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L’analyse institutionnelle (I) (II) (III)
Tendre vers l'autogestion ?
Francis Tilman

Origine : http://www.legrainasbl.org/article.php3?id_article=27


L’analyse institutionnelle (I). Fondements
Francis Tilman

Publié le : 24 octobre 2005 , Modifié le : 21 mars 2006 par : Francis Tilman

Dans ce premier article, quelques concepts de base fondant l’analyse institutionnelle sont proposés aux praticiens désireux de se servir de cette approche pour faire une analyse critique du pouvoir dans leur institution.

D’où vient l’analyse institutionnelle

Origine historique

Les années soixante sont marquées dans les pays occidentaux par une réflexion et une contestation des différents pouvoirs dans leurs formes diverses. Ces mises en cause prirent même une forme explosive lors des événement de mai 68, en France. C’est dans cette mouvance qu’apparaît dans certaines universités françaises, de manière un peu confidentielle, une nouvelle méthodologie pour analyser le pouvoir, non plus de manière générale et/ou structurelle, mais dans les formes subtiles qu’il peut prendre dans la vie quotidienne des établissements de santé, d’éducation, de l’Église, etc.

L’analyse se fait avec les praticiens, les personnes du terrain étant jugées les meilleurs connaisseurs de la réalité. Les intervenants construisent progressivement, au fil des séances d’analyse, les concepts qui permettent de théoriser leur méthodologie et publient systématiquement le résultat de leurs travaux. Cette littérature, datant de la fin des années ’60 et du début des années ’70, s’appuie sur le récit d’interventions et présente des concepts opérationnels dont l’usage est clairement perçu. Elle va connaître rapidement un grand succès. Pour la première fois, l’acteur social critique dispose d’un outil pour appréhender le pouvoir, dans son exercice ordinaire.

L’analyse institutionnelle se veut une approche sociologique, en continuité à la fois avec la psychologie sociale des groupes et avec une analyse macro-sociologique de la société. L’institution constitue précisément ce lieu qui organise la vie concrète des individus et où s’incarnent les contraintes de la société. L’analyse institutionnelle cherche également à réaliser une lecture sociologique de la société en s’appuyant sur des concepts issus de la psychanalyse.

Bien que née à une époque précise et dans des circonstances historiques caractérisées, l’analyse institutionnelle n’a rien perdu de sa pertinence. Et l’outil conceptuel qu’elle propose reste utile pour qui se veut lucide et critique au sein des organisations.

Qu’est-ce que l’analyse institutionnelle ?

L’analyse institutionnelle

L’analyse institutionnelle est une démarche d’analyse qui vise à mettre à jour les rapports de pouvoir réels qui se camouflent sous la fausse banalité de l’évidence.

Ainsi, par exemple, il va de soi que c’est le professeur qui a la responsabilité de la gestion du temps dans la classe, comme il est évident que ce rôle incombe à la direction pour l’ensemble de l’école. Est-ce vraiment le cas ? N’y a-t-il pas d’autres personnes ou d’autres acteurs sociaux qui déterminent l’emploi du temps réel ?

Ou encore, dans cette maison da la culture, pourquoi certaines salles ne sont réservées qu’à certaines personnes ou à certaines activités, à l’exclusion d’autres ?

Quelle forme de pouvoir effectif est exercé dans ce domaine et par qui ? Que se passerait-il si les élèves voulaient intervenir dans l’organisation de la gestion du temps de la classe ? Le pourraient-ils ? Que se passerait-il si les professeurs revendiquaient le droit de décider de la manière d’organiser le fonctionnement de l’école ? Certains ne le font-ils pas déjà ? A travers quels mécanismes ? Qui réagirait et comment si un nouvel animateur s’avisait d’utiliser autrement les locaux ?

C’est le rôle de l’analyse institutionnelle d’identifier le rapport de pouvoir implicite et sous-jacent à l’ordre des choses. C’est son rôle de mettre en évidence le "non-dit" des réalités se présentant comme allant de soi.

Dans la vie d’une organisation, l’analyse institutionnelle distingue trois moments, l’institué, l’instituant et enfin, l’institutionnalisation.

L’institué

L’institué, c’est le déjà là, c’est l’ordre en place. L’horaire, la loi, le règlement, les conventions sont des institués. L’institué a une portée générale qui concerne l’ensemble de l’organisation ou un sous-ensemble important.

