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Un imaginaire groupal entre idéal démocratique et esprit du capitalisme
Une tentative d’institution d’une analyse interne au sein d’un Système d’Echange Local
Quentin - Lapon Daniel

Origine : Echange mail

“ Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires,
celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel
que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs ”
Lissagaray P.O, 1896, “ Histoire de la commune de 1871 ”, Préface

La démocratie a cessé d’être un but pour devenir une évidence. Sa mise en oeuvre dans un « tissu associatif » considéré comme une illustration des vigueurs citoyennes et foyer de démocratisation mériterait d’être étudié de près. Nous relatons ici une expérience d’analyse interne collective débutée il y a plus d’un an, et toujours en cours, menée en tant qu’adhérents impliqués dans un Système d’Echange Local , le SEL (X). Nous partons de nos convictions pour interroger l’association dans son fonctionnement (Partie A) et tenter de poser à plat l’imaginaire groupal qui la structure (Partie B). Nos hypothèses décrivent un collectif où la résurgence des mécanismes du capitalisme bureaucratique se fonde sur une idéologie alliant systémique et New Age où l’échange interindividuel magnifié permet d’articuler une conception machinique de l’organisation (économie, management, technologie) avec une spiritualité désengagée et pacificatrice (Partie C). Le déploiement de ces significations imaginaires sociales à l’intérieur d’une composante importante du mouvement “ altermondialiste ” renvoie à l’état actuel des forces contestataires, sujettes à la récupération, à l’équivoque des questions “ écologiques ” et au déferlement technologique incontrôlé (Partie D). La profondeur et l’ampleur de ces évolutions les font grosses de nouvelles hétéronomies en face desquelles les constructions d’alternatives de terrain, aujourd’hui promues à juste titre, ne peuvent faire l’économie d’un travail permanent et lucide sur leur propre institution (Partie E). Dans cette perspective, ce travail se veut un appel à des analyses internes généralisées, dont les fondements théoriques et pratiques sont à élaborer, posant comme à sauver une posture anthropologique de critique collective sans complaisance.

Evidences démocratiques et clôture des collectifs

Il y a souvent, lorsqu’il est question de démocratie, un double sentiment d’évidence : évidence de sa supériorité intrinsèque, culturelle et historique, que vient prouver sa survie après le douloureux XXième siècle et sa propagation actuelle à l’ensemble de la planète, mais également évidence de ses insuffisances permanentes et des logomachies perpétuelles qui l’accompagnent, qui en font, au final, un rêve à la fois inaccessible et trivial. Bref, comme le disait W.Churchill, c’est “ le pire des régimes à l’exception de tous les autres ”. On peut - on doit - avec C.Castoriadis, y opposer d’autres évidences, moins répandues : que la civilisation occidentale ne semble avoir su qu’exporter l’accumulation sans fin des marchandises et la destruction systématique de tout ce qui l’entrave ; que la “ survie ” de nos sociétés est due, pour l’essentiel, à des traits échappant, encore, à l’emprise de cet imaginaire capitaliste, et qu’elle est, ostensiblement, chaque jour un peu plus précaire ; que la démocratie est avant tout le versant politique d’une brisure incessante de la clôture de la pensée, d’un projet d’émancipation historiquement et culturellement situé et, qu’en tant que tel, elle n’a rien d’inéluctable ni d’universel ; que les précieuses caractéristiques instituées qu’on lui croit propre (représentativité électorale, droits de l’Homme,..) sont des formes héritées et/ou défensives que rien ne vient plus irriguer ; et qu’enfin, tout laisse croire à la disparition, depuis une cinquantaine d’années, des forces qui portaient l’occident dès le XIIIième siècle dans son projet d’auto-institution explicite, d’interrogation critique permanente, de création de formes sociales permettant cette recherche d’autonomie individuelle et collective.

Ce retrait des populations dans l’apathie et le conformisme, que masquent les “ évidences démocratiques ”, à largement à voir avec le phénomène bureaucratique tel qu’il s’est généralisé durant le siècle dernier à toutes les sphères de la vie sociale, et particulièrement les organisations politiques. Le mécanisme d’auto-entretien est bien connu ; la confiscation du pouvoir par un appareil anonyme légitimé par le désengagement concomitant de la base, une hiérarchie pyramidale sclérosée au nom de l’organisation rationnelle, la disparition progressive, pour celle-ci, de toute finalité hors son maintien propre, la dépossession pour l’individu de ses actes, et sa prise en tenaille dans des contradictions insurmontables. Les nombreuses analyses dont il a fait l’objet, notamment à travers la paroxystique aventure russe, et qui ont dégagés l’alternative autogestionnaire, ont été recouvertes depuis par le vieux “ réalisme ” représentatif, le participationnisme et l’idéologie manageriale. Cette résignation rationalisée se traduit par une désertion durable et massive des lieux de paroles politiques, qui n’est que la face visible du piétinement dramatique que représente aujourd’hui l’organisation interne des collectifs.

Des appels et des travaux contemporains posent pertinemment la question d’une démocratie participative, ou associationniste (Hirst 1998 p.ex.). Saluant les réflexions et les pratiques qui s’y consacrent, nous pensons que la question est bien moins celle d’une juste formule organisationnelle à trouver que celle des possibilités, pour un groupe, de mener des analyses permanentes et collectives de sa propre institution ; Notre objectif est de créer un outil collectif permettant de construire un mouvement d’articulation permanent entre des moments d’analyses collectives capables de fournir à l’organisation des éléments de description sur ses processus d’auto-institution, et des moments de participation pleine aux différents moments de la vie de l’organisation. Nous nous inscrivons donc dans une démarche de recherche-action (Barbier, 1996), relevant plus précisément de l’analyse institutionnelle (Hess, Savoye 1993, pour une synthèse ). Ne répondant à aucune demande explicite de l’institution, étant l’un et l’autre impliqués a priori dans la structure étudiée, nous pourrions qualifier notre approche comme relevant de l’observation participante (ou de “ socianalyse participante ”) complète (Lapassade 1991), autre nom de l’analyse interne (Boumard 1989). L’enjeu de celle-ci est de travailler sur l’institution, ici entendue comme le soubassement imaginaire de tout collectif constitué (Giust-Desprairies 2003), mode sur lequel celui-ci opère le mouvement de sa propre clôture, fait être son ordre hétéronomique qui soustrait à l’espace public du débat les enjeux contradictoires qui le traversent.

