|
Origine :
http://www.bernard-defrance.net/bin/imprim.php?from=textesperso&where=147
Peu de temps après la rentrée, assez souvent, je
place dans l’armoire de ma salle un dossier qui contient divers
documents, tracts, textes et brochures qui ont précédé,
accompagné et suivi mai-juin 1968. Ceux que ça intéresse
parmi les élèves peuvent ainsi consulter, lire. Il
est rare que cela ne provoque pas quelques questions ! Les documents
les plus lus sont les rapports des « commissions » qui
avaient travaillé dans les lycées de la région
parisienne ; et la surprise principale des élèves
est de constater que les problèmes qui y sont évoqués
(les relations profs-élèves, les notes, les méthodes
de travail, l’orientation, les programmes, les examens, etc.)
sont toujours, plus de trente ans maintenant plus tard, rigoureusement
les mêmes que les leurs...
Je suis toujours un peu surpris, dans les débats qui agitent
les intellectuels à propos de l’école, par ce
qu’on pourrait appeler l’immobilité des arguments,
jointe à l’ignorance de ce qui se passe réellement
sur le terrain et plus précisément dans la classe
même, dans le processus central par lequel sont supposés
se transmettre les savoirs. Selon certaine littérature, tous
les maux actuels de l’école seraient directement issus
des influences pernicieuses de Mai 68, des « utopies »
glorifiant la spontanéité juvénile, de la destruction
de l’autorité « légitime » des maîtres,
de la critique des effets sélectifs de l’enseignement,
du nivellement par le bas des exigences disciplinaires (au deux
sens de l’adjectif : ordre et savoir !), du « pédagogisme
» envahissant… Bref, comme d’habitude, les jérémiades
se suivent et se ressemblent : « On donne le bac à
tout le monde, le niveau baisse, les élèves ne savent
plus lire ni écrire », etc. ! Certes, çà
et là, après 68, des « expériences »
diverses ont eu lieu qui donnaient quelques motifs à ces
critiques. La « non-directivité obligatoire »
(Fernand Oury) fut bien responsable de quelques dégâts
! Mais le prétendu « laxisme » n’affecta
guère qu’une très infime minorité de
classes ou d’établissements.
Tous les ans je demande à mes élèves, principalement
de sections technologiques industrielles ou tertiaires, de raconter
leurs souvenirs et itinéraires scolaires, de les écrire.
Ils sont entrés à l’école maternelle
après 68. Je résume un mètre cube, à
peu près, de textes. Ce qui est premier c’est la violence.
L’école est une zone de non-droit. Tout y passe : les
coups de règles sur les doigts, les fessées culs nus,
les bagarres en cours de récréation, les coups de
sifflet et mises en rang, les lignes à copier ou les verbes
à conjuguer à tous les temps, les moqueries et le
mépris des enseignants à l’égard des
élèves, l’impossibilité de parler puisque
« de toute façon les profs ont toujours raison »,
les six ou huit heures de rang assis, les savoirs et les devoirs
sans signification d’utilité ou de plaisir, l’arbitraire
général et massif de la notation, les orientations
complètement hasardeuses et imposées, le temps morcelé
et l’espace anonyme, l’entassement homogène,
la dépossession de soi dans la soumission à une logique
institutionnelle incompréhensible, et plus banalement l’alternance
sans cesse répétée entre le silence religieux
du cours dicté sous le chantage aux « interros »
et le bavardage généralisé dans le cours du
prof qui parle tout seul. École-caserne ou école sans
loi, et souvent les deux ensemble, d’une heure à l’autre
! Quelquefois, un enseignant dépassé permet à
la meute de se « défouler », un autre régresse
en fumant un joint avec ses élèves ou en couchant
avec, cas rares qui, lorsqu’ils sont connus, ont le mérite
de fournir un peu de copie aux journalistes. Certes, on trouvera
aussi, dans des classes, des établissements, des enseignants
acharnés à donner sens à l’école,
la pédagogie du projet, des travaux de groupes, de l’aide
individualisée, des délégués-élèves
dont la fonction est prise au sérieux par les adultes, la
pédagogie Freinet et institutionnelle persistant dans le
primaire, etc., mais dans combien des lieux d’école
? 5%, 10% ?
