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Ce t'exte date de 1995, il nous vient de Suisse. Sa conclusion fait
débat.
Son apport est d'essayer d'analyser nos échecs en fonction
de l'évolution de la société en 1995.
Origine : http://www.rebellion.ch/fr/indexfr.html
L'anarchisme a toujours eu de fortes insertions dans les mouvement
sociaux, dans les luttes des travailleurs/euses, mais aussi une
présence significative dans d'autres combats, pour l'émancipation
des femmes et l'égalité, sur le terrain anti-colonial
et anti-impérialiste, sur le logement et le territoire, sur
la condition carcérale ou dans l'intervention sur le terrain
artistique. Finalement, l'anarchisme est à la fois un mouvement
révolutionnaire et un mouvement qui a une capacité
d'animer des luttes pour des changements plus immédiats,
pour des réformes sans être pour autant réformiste.
De l'anarchisme à la gauche libertaire
Ce qui avait été la doctrine majoritaire du mouvement
révolutionnaire, le marxisme-léninisme, est mort.
Nous sommes également dans une période où depuis
des années se développent des cycles de luttes très
importants, des luttes ouvrières auto-organisées dans
les pays qui nous entourent, des expériences de syndicalisme
radical et démocratique, des combats dans divers secteurs
du mouvement social. En même temps, nous nous ne voyons pas
d'horizon politique pour ces luttes, pour trois raisons au moins
: 1. la perspective révolutionnaire semble s'éloigner
dans les sociétés industrielles du centre qui sont
les nôtres (et ailleurs aussi, sauf quelques exceptions notables
dont celle du mouvement zapatiste); 2. si quelque chose qui se recompose
à gauche, pour parler de manière générale,
ce quelque chose s'oriente souvent et situe l'essentiel de son activité
sur le terrain institutionnel, reproduisant du même coup les
rapports traditionnels de délégation la gauche d'Etat
a toujours su cités; les recompositions à gauche profitent
peu pour le moment à des forces radicales ou révolutionnaires
et entre autres à des forces libertaires; 3. la social-démocratie,
même si elle est usée jusqu'à la corde par sa
pratique gouvernementale, a une capacité de réinscription
politique énorme.
Ce contraste est fort. D'un côté il y a des luttes
auto-organisées qui ont une grande capacité à
rompre avec les appareils, de l'autre, il n'y a pas de perspective
de changement social qui semble s'affirmer en liaison avec ces loues.
Au contraire, elles apparaissent souvent comme sectorielles, limitées,
auto-référentielles.
De l'anarchisme à la gauche libertaire
Pour nous libertaires, à la fin des années 80, la
mort du référent "léninisme", que
nous avions combattu théoriquement et pratique ment - une
longue lutte dans laquelle d e s centaines et des milliers de camarades
ont laissé leur peau devant les pelotons d'exécution,
dans les prisons ou dans les camps de concentration - nous semblait
pouvoir libérer l'hypothèse de la révolution
ou du moins l'espoir révolutionnaire pour d'autres tentatives,
pour d'autres conceptions et d'autres valeurs. Et dans une certaine
mesure, il y a eu quelques petites choses en ce sens. Ici aussi
le Chiapas est exemplaire. Significatifs aussi, l'affirmation dans
certains courants de type néocommuniste ou dans certaines
forces d'extrême-gauche d'éléments d'une culture
politique nouvelle, soucieuse de promouvoir une démarche
démocratique radicale intégrant l'autoactivité
des gens, reconnaissant le pluralisme, suscitant l'autonomie. Au
moins formellement. Mais le formel sur ce terrain est essentiel.
Ce sont des choses positives, mais on doit les mesurer avec attention
et une certaine réserve. Dans les milieux "anars",
nous avons un peu l'habitude, triomphaliste et donc détestable,
de dire "l'agonie du léninisme, l'échec des socialismes
réels, la déconfiture des gauchismes bolcheviques
ou bolchevisants nés ou consolidés dans l'agrès
68, prouvent une fois encore que nous avions raison". C'est
une vieille caractéristique du dogmatisme anarchiste d'affirmer
qu'il a toujours eu raison: raison dans la Première Internationale,
raison après la Première Internationale, raison à
la Révolution russe, et raison depuis toujours...
