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IMPLICATION ET TRANSVERSALITE
Vers un nouveau paradigme.
(publié dans "Perspectives de l'analyse institutionnelle", s/dir Rémi Hess et Antoine Savoye, Méridiens-Klincksieck, 1988)
René BARBIER

Origine : http://www.barbier-rd.nom.fr/implicationtransverParadigm.htm

J'ai commencé à me former en Analyse Institutionnelle au début des années 1970. A l'époque, ma formation pluridisciplinaire en sciences sociales résultait de mon passage par la Faculté de Droit et de Sciences Economiques de Paris, par l'Institut des Sciences Sociales du Travail et par le Département de Sociologie de l'Université de Paris VIII. Etudiant de doctorat dans l'équipe de Jean-Daniel Reynaud (sociologie du travail) puis de Jean-Claude Passeron (sociologie de l'éducation) , j'étais plutôt enclin à ne reconnaître comme légitime qu'une formation sociologique digne du "Métier de sociologue"(1). Je ne regrette pas ce passage obligé par une certaine tradition épistémologique et méthodologique en sciences sociales, mais j'en connais désormais les limites, principalement pour toute investigation clinique à dominante existentielle. L'Analyse Institutionnelle se situe dans le courant épistémologique qui, à partir de la fin des années 1960, a commencé à contester la pesanteur de l'ordre établi en Sciences Sociales.

J'ai pu montrer récemment l'imbrication du champ du social et de la constitution des sciences de la société depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours (2).Après une phase d'assistanat, les sciences sociales et le travail social se sont professionnalisés durant la période 1929-1970. Puis à partir de la fin des années 1960, on assiste à une poussée d'idéologisation radicale dans laquelle est venue s'inscrire l'Analyse Institutionnelle, mais dans une certaine mesure seulement. En effet, L'Analyse Institutionnelle n'a pas suivi le flux des dogmatismes, petits ou grands, très à la mode pendant la décennie 1970, en particulier l'impérialisme du Marxisme structuraliste d'Althusser.

En fin de compte plus libertaire que marxiste, l'Analyse Institutionnelle a refusé de construire un système théorique encaserné dans la mythologie marxiste. Sa force est aussi sa faiblesse car les différents protagonistes de l'Analyse Institutionnelle se sont plutôt comportés en individualistes parfois susceptibles et n'ont pas toujours su réussir à s'unir pour présenter une théorie et une méthodologie suffisamment rigoureuses pour être, malgré tout, reconnues par la Cité savante. Dans l'article historique précité, je soulignais que nous étions au commencement d'une phase d'autorisation dans les années 1980. Période qui correspond à l'effritement des dogmatismes idéologiques, au questionnement épistémologique des sciences les plus reconnues, à la reconnaissance d'un jeu nécessaire avec nos symboles, nos mythes et notre imaginaire irréductible, à l'évidence du caractère planétaire d'une crise fondamentalement écologique. Ouverture à un "Nouvel Age" (3) , à une "troisième vague"(4) , à une "nouvelle alliance"(5) pour les "enfants du Verseau"(6) que nous sommes devenus sans nous en apercevoir. Cette période historique correspond sur le plan des moeurs et des processus de recherche à une reconnaissance de la valeur de la personne en tant que telle et à l'affirmation de ses facultés à devenir "son propre auteur". On peut se chagriner ou s'interroger sur le sens de cet "air du temps", il n'en constitue pas moins une ligne de force de notre imaginaire social.

Pour ma part, la compréhension des concepts d'"implication" et de "transversalité" dégagés par l'Analyse Institutionnelle, devait nécessairement aboutir à cette dérive épistémologique qui remet en question l'Analyse Institutionnelle elle-même, dans la mesure ou elle tendrait à se fermer sur des concepts, des procédures et des méthodologies de recherche à dominante trop sociologique. Une compréhension de l'être humain et des groupes dans leur complexité, doit intégrer nécessairement une écoute scientifique à dominante phénoménologique; une écoute philosophique sur le sens de la vie en rapport avec des référentiels appartenant aux diverses traditions spirituelles de l'Humanité et une écoute poétique qui laisse jouer le retentissement créateur en situation et relie la personne à un champ symbolique qui le structure: c'est ce que je nomme l'Approche Transversale avec sa méthodologie spécifique de créaction(7)

DE L'IMPLICATION A LA TRANSVERSALITE.