Ces quelques lignes d’introduction présentent brièvement nos positions théoriques, dont la mobilisation à l’intérieur d’un dispositif doit révéler celles de l’association. En voulant mêler sociologie et politique, distance et implication, recherche savante et savoirs profanes, la démarche semble cumuler les difficultés et les risques. D’un bout à l’autre, ce texte porte la marque de nos tâtonnements hybrides, et nous espérons que le laborieux de la lecture ne découragera ni l’attention portée, ni le regard critique.

A. - Les cinq phases de l’institution de notre dispositif d’analyse interne

Membres de l’association SEL (X) depuis trois et deux an, l’un de nous étant membre du CA et trésorier en second mandat, nous créons le “ pôle SELanalyse ” en septembre 2003 dans le but d’“ étudier ce qui se passe dans un SEL : Objectifs, moyens, résultats, évolutions, dérives, esprit et pratiques, bilans, … ” . Le dispositif, modifiable, est constitué d’une réunion gérée par les participants (organisation, contenu de l’ordre du jour, reconduction, horaires, etc...), dont un volontaire peut rédiger un compte-rendu qui, avalisé par le groupe, est proposé à publication dans le bulletin interne de l’association. Ce sont ces traces écrites qui détermineront pour beaucoup les rapports entre le “ pôle ” et l’association. Leur évolution sur un peu plus d’un an (d’octobre 2003 à février 2005), que nous découpons, pour fixer les idées, en cinq phases, dessine en creux le dérangement provoqué, dont nous analyserons plus loin les modalités.

1. La phase état de grâce, ne dura que le temps de la première réunion, où six membres impliqués - élus ou ex-élus du CA - furent présents, venus autant pour sonder que pour encourager une “ nouvelle initiative ”, qui semble répondre à un besoin explicite et récurent de débat . Se posa “ la question de l’huissier ” qui divisait l’association : peu après sa création, en 1996, le SEL (X) vécu une “ personnalisation ” forte du pouvoir autour de deux leaders, membres fondateurs, qui confisquèrent les décisions, verrouillèrent l’information, anesthésièrent les lieux de délibération tout en dynamisant l’association autour de projets aussi ambitieux que peu discutés. Cet “ Ancien Régime ”, comme il est aujourd’hui appelé, pris fin, comme de juste, par une “ révolution ” en assemblée générale en décembre 2001, menée par une liste “ d’opposants ” , et où une douzaine d’adhérents avaient convoqué un huissier de justice afin de garantir le respect des statuts. Depuis, les “ requérants ” exigent de régler les frais de cette intervention avec les fonds de l’association, tandis que les autres renvoient les intéressés à leur propre initiative : au-delà du simple aspect financier, la discussion souleva la confiance que chacun a ou n’a pas quant à la capacité de l’association de s’auto-gouverner, et, au-delà, la “ question (...) de savoir comment quelques personnes ont pu, en toute impunité, prendre durablement le contrôle du SEL (X), qui compte plusieurs centaines d’adhérents adultes ” , comme nous l’écrivons dans le compte-rendu de la réunion. Ce dernier ne fut pas commenté par les participants, mais tronqué de la moitié à la demande du responsable du “ comité collégial de rédaction ” du bulletin interne, qui souhaitait une version plus “ soft ” concernant cette “ question brûlante ”.
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3. Cet événement inaugura la phase agonistique, caractérisée par une participation moindre aux réunions (deux personnes en moyenne, soit une dizaine de personnes sur huit mois, dont une seule revient épisodiquement) et des censures partielles, successives et inexpliquées des comptes-rendus. Ceux-ci évoquent la liberté d’expression, la difficulté de constituer un collectif, les accrochages dus à la surimplication et au “ surtravail ”, l’ “ (In)utilité, (in)efficacité et (im)pertinence de la monnaie dans les SELs en général et dans le nôtre en particulier ”, les “ processus de bureaucratisation par l'installation de permanents "salariés" ”, la “ nécessaire implication de tous et la culpabilisation des nouveaux par les anciens ”, la confusion entre “ débats de fonds [et] règlements de compte personnels ”, le passage de “ l’exclusion d'un appareil technobureaucratique à l'auto exclusion de membres fortement impliqués ”, “ une stratégie consumériste défendable : rester à distance pour éviter tout enlisement dans de stériles conflits idéologico-personnels ” , l’impossibilité de planifier la convivialité, etc... Nous retrouvant seuls, au bout de quelques mois, nous diagnostiquons : “ Il semblerait que notre pôle répète les phénomènes classiques, dont le SEL lui-même est victime : comme souvent, une initiative saluée et accompagnée dans ses débuts se voit “ désertée ” par la suite. (...) Comme de juste, l’état de grâce de notre pôle débutant semble avoir pris fin (à lier avec les malentendus par mails interposés, la place décroissante donnée aux CR dans le bulletin interne…), dans un contexte de bureaucratisation de l’association (...) Semble alors s’ouvrir une période mature de travail (...). ” . Nous rédigeons en juin 2004 un texte proposant l’hypothèse d’une résurgence des mécanismes du capitalisme bureaucratique au sein de l’association (création d’un impôt, existence d’un salariat en unité locale, fétichisation de celle-ci...) : “ Il apparaît que [l’] association soit en voie de reproduire les mécanismes contre lesquels elle est censée lutter ”. En février 1999, le CA décide d’octroyer aux nouveaux adhérents un “ cadeau de bienvenue ” d’un montant de 500 unités locales, tandis que parallèlement, pour mettre fin au bénévolat (trop “ judéo-chrétien ”), la décision est prise de rémunérer, toujours en unités locales, les trop rares volontaires qui oeuvrent pour l’association (photocopies, travail informatique, saisie des bons d’échanges de comptabilité, permanences, ect..). Cette monnaie étant créée ex nihilo, le solde global des comptes des adhérents n’est plus nul, comme l’exige le fonctionnement normal d’un SEL, mais excédentaire de 600.000 unités locales . Afin de pallier cette “ menace inflationniste ”, se met en place un prélèvement trimestriel sur tous les comptes. Nous analysons “ [L’unité locale] n’est plus un simple moyen ‘affectivement neutre’ de se rencontrer et d’échanger nos richesses, il devient peu à peu chargé d’un imaginaire ‘positif’, symbolisant la richesse elle-même (...) Pour pallier le manque d’investissement des adhérents dans l’organisation, on recrée une forme de salariat à l’heure, qui risque, au mieux, de renforcer le sentiment d’extériorité face aux décisions et aux tâches, au pire de concentrer plus encore la monnaie entre les mains de quelques-uns. Son financement par un impôt contribue à légitimer les soldes positifs en les rapprochant de la moyenne des comptes, et à discréditer les soldes négatifs en les marginalisant [ : chaque adhérent étant tenu de se maintenir dans une fourchette, d’ailleurs laxiste pour les comptes positifs]. (...) Chacun veut s’insurger contre l’hégémonie économique, mais le SEL reprend à son compte les réflexes dominants : répondre aux problèmes politiques par des mesures monétaires, donc recréer un homo oeconomicus motivé par le calcul rationnel de ses intérêts financiers. ” .
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5. La censure totale de ce texte, ouvrant la phase crisique, donna lieu à de vifs échanges en CA, accompagna la décision d’organiser un “ grand débat ” à la rentrée, provoqua la suspension momentanée du bulletin interne par la démission du responsable, et suscita quelques textes de réponses.
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7. Cet interlude très bref ne dura que le temps d’un été, pour laisser place à une phase de blocage, où les réunions du pôle n’aboutirent à rien, les débats prévus au sein de l’association furent mort-nés, et les tensions se multiplièrent dans l’association et au CA.
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9. Il semble se dessiner depuis quelques mois une phase de normalisation, avec la formation d’un noyau dur au sein des réunions “ SELanalyse ” (tout en produisant moins de comptes-rendus - régulièrement censurés -) qui s’est donné quelques projet pour l’année : élaborer une bibliographie sur “ l’économie solidaire ” pour introduire les discussions, rédiger un article commun sur les problèmes rencontrés dans l’association pour une revue de quartier et mener des entretiens enregistrés auprès des adhérents.
10.