Contre un anarchisme de la pensée unique
On pourrait presque rétorquer à ces dogmatiques,
tenants à leur manière d'une pensée unique,
que l'anarchisme est une raison qui, de défaite en défaite,
confirme sa capacité critique mais perd de sa capacité
à peser sur la scène politique et sociale. Je crois
que cela appelle un peu de réflexion. L'échec du léninisme,
la défaite du modèle autoritaire de changement social,
n'entraîne automatiquement ni une victoire de l'anarchisme,
ni l'affirmation d'une nouvelle conception de la révolution,
de la lutte sociale, de l'émancipation des femmes et des
hommes dans nos sociétés. Un espace est certes ouvert
pour l'espoir et le désir de révolution dans nos sociétés
mais il nous manque des outils théoriques et pratiques, il
nous manque une envergure et une volonté politiques pour
le combler.
Autocritiques
C'est je crois, à partir de là, qu'il faut poser
une première question un peu provocatrice: "l'anarchisme
est-il un primitivisme politique?". En d'autres termes, l'anarchisme
est-il encore capable de rendre compte de l'évolution des
sociétés, de l'évolution des contradictions
qui traversent et organisent ces sociétés, de l'évolution
des luttes que ces sociétés génèrent,
à partir tic leurs contradictions sociales ?" Je pense
quant à moi que l'anarchisme n'est pas un primitivisme, qu'il
peut apporter un certain nombre de choses aux luttes pour l'émancipation,
pour la liberté. Pas tout seul, pas de manière exclusive
ou dogmatique, mais il peut apporter des choses à une conception,
à une pratique et à une théorie du changement
social révolutionnaire dans les sociétés modernes.
J'insiste immédiatement sur le terme "révolutionnaire".
Quand nous parlons de transformation révolutionnaire, nous
entendons un changement de l'institution de la société,
de la direction de son développement, des mécaniques
de son fonctionnement, de ses valeurs en termes philosophiques,
moraux, culturels, et non pas simplement l'image, aujourd'hui dépassée,
des soirs d'insurrection et des lendemains qui chantent.
Si les insurrections, telles qu'on les concevait il y a encore
50 ans, par exemple dans la révolution espagnole de 1936,
avaient dû vaincre, elles auraient vraisemblablement triomphé
depuis longtemps. Il faut comprendre le mot révolutionnaire
par ce dont il est essentiellement porteur: le mouvement par lequel
se fait le changement d'institution de la société,
c'est-à-dire la manifestation croissante de la volonté
d'hommes et de femmes qui appartiennent aux groupes sociaux dominés
de prendre en main leur vie et donc de changer les bases sur lesquelles
fonctionne la société dans laquelle ils vivent. Je
ne sais pas si cela conviendra à nos dogmatiques mais je
crois que nous avons là un socle pour construire une politique
qui ait une vocation de rassemblement, d'action large, d'intervention
forte dans la société. Deuxième question importante:
"avons-nous aujourd'hui, étant donné les maigres
forces du mouvement libertaire dans les différents pays,
nos maigres acquis, nos liaisons limitées avec les mouvements
et les luttes, la capacité de faire des propositions, d'animer,
de pousser en avant ce qui, dans les contradictions de cette société,
nous semble être aller vers le changement révolutionnaire
?"
Modernité de l'anarchisme
Dans la vulgate marxiste-léniniste, qui est de mauvaise
qualité, on avait l'habitude de disqualifia l'anarchisme
comme une idéologie correspondant à des couches marginalisées
ou lumpenisées de la société. Souvenez-vous
des paroles de Lénine et de Trotsky, dès les premiers
jours de 1918, qualifiant nos camarades russes d"'anarcho-bandits".
Finalement, que reste-t-il du mouvement anarchiste dans la mémoire
historique la plus banale? Très souvent on parlera de la
Bande à Bonnot et des quelques malheureux qui avaient entrepris
de renouveler l'art de l'expropriation en utilisant pour la première
fois des automobiles... Bien entendu, l'anarchisme ce n'est pas
cela. Il n'est pas non plus, contrairement â ce qu'on a dit
trop souvent, lié à des couches ou à des groupes
sociaux en déclin dans la société. Si vous
considérez par exemple la polémique de Marx avec Proudhon,
ou les débats postérieurs entre marxistes et libertaires
ou syndicalistes révolutionnaires, on entend dire souvent
: " l'anarchisme représente les fractions les plus arriérées
de la classe ouvrière" ou " l'anarchisme représente
des fractions qui vont disparaître, écrasées
par le développement du capitalisme et qui en conséquence
se révoltent au nom d'une conception qui est finalement réactionnaire".
Pour quiconque connaît un peu l'histoire de l'anarchisme,
ces choses sont évidemment des erreurs grossières
ou des versions idéologiques de la réalité.
L'anarchisme a été très souvent lié,
à peu près toujours dans un certain nombre de pays,
à ce que j'appellerai les sujets sociaux de la modernité.