L’instituant

L’instituant, c’est la négation, la remise en question de l’ordre des choses sous la poussée des particularités individuelles ou de certains acteurs sociaux au sein d’une organisation. C’est en quelque sorte la contestation, sous toutes ses formes.

L’institutionnalisation

L’institutionnalisation correspond à l’intégration, à la récupération, à la "normalisation" de l’instituant. La contestation devient la nouvelle norme. Les principes et les pratiques de l’opposition sont érigés en règle.

Appliquons ces trois concepts à quelques exemples. L’institué est la grille horaire de l’école ou de l’organisme de formation, le mode de planification habituel de la leçon faite par le professeur dans sa classe ou les démarches traditionnellement suivies par le formateur avec son groupe.

L’instituant est, par exemple, une autre manière, « sauvage », de vivre le temps scolaire : regroupement horaire, travail des enseignants en duo, "arrangement entre professeurs", absentéisme, etc. Le cas des stagiaires qui, au cours d’informatique, pratiquent, à leur initiative, une "enseignement mutuel", illustre également l’instituant.

L’institutionnalisation serait une nouvelle organisation officielle de la classe, recommandée par les conseillers pédagogiques, un nouveau mode de travail, comme par exemple, des cours en ateliers interdisciplinaires, des cours étendus sur plusieurs heures, la pratique d’un apprentissage à un rythme différencié pour chaque apprenant, la mise sur pied d’une assemblée quotidienne entre formateurs et stagiaires, prévus comme la nouvelle façon "normale" de faire. Dans ce cas, ce sont les autorités qui poussent à la modification des pratiques.

Autre exemple. Ce centre culturel programme habituellement un festival de cinéma, pendant les vacances de Pâques. C’est l’institué. Le groupe organisateur, sous l’impulsion de nouveaux venus qui trouvent cette formule trop conventionnelle, décide d’initiative d’organiser des projections en avant première pour les classes supérieures volontaires des écoles secondaires de la ville, suivies de débats et de la publication d’articles par les jeunes, dans un journal édité spécialement pour la circonstance. C’est l’instituant. Enfin, vient le moment où le conseil d’administration du centre culturel, après avoir dans un premier temps réprimandé les organisateurs qui, selon lui, passaient trop de temps et d’énergie à cette activité secondaire au détriment du festival lui-même, perçoit tout le parti qu’il peut tirer de l’initiative et impose à son équipe de mener, en plus du festival classique, une sensibilisation au cinéma contemporain pour les lycéens, inspirée de l’expérience antérieure et menée de manière officielle, en concertation avec l’ensemble des établissements scolaires qui le programmeront d’office à leur agenda. Le conseil d’administration présente sa démarche comme un modèle qu’il met en avant lors de rencontres entre responsables de centres culturels. C’est le moment de l’institutionnalisation.

Qu’est-ce qui peut pousser un individu ou un groupe d’individus à vouloir ou à pouvoir contester un ordre établi ? Plusieurs notions nous permettent d’éclairer cette question. Il s’agit de la transversalité, de l’imaginaire social, de l’aspiration et de l’attente.

La transversalité

La transversalité désigne le fait d’appartenir à d’autres groupes ou organisations que ceux dont on fait l’analyse. Le membre dispose ainsi d’autres références que celles en vigueur dans cette institution. Il en résulte un "conflit cognitif" ou culturel qui peut se traduire par une volonté d’y voir plus clair (comment fonctionne cette organisation, qui est apparemment si différente des autres auxquelles je participe ? qui y exerce le pouvoir réel et comment ?) et/ou par une volonté de modifier l’institué de cette organisation (je voudrais que cet établissement adopte un certain nombre de modes de fonctionnement que je vis ailleurs et que je trouve très bien).

L’imaginaire social

Chaque individu est porteur d’un imaginaire social. C’est aussi le cas de certains groupes d’individus partageant des caractéristiques communes. Le terme imaginaire social est utilisé pour évoquer les images qu’un individu, un groupe, une association etc. ont de l’idéal social qu’ils voudraient voir se réaliser. C’est le rêve de l’organisation sociale, de la société accomplie. Certains parlent même d’utopie créatrice, celle vers laquelle on tend, qui inspire l’action.

L’imaginaire inspire donc des demandes et des revendications. Il s’agit de discours explicites qui expriment clairement un souhait précis de changement. Il y a cependant un degré d’exigence différent entre ces deux attitudes. La revendication entend obtenir gain de cause et est prête à utiliser des moyens de pression pour cela. De son côté, la demande est plus respectueuse de l’ordre établi et compte sur la bonne volonté des autorités, qui sont plutôt perçues comme des alliés, pour voir la requête se réaliser.