Cependant, à entendre les déplorations sur le «
niveau », je ne peux m’empêcher de faire remarquer
aux chers collègues que les élèves de ces séries
ne seraient jamais, du temps où nous étions nous-mêmes
au lycée, parvenus en classes terminales... La critique de
l’École ne peut faire oublier qu’elle permet
tout de même à un nombre de plus en plus important
d’enfants d’accéder à des savoirs et des
savoir-faire qui leur seraient restés inaccessibles il y
a moins d’un demi-siècle. Le jeu de balançoire
n’a pas cessé et il a commencé bien avant 68
(l’exclusion de Freinet, c’était avant la guerre...).
Oscillation perpétuelle qui n’intéresse d’ailleurs
qu’une infime partie des acteurs de l’institution (combien
d’enseignants lisent des ouvrages ou des revues concernant
leur profession ? 1% ? 5% ?). On continue obstinément à
ferrailler sur des questions qui sont réglées depuis
longtemps et la logique impitoyable du « ou bien/ou bien »
continue à sévir : autorité ou laxisme, contrainte
ou permissivité, savoir ou pédagogie, instruction
ou éducation... Pourquoi s’étonner des malaises
?
J’ai eu, hasard et chance, la possibilité d’échapper
à ces oscillations. Ce que je pensais déjà
du système éducatif en 1968 n’a pas varié
et se serait même plutôt radicalisé... À
cette différence près que j’ai eu la possibilité
de rencontrer les œuvres de quelques praticiens permettant
de discerner quelques lueurs dans la complexité de ce qui
se passe dans une classe. Je ne me souviens plus de la tête
de ceux qui tenaient le stand : en ce 22 juin 1968, je prends quelques
tracts sur une table dans la cour de la Sorbonne et j’achète
Vers une pédagogie institutionnelle. Mais, à cette
époque glorieuse, je m’intéressais surtout aux
rapports entre la Révolution et le Royaume de Dieu : malgré
le 30 mai, je m’acharnais, avec quelques autres. Nous étions
dans l’eschaton, la fin de l’histoire. Août fut
difficile : les chars russes en Tchéquoslovaquie, le pompidolisme
en France, couvraient nos énergies d’une chape de plomb.
Comment faire ? Je ne me suis rendu compte que bien plus tard de
ce que nous avions enterré en Mai, c’est-à-dire,
très précisément, les millénarismes,
ces joyeuses funérailles se célébrant encore
dans le langage même, religieux et marxiste, des millénarismes.
J’étais « pion », maître d’internat
; mon passage du lycée Hoche à Versailles au lycée
technique d’Aulnay-sous-Bois me fit changer de monde : comment
« maintenir l’ordre » ? À Versailles, aucun
problème, excepté les bizutages de début d’année
: les classes prépas travaillent... Ambiance différente
à Aulnay : je découvre que l’on peut parler
avec les élèves, et que leurs histoires sociales,
familiales, scolaires, donnent tout à coup une certaine consistance
aux statistiques de la sélection à l’école
et aux analyses de Bourdieu et Passeron et, plus tard, de Baudelot
et Establet.
Maintenir l’ordre ? Je décide de ne plus avoir recours
à une quelconque menace de punition mais seulement à
la parole : discussions et conciliabules interminables au dortoir.
Nous nous donnons des règles, je constitue, avec une cinquantaine
de mes propres bouquins, une bibliothèque, je remplace la
sonnerie du matin par du Mozart, je commence à demander aux
élèves d’écrire... Je découvre
progressivement la possibilité d’échapper à
l’alternative sévérité/laxisme. Et lorsque
je reçois, en 1972, mon affectation en École Normale
d’instituteurs, je rouvre Aïda Vasquez et Fernand Oury
: quitte à devoir enseigner la psychopédagogie à
de futurs instituteurs, alors que je n’ai aucune idée
de ce qui se passe à l’école primaire, autant
se renseigner auprès de ceux qui racontent et publient ce
qu’ils font. Je peux aussi mesurer le gouffre entre ce que
je lis, le fonctionnement des classes « pédagogie institutionnelle–techniques
Freinet », et les classes « ordinaires », principalement
les classes dites « d’application », où
les normaliens sont supposés apprendre leur métier.