B. - Un dérangement qui révèle trois conflits de significations
C.

Hormis cette dernière phase sur laquelle nous reviendrons, cette évolution entre l’association et les membres successifs du “ pôle ” semble dessiner une ligne de partage entre deux imaginaires, qu’on peut matérialiser à travers trois “ points de contacts ”.

1. - Simple transparence ou réalités à élaborer ? Malgré l’adoption d’un style télégraphique et humoristique pour contourner la “ censure ”, les problèmes de publication des comptes-rendus des réunions du pôle s’installèrent, sans avertissements ni justifications, excepté l’invocation a posteriori de problèmes techniques. Les explications vinrent peu à peu, de la part de certains membres du CA, qu’un mail résume bien : revendiquant sa très forte implication dans l’association, l’un d’eux reconnaît que ce “ pôle partait d’un bon sentiment ”, mais qu’il délivre “ des bribes (…) incompréhensibles ” qui accusent le “ manque d'intelligence ” du lecteur et laissent planer un doute sur “ l'intérêt réel ” de “ ce type d'information ” . Mais dès le rétablissement d’un style plus “ littéraire ”, l’anathème “ d’incompréhension ” demeura, se suffisant à lui-même. Les quelques textes qui répondirent aux comptes-rendus évoquant la résurgence de mécanismes pervers dans l’association le firent sur le mode de la dénégation de bon sens, ou plus élaborée : pour réfuter nos hypothèses, V. propose “ aux voltigeurs du concept ” de se “ lancer dans les néologismes pour décrire nos mécanismes ; (...) de nouvelles expressions décrivant au plus juste ces nouvelles réalités ” . C’est le plus un anti-intellectualisme très démagogique qui refuse, au mieux, le terme de capitalisme, au pire “ les concepts et les livres [qui] ne servent à rien sinon il suffirait de lire la Bible pour être dieu et de lire Marx pour réussir une révolution ! ” .

Censure, absence d’explication, dénégation, refus du débat, semblent être en contradiction totale d’avec la valeur hautement revendiquée de “ transparence ”, présente dans la charte de l’association, et d’autant plus impérieuse semble-t-il depuis que l’obscurantisme pratiqué par “ l’ancien régime ” ait été l’objet d’éclaircissements . La plupart des SELs de France s’en revendiquent, qui publient les comptes de tous les adhérents et l’associent au fonctionnement démocratique. Cette contradiction est éludée par « l’accusation d’incompréhension » qui dérogerait à la règle de transparence, et celle d’intellectualisme qui dessine un clivage identitaire. L’un comme l’autre renvoient moins aux textes eux-mêmes qu’aux aspects négatifs - mais tus - du collectif : une complexité grandissante de son fonctionnement qui échappe progressivement à ses membres et l’impossibilité de poser sérieusement les problèmes autrement qu’en terme interpersonnels. En affirmant que le fonctionnement de l’association peut être objet d’attention, qu’il est à découvrir constamment loin des litanies consensuelles, le dispositif analytique renvoie à l’incompréhension d’une réalité opaque et équivoque, ainsi qu’à l’impossibilité tautologique de pouvoir tenir ensemble a priori la représentation d’un collectif transparent à lui-même.

2.- Neutralité relationnelle ou confrontations de subjectivités ? Les comptes-rendus de la réunion de “ SELanalyse ” inquiétèrent également à propos de leur caractère “ orienté ”, qui rendait incertaine “ l'interprétation qu'en font les personnes, lecteurs et lectrices, récents adhérents ou nouvellement arrivés au SEL ” . D’autres textes jugent notre initiative “ malvenue pour la simple raison qu’elle a (...) pour effet final de discréditer et connoter péjorativement ce qui fait la valeur des SELs ” . Ces arguments s’appuient sur les phénomènes, courants, que connaît l’association : turn-over très fort (1800 adhérents depuis sa création, pour une moyenne de 250 adhérents réguliers, soit une moyenne de 150 adhésions/départs par an) et désertion récurrente des instances de pouvoir (quorum rarement atteint, donc CA élu en AG extraordinaire sans minimum requis, démissions et absentéisme en CA). Il s’agit alors de “ recruter ”,de “ fidéliser ” et de faire participer en présentant une association conviviale, consensuelle et dynamique. Le souci de neutralité est tel que l’impôt est appelé “ mutualisation ” (ou encore “ cotisation ”, “ participation en unité locale ”, et même “ don obligatoire ”), et le salariat, “ bénévolat rémunéré ”. Mais cette neutralité est aussi justifiée théoriquement : le propre des SELs est la création d’une monnaie, qui “ permet de faire des échanges en situation affective la plus proche de la neutralité, (...) de neutraliser le pathos en créant une distance affective ”, et “ dépassionner les investissements humains ” . On nous proposera même de monétariser les réunions du “ pôle SELanalyse ” ou, plus simplement, de les présenter de manière plus consensuelle, plus emballée, embellie, plus marketing... De même, l’introduction parallèle d’un nouveau système de comptabilité décentralisée (Cf. plus bas) se fait afin de contenter “ ceux que le centralisme dérange ”, sans bilan, débat, projet autre que celui d’accompagner puis d’avaliser la direction prise sans concertation par la majorité silencieuse : "Le but de la vie est de chercher à harmoniser tout ce qui peut l'être", "tout simplement sans philosopher ni politiser" ...