Mais l’objet des transformations désirées n’est pas toujours explicite. L’analyse institutionnelle a forgé, pour appréhender ce désir, les concepts d’aspiration et d’attente.

L’aspiration

L’aspiration est une tension non consciente vers un état meilleur. Elle ne s’exprime donc pas de façon claire, surtout chez ceux qui sont peu familiarisés avec l’analyse et dont la maîtrise de la parole est faible. Les aspirations existent à travers leur traduction en actes, plus qu’elles ne sont formulées. De nombreux actes qualifiés de déviants peuvent être lus comme des « aspirations agies », comme la forme d’une impuissance à formuler positivement des attentes fortes.

L’attente

L’attente, quant à elle, est un espoir implicite, mal perçu, qui ne peut dire son nom. L’attente se situe au niveau latent, sans encore se traduire en acte.

Le moyen privilégié par l’analyse institutionnelle pour mettre à jour le pouvoir implicite est l’analyseur.

L’analyseur

Il s’agit d’un événement qui fait apparaître le non-dit de l’institution. Il oblige les forces et les intérêts en concurrence au sein d’une institution, et jusque-là occultées, à se révéler, à mettre bas les masques. C’est un incident qui fait scandale, qui oblige à ranger les discours de façade pour révéler les véritables intentions, les véritables points de vue sur la question, les véritables intérêts, les véritables alliances. Ainsi en est-il si un élève agresse un professeur (mise en évidence des différentes conceptions de l’autorité et de la discipline), ou si une somme d’argent a disparu de la caisse de l’association (émergence des méfiances enfouies, existant entre animateurs), ou si un parent crée un incident important en public (expression de la représentation du rôle et de la place des parents dans l’école). Ainsi en est-il encore si un groupe d’utilisateurs d’un centre culturel conteste radicalement le programme qui lui est proposé en début d’année et décide de le boycotter.

L’analyseur peut être "naturel" ou "construit". L’analyseur naturel est celui qui survient dans la vie d’une organisation sans qu’il ait été provoqué à des fins d’analyse. L’analyseur construit est celui qui est mis en place pour provoquer volontairement un incident dont la tension forcera chacun à abattre ses cartes. C’est le cas de l’enseignant qui refuserait de participer avec sa classe à une activité programmée par la direction, parce qu’il conteste l’utilité et le bien-fondé de cette activité, ou parce qu’il refuse le droit à la direction de se mêler de pédagogie. C’est le cas du formateur qui refuse de procéder à l’évaluation de ses stagiaires, pourtant imposée par le pouvoir subsidiant.

Quel type de stratégie un individu ou un groupe au sein d’une organisation peut-il utiliser ? L’analyse institutionnelle parle de modes d’action et en identifie trois types.

Le mode d’action institutionnel

Le mode d’action institutionnel est celui qui utilise les possibilités offertes par l’organisation. C’est celui qui s’exerce à travers les instances mises en place par les règles de l’organisation (même s’il s’appuie parfois sur les articles réglementaires généralement méconnus ou laissés dans l’ombre). C’est l’action légale qui se situe dans le cadre de l’institué. Citons, par exemple, l’action syndicale à travers le conseil d’entreprise, la discussion au sein d’un conseil d’école, une pétition. Les procédures judiciaires en général relèvent de ce mode d’action.

Le mode d’action anti-institutionnel

Le mode d’action anti-institutionnel caractérise les actions menées frontalement contre l’institution et ses lois de fonctionnement : ces dernières sont refusées. Citons, par exemple, les différentes formes de boycottage, le refus explicite d’appliquer certaines décisions, etc.

Le mode d’action contre-institutionnel

Le mode d’action contre-institutionnel qualifie les actions menées à côté de l’institué : ce sont les pratiques alternatives au sein même de l’organisation. Citons, par exemple, l’utilisation d’un système d’évaluation alternatif, différent de celui employé officiellement dans l’organisation ; un travail d’équipe, non prévu par la direction, en vue de mettre en place des activités communes à plusieurs formateurs autour d’un projet qui n’aurait pas véritablement l’assentiment direct de la direction, etc.
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L’analyse institutionnelle (II). Acteurs. Pouvoir. Lois
Francis Tilman

http://www.legrainasbl.org/article.php3?id_article=28

Le second article poursuit la présentation des concepts de base de l’analyse institutionnelle.