Par exemple, au début de ce siècle, ce sont les ouvriers
et les ouvrières aux Etats-Unis présents dans les
formes les plus modernes de la production, dans les premières
grandes usines qui emploient des chaînes de montage, dans
les premières productions de grande série. L'anarchisme
en Allemagne, durant les premières années 20, est
lié aussi aux ouvriers des industries les plus modernes,
la chimie et l'électrochimie. L'anarchisme en Espagne domine
dans les grandes et modernes concentrations industrielles du pays.
Aujourd'hui lorsque nous refaisons, avec un peu de temps, l'histoire
cet anarchisme-là, nous nous apercevons, par exemple, que
la grande percée de la CNT espagnole dans le monde du bâtiment
dans les années 1930, est liée, non pas aux ouvriers
et aux artisans de la traditionnelle organisation du travail, qui
eux sont des sociaux-démocrates des étatiste mais
aux ouvriers qui arrivent dans les grandes compagnies de construction
modernes, aux ouvriers qui incarnent le moment le plus moderne du
capitalisme espagnol. Cela est important à dire : l'anarchisme
est dans la modernité sociale, en tout cas jusqu'aux années
1920. Il bon de le réaffirmer par rapport à ce que
le léninisme nous a obligé à avaler et à
justifier durant un grand nombre d'années.
Autour de nos échecs
A partir de là, on pourrait se demander comment, nous qui
avons à un moment donné incarné pour un temps
- à une échelle de masse, passez-moi le mot - l'espoir
d'un changement révolutionnaire et libérateur dans
les sociétés, qui avons fait un certain nombre de
tentatives révolutionnaires qui ont échoué
- il faut bien le dire, et, au mieux, nous pourrons nous en justifier
- comment pouvons-nous aujourd'hui nous refonder? C'est-à-dire
affronter des sociétés, des appareils de commandement,
des structures de pouvoir qui sont fondamentalement différentes
de celles dans lesquelles l'anarchisme était inscrit en tant
que mouvement social de rupture, en tant que mouvement de masse?
C'est pour nous en même temps une question et un défi.
Une question qu'il ne faut pas ignorer, d'autant plus que s'il y
a une réactualisation des thèmes, des pratiques, des
désirs et des référents de la pensée
libertaire depuis les années 60 jusqu'à nos jours,
nous nous rendons compte que - sauf quelques exceptions fort honorables
et je pense à nos camarades espagnols mais pas seulement
à eux - non seulement l'anarchisme organisé est composé
de groupements ou d'organisations petites, mais il est de surcroît
souvent stérile, sectaire, incapable de prendre en compte
la tâche de sa propre refondation.
A quoi servent les libertaires?
En général les libertaires non dogmatiques - il y
en a passablement mais ils/elles ne représentent pas la totalité
de la famille - ne sont pas des gens qui tentent de placer des cartes.
Ce sont plutôt des militantes et des militants qui tentent
de travailler avec d'autres gens, à partir d'un certain nombre
d'idées, en animant un certain nombre de pratiques, en donnant
vie à un certain nombre de valeurs. Et ceci recoupe avant
tout la capacité de diffuser des référents
et des pratiques qui se multiplient et irriguent le mouvement social.
J'insiste sur cette question également en disant qu'il y
a un rôle spécifique de l'organisation des libertaires,
qu'il y a une relative autonomie du politique face aux luttes, du
théorique et de l'intervention coordonnée de l'organisation
politique par rapport au mouvement social. Ceci ne signifie pas
que le mouvement social est subalterne par rapport à l'organisation
politique mais bien que nous avons deux dimensions constitutives
d'une même réalité.
Sources historiques de l'anarchisme social
Disons quelques mots des sources de ce que l'on peut appeler l'anarchisme
social moderne. Là aussi, dans la vieille dogmatique anarchiste,
il y a une espèce de tradition qui veut que l'on remonte
sans cesse plus loin dans l'histoire pour trouver des anarchistes.
On dira par exemple "LaoTseu était un philosophe anarchiste"
ou "les cyniques athéniens étaient des philosophes
anarchistes" ou encore "telle ou telle révolte.
par exemple les grandes révoltes serviles de la fin de la
République romaine, était porteuse de valeurs libertaires".
Je crois que le problème est complexe et qu'il faut se méfier
de la transhistoricité donnée à une idée
qui naît dans des conditions très précises.
