Origine : http://www.cafepedagogique.net/disci/article/53.php
Politique la résistance des enseignants ? Oui et non. Gilles
Monceau (Paris 8) y voit une réaction à la professionnalisation
du métier d'enseignant ce qui ramène aux choix politiques.
Evolutions institutionnelles et professionnelles
Il sera question ici des rapports que les enseignants entretiennent
avec l’institution scolaire. Le terme « institution
» est aujourd’hui de nouveau beaucoup utilisé
par les chercheurs en sciences de l’éducation et en
sociologie de l’éducation. Ce n’est pas l’effet
le moins étonnant de la rhétorique de la fin des institutions
(dont on nous annonçait la mise à mort par le libéralisme
triomphant !), que d’avoir remis au travail la problématique
institutionnelle (2).
Le cadre de mes recherches est celui de l’Analyse institutionnelle,
théorisée en 1969 par René Lourau (Lamihi et
Monceau, 2002). L’institution y est posée comme une
dynamique dans laquelle les individus sont impliqués qu’ils
le veuillent ou non.
Le principal concept mobilisé ici sera celui de résistance
dialectisé (Monceau, 1997) comme combinant un moment défensif,
un moment offensif et un moment intégratif. L’enseignant
qui résiste à une évolution se protège
(moment défensif) tout en opposant un autre possible (moment
offensif) et en cherchant à demeurer dans l’institution
(moment intégratif). A condition de ne jamais réduire
les résistances des enseignants à l’un de ces
moments, celles-ci deviennent des analyseurs des transformations
en cours. Elles ne sont pas pour le chercheur un « problème
à résoudre » mais des opportunités d’analyse
de ce qui se joue dans la complexité de l’institution
scolaire.
Un pouvoir moins visible, moins lisible
Parmi les évolutions institutionnelles globales, j’observe
un processus d’effacement (de masquage) des rapports de pouvoir.
Les rapports hiérarchiques sont de moins en moins visibles
et finalement moins lisibles. Dans différentes situations
socio-cliniques, des liens sont explicitement établis par
les enseignants entre une perception de moins en moins nette, depuis
une vingtaine d’années, du pouvoir de leur chef d’établissement
et leur propre difficulté à exercer.
Complémentairement, les équipes de direction d’établissements
secondaires expriment le fait que leur propre hiérarchie
manque d’une certaine clarté dans les commandes passées
alors qu’elle est de plus en plus pointilleuse quant aux résultats.
L’adoption d’un modèle de l’autonomie (des
personnels, des établissements) dans la gestion de l’Education
nationale conduit à laisser aux acteurs le soin de mettre
en œuvre, en les adaptant aux singularités locales dont
ils sont réputés être les meilleurs connaisseurs,
les grandes orientations définies par le ministère.
Il est assez évident que les établissements ne sont
plus gérés aujourd’hui comme ils l’étaient
il y a un peu plus de vingt ans : l’animation, l’incitation,
la coordination, l’accompagnement sont des fonctions qui sont
venues complexifier les tâches d’administration. Le
fait que les rapports de pouvoir apparaissent moins nettement ne
signifie bien sûr absolument pas qu’ils disparaissent.
Les résistances des enseignants analysent l’élargissement
de leur champ d’intervention professionnelle : analyse résistancielle
Par « analyse résistancielle », j’entends
une analyse non pas des résistances mais par les résistances.
Plutôt que de suivre la logique institutionnelle, qui conduit
à considérer les actes des résistants comme
des actes « insensés » (tout comme l’était
pour F. Taylor la flânerie des ouvriers de l’industrie),
il s’agit d’un renversement de perspective qui amène
à considérer les résistances enseignantes comme
des opportunités d’analyse de l’évolution
institutionnelle.
Les enseignants sont impliqués dans des politiques d’établissement
qui doivent intégrer l’« éducation à
la citoyenneté », « à la santé
», « à l’orientation ». Ils doivent
aussi participer plus fortement à la « vie scolaire
» de l’établissement et reçoivent des
injonctions croissantes à innover, à travailler en
équipe. Une nouvelle division du travail éducatif
émerge. Elle subvertit la rationalisation bureaucratique
ancienne qui séparait « la classe » et «
le hors classe ».