Neutralité des propos, des termes, de la monnaie, des échanges... voire des actes : la censure n’est que “ problème technique ”. L’association réaffirme le refus d’être autre chose qu’un lieu de rencontre et d’échanges conviviaux, et conjure ainsi les conflits (fréquents et souvent violent, même physiquement) que le pôle contiendrait comme une boîte de Pandore. En renvoyant chacun à sa subjectivité propre, en poussant chacun à prendre en public les positions qu’il tient en privé, en soulevant collectivement des objets d’études apparaissant comme “ destructeurs ”, le “ pôle SELanalyse ” grippe la fluidité relationnelle que l’association semble vouloir garantir par la circulation monétaire .

3.- Collection d’individus ou collectivité intégrée ? Une critique du dispositif fait masse: celle qui lui reproche le peu de participation de la part des adhérents. Surprenant, ce critère est celui que s’impose le SEL (X), qui prend comme exemple d’autres associations “ à succès ” quand il ne s’agit pas d’entreprises. Le problème majeur qu’elle se pose obstinément est celui de ses effectifs, sa peur princeps celle de sa disparition faute d’adhérents. La collectivité n’est vue que comme une collection d’individus, comme le montre bien les réponses au texte “ le SEL est-il soluble dans le capitalisme ”, qui imputent les “ dysfonctionnements ” imputés aux « comportements déviants ”, aux “ gens qui sont interdits à la banque de France puis qui sont interdits dans le sel parce qu'ils ne savent pas gérer leur budget, leur vie, leur temps...” , à la rareté des personnes suffisamment “ apaisées affectivement pour se sentir bien nourries par la grande respiration réciprocitaire de la ronde des rapports humains ” . L’initiative des “ cadeaux de bienvenue ” était d’ailleurs également prise afin “ de rompre avec les habitudes de consommation liées à l'utilisation traditionnelle de l'argent (thésaurisation, prix de l'argent, crainte du "découvert", notion de faillite…) ” , c’est-à-dire de corriger les mauvaises habitudes individuelles. Elles seraient à l’origine de l’apparition de “ pauvres ” (comptes débiteurs) et de “ riches ” (comptes créditeurs), chacun ayant sa pathologie particulière, héritée du monde extérieur, que l’échange heureux viendra contrebalancer. Les conflits qui surviennent ne sont perçus que comme une série d’affrontements d’individus ; la “ question de l’huissier ” a fait l’objet d’une médiation à huis clos -en vain-, sans fournir l’occasion de débats publics contradictoires ; et la diversité des adhérents et de leurs motifs de participation à l’association est une source de fierté qui impose une tolérance sans confrontation. Le “ pôle SELanalyse ” n’est d’ailleurs qu’une initiative individuelle sans autre signification qui puisse interroger l’association, sinon qu’il bégaye une vieille lubie : “ les nouveaux s'en foutent et les anciens [en] ont déjà discuté pleins de fois (…) soit entre eux, soit avec des sociologues soit aux journées d'été soit dans des CA. ” . Ce syndrome “ fin de l’histoire ” s’articule sur une collectivité finie (“ aucun système n’est parfait ”) constituée de particules s’agrégeant horizontalement sur le modèle des “ solitudes interactives ” contemporaines, sans pouvoir constituer de collectifs durables de travail ; toutes les activités ne reposent que sur une seule personne. Le “ pôle SELanalyse ” en tant que collectif qui persévère malgré ses aléas est à l’image de l’association. Mais en refusant de se juger à l’aune de la quantité d’adhérent qu’il charrie, il rompt avec la logique atomisante de séduction du plus grand nombre, et en affirmant que son existence, surtout quand elle est déniée, est un fait collectif, il renvoie chacun au conformisme banal que constitue toute proclamation précipitée d’individualisme.

C. - “ l’Esprit du SEL ” : esprit du capitalisme et spiritualité
D.

Transparence, neutralité et collection sont fortement interdépendantes, et leur recoupement forme deux registres de significations apparemment contradictoires :

La Machine. La place majeure accordée à la rationalité technique, qu’il s’agisse des technologies de communication ou de la vulgate économiste, ainsi que déni de la collectivité au profit d’un souci quasi-entrepreneurial du nombre (d’adhérents, de participants, d’échanges, ...) misant sur l’image que l’association présente et se présente, dessinent une conception machinique du collectif. Vu comme un marché économique, l’association est un simple réseau d’échanges. Ces derniers sont considérés comme “ le cœur du SEL ”, et c’est leur volume qui traduit la vigueur de l’association : la monnaie locale à cessée depuis longtemps de remplir sa fonction de “ reconnaissance de dette ” pour devenir un levier de changement pour une politique gestionnaire mécaniste. On retrouve ici une pensée macro-économique fortement libérale, sinon économiciste, qui passe d’une orientation "keynésienne" (cf. cadeaux de bienvenue pour soutenir la consommation) à des mesures plus monétaristes par peur de l’inflation (impôt, salariat, appel à l’épargne). On retrouve ici évidemment tout l’imaginaire capitaliste, qu’il s’agisse de la lecture des problèmes qui se posent comme des solutions proposées : l’individu est conçu comme un homo oeconomicus maximisant spontanément son intérêt “ financier ”. Les relations humaines sont pensées dans un cadre managerial : aux multiples désertions, on oppose des stratégies visant à rendre attractif aussi bien l’association (bulletin interne “ positif ”, recherche de dynamisme sur le modèle d’associations concurrentes, visibilité par des prestations extérieures, etc...), que les travaux d’organisation : En décembre 2003 s’est crée un éphémère “ pôle coordination des énergies ” destiné à recruter des volontaires et à distribuer les tâches, en s’inspirant directement de conseils en relations humaines, prônant une inepte “ méthode du consensus ” (sans débat, par une “ reformulation des problèmes ” ). D’autres font l’éloge d’une “ horizontalité ”, de “ relations en réseau ” , voire de la “ systémique ” (Cf. plus bas), qui paraissent évacuer d’emblée toute notion de direction collective concertée. Cela amène naturellement à une véritable administration des choses, sensible aussi bien dans l’établissement conventionnel des ordres du jour que dans la surenchère technologique : utilisation systématique - et chaotique - des listes internet, du courrier électronique, du site de l’association, de la numérisation des archives, des logiciels de publications en lignes des comptes et annonces de chacun, ainsi que de l’élaboration interactive du bulletin interne. Sous “ l’Ancien Régime ” a été menée une expérience de “ vote électronique ” que, semble-t-il, seul le souvenir du contexte malsain dans lequel il s’inscrivait interdit aujourd’hui de reproduire. Le SEL (X) parachève ainsi sa machinisation non métaphorique, où chaque événement, comme un rouage, prend place dans un vaste agencement ordonné, planifié, articulé, qu’il suffit d’accompagner, de nourrir, de lubrifier pour que tout, paroles, actes et comportements forment un tout fonctionnant suivant la logique même des choses.