Ce que l'on peut dire, pourtant, c'est qu'à mesure que la
société bourgeoise moderne se développe et
s'institue, depuis le Moyen-Age, nous voyons un certain nombre de
mouvements sociaux qui sont, dans certaines de leurs conceptions
et de leurs revendications, annonciateurs de l'anarchisme social
moderne. Au long des siècles s'affirment des mouvements révolutionnaires
qui en arrivent à refuser le pouvoir séparé,
à critiquer la société de hiérarchie
qu'ils subissent dans leur moment historique propre et qui entreprennent
de construire des sociétés autres. Ces mouvements
égalitaires, libertaires, opèrent souvent à
partir d'une lecture religieuse du monde; ils ont pourtant des valeurs
et même des éléments programmatiques qui nous
sont extrêmement proches. Mais il est clair que l'anarchisme
se configure comme mouvement politique dans une période historique
qui va de la Révolution française aux révolutions
démocratiques de 1848.
Anarchisme et démocratie
Grosso modo nous pouvons dire que l'anarchisme naît de la
démarche, de la dynamique et de l'imaginaire des révolutions
démocratiques qui s'affirment en Europe durant ces décennies
cruciales. Pourquoi insister sur cette question des révolutions
démocratiques et de leur rapport avec l'anarchisme? Là
aussi nous souffrons d'un défaut, mais qui cette fois nous
a été légué aussi par la vulgate marxiste.
On nous a dit et répété que la grande révolution,
la Révolution française, les révolutions de
1830 et les révolutions de 1848 étaient des révolutions
bourgeoises. Cette caractérisation est partielle et fausse.
Les révolutions de 1789 à 1848 sont des révolutions
démocratiques. Ce sont des révolutions où la
bourgeoisie affirme certaines choses et prend certes le pouvoir
politique et la direction de la société, mais ce sont
aussi des révolutions qui dépassent, et de très
loin, la bourgeoisie, sa logique historique, sa culture et ses référents.
Ce sont des révolutions dans lesquelles les sociétés
s'auto-instituent explicitement. Ce sont des moments où les
hommes disent "ce n'est plus Dieu, à travers le roi,
qui donne les lois, ce n'est plus un principe extérieur à
la société qui fonde la société, ce
sont les hommes euxmêmes qui se donnent leurs propres lois
et font de la société ce qu'elle est." Cette
irruption des masses, des gens, de la société dans
l'institution de la société elle-même, est quelque
chose d'essentiel. C'est par rapport à ça que nous
voyons le peuple, dans la grande. acception du terme la plus généreuse
-, devenir acteur social et acteur politique. Les gens commencent
à dire - ce qui est crucial -:"nous voulons que cette
société soit ce que nous avons décidé
qu'elle soit." C'est le moment où des révolutionnaires
demandent: "à quoi sert d'avoir fait disparaître
l'aristocratie des nobles si nous la remplaçons par l'aristocratie
des riches?". C'est le moment où l'on voit des valeurs,
cruciales à nos yeux, s'affirmer à l'horizon de la
société: les valeurs d'égalité, les
valeurs de liberté, les valeurs de fraternité, les
valeurs de démocratie radicale.
Il ne faut jamais oublier que le suffrage universel - que nous
anarchistes critiquons à juste titre parce qu'il est limité
par l'ordre de la délégation, configurant ainsi un
pouvoir que l'on donne à des gens et qui devient ensuite
incontrôlable est un progrès gigantesque de l'humanité
qui a été imposé par les piques des sections
parisiennes de sans-culottes à des députés
bourgeois qui n'en voulaient pas! La bourgeoisie n'a jamais été
une classe partisane de la démocratie. Celle-ci est le résultat
de l'intervention sur la scène politique et sociale des classes
populaires. La démocratie est d'abord et avant tout une pratique
sociale de la politique. En ce sens, je crois que lorsque nous parlons
d'autogestion de la société et d'autogestion des luttes,
d'une société où les hommes et les femmes soient
à mêmes de décider ce que la société
doit faire, comment elle doit le faire et vers quoi elle doit tendre,
nous sommes enfants de cette source-là.
Domination et démocratie
Il est évident que lorsque la démocratie s'institue
comme régime et comme valeur dans la culture politique de
nos sociétés, le fait qu'existent dans la société
une classe de femmes et d'hommes, les plus pauvres et démunis,
les plus niés et qui en même temps en font la richesse,
révèle une contradiction immédiate avec ce
que la démocratie prétend incarner. Et on peut en
dire autant de la domination et de l'inégalité, bien
plus anciennes encore, imposées aux femmes. N'oublions jamais
que, le premier mot d'ordre de celle et de ceux d'en bas, c'est
la démocratie sociale! C'est donc 'aussi la république
de l'égalité. Le premier grand homme de l'anarchisme
moderne, Proudhon, malgré ses conceptions très limitées
et même erronées sur bien des points et je ne parle
pas de la conception qu'il avait des femmes qui était ignoble
ou même de ses positions sur la grève ou par rapport
à l'organisation de sociétés de résistance
ouvrière destinées à animer des mouvements
de lutte - a dit des choses essentielles sur la nécessité
de contenir le développement de l'Etat comme pouvoir séparé
en lui opposant des contre-pouvoirs, et donc de rendre les hommes
maîtres de quelque chose, maîtres associés de
l'outil économique par exemple. Aujourd'hui, formellement,
même le plus crétin des managers reconnaît qu'il
n'est pas possible de faire travailler des gens qui sont totalement
extérieurs à ce qu'ils produisent, qui n'ont aucune
prise et aucun pouvoir sur ce qu'ils font. Cette percée proudhonienne,
en terme de conception de l'autogestion économique, de théorisation
de ce que le prolétariat de cette époque commençait
déjà à organiser, en terme de mutualité,
de solidarité et de libre association, est une chose essentielle.