Au cours du Colloque organisé par l'Association des Enseignants et des Chercheurs en Sciences de l'Education à Paris, en 1983, et portant sur les rapports entre les Sciences anthropo-sociales et les sciences de l'éducation, certains intervenants n'ont pas manqué de critiquer la polysémie du terme "implication" (8) Il est vrai que cette notion reste encore à définir. Mais, après tout, est-elle réellement plus floue que celle de "charme" employée en physique nucléaire? L'implication a-t-elle moins de pertinence que ces "quarks" plus théoriques que repérables? Quand je suis devant un groupe emporté par sa passion du moment, je sais bien que j'y suis "impliqué" positivement ou négativement, en tant que chercheur ou animateur et ma maîtrise du "transfert" et du "contre-transfert" ne m'empêche aucunement d'être plus ou moins bouleversé par les réactions en chaîne qui s'y développent. D'emblée trois modes d'implication s'imposent à moi dans un groupe :

- Je peux être impliqué par le regard, le comportement, l'action d'autrui sans l'avoir nécessairement voulu. Je suis impliqué simplement parce que j'appartiens à cette unité humaine du moment. Je fais partie du "système" relationnel et je ne peux m'en abstraire que par une attitude de type schizophrénique. Reconnaîtra-t-on, enfin, qu'une telle attitude est au fondement même de la scientificité habituelle en sciences humaine? Gaston Bachelard, si prudent à l'égard de l'intuition, de l'analogie et de la phantasmatique dans la science, reconnaissait, à propos des sciences de l'homme, que "la sympathie est le fond de la méthode".Nos épistémologues contemporains qui s'appuient tant sur l'auteur de "la psychanalyse du feu" devraient méditer sur l'ampleur de cette petite phrase du célèbre philosophe des sciences. Etre impliqué, c'est être "jeté-là" dans la relation humaine, et dans le Monde, qu'on le veuille ou non. En tant qu'être humain, je suis directement concerné, certes par les agissements des membres de ma famille, mais également par ceux, plus anonymes, des puissants qui nous gouvernent, souvent, par delà les mers. Que l'Union Carbide laisse échapper un gaz mortel pour cause de petits profits en Inde et c'est la mort et la maladie pour d'innombrables malheureux. Du micro au macro-système vivant, chaque élément y est impliqué, c'est-à-dire à la fois relié inéluctablement et influencé par les autres éléments du système. La prise de conscience écologique est la seule qui correspond à la grandeur tragique de notre temps. Mais il ne peut s'agir que d'une écologie politique, supposant une sensibilité d'un nouveau type. (9)

L'Analyse Institutionnelle, en débusquant la façon dont nous sommes impliqués par et dans "l'Etat-inconscient"(10) au coeur même de notre vie quotidienne, contribue à l'émergence de cette nouvelle sensibilité, si développée déjà en Allemagne (11) - Un autre mode de la notion d'implication correspond au fait de s'impliquer. Je ne suis pas seulement un être "jeté-là" dans le monde et les autres. Je suis également capable d'être lucide sur ma position sociale et m'y impliquer plus ou moins totalement, dans une perspective créative de moi-même et de mes rapports aux autres. Je m'implique en refusant d'être ce que d'aucuns voudraient que je sois pour favoriser leurs privilèges. Je m'implique en acceptant de prendre un risque bouleversant mon ordre établi, mon "institué", parce que cette implication m'apparaît comme étant un élément d'un système de valeurs supérieur à celui qui me rassure pour le moment. Je donne ici une connotation "existentialiste" au fait de s'impliquer. Il s'agit bien d'un choix libre en dernière instance, qui suppose ma responsabilité et mon engagement. Je ne nie pas pour autant les ressorts inconscients de la décision, qui restent sans cesse à explorer, mais dont on ne verra jamais la fin. Cette lucidité sur la dimension inconsciente de l'implication est nécessaire pour reconnaître la parole contestataire de l'autre, toujours susceptible de mettre à jour une face cachée de moi-même. L'Analyse Institutionnelle montre à quel point les institutions contemporaines ne permettent pas une véritable implication du sujet. Les institutions canalisent les tentatives d'implication et les retraduisent en fonction de leur logique propre, aidées par une kyrielle d'agents homogénéisés et homogénéisant à l'intérieur du système institué dans la méconnaissance de leur véritable fonction (12) Les firmes multinationales les plus cotées d'un point de vue technologique sont peut-être celles qui poussent le plus loin cette violence symbolique en utilisant l'économie libidinale de leurs agents ( demande d'amour, angoisse de morcellement, pulsions archaïques sadomasochistes, etc) dans un processus de renforcement du pouvoir de domination.(13) Dans ce cas le sujet qui s'implique peut-être aussi bien l'individu le plus adapté que celui dont la parole et les actes deviennent les "analyseurs" les plus puissants et les plus dangereux pour l'institution.