Les résistances enseignantes apparaissent alors comme les
analyseurs d’une évolution qui s’actualise pour
eux par :
- une correspondance de plus en plus incertaine entre la certification
académique et les pratiques professionnelles,
- une confrontation croissante avec d’autres logiques professionnelles
voire institutionnelles,
- un sentiment d’être placé sous la surveillance
de tous,
- un affaiblissement de la séparation entre le domaine privé
et le domaine public,
- un rapport inversement proportionnel entre l’augmentation
de la responsabilité individuelle et la diminution de l’assistance
apportée à l’enseignant.
La correspondance devient incertaine entre certification
académique et pratiques professionnelles.
Dans mon travail socio-clinique, j’observe la manière
dont des enseignants, tirant leur légitimité d’une
validation académique portant essentiellement sur leur maîtrise
de contenus disciplinaires, se trouvent en grand désarroi
quand les évolutions institutionnelles s’actualisent
dans leur établissement. Le chef d’établissement,
qui cherche à mettre en œuvre ces évolutions,
est amené à valoriser ceux des enseignants qui, n’étant
pas nécessairement ni les plus gradés ni les plus
expérimentés, investissent des activités mettant
en jeu plusieurs disciplines (IDD, TPE) et/ou des actions éducatives
portant sur l’ensemble de l’établissement (clubs,
ateliers scientifiques ou artistiques, commission vie scolaire,
journal d’établissement…). Se produit alors une
dissonance forte entre ce qui constitue toujours l’institué
de la hiérarchie enseignante (se traduisant dans les grilles
indiciaires de rémunération) et la mise en oeuvre
d’un management participatif de projet.
Les résistances opposées par des enseignants à
ce qu’ils vivent comme une remise en cause de l’exigence
académique interrogent le sens d’une évolution
dans laquelle ils voient un renoncement de l’institution scolaire.
Le haut niveau de qualification des salariés de l’Education
nationale ne les protège pas d’une difficulté
à faire face aux évolutions des demandes de l’employeur.
Comme le remarquent aussi d’autres chercheurs, le congé
maladie tend à devenir une modalité de gestion de
ces difficultés.
Ces résistances ne sont pas seulement défensives,
elles sont aussi offensives car porteuses d’une autre définition
des missions de l’institution.
La confrontation entre des logiques professionnelles voire
institutionnelles différentes
Cette confrontation est induite par l’augmentation des opportunités
(des contraintes ?) de travailler avec des professionnels appartenant
à d’autres corps mais aussi à d’autres
institutions. Cette dimension de la pratique enseignante s’est
imposée assez rapidement après 1981 par l’incitation
à travailler sur projet et en équipe, particulièrement
dans les Zones d’éducation prioritaire.
Différents analyseurs de ces interférences professionnelles
et institutionnelles mettent en évidence la pénétration
dans l’institution scolaire d’idéologies et de
pratiques qui ne sont pas d’emblée compatibles avec
elle. Cela peut aussi se traduire plus radicalement par l’idée
que l’Ecole est désormais envahie par des logiques
qui nuisent à sa propre cohésion.
Le sentiment d’être de plus en plus sous la surveillance
de tous (élèves et parents compris)
Ce ressenti individuel apparaît quand s’estompe la
manifestation d’une solidarité « automatique
», corporatiste, qui pouvait se résumer dans la formule
: « chacun maître dans sa classe et tous solidaires
de chacun ». Ces résistances enseignantes attirent
l’attention sur le fait que l’élargissement de
leur champ d’intervention professionnelle s’accompagne
d’un rétrécissement de leur espace d’invulnérabilité.
De plus en plus sollicités hors de la classe, les enseignants
sont, dans le même temps, de moins en moins « souverains
» dans leurs pratiques. L’idée que l’indépendance
de l’enseignant garantit son autonomie intellectuelle et donc
la qualité de son enseignement perd sans doute au profit
de l’idée que la qualité d’un enseignant
se mesure à l’importance de son investissement visible
(observable par tous) dans l’établissement.