L'apport bakouninien
Bien entendu, lorsque nous parlons de Proudhon, nous ne pouvons
pas ne pas parler de celui qui est la pièce maîtresse,
l'homme clé dans l'interprétation des mouvements sociaux
profonds de l'époque, Michel Bakounine. Avec lui l'anarchisme
a franchi une grande étape, celle du politique. Il ne suffit
pas de proposer ou de donner le but idéal de la société,
il ne suffit pas de vouloir d'une société sans dominés
et sans dominants, il faut encore énoncer le chemin par lequel
on y va, les forces sur lesquelles on s'appuie, les alliances que
l'on peut faire, les médiations et les étapes d'un
tel chemin. S'il y a un homme qui fonde à un moment donné,
de manière privilégiée, une politique de l'anarchisme,
cet homme-là est Michel Bakounine. Un des plus grand marxistes
allemand, Karl Korsch, disait que Bakounine était certainement,
du point de vue de la théorie communiste, aussi grand que
Marx, et même supérieur à lui car il avait été
le critique de la critique.
Le bakouninisme nous a apporté quatre choses principales:
1. C'est la rupture avec les traits jacobins, délégationistes,
substituistes et autoritaires qui sont présents dans le mouvement
socialiste, et bien sûr chez Marx lui-même, sans parler
de ses épigones.
2. II nous a apporté une critique aiguë et pertinente
de l'aliénation en général mais surtout de
l'aliénation politique. C'est-à-dire des limites que
la démocratie bourgeoise met dans la démocratie.
3. Il nous a également apporté, avec une extraordinaire
modernité, la conscience du problème de la division
qui traverse les sociétés modernes entre dirigeants
et exécutants.
4. Enfin, une quatrième chose: par rapport à une conception
marxienne extrêmement industrialo-centriste, marquée
par le déterminisme économique, il a apporté
l'ouverture au problème des luttes de libération nationale,
et également une très grande sensibilité à
l'importance de la paysannerie et notamment de la paysannerie pauvre
dans les mouvements révolutionnaires.
Bakounine a représenté et animé une des conceptions
révolutionnaires les plus avancées du XIXe siècle.
II y a le bakouninisme, mais il n'est pas une création ex
nihilo. Ce n'est pas un anarchisme de chaire; c'est un anarchisme
qui a saisi, systématisé et prolongé ce que
le mouvement social de son époque était à même
de mettre en avant. Cela aussi est important. Il n'y a pas de doctrine
ou de théorie révolutionnaire qui ne soit à
un moment donné la projection théorique d'un mouvement
social avec ses capacités et ses limites. Un des effets de
la théorie révolutionnaire est précisément
cette capacité de projeter ce dont le mouvement social est
porteur d'un point de vue général, au-delà
de ses limites propres à un moment historique donné.
La gouvernabilité et son double
Le socialisme étatiste et réformiste est porteur
d'une stratégie et d'un projet tendant à intégrer
dans la société une fraction des dominés, une
fraction du prolétariat. Il s'offre d'ailleurs à assurer
la gouvernabilité de cette inscription. L'anarchisme, au
contraire, jusqu'aux années 30, a représenté
historiquement, même dans ces pires moments, la recherche,
l'agrégation, l'organisation, la dynamisation de tout ce
qui ne pouvait pas être récupéré, institué,
intégré ou rendu compatible par les sociétés
de domination et d'exploitation, les sociétés de classes.
C'est très intéressant, car qui étudie l'histoire
de l'anarchisme voit ceci surgir comme une espèce de fil
rouge. J'insiste là-dessus: l'anarchisme dynamise, organise
et socialise ce qui n'est pas compatible avec les sociétés
d'exploitation et de domination. Muñoz dans la préface
aux Ecrits de Bakounine publiés chez Pauvert, dit à
peu près: "qui était avec Bakounine? Il y avait
les ouvriers du bâtiment, les gens qui à Genève
n'étaient pas dans l'aristocratie ouvrière de l'horlogerie,
les ouvriers agricoles du sud de l'Espagne et de l'Italie, les mineurs
belges, et tous ceux qui n'avaient pas le temps d'attendre."