D’après l’analyse institutionnelle, quelle pourrait être la forme d’organisation que prend un "acteur social" menant une stratégie au sein d’un établissement ? L’analyse institutionnelle parle de groupe objet et de groupe sujet.

Le groupe objet

Le groupe objet est celui qui est défini formellement par l’institution. C’est un groupe qui ne dispose pas d’autonomie mais qui, au contraire, est déterminé par une caractéristique externe. Par exemple, le groupe des travailleurs sociaux d’une a.s.b.l. de service social, l’équipe d’entretien, le conseil de classe dans l’enseignement secondaire. Le groupe objet est relativement peu contestataire dans la mesure où il n’a pas conscience qu’il constitue un regroupement d’individus partageant un intérêt commun et ayant la possibilité d’influencer les décisions et surtout de transformer la manière habituelle de faire. Généralement le groupe objet s’identifie à l’institution et constitue un de ses rouages de fonctionnement. A l’opposé se trouve le groupe sujet.

Le groupe sujet

Un groupe sujet est un groupe capable d’une autonomie dans l’action, menée à partir de sa volonté propre (au moins partiellement). Par exemple, une équipe de professeur voulant introduire, de son initiative, des innovations dans l’école. Une équipe d’animateur d’un foyer culturel qui veut modifier le travail et les responsabilités du concierge.

Un tel groupe est conscient des contraintes externes qui pèsent sur lui, mais aussi du poids de l’institué, c’est-à-dire de l’intériorisation par chacun de ses membres, des règles de fonctionnement y compris des règles implicites (ce qu’on peut faire, ce que l’on ne peut pas faire ; ce qu’on a toujours fait, même si on ne sait plus pourquoi).

Cependant le groupe sujet choisit, en toute lucidité, de s’écarter du mode de fonctionnement habituel. Il veut des choses par lui-même. Il s’estime assez « grand » pour être son propre arbitre. En conséquence, il commence à exister en tant que groupe, indépendamment des règles extérieures qui le caractérisent, à avoir des objectifs qui lui sont particuliers, à organiser son travail et à définir sa stratégie à partir de considérations internes et propres à ses membres. Il tend vers l’autogestion.

Ainsi, par exemple, quelques formateurs ayant suivi une formation à l’extérieur, peuvent décider de se rassembler pour introduire des changements importants dans l’association ainsi que des pratiques pédagogiques nouvelles. Ils s’organisent comme groupe pour mettre au point le contenu et trouver la traduction dans les structures du nouveau type de travail pédagogique qu’ils entendent pratiquer. Il est clair, dans cette exemple, que ce groupe devient un interlocuteur incontournable de la direction, voire du conseil d’administration.

De même, des habitants d’un quartier, lassés de voir les autorités communales laisser un terrain vague à l’abandon, se rassemblent et, pendant les grandes vacances, l’occupent, l’équipent par leurs propres moyens et y organisent des activités sportives pour leurs enfants.

La classe institutionnelle

La classe institutionnelle est un groupe social homogène. Pour qu’un groupe social soit considéré comme homogène, il faut qu’il soit composé de personnes occupant les mêmes places dans la division sociale du travail (les travailleurs de même niveau, par exemple). La classe institutionnelle peut donc se trouver au sein même d’une grande organisation (l’équipe des infirmières d’un hôpital) mais aussi relever de plusieurs lieux qui regroupent des individus issus d’organisations différentes mais y occupant une position sociale similaire (des travailleurs sociaux du logement, regroupés au sein d’une association professionnelle, par exemple).

Au fil du temps, l’analyse institutionnelle s’est intéressée au pouvoir dans la société dans son ensemble et plus seulement au pouvoir au sein d’un établissement. On parle dès lors d’analyse institutionnelle restreinte et d’analyse institutionnelle généralisée.

L’intervention - La socioanalyse

L’intervention, terme largement diffusé dans les sciences humaines et pas seulement en analyse institutionnelle, est la pratique d’une personne extérieure à un groupe qui se “ glisse ” à l’intérieur des représentations des membres de celui-ci et qui les interpelle à partir de grilles de lecture.

L’intervention en analyse institutionnelle, s’appuyant sur ses concepts, est appelée socioanalyse.

Il y a intervention socioanalytique quand les facteurs suivants sont réunis.
- L’analyse de la demande : qu’est-ce qui se cache derrière la demande officielle, la commande formelle d’une intervention ?