- Enfin, troisième mode de la notion d'implication: Impliquer autrui par ma parole, mon action, mon comportement. Face dialectique complémentaire du premier mode "être impliqué". Je ne suis impliqué que parce que quelqu'un, ou une situation, "m'implique". De même, je ne peux m'impliquer sans immédiatement "impliquer" autrui: "Chaque rencontre nous disloque et nous recompose" écrit le poète Hugo von Hofmanstalh. Si, existentiellement, l'"implication est tout ce qui nous rattache à la vie"(J.Ardoino) , alors on peut dire, avec le poète hongrois Attila Jozsef "J'ai vécu, et ce mal a fait plus d'un mort". La lucidité consiste peut-être à mieux savoir à quel point on ne cesse d'impliquer l'autre dans nos histoires de vie. Combien de Gouvernants sont capables d'une telle attitude?
L'Analyse Institutionnelle aura à faire un travail soutenu pour permettre aux groupes-objets de sortir d'une implication non-consciente du fait d'autrui. Le groupe-sujet sera celui qui, analysant les trois modes de l'implication, saura les articuler en situation dans une visée de plus grande autonomie.

A partir de ces trois modes, l'implication comporte trois dimensions (psycho-affective, structuro-groupale et historico-existentielle) (14) , elles-mêmes soumises à la "transversalité" de trois plans de l'imaginaire (pulsionnel, social et sacral) (15).

LA TRANSVERSALITE DE L'IMAGINAIRE

La notion de transversalité a été empruntée par les institutionnalistes à Félix Guattari et à la psychothérapie institutionnelle(16). La plupart du temps les gens vivent dans la méconnaissance de leur coefficient de transversalité. A côté des relations "verticales" et hiérarchiques usuelles dans les grandes organisations, on reconnaît parfois les relations "horizontales" entre personnes de même statut social. Mais les rapports qui brouillent les cartes ainsi légitimées.Ceux qui opèrent un mélange "contre nature" sont en général éludés ou considérés comme dangereux. Ainsi dans un hôpital psychiatrique lorsqu'on organise des réunions de personnes aux statuts différents dans une perspective de communauté thérapeutique. En pédagogie institutionnelle, l'assemblée du groupe-classe dans laquelle le professeur tente d'être un membre du groupe parmi les élèves, pour toutes les décisions collectives, permet l'émergence des facteurs de transversalité. A fortiori, en socianalyse interne, lorsque tout un établissement s'exprime en assemblée générale du personnel. Cette notion est fondamentale dans tout processus de formation. Partons d'un exemple: soit un groupe de stagiaires dans un stage de communications et de relations humaines.

On appellera "transversalité" la multiplicité opaque des différences personnelles et sociales institutionnalisées qui renvoient, pour chacun, à des références et des appartenances variées et non-dites explicitement, mais prégnantes dans la situation, (ce que J. ARDOINO nomme "traversalités") (17). Différences hommes/femmes ; jeunes/vieux ; étrangers/nationaux; ouvriers/bourgeois ; croyants/non-croyants ; mariés/célibataires ; avec enfants/sans enfants ; militants/apolitiques etc. Cet ensemble de différences, liées à des références et des appartenances sociales et culturelles multiples, agit comme un ensemble de rapports de sens dans lequel "baigne" le groupe en question d'une manière imaginaire. Imaginaire en tant que non-conscient (méconnaissance instituée) ; imaginaire en tant que subconscient (censure, répression) ; imaginaire en tant qu'inconscient (refoulement).

L'Analyse Institutionnelle tentera l'élucidation principalement de la transversalité socio-politique, instituée et instituante, liée à l'emprise de l'Imaginaire Social de la société considérée dans l'institution étudiée. Les socio-psychanalystes dans la ligne de Gérard Mendel seront plus sensibles à la transversalité libidinale ou s'expriment les pulsions oedipiennes et archaïques des individus dans un processus de psychologisation du Politique (18). L'Approche Transversale que je défends y ajoutera l'importance d'une reconnaissance de la "transversalité de l'imaginaire sacral" qui s'appuie sur le fait que l'homme est non-séparable de l'ensemble de l'univers naturel et cosmique qu'il se représente toujours à travers ses symboles et ses mythes, ses arts, sa poésie et ses spiritualités religieuses.