Le Cocon. La réduction de tous les phénomènes aux comportements individuels irrationnels car viciés par le “ monde extérieur ”, leur renvoi systématique à des pathologies personnelles, l’imposition d’un devoir pacificateur de neutralité bienveillante et le postulat d’une transparence de tout et de tous décrivent une collection d’individus isolés, soucieux de leur émancipation personnelle, vivant au gré des rencontres ponctuelles, conviviales et festives. Vu comme une communauté conviviale, le SEL (X) est un “ espace d’entraide, de solidarité, d’humanisme et de convivialité ” où tout un chacun vient “ chercher ce qu’il veut ”, mais avant tout pour “ se tenir chaud ”. L’association est, “ dans une société dont la barbarie économique, sociale et environnementale ne cesse d’augmenter chaque jour (...), un petit îlot ” dans lequel chacun peut « échanger pour changer » , à la fois le monde, mais surtout soi-même puisque la spiritualité occupe une place prépondérante dans l’association : astrologie, massages en tout genre, relaxations, développement personnel, stages de créativité, etc... sont les activités les plus visibles, au point qu’une association très dynamique, aujourd’hui adhérente du SEL (X), en est née . Autant que celles concernant la vulgate bouddhiste, les références à la convivialité sont omniprésentes, et aucune rencontre n’est concevable sans victuailles, censées permettre des échanges “ authentiques ” et évacuer toute conflictualité, fréquemment dramatisée et systématiquement « psychologisée ». Témoin de cette volonté d’asepsie relationnelle, la question récurrente d’une “ assurance pour les échanges ” permettant d’indemniser les contractant lors d’échanges inéquitables. Une valeur centrale, et largement fantasmée, est celle de la fête : moment paroxystique de la jouissance collective qui extrait l’individu de “ l’opacité de la solitude ” pour lui faire partager cette “ auto-affirmation de la transparence des consciences ” (Starobinski 1957). Lieu de transformation, le SEL (X) est un cocon qui se veut protégé du monde extérieur, “ sans agressivité ” , où “ nous venons chercher (..) moins de l'entraide qu'un milieu protégé où les relations humaines ne soient plus altérées." . Centres de toutes les transformations, les individus qui le composent n’en sont pas moins des chrysalides, dont les interactions ne sont qu’un accompagnement sans douleur, échange de monologues sans accrocs, maïeutique sans dialectique, ou plutôt conciliation a priori des contraires.

Un noyau imaginaire cohérent : l’échange émancipé / émancipateur

Evidemment, ces deux représentations, aussi antinomiques peuvent-elle paraître, sont ici nécessairement complémentaires et ne peuvent que former un système de significations imaginaires suffisamment cohérent pour éluder, au moins partiellement, les contradictions manifestes de l’association : les liens véritables ne se tissent qu’à travers dons, trocs, vente en euros, donc en enfreignant les impératifs de comptabilité systématique, ou autour des lieux de délibération réguliers (CA) pourtant décriés ; la majeure partie du travail, littéralement inestimable, n’est nullement rémunérée ; le salariat, et les suspicions qui accompagnent tout transfert de monnaie à huis clos, ne font que renforcer le désengagement des adhérents ; la “ neutralité ” vis-à-vis de la monnaie ne s’acquière qu’en négligeant les appels constants à la fétichisation ; l’omniprésence d’une ostentatoire bienveillance ne fait que rendre explosif, et motif à désengagement, toute anicroche, ect... pour ne parler que des plus triviales. Toutes sont une illustration de la contradiction fondamentale du capitalisme bureaucratique .

Il semblerait que se soit fait un deuil du politique, et la comparaison des contenus des bulletins internes de “ l’ancien régime ” et de ceux de la période actuelle “ post-révolutionnaire ” invite à penser que l’épisode traumatique du recours à l’huissier en a achevé le processus par le départ du noyau “ politique ” ou “ intellectuel ” (on y compta un sociologue et un “ idéologue ”, et pas des moindres) qui s’accommodait de l’autocratie et une résignation générale à la bureaucratie actuelle plus impersonnelle. Il en ressort un imaginaire groupal où la charge organisationnelle est confiée aux machines, qu’elles soient technologiques, économiques ou comportementales (management), dont l’autorégulation technique doit permettre aux individus de se consacrer exclusivement au tissage domestique d’un cocon protecteur porteur de toutes les promesses de transformation personnelle. L’intermédiaire magnifié, l’échange, est alors cet entre-deux nourrissant les équilibres des mécanismes autonomes et fournissant à chacun les contacts humains indispensables aux révolutions intimes. Il permettrait alors des rencontres pacifiées, dénuées de toute altérité et de toute contrainte durable grâce au comptage monétaire qui le symbolise. La monnaie locale s’en trouve d’autant plus fétichisée qu’on veut la distinguer nettement de l’argent, et devient l’incarnation identitaire d’un lien social dénoué, contrôlable et libéré, rapprochant un à un les individus en voie d’apaisement dans une trame relationnelle transparente. Les seules interrogations formulables dans ce cadre accréditent et légitiment l’état actuel autour de la difficulté pour chacun de quitter ses habitudes “ extérieures ” et de s’impliquer dans les activités de l’association. Les questions soulevées par le “ pôle SELanalyse ” n’y occupent aucune place légitime : non monétarisées, polémiques, analytiques, elles semblent incarner le “ contre échange ”, l’endettement insaisissable, le spectre du déchirement, l’ouverture sur l’abîme.