Avec Marx, il y avait ces horlogers genevois, qui eux, pouvaient
attendre et donc passer des alliances électorales avec la
bourgeoisie radicale.
Mais, il y avait aussi les horlogers jurassiens, qui eux étaient
avec Bakounine. Ce petit exemple nous interroge. Car dans sa stratégie
de non-compatibilité, l'anarchisme ne regroupe pas seulement
des figures sociales, il socialise également des désirs,
des référents, des impératifs moraux, des conceptions
culturelles, des envies, des aspirations et de l'espoir présentes
dans beaucoup de positions qui peuvent sembler très intégrées
et contrôlées. Jamais, pas plus il y a cent ans qu'aujourd'hui,
le capitalisme n'est capable de proposer une stratégie d'intégration
qui fasse justice de l'ensemble des désirs de liberté
et d'émancipation des hommes et des femmes. Cela, aucun capitalisme
n'y arrivera jamais.
Apports de l'anarchisme
Donc, c'est ce mouvement de réveil, cette entrée
en antagonisme de ce qui est hors de l'institution, au nom de l'émancipation
et de la libellé, au nom de ce que nous pourrions appeler
une réalisation intégrale du principe démocratique,
c'est tout cela dont l'anarchisme a été porteur. On
peut le résumer en quelques points: - D'abord, l'anarchisme
est porteur d'un impératif éthique. C'est important
par rapport à des conceptions révolutionnaires qui
ont été très marquées, disons, par des
appréhensions matérialistes. - De plus, il s'inscrit
dans l'histoire, c'est toute la différence entre un Bakounine
et un individualiste radical comme Stirner. Ce dernier parle de
la libération radicale de l'individu mais il est incapable
d'en parler dans l'histoire. Bakounine parle de libération
intégrale de l'individu, mais il donne des sujets sociaux,
des protagonistes, des possibilités à cette revendication.
- L'anarchisme est une critique matérialiste de l'aliénation,
et notamment de l'aliénation du politique.
Pourquoi l'anarchisme a-t-il perdu?
Ceci dit, il importe quand même de se demander pourquoi l'anarchisme
est vaincu, et d'abord à l'intérieur même du
mouvement socialiste. Battu non par le marxisme - parce qu'il serait
injuste de donner l'étiquette de marxiste à ce qui
se développe avec les partis social-démocrates autour
des années 1860-1914 - mais par ce que nous pourrions appeler
un réformisme qui s'abrite derrière les ambiguïtés
de Marx. L'anarchisme se construit comme mouvement politique dans
une période où la révolution apparaît
proche, possible et désirable, c'est-à-dire environ
entre 1848 et la Commune de Paris de 1871. Sa perspective immédiate
est celle de la révolution. Il se révèle très
rapidement incapable de développer une politique des médiations,
une construction stratégique. Au moment où la Commune
de Paris est vaincue, que voyons-nous durant plus d'une génération?
L'anarchisme devient stérile, se dégrade, se replie
sur lui-même, perd de sa capacité à incider
sur le mouvement social et finalement devient, au sens fort du terme,
un idéalisme. L'anarchisme cesse d'être en tension
avec le mouvement social pour exiger de ce mouvement social qu'il
s'adapte à ses propres critères, à ses catégories,
à son désir. La meilleure preuve de cela nous l'avons
dans ce que l'on a appelé "la propagande par le fait".
Lorsqu'on parle d'anarchisme, on a toujours l'habitude de causer
des bombes posées ici ou là. On oublie bien sûr
qu'avant ces bombes, il y avait souvent des interventions de l'armée
ou de la gendarmerie qui n'hésitaient pas à fusiller
tout ce qu'ils pouvaient dans les manifestations populaires ou dans
les grèves. Interrogeons-nous donc au-delà de la contingence
historique sur ce que signifie la "propagande par le fait".
C'est l'espoir d'amener les opprimés à l'action violente
et à un changement révolutionnaire que nous pourrions
qualifier de catastrophiste, d'immédiatiste. Or au moment
où les dominés ne réagissent pas comme les
"révolutionnaires" l'attendent, c'est le désespoir
et la protestation face à ce qui est considéré
comme l'inaction ou la lâcheté des masses populaires.