Et je me dis que le plus simple est peut-être d’essayer
de transposer ce que les instituteurs Freinet font avec les enfants
: textes libres, imprimerie, conseil, etc. Sauf que justement ces
méthodes rendent le travail beaucoup plus complexe que de
réciter des manuels de psychologie de l’enfant…
Sur la question du « ou bien/ou bien », je découvre,
contre certaines idéologies de la non-directivité
mal comprise, et contre les partisans de la loi et de l’ordre,
que la question est d’abord de savoir ce qui fonde légitimement
les règles dans le fonctionnement de la classe, que le pouvoir
du maître n’est pas son pouvoir mais celui des règles
décidées en commun, que l’effort est au service
du plaisir, que l’ordre est au service de la liberté,
que la lecture, l’écriture et le calcul sont les outils
de tous les autres savoirs et qu’il est absurde d’en
faire des apprentissages séparés de ce à quoi
ils servent ; et que, donc, en ce qui concerne justement ces apprentissages,
tout le travail de l’enseignant consiste en la création
de situations (les « circonstances » de Fernand Deligny),
ou l’utilisation de celles qui se présentent, dans
lesquelles l’enfant pourra découvrir simultanément
les plaisirs et les exigences liés à l’acquisition
des savoirs : si les savoirs augmentent les pouvoirs, ils peuvent
alors prendre sens, et les règles – y compris celles
qui peuvent paraître arbitraires, comme celles de l’orthographe
– ne sont plus des obstacles mais des points d’appui
pour la liberté (d’expression écrite s’agissant
de l’orthographe).
Ma deuxième chance fut de rencontrer Francis, et Anne-Marie
qui y était directrice, Imbert, au moment de la fusion des
deux Écoles Normales de Châteauroux : enfin la mixité
dans la formation des maîtres ! Il venait de publier un livre[1]
écrit avec, entre autres auteurs, quatre normaliennes qui
y racontaient et y analysaient leurs essais d’introduction
du « conseil » dans des classes primaires pendant un
stage en responsabilité de trois mois. J’y retrouvais
mes préoccupations : comment la formation des instituteurs
pouvait-elle leur ouvrir des champs pratiques et théoriques
qui permettent d’échapper à l’oscillation
? La question centrale était celle de la genèse du
pouvoir dans la classe et de l’institution de médiations
autorisant le désir et le travail : textes libres, imprimerie,
journal scolaire, correspondance, conseil… J’eus aussi
la possibilité de travailler dans des classes coopératives
: tout à fait fascinant de voir des enfants de six-huit ans
travailler librement, organiser jour après jour les emplois
du temps et de l’espace, apprendre à décider
des activités et des règles, gérer leur budget,
apprendre à régler leurs conflits par la parole, dans
une atmosphère de curiosité perpétuellement
en éveil, de recherche incessante, d’expérimentation
et de tâtonnements, dans les activités artistiques,
techniques et scientifiques. Si cela était possible avec
des enfants « ordinaires » d’un quartier ordinaire,
comment alors expliquer l’échec scolaire ? Pourquoi
ces méthodes n’étaient-elles pas utilisées
partout ?
Mais je ne pouvais cependant m’empêcher d’éprouver
une certaine frustration : si je travaillais régulièrement
dans les classes primaires, il ne s’agissait pour autant pas
de « mes » classes… J’étais toujours
en position, soit de quasi-inspection des normaliens (malgré
mes ruses s’agissant de leur évaluation) lorsqu’ils
y effectuaient leurs stages, soit d’invité par les
militants Freinet. Et même si les « cours » à
l’École Normale s’inspiraient des « méthodes
actives », ils étaient toujours sous-tendus par la
future position de « maître », et il m’était
toujours difficile d’assumer la position de celui qui dit
ce qu’il faut faire avec les enfants en classe sans jamais
pouvoir le faire lui-même… Et ce me fut finalement un
plaisir de me retrouver en lycée technique, avec «
mes » classes. Et comme je l’avais fait avec Oury et
Vasquez pour me renseigner sur ce que l’on pouvait faire à
l’école primaire, je me suis mis à chercher
des témoignages, récits, monographies et analyses
de praticiens dans le secondaire. C’est ainsi que j’ai
découvert, en 1978, l’autre courant de la pédagogie
institutionnelle, par le livre de René Lourau, Analyse institutionnelle
et pédagogie, qui était publié depuis 1972.