- L’autogestion de l’intervention par le collectif-client (horaires, nombres de séances, lien entre les séances et les activités quotidiennes, ordre du jour, modalités de paiement,...) : les limites, les obstacles à l’autogestion sont eux-mêmes décodés comme étant révélateurs des déterminations institutionnelles cachées.

- La libre expression, le droit, voire le devoir, de tout rapporter de ce qui est dit dans l’institution à propos de son fonctionnement, pour l’analyser : cette expression fait apparaître ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas, ce qu’on croit savoir, ce qu’on voudrait savoir, les canaux de l’information, qui les contrôle, etc.

- L’élucidation des transversalités des participants (voir plus haut).

- L’analyse de l’implication du chercheur-intervenant : que recherche-t-il personnellement, en acceptant et en menant ce travail, de qui est-il solidaire, etc. ?

- La construction et l’exploitation des analyseurs.

L’analyse institutionnelle restreinte

L’analyse institutionnelle restreinte ou d’établissement mène la réflexion au niveau d’une organisation. Si cette analyse prend place dans un établissement spécifique, elle dépasse néanmoins ce dernier en l’articulant à une structure assignant à chaque établissement une finalité, des contraintes, des valeurs et une culture qui le surdéterminent (ce surplomb déterminant l’établissement correspond à la notion d’organisation). Un établissement scolaire appartient à l’organisation école et son fonctionnement ne peut se départir des règles (explicites ou implicites) qui la caractérisent. De même, une maison de retraite, une crèche, un centre culturel sont soumis aux normes organisationnelles correspondant à leur secteur.

L’analyse institutionnelle généralisée

L’ensemble de la société peut faire l’objet de réflexions concernant les enjeux de pouvoir qui la traversent, à partir des logiques qui habitent les organisations sociales qui la composent. On parle dans ce cas d’analyse institutionnelle généralisée.

Au-delà des logiques et des rapports de pouvoir dégagés lors des interventions, qui ont comme caractéristique d’être spécifiques pour chaque cas, l’analyse institutionnelle a mis en évidence des “ lois générales ” à l’œuvre dans les organisations et dans la société, dites aussi “ effets ”.

Effet Al Capone

Des personnes périphériques à des institutions les détournent et les utilisent à leur profit. Exemples : les bureaux d’étude et de conseil qui parasitent les services publics. Les constructeurs d’ordinateurs qui créent une demande des entreprises et organisent la dépendance à leur l’égard de leur service technique.

Effet Basaglia

La société actuelle a tendance à créer sans cesse des nouveaux marginalisés : vieux, fous, drogués, chômeurs, jeunes sans statut, demandeurs d’asile, sdf, femmes seules avec enfants, ..., alors que le discours dominant est celui de l’intégration, de l’égalité et du mode de vie standard (publicité).

Effet Wéber

La société ne cesse de se complexifier, en même temps qu’elle accroît son savoir sur des parcelles d’elle-même. Il en résulte une absence de savoir global, un “ non-savoir ” qui rend inintelligible la société et son évolution, à une grande partie de ses membres. Pour le compenser, il est de plus en plus fait appel à des spécialistes qui deviennent des maîtres à penser.

Effet Mülmann

Un mouvement (ayant sa source dans un prophétisme) s’institutionnalise dans la mesure où son but n’est pas atteint, provoquant ainsi un tarissement de son souffle messianique. L’organisation (la structure) prend alors le pas sur le mouvement : la survie, le fonctionnement ou le développement de l’organisation en deviennent le but.

Effet Lukcas

Au fur et à mesure qu’une science se développe et se formalise, elle oublie et gomme les conditions sociales et intellectuelles de sa naissance et de son développement pour se présenter dans sa pureté théorique, au dessus des contingences.

Effet Heisenberg

Toute production intellectuelle se détache de son producteur et est présentée comme neutre et objective. Or l’action de celui-ci a eu une influence dans les phénomènes observés et analysés, ainsi que dans la construction du modèle explicatif. Dans l’analyse sociale, l’analyste ne peut rester en dehors de son objet d’étude. C’est pour cela que l’analyse institutionnelle propose l’analyse de l’implication de l’intervenant.

Effet Masoch

Toute personne ou groupe qui nie sa position dans une institution renforce sa position. En brouillant les repères et en empêchant ainsi le décodage de l’institué, l’individu ou le groupe rend plus difficile la contestation du rapport de pouvoir. Une direction qui affirme qu’elle a peu de pouvoir, une équipe de logistique qui dit n’exécuter que des ordres, un auteur à succès qui se présente comme un rebelle vis-à-vis de la société, etc., sont d’habiles manipulateurs masquant leur stratégie de pouvoir pour mieux la mener.