II y a toute une dimension de type élitiste dans des fractions
ou des courants de l'anarchisme qui se poursuit paradoxalement aujourd'hui
dans l'action d'un certain nombre de camarades qui, trop impatients
pour faire le chemin de la construction du travail à la base
du mouvement de masse, préfèrent agir de manière
isolée, sectaire, mais selon eux exemplaire. Cette incapacité
de maîtriser la médiation politique est une chose qui
a coûté extrêmement cher à l'anarchisme.
Cette constatation nous renvoie à la difficulté de
l'anarchisme à s'insérer dans des périodes
de relative stabilité sociale. Cette chute de l'anarchisme
dans l'idéalisme, cette perte de capacité critique
et matérialiste, nous l'avons vue se reproduire très
largement et fondamentalement à toute une série de
moments de propre histoire. Sauf exceptions, nous pouvons dire que
cette incapacité à maîtriser la médiation
politique et à assumer le caractère minoritaire initial
de sa proposition .pour développer une politique à
vocation majoritaire, a dominé l'anarchisme entre 1945 et
1968. I1 faut être conscient de cela.
Pourquoi l'anarchisme a-t-il gagné?
Mais si cette critique peut être faite à l'anarchisme,
on ne peut par contre lui dénier deux choses. La première
est sa capacité à retrouver périodiquement
l'extraordinaire puissance de ses origines. Cela lui a permis d'impulser
une des synthèses les plus vigoureuses, les plus originales
et les plus riches du mouvement ouvrier international, le syndicalisme
révolutionnaire. L'anarchisme dans le mouvement ouvrier,
en liaison également avec des franges révolutionnaires
des partis socialistes, a réussi à impulser d'extraordinaires
luttes. Ce sont, par exemple, des militants anarchistes dans les
syndicats qui ont impulsé la première Union des Locataires
à Paris, avec les premières formes modernes de luttes
sur le logement au début du siècle. Il faut savoir
que c'est la CNT espagnole qui a impulsé quelque chose que
l'on retrouvera en Italie dans les années 70, c'est-à-dire
les grèves articulées entre l'usine et le territoire.
Par exemple, quand il y avait une grève, les camarades passaient
de la grève dans l'usine ou dans les entreprises à
la grève du logement et aux auto-réductions prolétariennes
dans les magasins. Nous avons parlé des syndicalistes révolutionnaires
américains, les Industrial Workers of the World (IWW) qui
volaient littéralement d'entreprises en entreprises afin
d'y faire rebondir les grèves au début du siècle,
ou des anarcho-syndicalistes allemands, mais on pourrait également
parler de la FORA argentine, et en général, de cette
capacité à inventer sans cesse des choses nouvelles
dans l'antagonisme contre le pouvoir. Tout cela nous le devons à
l'anarchisme des années 1890-1920, c'est-à-dire au
syndicalisme révolutionnaire.
Entre le bolchevisme et la révolution
Je ne pense pas que l'on peut aujourd'hui reproposer un syndicalisme
révolutionnaire tel qu'il a vécu à cette période.
Entre autres choses parce que l'anarchisme de cette époque
s'est épuisé et a perdu deux combats fondamentaux
et complémentaires: le premier combat contre le bolchevisme,
l'autre dans sa capacité à réaliser sa perspective
révolutionnaire. Ce qui a caractérisé l'anarchisme
depuis sa naissance, face à un mouvement ouvrier institutionnel
de type réformiste social-démocrate, c'est qu'il incarnait
d'une manière ou d'une autre, et même aux pires moments,
l'exigence révolutionnaire. Au moment ou le bolchevisme naît,
l'anarchisme perd à la fois sa capacité à incarner
l'exigence révolutionnaire et à porter le projet d'utopie.
Pourquoi? Et bien parce que l'URSS, et ensuite le bloc "socialiste",
représentaient désormais l'utopie concrète,
l'utopie immédiatement réalisée. Aujourd'hui
on peut se demander comment les gens ne voyaient pas que ce n'était
pas ça le communisme. Il y a comme ça quelques problèmes
dans l'histoire. Souvent les gens ne voient pas tout ce qu'ils devraient
voir.
L'anarchisme perd ses révolutions. L'anarchisme des années
1918 à 1936-37 si l'on prend l'Espagne, ou l'anarchisme italien
de la crise révolutionnaire de 1919 à la résistance
anti-fasciste dans les année 1944-45, sont incapables de
vaincre ou d'incarner au moins un contre-pouvoir puissant, efficace.
Pourquoi l'anarchisme perd-il ses révolutions ? Parce qu'il
y a des limites dans le mouvement social ? Parce qu'il y a encore
de l'aliénation dans le mouvement social ? Certainement.