Et c’était évidemment le récit de sa
tentative de pédagogie « démocratique »
en lycée à Aire-sur-l’Adour qui m’intéressait
le plus. D’autant que, l’expérience s’étant
déroulée en 1963-64, je me rendais compte que c’était
l’année même où je redoublais ma première,
et du coup j’avais tendance dans ce récit à
m’identifier à tel ou tel des élèves
dont Lourau décrivait les attitudes et réactions :
dommage ! je n’avais pas rencontré un tel professeur…
Nous étions quatre ou cinq de la même classe (en seconde,
mes deux premières et la terminale) à nous réunir
deux heures chaque semaine à l’aumônerie du lycée
pour analyser ce qui se passait dans la classe du point de vue des
relations profs-élèves et entre élèves,
à nous interroger sur le sens de ce qu’on nous apprenait,
la justesse des notes, la justice du régime disciplinaire,
la question des orientations. M’en est resté ce schéma
essentiel propre à l’action catholique et dont j’ai
découvert plus tard qu’il caractérisait aussi
l’éducation populaire : voir, juger, agir. Le deuxième
temps (« juger »), dès le lycée, prit
rapidement une tournure politique, au grand dam de certains (pas
tous) aumôniers ou évêques, ce qui nous permit
de tenir notre place dans les événements qui allaient
précéder, constituer et suivre 1968. Et dès
mai 1967, étudiant en philo à Nanterre et maître
d’internat au lycée Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie,
j’avais pu observer la quasi-émeute lycéenne
qui avait failli aboutir au lynchage du proviseur ! La violence
à l’école, déjà…
À relire aujourd’hui, plus de trente ans après,
le livre de René Lourau, c’est à une redoutable
impression de quasi-stagnation de toutes les questions alors posées
dans les lycées que je dois faire face. Et pas seulement
dans les lycées. L’idée fondatrice, à
savoir que, en deçà – ou au-delà ? –
des techniques pédagogiques, des sociologies de l’éducation,
de l’analyse des idéologies à l’œuvre
dans les programmes et manuels, bref de toute la pensée et
des pratiques critiques de l’éducation, la nécessaire
mise à jour des déterminations institutionnelles qui
entérinent le rapport « maître-élèves
» comme matrice politique reste plus que jamais un chantier
ouvert. D’une certaine manière, l’école
se trahit elle-même : le mot même d’élève
n’a jamais encore pris son vrai sens – sauf précisément
dans quelques-unes des situations décrites et analysées
par René Lourau et quelques autres encore aujourd’hui.
Quel est ce sens ? Je pars du texte d’un des élèves
de René en 1963 :
Cette expérience, menée à un train assez rapide
puisqu’en trois mois on en est arrivé presque à
son apogée, a été réussie. Elle nous
a apporté des éléments capitaux : le sens des
responsabilités, la franchise d’opinion, la mise en
valeur de soi-même (quand, par exemple, on propose une chose
que tout le monde approuve, ce qui prouve que l’on n’est
pas un imbécile), la bonne entente entre camarades (car quoi
que puissent dire certains, avant l’expérience on ne
se réunissait jamais en récréation pour parler
d’un sujet commun), le sentiment d’être un maillon
formant la chaîne, l’avantage de mieux nous connaître
entre copains et de mieux connaître le professeur en égal.
Ce texte clôt le récit de l’expérience,
et je ne peux pas ne pas rappeler les deux indications de René
Lourau qui l’encadrent : Une opinion individuelle… …celle
du dernier de la classe. Et il est vrai qu’à cette
époque les élèves étaient classés,
et au lycée Alain-Fournier de Bourges, les professeurs revêtaient
leurs robes pour la distribution des prix… Voici donc que
le dernier de la classe parle de l’égalité avec
le professeur, qui, lui, n’est pas classé puisqu’il
classe… Ce n’est pas d’abord une question pédagogique
que pose la pratique de René Lourau : dans cette classe,
les élèves se sont trouvés à traverser
une situation micro-politique, où il s’agissait d’exercer,
pour ce qu’il en était de leur rayon d’action,
un partage du pouvoir. Toutes les situations qui suivront –
Nanterre, 1968-1970 – seront une reprise de ce schéma
initial : comment vivre la matrice de la classe, du groupe de formation,
de sorte que les logiques qui s’y développeront permettront
d’en sortir ? La critique décisive du « groupisme
», de la clôture pédagogique, trouve ici sa pleine
actualité, même si les références historiques
ont désormais basculé : ce n’est plus contre
la société institutrice que peut se déployer
le travail de l’instituteur, de l’instituant contre
l’institué. D’autres forces sont désormais
à l’œuvre, autrement plus puissantes que celles
que décrivait René, parce que l’économique
n’a plus besoin d’État. Il n’y a pas et
il n’y aura sans doute pas d’écoles « Vivendi
», parce que dans la maîtrise et la diffusion des savoirs,
des divertissements, des diversités culturelles (sans exceptions
!), des jeux, des formations, des recyclages, des encyclopédies,
des œuvres, point n’est besoin de lieux spécifiques.