La remise en cause de la séparation entre le domaine
professionnel et le domaine privé
Cette autre perturbation accompagne également cet élargissement
dont les limites ne peuvent être posées. L’invitation
à participer à des réunions augmente avec le
travail en équipe et en partenariat. Les enseignants ont
un horaire de travail qui prête constamment à discussion.
En effet, en dehors du temps d’enseignement en présence
des élèves et d’autres activités pour
lesquelles ils bénéficient d’une rémunération,
leur temps de travail est difficile à comptabiliser. La préparation
des cours et la correction des travaux d’élèves
sont généralement réalisées au domicile
personnel.
Je me souviens précisément d’enseignants très
émus par les propos de leurs collègues qui interrogeaient
leur manque d’investissement personnel. Cette émotion
semblait exprimer à la fois leur désarroi devant ces
attaques et la réalité de leur engagement affectif.
Dans les classes relais avec lesquelles nous travaillons, il n’est
pas rare de rencontrer de jeunes enseignants qui souhaitent y intervenir
pour se « mettre à l’épreuve »,
pour « se lancer un défi ». L’écart
entre ces formulations et ce qui se disait dans les années
1980 dans des équipes pédagogiques innovantes est
sensible. Il était alors plutôt question de changer
l’Ecole voire la société (Cros, 1997).
Les résistances enseignantes à cet effacement de
la séparation entre les domaines professionnel et personnel
se verbalisent souvent comme opposées à un envahissement
de l’enseignement par les affects et la prise en compte exagérée
des singularités individuelles. La conséquence en
serait un traitement moins égalitaire des élèves
et une moindre exigence intellectuelle.
Une plus grande responsabilité individuelle de l’enseignant
qui s’accompagne d’une diminution de l’assistance
dont il bénéficie
Il est, sur ce dernier point, très intéressant de
relever ce que disent d’autres professionnels (chefs d’établissements,
conseillers principaux d’éducation, surveillants, documentalistes
ou agents de service) de leurs relations avec les enseignants. Que
ce soit dans des séances socianalytiques en présence
de différents personnels ou bien dans des séances
d’analyse institutionnelle des pratiques menées avec
des catégories homogènes, le tableau est cohérent.
La plainte des enseignants concernant le manque de soutien dont
ils bénéficient coïncide avec ce que disent leurs
différents partenaires. Les conseillers principaux d’éducation
(CPE) refusent désormais souvent d’accueillir sans
discussion en salle de permanence des élèves renvoyés
de cours par les enseignants et demandent aux enseignants de justifier
de l’exclusion de chaque élève. Ceci a généralement
un effet rapide sur le nombre d’exclusions de cours et permet
aux surveillants une meilleure gestion des salles de permanence.
Les résistances des enseignants mettent ici en évidence
la perte progressive de centralité de l’acte d’enseignement
et ce faisant de l’enseignant lui-même dans l’établissement.
L’établissement est de moins en moins au service de
l’enseignant (et de sa pratique) dont la place évolue
dans le sens d’une plus grande interactivité avec les
autres corps professionnels. Plus s’élargit le champ
d’intervention de l’enseignant, plus il est tenu personnellement
responsable de ses actes et plus sa position se banalise dans l’établissement.
Alors que faire ?
L’analyse fait donc apparaître des contradictions institutionnelles
qui mobilisent également des affrontements idéologiques.
Ces derniers sont trop souvent perçus par les acteurs et
peut-être par les chercheurs comme ne correspondant qu’à
une opposition entre conservatisme et progressisme, entre ceux qui
adhèrent et ceux qui refusent ou bien encore entre ceux qui
trouvent dans l’évolution actuelle une reconnaissance
de pratiques parfois anciennes et ceux qui y voient d’abord
une culpabilisation des récalcitrants.