D. - Un analyseur des idéologies contemporaines
E.

Cet imaginaire, qui tient à la fois du mythe libéral de la main invisible, de la prophétie religieuse ou paléo-communiste (« l’administration des choses ») et d’un schéma familial particulièrement infantilisant, est propre dans ses singularités à l’association en question, mais difficile de ne pas en trouver trace ailleurs, et d’abord dans les autres SELs : bien qu’il soit impossible d’étendre, sans arbitraire - et désespoir - notre constat au niveau national, deux points méritent que la question se pose. D’abord les statistiques : Les SELs sont 82% à limiter les comptes au débit contre 57% au crédit , sans savoir si les deux limites sont symétriques, comme l’impose la règle de ne favoriser ni le positif ni le négatif, structurellement interdépendants. Ils sont 20% à créer de la monnaie ex nihilo, 44% à opérer des “ prélèvements ” sur les comptes (impôts), et 79% à pratiquer la rémunération interne (salariat) : ces mesures mécanistes sont les trois piliers de l’imaginaire du SEL (X). Enfin, si le caractère urbain de ce dernier peut être un facteur décisif quant à son évolution, il semble être un fait massif et croissant parmi les systèmes d’échanges locaux français.

Des fondements idéologiques : de la systémique au New Age

Selidaires, l’association de coordination nationale des SELs, soutient un « atelier systémique » , qui constitue de fait LA réponse nationale aux problèmes d’organisation . Celui-ci propose “ la fin de tout conflit interne ” en présentant les “ Les dix commandements de l’approche systémique ”, inspirés du “ Macroscope ” de Joël De Rosnay, précisés par “ 4 points : être dans le plaisir, être dans le désir, ne plus vivre dans la peur, vivre dans une confiance partagée ”... Il se déroule tous les ans aux rencontres européennes d’été : “ en vue d’une organisation sans hiérarchie, sans méthode et dans le chaos (…) mélange de psychologie rationnelle américaine, d’orientalisme, d’anarchisme et de l’étude de tous les systèmes en général afin de s’en inspirer au sein de l’organisation humaine ” …

Bien que passé de mode, la systémique semble servir ici d’interface entre la machine et le cocon décrit plus haut. Le dernier livre, aussi confus que cauchemardesque, du prophète symbiotique (De Rosnay 1995) entre en résonance troublante avec l’imaginaire de l’association : les préoccupations écologiques se sont dégagées de leur anti-modernité première pour embrasser sans retenue toutes les technologies, annonçant “ la symbiose de Gaïa et du cybionte ”, superorganisme planétaire et numérique. La démocratie, ou plutôt “ rétroaction sociétale ” (p.232), “ juste milieu entre l’anarchie et le totalitarisme (...) depuis l’origine des civilisation ” (p.222), est totalement confondue avec l’auto-organisation des hyménoptères pollinisateurs (p.61)... Dans cette optique où la délibération collective est organiquement confondue avec une bio-eco-nano-cyber-technologie, et impose de mystérieux “ managers de la complexité (...) nouvelle génération de dirigeants capables d‘apporter des solutions neuves pour surmonter la crise actuelle du leadership politique (...) ” (p.239), on voit mal de quoi les populations pourraient réellement décider, sinon d’aspects subalternes concernant des points de détails de leur vie quotidienne (comme ils sont d’ailleurs proposés aujourd’hui dans les “ conseils de quartiers ” qui fleurissent dans les municipalités). La vie spirituelle y est généreusement laissée à discrétion, mais on trouvera une surprenante et facile complémentarité dans le corpus propre au développement personnel inscrit depuis la fin des années 70 dans un paradigme cybernétique et cognitiviste, qui “ rend inutile toute mise en cause de la structure sociale de sorte que la contestation du système a cessé d’être le passage obligé vers la réalisation de soi ” (Lacroix, 2000, p.75). La très congruente idéologie du New Age déploie un “ ciseau idéologique ” visant à développer un “ Moi fort ” à travers le “ combat économique ”, tout en affirmant une “ négation du Moi ”, nourri par “ le lâcher-prise (..), le retrait, le désengagement, le repli dans l’intériorité ” (p.32), alliant une technophilie holiste et un parti pris anti-intellectualiste au nom d’une “ conscience globale ”. Evidemment, la disparition de tout “ corps intermédiaire entre le territoire du moi et la fusion planétaire ” amène à refuser toute influence de la réalité sociale et condamne d’avance toute tentative de critique ou de libre-examen (Lacroix 1996 pp.94-128). “ En fait je dirais que le monde n'est rien d'autre qu'un générateur d'événements aléatoires à basses fréquences créé pour expérimenter des réalités primaires ou subliminales. S'énerver et s'agiter suite aux chaos du monde relève donc de l'infantilisme. ” : Impossible de ne pas voir dans le SEL (X), où de tels propos restent sans réponses, le déploiement latent mais largement sensible de telles doctrines, qui tiennent ensemble des caractéristiques hétéroclites mais qui semblent former in fine un paradigme global. Celui-ci prend évidemment racine dans le délabrement que vivent nos sociétés, mais s’étaye particulièrement sur la “ crise écologique ” comprise comme un retrait de la nature “ en nous, entre nous et autour de nous ” (Bourg 1995), une dysharmonie métaphysique à la fois intérieure et civilisationnelle lourde de menace.

De la contestation au projet d’autonomie

Ces caractéristiques ne sont en rien exceptionnelles dans la société d’aujourd’hui, mais leur établissement dans une dynamique collective qui revendique son appartenance au mouvement politique contestataire contemporain, qui la reconnaît en retour, interroge fortement.