Pour en savoir plus, une bibliographie

Bibliographie

Blairon J., Servais E., L’institution recomposée - tome 1, “ Petites luttes entre amis ”, RTA, 2000

Blairon J., Fastres J., Servais E., L’institution recomposée - tome 2, “ L’institution totale virtuelle ”, RTA, 2001

Castioradis C., L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975

Hess R., La socioanalyse, Éditions universitaires, 1975

Hess R., Authier M., L’analyse institutionnelle, PUF, 1994

Hess R., Savoye A., L’analyse institutionnelle, PUF, Que sais-je, 1993

Lapassade G., Lourau R., Clefs pour la sociologie, Seghers, 1979

Lourau R., Sociologue à temps plein, EPI, 1976

POUR (Revue), L’analyse institutionnelle en crise ? Historique, analyses et débats, numéro spécial, 62-63, novembre-décembre 1978

Seguier M., Critique institutionnelle et créativité collective, IDOC/L’Harmattan, 1976


http://www.legrainasbl.org/article.php3?id_article=26

L’analyse institutionnelle (III). Analyse de cas
Francis Tilman

Pour s’approprier les concepts de l’analyse institutionnelle et avant de se lancer dans une socioanalyse sur le terrain, une pratique d’autoformation peut consister à travailler en équipe les concepts exposés dans les articles L’analyse institutionnelle (I) - Fondements et L’analyse institutionnelle (II) - Acteurs. Pouvoir. Lois, en procédant à des analyses de cas.

Nous proposons deux cas, l’un repris à une situation scolaire, l’autre à un événement vécu dans un organisme de formation-insertion.

Pour en savoir plus sur la méthode à utiliser pour procéder à des analyses de cas, on peut se reporter, entre autres, à Reynolds J.I., Méthode des cas et formation au management. Guide pratique, Genève, B.I.T., 1985, ainsi que Mathieu S., « Des formules pédagogiques actives : la méthode des cas », in Le Trait d’union express, Service de Soutien à l’enseignement, Université de Sherbrooke, vol 4, n°3, novembre 2001.

Dans ces analyses de cas, nous proposons d’utiliser les notions de l’analyse institutionnelle en vue trouver des éléments de réponse aux questions suivantes. Qui a du pouvoir et sous quelle forme, dans les contextes présentés ? Quels enjeux de pouvoir se jouent dans les événements rapportés ? Quelles sont les stratégies de pouvoir mobilisées par les différents acteurs sociaux ?
L’équipe horaire change ses pratiques

Voici le résumé d’un épisode de la vie d’un établissement scolaire de l’enseignement secondaire.

Nous sommes au début de l’année scolaire. Deux professeurs sont furieux : ils ont un horaire détestable.

Les enseignants mécontents entreprennent une démarche auprès de la direction.
- La direction reconnaît le fait.
- Elle s’engage à en parler à l’équipe horaire.

L’équipe horaire n’accepte pas les critiques et argumente pour expliquer la situation.
- L’équipe horaire précise les critères qu’elle utilise pour prendre ses décisions.
- Elle assure qu’elle fait de son mieux.
- Elle affirme que les deux mauvais horaires le sont pour des raisons techniques indépassables.

La directrice, convaincue, expose l’argumentation aux plaignants qui campent sur leur position.
- Les deux enseignants mécontents photocopient tous les horaires disponibles à la salle des professeurs.
- Ils repèrent les « beaux » et les « vilains » horaires.
- Ils contactent d’autres collègues qui se considèrent aussi comme des « victimes ».

Un groupe se crée.

Le groupe se concerte. De ces échanges, il ressort les constats et les actions suivants.
- Les membres du groupe contestataire s’estiment mal aimés de l’équipe horaire ou du moins, de certains de ses représentants.
- Bien que le phénomène ne soit pas nouveau, ils se sentent impuissants, constatant qu’il se reproduit régulièrement, chaque année, pour plusieurs d’entre eux.
- Un professeur du groupe, en formation à l’extérieur, explique que la seule manière d’obtenir gain de cause, c’est de dénoncer l’arbitraire et le pouvoir exorbitant de l’équipe horaire, en créant un incident. Les membres du groupe se rallient à cette idée, non sans une certaine appréhension.
- Le groupe affiche un tableau comparatif des « beaux » et des « vilains » horaires et y ajoute un commentaire de son cru, + visant à montrer qu’à contraintes égales, il y a deux poids, deux mesures ; + affirmant que ces injustices sont une constante au cours des dernières années.