Mais le rapport essentiel à la culture sera perdu puisqu’elle
sera vendue et non partagée.
Ce que nous dénoncions en 1968 c’était la perversion
de l’autorité en pouvoir, de l’obéissance
en soumission. Le glissement qui fait inscrire dans l’inconscient
institutionnel – le surmoi ? – le rapport hiérarchique
– de classe ? – du savoir comme outil de pouvoir, de
domination d’un sur d’autres privait de sens le mot
même d’élève, puisqu’il ne fallait
surtout pas que l’élève s’élève
à la maîtrise, faisant disparaître le maître
en tant que maître dans l’égalité conquise
–, que le mot école prenne enfin son sens de loisir…
Tout ceci demeure, certes : les archaïques et les identitaires
ont encore de beaux réflexes de survie, héroïques,
et dans leurs crispations mêmes précipitent la chute
de ce qu’ils prétendent « défendre ».
Mais les « pédagogues » ne sont guère
mieux lotis, à voir toutes leurs réelles ingéniosités
micro-locales détournées et avalées par les
puissances réelles qui détruisent la planète
: « L’école est finie, cela signifie non seulement
la fin du dialogue, de la pédagogie contractuelle, mais la
fin de l’institution elle-même, en tant que rouage socialisateur
de la société. La réaction actuelle contre
les formes nouvelles apparues en 1968 ne saurait être retour
pur et simple au passé. L’histoire ne change pas de
cours aussi facilement que l’on change de chemise, même
si des retournements brusques, des coups de frein presque imprévisibles,
semblent nier la dialectique des événements. Le retour
à l’institution indiscutée et indiscutable est
un fantasme, une superstition passéiste. » Depuis 1971,
où ces lignes sont écrites, avons-nous avancé
? Plutôt reculé me semble-t-il, puisque l’école
ne serait même plus une institution (où pourrait encore
se déployer le combat de l’instituant et de l’institué)
mais se réduirait à une organisation bureaucratique
des flux d’élèves, machine à trier (Molinier,
Dubet), dans laquelle les stratégies consuméristes
(Ballion) étoufferaient les savoirs, et où les leçons
de morale (rebaptisées apprentissage de la citoyenneté)
et le rappel à la loi permettraient la réduction des
sauvageons…
La leçon de ce livre de René Lourau ? Que sans inspiration
politique la pédagogie est gestion de la misère culturelle,
que sans inspiration pédagogique la politique n’est
que violence pure, et que sans éthique – et plaisir,
au sens d’Épicure, le vieux maître du Jardin
– les deux, politique et pédagogie, perdent tout sens
humain. Et, au fond, c’est bien cet élève cité
plus haut – le dernier de la classe – qui livre la clé
permettant d’échapper aussi bien à l’illusion
politique qu’à l’illusion pédagogique
: « …en trois mois on est arrivé presque à
son apogée ». Dans cette expérience presque
réussie, s’évitent les pièges de l’achèvement,
de la clôture, de la réussite même. Je recommence
tout dès que j’entre en classe… pour en sortir,
ce à quoi m’invitent les élèves eux-mêmes,
traversés qu’ils sont, jusque dans leur chair, dans
ces quartiers nord de la Seine-Saint-Denis, par toutes les violences
de la planète et de l’histoire.
Un dernier mot : je n’avais jamais eu l’occasion de
rencontrer personnellement René Lourau, jusqu’à
ce mois de janvier 1997, où, à la suite d’une
des péripéties de mes cours qui avait défrayé
la chronique, il m’avait écrit que ma réponse
à la « devinette » des élèves («
Je suis Sophie mais je ne suis pas Sophie : qui suis-je ? »)
était restée platonicienne (« son amoureux »)
et que les élèves m’avaient, en me dépouillant
des derniers masques de l’institué et de l’idéalisme,
brutalement ramené à la réponse cynique («
son chien ») ! Et il m’avait alors invité à
parler avec ses étudiants, dans son propre cours… Restent
la suspension de la mort, en train (le « train assez rapide
» du dernier de la classe…), en transport, en mouvement,
et l’inachevé inévitable de l’analyse
et de l’action, qui lui donnent un de leur sens : il n’y
a pas d’essence de l’école dans le ciel des idées,
seulement quelques réponses précaires auxquelles nous
oblige chaque petit d’homme qui veut grandir.
[1] Sous la direction de Francis Imbert, Le groupe-classe et ses
pouvoirs, Armand Colin, 1973.
|
|