Les SELs sont apparus aux lendemains de crises économiques et d’offensives antisociales, dans le monde anglo-saxon (1983 à Vancouver, 1984 en Grande-Bretagne) comme en France (1994 en Ariège). Réaction à la paupérisation des classes moyennes, ils se proposent avant tout comme un “ moyen complémentaire au monde marchand ” pour satisfaire “ des besoins pratiques ”. Leurs versions françaises, plus politiques, insistent également sur la “ création de liens sociaux ” dans la perspective très “ écolo ” d’un développement de politiques alternatives et d’un changement des mentalités (Henry & al.1999). En s’inscrivant dans l’héritage des utopies socialistes du XIXième siècle visant un renversement des rapports entre le politique et l’économique, tout en s’inspirant des expériences locales de coopération précédente (ouvrière ou proudhonienne, mais particulièrement les créations de monnaies franches des années 30 en Autriche et en France), ces systèmes d’échanges présents sur tous les continents et regroupant près de 30.000 personnes en France appartiennent en plein au “ mouvement altermondialiste ” actuel ("Think global act local").

Ce dernier est la continuité d’un mouvement qui s’est enclenché en France au début des années 90 (Aguiton, Bensaïd 1997), autour d’une critique sociale dénonçant les inégalités (au nom de l’égalité, de la transparence) et contre l’atomisation sociale (au nom de la communauté et de la solidarité) (Boltanski & Chiapello 1999). Les SELs participent visiblement à ce renouveau, qui affichent autant l’exigence de convivialité communautaire que la mise en pratique d’une “ économie solidaire ”.

Cette critique anticapitaliste succède, sans s’y articuler véritablement, à celle qui s’est développée durant les “ Trente Glorieuses ”, la critique artiste, ou plutôt culturelle, axée sur la dénonciation de l’oppression (au nom de l’autonomie) et du désenchantement (au nom de l’authenticité), massivement étayée autour de la critique anti-bureaucratique. Elle paraît aujourd’hui être le corpus dans lequel le néo-management trouve son nouveau souffle depuis vingt ans (id.), en cherchant à établir des organisations réticulaires où la “ manipulation séductrice et perverse ”, à travers les relations interpersonnelles “ horizontales ” et une confusion des rôles, acculent à l’intériorisation des contraintes, le “ savoir-être ”, par l’autodiscipline et la surimplication : “ ici, entre l’autorité et la démocratie, la disproportion des forces a si démesurément grandi que leur opposition n’apparaît plus à la conscience ” (Mendel 2001 pp.218-231). Actuellement, l’abandon quasi total de la critique culturelle laisse en friche la construction de collectifs autonomes par les mouvements contestataires, politiques, pédagogiques ou universitaires, et amène ces derniers à être particulièrement perméable à la vigueur de ce “ gauchisme entrepreneurial ” (Le Goff 1999, Quentin, Nafissa 2005) qui se réclame autant de l’approche “ systémique ” que des doctrines relatives au “ développement personnel ”.

Les ultimes évolutions du SEL (X) semblent un révélateur particulièrement pertinent des transformations sociales en cours : installation progressive d’un “ carnet de JEU ” (Jardin d’Echange Universel) individuel en parallèle de la comptabilité centralisée ; révision prévue des statuts afin de supprimer toute règle de quorum en assemblées générales et de baser les candidatures sur la spontanéité individuelle in situ ; suppression probable du bulletin interne, au moins en tant que tribune d’opinion . Il serait d’ailleurs pertinent de se demander dans quelle mesure l’impact du “ pôle SELanalyse ” a concouru à cette évolution , comme les mouvements anti-bureaucratiques des années 60 ont accompagné les transformations contemporaines... On assiste aujourd’hui à l’émergence d’un mode d’organisation original, une réseaucratie, qui balaye les formes bureaucratiques obsolètes en s’appuyant sur trois phénomènes civilisationnels qui se recoupent largement : la récupération par le capitalisme des formes contestataires à visée émancipatrices qui sont aujourd’hui incapables de mettre en crise l’ensemble de l’institution de la société ; la pénétration fulgurante et discrète des problématiques “ environnementales ” depuis trente ans sur lesquelles se développe un discours équivoque, hygiéniste, catastrophiste et radical (Alphandéry & al. 1991) qui tend à intégrer l’ordre politique dans une “ Nature ” d’origine scientifique (Latour 1999) ; et, enfin, l’autonomisation et l’explosion spectaculaire de la techno-science jusque dans l’intimité (NTIC, bio/nano-technologie, ...) vues comme une compensation de “ l’impuissance des humains ” y compris dans le domaine politique (Vedel 2003).

Ce déferlement tout azimut des significations imaginaires sociales de la Mégamachine (Latouche 1995), l’extension illimitée de la pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle, à toutes les composantes de la vie humaine comprend évidemment la dimension pratique de l’exercice de la critique - les collectifs contestataires- et l’élément spirituel lui-même. Le mode délirant sur lequel la technologie triomphante s’assimile progressivement à l’ordre “ naturel ” menacé, par un transfert du fantasme de toute-puissance de ce dernier à la technosphère, dessine une forme d’hétéronomie largement archaïque (Mendel 2001). C’est le signe le plus inquiétant de la disparition pure et simple d’un élément central de la culture occidentale : le projet d’autonomie tel qu’il a été porté durant plus de quatre siècles, et, plus concrètement, du type d’individu qui le portait, capable d’interrogation critique autant que d’engagement lucide. Faire vivre, ou même ; ne pas faire mourir, ce qui reste de cet inestimable héritage est l’enjeu que doivent soulever les forces d’émancipation, le travail de tous ceux qui se préoccupent encore de l’évolution de nos sociétés.

E. - Projet des analyses internes
F.
Dans quelle mesure le travail ici relaté peut servir un tel projet ? La question appartient à qui voudra bien la saisir : nous proposons quelques éléments de réponse, qui sont autant d’appels à débats.

