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L’anarchisme comme morale
Anarchisme et non-violence n°26 (juin/septembre 1971)

Origine : http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?article1634

Il y a ceux qui découvrent l’anarchisme, et c’est parce qu’ils en ont marre, qu’ils sont en révolte profonde, instinctive, douloureuse contre la vie qu’on leur fait mener, l’obéissance qu’on leur impose, la haine, l’agressivité et la compétition qui règnent entre les gens. Se révolter, d’accord, mais ça ne suffit pas : alors on fait la théorie de sa pratique, on passe de l’individu au collectif, on devient révolutionnaire. Si l’on admet ce cheminement, c’est tout l’anarchisme qui repose sur des « postulats individualistes », pour reprendre les termes du bel article de René Furth (ANV 25).

Cela dit, tout le monde ne choisit pas le même camp. Le choix que proposent les groupes anarchistes est-il acceptable ? Au vrai, ceux-ci devraient refuser le « suivisme », l’aveuglement, le choix irraisonné ; ne devraient-ils pas rechercher alors l’autonomie, le juge­ment, la critique permanente ? Mais ils veulent prendre leur place parmi les groupuscules, et jouer le même jeu : pour ça il faut être beaucoup, crier fort, militer en permanence, faire le coup de feu (ou le dire), agiter des étendards. Déjà les camarades de feu Noir et Rouge ont dénoncé une forme de militantisme professionnel. Nous pensons que l’anarchisme c’est d’abord un mode de vie, un modèle global, une morale — n’ayons pas peur du mot —, et que la force du mouvement vient de la force des individus qui le com­posent, et pas de sa masse (même s’il y a une différence de qualité entre le mouvement et les individus ; on en parlera plus loin). Si on se borne à entraîner des gars dans des manifs ou de l’agitation, on court le risque que le but soit voilé par les moyens : la violence, les pavés, le sabotage, c’est plus drôle que la construction d’une nouvelle société. Les groupes autoritaires épurent leurs rangs de ceux qui, pour servir la Cause, vont trop loin dans l’esbroufe ou le règlement de comptes ; nous préférons éviter cette tâche désa­gréable et nous définir clairement à l’avance, pour savoir sur qui compter et ne pas donner prise à la provocation et à la délation.
La non-violence est-elle une idéologie ?

Lorsque nous critiquons une certaine idéologie de la violence, ce n’est pas pour la remplacer par celle de la non-violence. Surtout, nous ne voudrions pas être pris pour des non-violents exclusifs ! À ceux de l’Arche, de la Réconciliation, aux pacifistes intégraux, qui veulent nous récupérer, nous préparons une réponse… Aujourd’hui, essayons de parler aux anarchistes. Ceux-ci nous tiennent parfois pour des contre-révolutionnaires, au mieux pour des humanistes ou des individualistes.

Si notre « groupe » en tant que tel ne se rattache à aucune tendance de l’anarchisme — pas plus à Bontemps qu’à Leval, pas plus à Joyeux qu’à Cohn-Bendit —, il ne se referme pas non plus sur lui-même, et la plupart d’entre nous sont actifs dans leur région, sur leur lieu de travail, anars avec les anars. La non-violence, c’est plutôt une attitude, un des moyens qui nous semblent importants pour atteindre ce but qu’est une société d’anarchie. À ce titre-là, il n’y a pas de sociologie ou d’histoire non violente, comme le relève Furth : c’est l’anarchisme qui peut servir à analyser, à comprendre et à transformer la société dans laquelle nous sommes, ses valeurs et ses conflits [1]. Et c’est parce que nous sommes anarchistes que nous considérons la violence comme une alliée du pouvoir et de la répression. Nous l’avons dit dès le début : nous sommes non violents parce qu’anarchistes.

Et si ça ne saute pas aux yeux, c’est bien parce que nous sommes en pleine recherche, et que nous ne croyons pas pouvoir apporter la vérité sur un petit plateau.