Gros émoi au sein de l’équipe professorale. Les discussions vont bon train.

L’équipe horaire se justifie auprès des collègues de manière « sauvage », à la salle des professeurs, entre deux cours, etc. Les mêmes arguments sont avancés une nouvelle fois de part et d’autre. Le ton monte et l’atmosphère se détériore.

Le corps professoral se divise :
- une fraction soutient les contestataires ;
- une autre fraction soutient l’équipe horaire ;
- une majorité ne se prononce pas.

La direction fait d’abord le mort et attend que l’incident se tasse. Comme les discussions ne s’apaisent pas, elle rencontre à nouveau les contestataires et leur répète que leur mauvais horaire, regrettable, est fortuit et malheureusement inévitable.

Une rumeur (mais qui l’a lancée ?) circule selon laquelle l’équipe horaire agit sur les injonctions de la direction.

La direction blessée demande à l’équipe horaire de revoir les plus mauvais horaires des plaignants. Ceux-ci reviennent légèrement améliorés.

Les contestataires ne s’en satisfont pas. A présent, ils « veulent la peau » de l’équipe horaire. La stratégie monte d’un cran.

Ils remettent en question l’équipe horaire sur son argument principal pour légitimer sa positon : le dévouement et le bénévolat. Certains contestataires proposent de se « sacrifier », eux aussi, au service de l’école et de se joindre au travail de l’équipe horaire pour étudier avec elle les prétendues impossibilités techniques. En fait, aucun des membres du groupe contestataire ne souhaite vraiment faire ce travail, entre autres parce qu’ils ne s’en sentent pas capables ou que l’investissement en temps serait trop considérable, d’autant plus qu’ils devraient en apprendre la technique. Il s’agit donc d’un coup de bluff, dont le groupe est conscient.

Simultanément, ils font circuler la rumeur que la direction a des « chouchous », que l’équipe horaire les connaît et qu’elle établit donc les horaires personnels en conséquence. En réalité, ils pensent que c’est l’équipe horaire elle-même qui choisit ses « chouchous » mais ils veulent obliger la direction à se mouiller. Ils ajoutent que la modeste amélioration de leur horaire qu’ils ont obtenue, leur a été accordée pour qu’ils se taisent et qu’ils ne fassent pas apparaître les préférences.

La direction, ayant de son côté établi un tableau comparatif similaire à celui affiché, mais reprenant les données sur plusieurs années, interpelle l’équipe horaire. Comment se fait-il que ce soit toujours les mêmes qui soient « victimes » des mauvais horaires ?

Les membres de l’équipe horaire sont offensés, voire choqués. L’équipe se rebiffe mais ses membres se divisent sur la tactique de riposte à adopter, par manque de concertation. Les réactions sont spontanées et apparaissent improvisées.
- Certains menacent de démissionner mais leur argument tombe à plat parce que la décision n’est pas unanime au sein de l’équipe et que l’idée d’être remplacés par des contestataires, volontaires comme eux, leur est insupportable.
- D’autres expliquent à la direction que pour résoudre leurs problèmes extrêmement complexes, il faut des horaires plus ou moins sacrifiés et qu’il est impossible de faire autrement pour produire les horaires dans les délais demandés.

La direction est convaincue du dernier argument.
- Elle décide de donner des critères objectifs de priorité par rapport aux contraintes horaires (par exemple, le fait d’enseigner dans deux établissements, les projets pédagogiques des enseignants dynamiques, l’occupation des locaux spécialisés, ...).
- Elle décide qu’il faut lui soumettre les cas litigieux pour l’arbitrage des « mauvais » horaires.

Elle annonce ses décisions au cours d’une assemblée générale et elle ajoute qu’un même professeur ne peut jamais avoir deux années de suite un « mauvais » horaire : au nom de la solidarité, elle organisera une tournante.

Épilogue

- L’agitation retombe. Quelles sont les caractéristiques, en termes de pouvoir, du nouvel équilibre atteint ?
- L’année suivante, l’équipe horaire sera en partie renouvelée, certains membres ayant démissionné. Pourquoi ? Par qui les démissionnaires seront-ils remplacés ?
Une stagiaire voleuse peut-elle faire un stage de vente ?

Les faits se déroulent dans un centre de formation socioprofessionnel. Il compte 120 stagiaires environ. L’incident concerne le groupe de formation à la vente, composé de12 personnes, exclusivement des filles.