Le “ mouvement altermondialiste ” s’est construit, contrairement à la seconde partie du mouvement ouvrier qui s’est pensé à l’intérieur d’une philosophie politique généralisante, sur le souci de construire des contre-pouvoirs à partir des pratiques concrètes, des initiatives de terrain, des “ alternatives locales ” (Landrieu, Lena 2002). Se pose immédiatement la question, fût-ce dans le cadre d’une apologie des “ multitudes ”, de l’organisation des collectifs, dans une perspective d’une “ société des petits groupes ”. Cette question impose la nécessité de changer concrètement les rapports entretenus avec l’institution, qui semblent aujourd’hui dominés par la fatalité bureaucratique, qui affirme un lien évident, nécessaire, organique, entre l’organisation collective et sa sclérose sous la domination d’un appareil traversé de luttes fratricides et insipides. Deux attitudes opposées émergent de cette conception : l’apathie politique, pour la quasi-totalité de la population, et une forme de spontanéisme lors des mobilisations militantes qui se déroulent encore : qu’il s’agisse des coordinations (Denis, 1996), ou des groupes de soutien aux “ sans ”, leur caractère éphémère apparaît comme un gage contre la bureaucratisation et/ou la récupération. L’un comme l’autre, jusque dans leur confusion, semblent un impensé de la critique sociale actuelle : la résurgence de l’oppression à l’intérieur des collectifs paraît un point aveugle des mouvements contestataires contemporains, tout autant d’ailleurs que la problématique de la “ récupération ”, qui impose la question de ce qui était récupérable dans le projet contestataire initial . L’une comme l’autre élude la question de savoir dans quelles mesures son noyau imaginaire était congruent au fantasme d’extension illimité de la maîtrise rationnelle, et dans quelles mesures sa mise en pratique n’a pas trait aujourd’hui avec les ravages du néo-managment d’inspiration gauchiste.

On peine, par exemple, à trouver à propos des SELs autre chose que de la “ défense militante ” (Bayon 1999), décrivant “ une utopie anticapitaliste en pratique ” (Laacher 2004) modulant leurs échecs ou leurs insuffisances face à des ambitions démesurées en regard de leur intégration douteuse dans une macro-économie de marché (Bowring 2000). L’enthousiasme quasi général avec lequel ont été accueillies les créations de SELs en France, la “ gauche ” y voyant “ la construction démocratique de l’économie ”, la “ droite ” des entrepreneurs “ plus libéraux que les libéraux ” montre toute l’ambiguïté politique qu’ils renferment, laissée en l’état par des arguments économiques, mais qui semble la philosophie propre de l’“ économie solidaire ” (Caillé 2003) : quel est l’individu ici promu, quels automatismes organisationnels s’établissent, quelle conception du collectif s’institue par ce biais ? Lassé d’arguties, on se convainc de l’inattaquable beauté du lien social créé (Gilet 2004). Mais quel lien ? Peut-on réinventer une socialité basée sur une “ fragile fiction communautaire ” qui se condamne ipso facto en se construisant au détriment de l’expression des opinions (Hamidi, Mayer 2003) ? Et pour quoi faire ? Pour parler concrètement : sommes-nous si sûrs de ne pas planifier une administration intime qui monétariserait les relations, accompagnant progressivement un “ capitalisme cognitif ” (Corsani & al. 2001) dans l’extension du délire comptable au temps (Plassard 2004) et aux relations (Wervicq 2003) affirmant que “ ce qui ne coûte rien ne vaut rien ” , et si oui, souhaite-t-on le rétablissement du don généralisé, et quels modes de traitement des litiges pourraient le distinguer des tendances actuelles au primitivisme ?

Explicitée ou non, ces questions sont là. La désertion généralisée, ou précarité voulue, observable au SEL (X) comme partout, en est une réponse muette, éclatée mais massive et prégnante. La tentative d’instituer des dispositifs qui les portent, quels qu’ils soient, n’est que la formalisation de ce que chacun opère quotidiennement, et ces bilans intimes que chacun tient à chaque expérience collective sont le symptôme d’une privatisation de la parole collective. La mise en place d’un dispositif qui y soit consacré n’est pas la ghettoïser, c’est distiller dans un collectif l’insuffisance permanente des institutions qui le structure.

Nous voulons l’analyse interne comme une rupture d’avec le fantasme autogestionnaire, immédiatement présent dès qu’il est question de modes d’organisation alternatifs : celui d’un fonctionnement à la fois inaccessible, parfait et totalement trivial, qui promet de donner ce qui est en fait à découvrir continuellement, à l’instar de “ l’évidence démocratique ” que nous évoquions en introduction. Pas plus que les élections régulières, la panoplie libertaroïde (rotation des tâches, mandats révocables, décisions en pleinière, etc..) n’est en rien la garantie d’une organisation démocratique. Elle peut permettre, et plus que tout autre dispositif politique connu, le questionnement collectif explicite et pratique, à condition qu’elle en soit issue. En tant que Graal politique, elle ne peut, elle ne fait, que l’anesthésier. En tant que confusion avec l’auto-organisation “ naturelle ” du marché, comme c’est largement le cas aujourd’hui ( Quentin Nafissa 2005), elle ne peut autre chose qu’en faire une curiosité historique.

Autant que l’autogestion, les analyses internes ne peuvent échapper à l’examen. Le dispositif “ SELanalyse ” mériterait de fortes critiques, et celles ébauchées par les adhérents du SEL (X) révèlent nos implications, demandes, besoins, ambitions et égarements. Ils sont autant de matériel à l’analyse d’un collectif qui les révèle autant qu’il les suscite : anti-intellectualisme et intellectualisme se répondent cycliquement et révèlent autant les ambitions des auteurs que les positions de l’association. Mais on peut dresser de vagues hypothèses sur le devenir malheureux de n’importe quelle analyse interne instituée ; ce ne sera jamais que la forme que prennent aujourd’hui les forces qui réduisent les analyses internes à la clandestinité : relais intellectuel du discours orthodoxe, organe monopolistique d’inquisition, véhicule d’un délire de transparence ou d’une volonté de maîtrise d’un collectif sur lui-même, occasion publicitaire pour une introspection de complaisance, monopole de l’autorisation à l’analyse, repli sur soi d’une communauté fantasmatiquement autarcique, ou, et surtout, mise à distance pour elle-même, recul nihiliste qui suspend toute l’aventure humaine en refusant de l’arrimer à une fin qui ne soit transcendante... Il faudra se résoudre un jour, et dans un même mouvement, à voir comme pleinement absurde et la volonté de garantir l’aspiration à l’autonomie par une forme institutionnelle quelconque, et le refus de construire des institutions capables de l’incarner, fût-ce partiellement et imparfaitement.

Que les espoirs soient aujourd’hui ténus de voir nos sociétés quitter le chemin de la barbarie ne peut être une raison invoquée pour faire l’économie d’une évaluation collective et rigoureuse des tentatives de constructions alternatives. Au contraire, leur caractère opportun “ d’expérimentations locales ” impose doublement un travail d’analyse impliquée et critique, qui ne doit être ni caution intellectuelle ni complaisance propagandiste et encore moins condamnation démobilisatrice, mais mise en œuvre de l’essence même de ce qui doit être sauvé.


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