Il s’agit de préciser de quelle violence nous parlons : de celle qui régit les rapports sociaux, et les embrume, et qui fait mal ? Là, nous nous trouvons d’accord avec bien des gens, d’un large éventail politique. Ou de l’accoucheuse de l’histoire ? C’est ici qu’on risque la confusion : à parler de violence et de non-violence plutôt que de révolution, on en vient à leur donner trop d’importance. La violence, demande Furth, est-elle un moyen efficace, susceptible d’instaurer des relations libres entre les hommes ? Bien sûr que non ! La violence n’a qu’elle-même pour but, et ce sont ses utilisateurs qui la font cesser ou l’orientent vers des fins précises. Ceux qui en font une idéologie, pour qui la révolution est au bout du premier fusil venu, ils ressemblent à ces enfants qui croient que le nouveau-né sort du cabas de la sage-femme. Dans toute révolution il y a de la violence, mais elle n’est peut-être pas tellement nécessaire (voir à ce sujet l’opinion d’Isaac Deutscher, ANV 23), et il vaut peut-être mieux la limiter qu’en rajouter. Parce qu’on n’en sort plus.

D’ailleurs, ce ne sont jamais les révolutionnaires qui déclenchent la révolution, n’est-ce pas, camarades ? [2] Il faudrait seulement se lever plus souvent de bon matin, pour la voir venir, faire plus souvent silence, pour l’entendre murmurer, et tâcher de trouver la bonne réponse, le bon chemin. Les avant-gardes, les minorités agissantes, les milieux libres, les territoires libérés, ils ne devraient servir qu’à ça. Prétendre que « seul un affrontement violent peut déclencher un processus » révolutionnaire, c’est abuser du langage, c’est participer du mythe de la violence ; pris dans cet engrenage, Sartre va jusqu’à déclarer que « la grève de la faim est une démarche violente et révolutionnaire », pour justifier cet emprunt aux non-violents ; or, si la grève de la faim exerce aucune violence, ce n’est jamais que contre les grévistes.

L’action directe

Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

L’important, c’est de ne jamais se satisfaire de ce qu’on a réalisé. Une usine occupée, un statut des objecteurs, une communauté qui marche, une grève de la faim, un article dans une revue, trente mille personnes au Mur des Fédérés, c’est bien si ça permet d’aller plus loin, si ça élargit les consciences, si ça ne se borne pas à « réveiller les colères passées », mais que ça en fait du bon bois, de bonnes briques. On peut travailler tout seul, dans sa maison, dans son usine, discuter avec les gens, parler aux enfants, avoir un procès et y dire ce qu’on pense. On peut aussi être beaucoup, faire des grèves, des manifs, des meetings. On peut être moins nombreux, ouvrir une école, animer un quartier, vivre en communauté, faire du théâtre, coller des affiches. Pourquoi plutôt telle action que telle autre ? L’important, c’est que nous croissions et multiplions, comme disait le fabuliste. Que les types d’action naissent de la nécessité des situations. Les non-violents aiment bien le dialogue. Soit. Mais quand ils s’asseyent par terre, quand ils se présentent collectivement et silencieusement aux procès par solidarité avec l’accusé, quand ils s’enchaînent devant une prison, c’est difficile de parler avec eux. Une grève de la faim, ça ressemble plus à une pression qu’à un dialogue. Dans le premier numéro d’ANV, quelqu’un écrivait : « La non-violence n’est pas un refus de la violence, mais une autre forme plus élaborée de rapport de forces. » Au début, nous ne savions pas très bien comment ça se ferait, nous disions comme le relève Furth qu’il fallait sublimer les colères passées et en faire des actions créatrices. Maintenant nous en sommes moins sûrs : nous ne sommes plus des opposants de principe au bris de vitres ni des inconditionnels des communes autogérées (cf. notre critique à « Pour une stratégie de la révolution non violente »->http://www.la-presse-anarchiste.net&hellip ;], d’Ebert, ANV 22).
Le groupe, l’histoire

Furth nous classe parmi les individualistes anarchistes. Il est vrai que nous avons tous été influencés par E. Armand ; que nous privilégions volontiers les actions individuelles ou de petits groupes, de type communautaire. Mais nous ne le sentons pas comme un manque, comme une ignorance des idées collectivistes et communistes libertaires. C’est plutôt les communistes qui risquent de manquer l’homme au profit du groupe, d’oublier, dans la société autogérée, l’autogestion de la vie quotidienne.