Parce que les anarchistes sont incapables à un moment donné
de porter une capacité politique et une centralité
stratégique qui les fassent vaincre, comme en Espagne ou
en Russie? Certainement aussi. Également parce que le rapport
de force ne le permet pas, comme en Italie par exemple, où
l'anarchisme dans les années 1919-20-21 a eu la position
la plus offensive. N'oublions pas que dans ces années, les
hordes fascistes saccagent Bologne, capitale du socialisme italien,
durant trois jours, sans que le Parti socialiste soit capable de
riposter. Quand les fascistes attaquent Parme, qui est une citadelle
de l'anarcho-syndicalisme italien, ils sont obligés de s'enfuir
avec des morts et des blessés ! Mais cet héroïsme
ne suffit pas à entraîner la majorité, à
orienter le mouvement social. Le contexte dans lequel les révolutions
doivent se passer - c'est le cas de l'Espagne -, le rapport de force
entre ce qui est liberté chez les gens et ce qui est aliénation
- parce que l'aliénation existe bien, elle se déploie
à partir de dispositifs matériels - nous ont à
chaque fois mis en échec. Cela pose quelques questions sur
ce que peut et doit être la révolution.
Ce qui change
Première chose. Ce que nous avions pu voir encore à
la fin des années 1960, l'extraordinaire capacité
du léninisme à réinventer un modèle,
en s'appuyant y inclus sur des bribes de la tradition libertaire
voire tout le courant maoïste spontanéiste - tout cela
est fini. Deuxième chose. Malgré l'incapacité
d'une grande partie de d'anarchisme organisé, il y a, dans
les mouvements sociaux de rupture et dans les luttes, dans certains
courants politiques, un besoin et je dirais même une création
spontanée d'anarchisme. Périodiquement s'affirment
parmi les dominés des sociétés modernes des
mouvements d'émancipation, des besoins de révolution,
des besoins de liberté, d'autonomie et de démocratie.
En même temps, ce qui jusqu'ici confisquait le camp de la
révolution, c'est-à-dire le léninisme, est
mort, libérant des forces et des têtes. Il y a une
extraordinaire ouverture historique qui est en train de se produire.
Cette ouverture historique peut et doit permettre une synthèse
vigoureuse et nouvelle, plus vigoureuse et plus profonde que celle
à laquelle a donné lieu le syndicalisme révolutionnaire
à la fin du siècle passé. Plus complexe et
aussi peu respectueuse des dogmatismes. Les anarchistes ne peuvent
faire cela seuls et de surcroît ce que nous pourrions appeler
la gauche libertaire (en tant que construction complexa de positions,
de valeurs , de stratégies et de tactiques, de modes d'intervention
et de positions dans les luttes) excède fort largement l'aire
de l'anarchisme formellement organisé.
Déjà en Espagne dans les années 34-36, alors
que la CNT dominait le mouvement ouvrier et incarnait pratiquement
seule sa dimension révolutionnaire, Diego Abad de Santillan,
un des plus grand penseurs de l'anarcho-syndicalisme espagnol, parlait
de la nécessité d'exclure toute prétention
au monopole révolutionnaire. Il plaidait pour une voie révolutionnaire
pluraliste, ouverte au libre choix et à l'expérimentation,
en un mot démocratique. A cette époque, la gauche
était essentiellement différente de ce que nous connaissons
aujourd'hui. Les changements qui se sont produits sont plutôt
favorables à une redécouverte et à une actualisation
des positions de Santillan, non seulement dans nos relations avec
une partie significative des secteurs de la gauche militante et
anti-capitaliste mais également dans l'élaboration
d'un projet de changement social et d'une stratégie qui permette
de l'incarner dans l'histoire. Les libertaires "explicites"
peuvent contribuer à la construction d'une gauche libertaire
large, d'un mouvement politique de masse, pluraliste dans une large
partie de ses conceptions, de ses propositions politiques et de
ses supports organisationnels. Dans une tâche de cette envergure,
notre contribution sera essentielle pour mettre sans cesse en avant
la question du lien entre les moyens et les fins. Nous devrons susciter
la confrontation et le dialogue dans la gauche anti-capitaliste.
Nous aurons à porter dans les mouvements l'exigence de l'autonomie
des luttes contre la politique institutionnelle et la gouvernabilité.
Il nous faudra concevoir et avancer une proposition politique à
ambition majoritaire qui parte des besoins des gens contre des auto-limitations
qu'impose sans cesse la politique institutionnelle et de la délégation.
Nous devrons porter toujours le souci d'arracher des contre-pouvoirs
à partir de da lutte pour une démocratie radicale
entendue comme pratique sociale de masse de la politique.
par Germinal
texte paru dans Confrontations, n°29, juin 1995, pp. 20-27
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