asseyent par terre, quand ils se présentent
collectivement et silencieusement aux procès par solidarité
avec l’accusé, quand ils s’enchaînent devant
une prison, c’est difficile de parler avec eux. Une grève
de la faim, ça ressemble plus à une pression qu’à
un dialogue. Dans le premier numéro d’ANV, quelqu’un
écrivait : « La non-violence n’est pas un refus
de la violence, mais une autre forme plus élaborée
de rapport de forces. » Au début, nous ne savions pas
très bien comment ça se ferait, nous disions comme
le relève Furth qu’il fallait sublimer les colères
passées et en faire des actions créatrices. Maintenant
nous en sommes moins sûrs : nous ne sommes plus des opposants
de principe au bris de vitres ni des inconditionnels des communes
autogérées (cf. notre critique à « Pour
une stratégie de la révolution non violente »->http://www.la-presse-anarchiste.net&hellip
;], d’Ebert, ANV 22).
Le groupe, l’histoire
Furth nous classe parmi les individualistes anarchistes. Il est
vrai que nous avons tous été influencés par
E. Armand ; que nous privilégions volontiers les actions
individuelles ou de petits groupes, de type communautaire. Mais
nous ne le sentons pas comme un manque, comme une ignorance des
idées collectivistes et communistes libertaires. C’est
plutôt les communistes qui risquent de manquer l’homme
au profit du groupe, d’oublier, dans la société
autogérée, l’autogestion de la vie quotidienne.
« Ce n’est qu’avec beaucoup de prévention
que l’on admet les mots de liberté, vérité,
humanité, et encore, pas au titre d’entités
abstraites, mais limités déterminés par
des objectifs comme “prolétarien, socialiste, point
de vue de classe”. La franchise, la tolérance, l’objectivité
continuent à sentir le révisionnisme, et passent le
plus souvent pour de la contrebande de l’ennemi de classe.
» Cette remarque d’Ernst Fischer [3], marxiste
critiquant les pays soviétiques, ce serait moche de devoir
l’appliquer aux anars. On salue la naissance d’un
socialisme humain dans les pays de l’Est, mais on ricane quand
ce sont des socialistes occidentaux qui parlent de l’homme.
Furth ne tombe certes pas sous le coup de cette critique, mais il
nous enferme dans un rôle spécifique, pouvant contribuer
sur le plan individuel à la formation de bons révolutionnaires,
mais distinct de celui des barricadiers mêmes.
Pas d’accord. Pas d’accord non plus sur notre manque
de perspective historique. Ou alors, mettons tous les anars dans
le même bain : on s’acharne à répéter
que Bakounine déjà avait prévu le bureaucratisme
d’État soviétique, on confond marxisme et partis
communistes, on met tous les impérialistes dans le même
paquet, on n’est pas fichus de produire un travail utile et
nouveau sur l’économie de l’Europe occidentale
ou de son petit pays à soi, sur les syndicats, sur l’école.
On a depuis un siècle des formules magiques, incantatoires.
Les États, depuis Bismarck et Thiers, ils ont acquis des
propriétés différentes. Les écoles,
depuis Sébastien Faure et Ferrer, elles ont évolué
ou empiré. Les syndicats, depuis la charte d’Amiens,
ils ont un autre rôle et d’autres structures. Sur le
rôle de la violence dans l’histoire, on ne peut plus
s’en tenir à Engels ou à Sorel. Sur le rôle
de l’autorité dans l’histoire, tout reste à
dire. Parfois des camarades s’attellent au travail et analysent
un aspect de la réalité sociale. Il ne faut pas négliger
l’importance de ce qui a été entrepris. Mais
le morceau est gros, il n’y a pas que cela à faire.
Les inachèvements de l’anarchisme non violent
L’anarchisme non violent, ça n’existe pas, ça
existera peut-être un jour. Nous pensons avoir avancé
un peu dans la recherche : à lire la critique fraternelle
de Furth, nous avons été surpris d’y trouver
une image désuète de notre groupe, image de quand
nous nous sentions faibles, trop peu nombreux, en terrain marécageux.
Nous avons pris de l’assurance, nous nous sommes sali les
mains.
Les groupes anars les plus ouverts, les non-violents les plus gauchistes,
les communautés, tous sont en période expérimentale,
aucun n’a la clef de l’analyse la plus exacte, de la
stratégie la meilleure. Le chemin qui nous reste à
faire, nous ne voyons pas grand monde nous y précéder.
Et puis, c’est parfois volontiers que nous restons sur notre
terrain, pour ne pas faire du syncrétisme : quand nous empruntons
des idées, des articles, des expériences, nous tâchons
de les réinventer, de les voir d’un œil neuf,
de les critiquer en absolue liberté. Nous sommes encore sur
la défensive, cet article en est un exemple : que l’on
parle des anarchistes non violents ou des non-violents, nous avons
envie de répondre, sans toujours oser explorer de nouveaux
champs ou prendre des initiatives. À savoir si l’anarchisme
doit devenir un outil d’analyse et de prévision utilisable
en toutes occasions, ou si c’est une perpétuelle
invention.
Marie Martin
[1] Jusqu’ici, il faut reconnaître qu’il n’est
pas allé beaucoup plus loin qu’au temps de grand-père
Bakounine, et que l’on est bien content de se servir d’études
marxistes ou autres, des concepts d’aliénation, d’exploitation,
de lutte de classes…
[2] Quand elle éclate, c’est qu’il y a un décalage
flagrant entre la conscience des masses et l’incapacité
du pouvoir à les gouverner. C’est que l’État
est tellement malade qu’il n’y a qu’à dévisser
quelques boulons pour qu’il se fracasse. Violence ? La question
est bien plutôt de savoir s’il faut prendre le pouvoir,
occuper la place vacante, ou si on est assez fort pour s’en
passer.
[3] Ernst Fischer, « À la recherche de la réalité
», trad. franç., Paris, Denoël, 1970.
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