« Ce n’est qu’avec beaucoup de prévention que l’on admet les mots de liberté, vérité, humanité, et encore, pas au titre d’entités abs­traites, mais limités déterminés par des objectifs comme “prolétarien, socialiste, point de vue de classe”. La franchise, la tolérance, l’objectivité continuent à sentir le révisionnisme, et passent le plus souvent pour de la contrebande de l’ennemi de classe. » Cette re­marque d’Ernst Fischer [3], marxiste critiquant les pays soviétiques, ce serait moche de devoir l’appliquer aux anars. On salue la nais­sance d’un socialisme humain dans les pays de l’Est, mais on ricane quand ce sont des socialistes occidentaux qui parlent de l’homme. Furth ne tombe certes pas sous le coup de cette critique, mais il nous enferme dans un rôle spécifique, pouvant contribuer sur le plan individuel à la formation de bons révolutionnaires, mais distinct de celui des barricadiers mêmes.

Pas d’accord. Pas d’accord non plus sur notre manque de perspective historique. Ou alors, mettons tous les anars dans le même bain : on s’acharne à répéter que Bakounine déjà avait prévu le bureaucratisme d’État soviétique, on confond marxisme et partis communistes, on met tous les impérialistes dans le même paquet, on n’est pas fichus de produire un travail utile et nouveau sur l’économie de l’Europe occidentale ou de son petit pays à soi, sur les syndicats, sur l’école. On a depuis un siècle des formules magiques, incantatoires.

Les États, depuis Bismarck et Thiers, ils ont acquis des propriétés différentes. Les écoles, depuis Sébastien Faure et Ferrer, elles ont évolué ou empiré. Les syndicats, depuis la charte d’Amiens, ils ont un autre rôle et d’autres structures. Sur le rôle de la violence dans l’histoire, on ne peut plus s’en tenir à Engels ou à Sorel. Sur le rôle de l’autorité dans l’histoire, tout reste à dire. Parfois des camarades s’attellent au travail et analysent un aspect de la réalité sociale. Il ne faut pas négliger l’importance de ce qui a été entrepris. Mais le morceau est gros, il n’y a pas que cela à faire.
Les inachèvements de l’anarchisme non violent

L’anarchisme non violent, ça n’existe pas, ça existera peut-être un jour. Nous pensons avoir avancé un peu dans la recherche : à lire la critique fraternelle de Furth, nous avons été surpris d’y trouver une image désuète de notre groupe, image de quand nous nous sentions faibles, trop peu nombreux, en terrain marécageux. Nous avons pris de l’assurance, nous nous sommes sali les mains.

Les groupes anars les plus ouverts, les non-violents les plus gauchistes, les communautés, tous sont en période expérimentale, aucun n’a la clef de l’analyse la plus exacte, de la stratégie la meilleure. Le che­min qui nous reste à faire, nous ne voyons pas grand monde nous y précéder.

Et puis, c’est parfois volontiers que nous restons sur notre terrain, pour ne pas faire du syncrétisme : quand nous empruntons des idées, des articles, des expériences, nous tâchons de les réinventer, de les voir d’un œil neuf, de les critiquer en absolue liberté. Nous sommes encore sur la défensive, cet article en est un exemple : que l’on parle des anarchistes non violents ou des non-violents, nous avons envie de répondre, sans toujours oser explorer de nouveaux champs ou prendre des initiatives. À savoir si l’anarchisme doit devenir un outil d’analyse et de prévision utilisable en toutes occa­sions, ou si c’est une perpétuelle invention.

Marie Martin

[1] Jusqu’ici, il faut reconnaître qu’il n’est pas allé beaucoup plus loin qu’au temps de grand-père Bakounine, et que l’on est bien content de se servir d’études marxistes ou autres, des concepts d’aliénation, d’exploitation, de lutte de classes…

[2] Quand elle éclate, c’est qu’il y a un décalage flagrant entre la conscience des masses et l’incapacité du pouvoir à les gouverner. C’est que l’État est tellement malade qu’il n’y a qu’à dévisser quelques boulons pour qu’il se fracasse. Violence ? La question est bien plutôt de savoir s’il faut prendre le pouvoir, occuper la place vacante, ou si on est assez fort pour s’en passer.

[3] Ernst Fischer, « À la recherche de la réalité », trad. franç., Paris, Denoël, 1970.