Les résistances enseignantes apparaissent de manière
très individuelles et se déclinent souvent sur le
mode anti-institutionnel par la désertion (absentéisme),
la falsification (sur la justification du temps de travail) ou le
freinage (en particulier concernant les réformes nouvelles
et les projets). Ces résistances défensives (en réaction
à une menace perçue) ne sont guère originales
par rapport à ce qui se produit dans d’autres domaines
professionnels. La « pathologisation » abusive de ces
résistances, usant du vocabulaire de la médecine,
de la psychologie voire de la psychanalyse, en gomme les potentialités
critiques.
Le mode contre institutionnel classique du syndicalisme, dont la
solidarité corporatiste se manifeste de moins en moins mécaniquement,
a beaucoup perdu de son importance. Le sentiment de solitude gagne
du terrain.
L’image en négatif de l’institution scolaire,
que produit cette centration sur le négatif des résistances,
met l’accent sur une conjonction de résistances aux
processus de professionnalisation des métiers de l’enseignement,
d’autonomisation des établissements et de valorisation
du travail « éducatif » (vigilance quant aux
maltraitances familiales, éducation à la santé,
à la citoyenneté et maintenant à l’orientation).
Ces résistances ne sont pas homogènes, elles évoluent
en même temps que les processus auxquels elles s’opposent
et ne sont pas uniquement défensives mais également
intégratives (rester dans l’institution) et offensives
(la transformer) comme on l’observe dans différents
établissements où des équipes inventent des
formes complexes d’arrangement avec un devenir de l’institution
que pourtant elles contestent. Ces positionnements, ces stratégies
ne peuvent se construire que sur une analyse sans complaisance au
risque de désenchanter un peu plus le rapport à l’institution.
Le travail du chercheur n’est pas d’énoncer
les politiques à mettre en œuvre pour transformer «
magiquement » (sans rien interroger par ailleurs) les résistances
en adhésion. Il consiste par contre à alimenter l’analyse
des évolutions en cours en tentant d’échapper
au fatalisme autant qu’à l’angélisme.
Les affaires de l’Ecole sont pédagogiques donc politiques.
Gilles Monceau
Laboratoire des sciences de l’éducation
Université Paris 8
Références bibliographiques
Cros, F. (1997 ). « L’innovation en éducation
et en formation », Revue française de pédagogie,
n°118.
Guillier, D. (2003), « L’analyse institutionnelle des
pratiques », Travail social et analyse des pratiques professionnelles,
(Blanchard-Laville, C. et Fablet D., dir.), Paris, L’Harmattan.
Lamihi, A. et Monceau, G. (2002). Institution et implication. L’œuvre
de René Lourau, Paris : Syllepse.
Lourau, R. (1970), L’analyse institutionnelle, Paris : Minuit.
Lourau, R. (1997), La clé des champs. Une introduction à
l’analyse institutionnelle, Paris : Anthropos.
Marcel, J.-F (2004), Les pratiques enseignantes hors la classe,
Paris : L’Harmattan.
Monceau, G. (1997). « Le concept de résistance en
éducation », Pratiques de formation. Analyses, n°33.
Monceau, G. (2003), « L’institution scolaire : morte
ou vive ? » Les Cahiers de l’implication. Revue d’analyse
institutionnelle, Université Paris8, n°6.
Monceau, G. (2003), « Pratiques socianalytiques et socio-clinique
institutionnelle », L’Homme et la Société,
n°147-148.
Notes
1 Ce texte reprend en partie et prolonge ma contribution à
un ouvrage paru récemment : « Les résistances
des enseignants à l’élargissement de leur champ
d’intervention professionnelle » in (Marcel, 2004).
Le lecteur pourra donc se reporter à cette publication pour
les compléments théoriques et méthodologiques
ainsi que pour les observations empiriques et les compléments
bibliographiques
2 Notre équipe interrogeait dubitativement cette prophétie
dans Les Cahiers de l’implication. Revue d’analyse institutionnelle,
n°6 (Ecole : la fin de l’institution ? », Université
Paris 8, 2003.
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