Deux stagiaires du groupe ont subtilisé la carte de crédit d’une compagne et, comme elles en connaissaient le code (elles avaient précédemment accompagné leur collègue lors d’un retrait), elles ont retiré 500 euros de son compte lors d’une pause de midi du stage.

Le vol a été éventé par certaines stagiaires qui en ont été les témoins oculaires. Interrogées par le formateur de pratique professionnelle, les coupables reconnaissent les faits et promettent de rendre l’argent. La victime a néanmoins porté plainte, ce que les voleuses repenties ont très mal pris.

Ces faits ont créé dans le groupe un climat détestable et des disputes fréquentes ont lieu, durant lesquelles les protagonistes en viennent souvent aux mains. Les coupables ont gardé des sympathisantes qui les défendent agressivement, s’en prenant à la personnalité même de la victime. Les amies de la victime sont outrées et une majorité des jeunes trouvent les coupables arrogantes alors qu’elles devraient faire preuve de modestie et essayer de se faire oublier.

Indépendamment des problèmes de discipline et de climat de travail posés par ces altercations fréquentes, des formateurs de la section exigent que la direction prenne des sanctions à l’égard des coupables. La direction s’y refuse arguant que ce sont des faits qui ont eu lieu en dehors du centre et que ce dernier n’a pas à s’immiscer dans ce qui, selon elle, constitue une affaire privée.

Certains formateurs, cependant, estiment que les stagiaires coupables ne peuvent se rendre en stage d’immersion en entreprise. En effet, selon ces formateurs, il est une règle déontologique de base dans le métier de la vente : l’honnêteté. Or, ces deux stagiaires ont prouvé qu’elles ne l’observaient pas. Pour ces formateurs, elles n’ont donc pas les « compétences de savoir-être » requises pour exercer le métier. Elles ne devraient donc pas être autorisées à exercer cette partie de la formation qui consiste à apprendre le métier en situation réelle.

De plus, ils argumentent qu’en proposant des « apprenties » aux employeurs, ils leur garantissent non seulement les savoir-faire professionnels requis mais aussi la fiabilité et la loyauté des stagiaires, ce qu’ils ne peuvent pas faire en la circonstance. Plus encore, selon eux, si un employeur devait apprendre les agissements passés de ces personnes, le centre serait définitivement discrédité et le lieu de stage en entreprise perdu.

Enfin, ils ajoutent qu’en l’absence de sanctions, le centre verrait sa réputation ternie auprès des stagiaires elles-mêmes, dont certaines ont déjà dit que « un centre de formation qui garde des voleuses dans sa section vente, n’est pas un centre sérieux ».

La direction fait remarquer que, selon le règlement du centre, l’échec du stage d’immersion en entreprise entraîne l’échec de la formation.

D’autres formateurs de la section estiment que cet incident, ayant eu lieu en dehors du centre, entraîne des conséquences pédagogiques trop lourdes : l’échec de la formation. Selon eux, seules des lacunes dans les savoir-faire professionnels pourraient le justifier.

A cette argumentation, l’autre clan signale que le vol de la carte de crédit a bien eu lieu dans le cadre de la formation au centre et que la compétence professionnelle ne recouvre pas seulement des savoir-faire mais aussi des savoir-être.

Les défenseurs des coupables rétorquent qu’un vol occasionnel n’est pas la preuve d’une personnalité voleuse et qu’en éducation, il faut toujours donner une seconde chance. Ils ajoutent que rien ne prouve qu’en situation professionnelle, ces filles auraient eu les mêmes comportements que ceux prévalant entre elles dans le centre.

Progressivement, des rôles différents semblent être adoptés par les membres de l’équipe éducative, partagée entre des procureurs qui veulent sanctionner les coupables, les avocats qui veulent protéger les égarées d’un moment et d’autres collègues enfin qui se mettent dans la position, provisoirement attentiste, du jury.

Des divergences pédagogiques connues entre formateurs, mais mises jusqu’icisous le boisseau, ressortent à l’occasion de cet incident. Il n’est pas rare que des reproches à peine voilés sur la conception de la formation de l’un ou de l’autre, soient échangés lors des discussions.

Les formateurs les plus engagés dans la confrontation se tournent alors vers la direction et insistent pour qu’elle tranche. Certains la somment même de prendre une décision.

Epilogue

La direction convoque une réunion pour tenter de résoudre le problème. Comment le problème est-il défini par les protagonistes ? Quels pourraient être les scénarios de ce conseil pédagogique ?