LA TRANSVERSALITE DE L'IMAGINAIRE PULSIONNEL.

Un groupe de personnes comme ce groupe de stagiaires dont je parlais précédemment, est d'abord un champ de désirs qui s'affrontent, se confrontent, se frustrent, se réalisent, selon la logique de l'inconscient. Le désir, lié à l'énergie biologique du sujet et au jeu de son imagination devant le manque, l'impossibilité de réaliser complètement ce désir dans la situation, suscite un univers fantasmatique qui recouvre les autres, pour le meilleur et pour le pire. Désir de vie d'abord et surtout. Mouvement interne qui cherche à s'extérioriser, d'attraction, de structuration, de complexification, d'hétérogénéisation différentielle mais aussi, de non-séparabilité, d'unification au système vivant et, peut-être même, au système cosmique dans son intégralité. Toute la force de "l'instituant" se trouve là, et c'est à cet endroit que le psychosociologue institutionnaliste doit revenir pour percer son occultation par les pouvoirs établis dans l'organisation.

Evidemment la logique inconsciente du désir proprement sexuel, au sens freudien du terme, y a sa place essentielle et la psychanalyse représente une théorie très importante de compréhension partielle du mode de fonctionnement du sujet humain. Faut-il, pour autant suivre Freud, dans sa radicalité à propos de la "pulsion de mort" ? Le travail silencieux de la pulsion de mort est-il le dernier mot de l'histoire humaine ? Le retour à l'inerte, à l'inorganique, est-il inscrit d'une manière indélébile au coeur de la psyché au point d'en être le moteur central ? Beaucoup de cas psycho-pathologiques nous invitent à suivre cette théorie. Mais est-elle généralisable à tout être humain ? On sait que l'histoire personnelle tragique de Freud se mêle à sa conviction théorique (19) et on peut se demander s'il n'a pas suivi une pente théorique qui correspondait à la fois aux connaissances de son temps et à sa complexité personnelle. Je ne crois pas que l'on puisse trancher ce débat qui est, en dernière instance, une croyance très personnelle à expérimenter soi-même dans les épreuves de la vie. Je me refuse en tout cas à enseigner dogmatiquement sur ce sujet et je rappelle aux étudiants qu'Erich Fromm a écrit, avec beaucoup de nuances, un ouvrage qui tente de décrire l'anatomie de la destructivité humaine à partir de l'anthropologie (20) Néanmoins, je pense comme Stanislav Grof et la psychologie transpersonnelle (21) que la question de la mort et de la finitude est une prise de conscience inéluctable pour tout être humain digne de ce nom.

Sans cette conscience existentiellement vécue, le sens de la vie ne saurait être trouvée. Pour moi "la pulsion de mort" signifie que dans un groupe, comme en moi-même, je rencontrerai toujours une tendance à la répulsion, à la simplification, à la réduction de la complexité, à la déstructuration, à la déstructivité au delà de l'agressivité. Cette destructivité peut me conduire à ne plus rien vouloir, à ne plus désirer vivre. Mais son influence est relative. Elle est intrinsèquement reliée au champ de relations sociales positives et négatives qui me constituent:"Pour que la mort soit juste, il faut que la vie soit juste" écrivait Nazim Hikmet du fond de sa prison. Le jeu des pulsions conduit à la phantasmatisation des rapports humains qui correspondent à tout une gamme de sensations et de sentiments: joie, peur, colère, rêverie, envie, admiration. Mais aussi à la mise en oeuvre des mécanismes de défense: projection, sublimation, déplacement, refoulement, isolation, formation réactionnelle, retournement contre soi-même, régression, annulation rétroactive, inhibition, rétraction, négations, intellectualisation, identification à l'agresseur. A retenir, trois types principaux: projection, introjection et identification. Un exemple d'affect en oeuvre dans la communication: la Peur.

- d'être jugé, de me voir à travers l'autre.

- d'être changé, remis en question.

- d'être dominé, incompris.

- d'être déçu, mal aimé.

- d'être utilisé, manipulé.

- d'être séduit puis abandonné.

- de l'indiscrétion, d'être "violé" dans son intimité.

- d'être dévoré.

- de s'exhiber.

- d'avoir mal et de faire mal...

LA TRANSVERSALITE INSTITUTIONNELLE

Pour la comprendre, il faut pouvoir changer de système de repérage. La transversalité institutionnelle suppose un décentrage par rapport à l'individu. Désormais, ce qui influence le comportement provient du champ historico-social. Toute société, dans son mouvement historique (historicité) , se crée tout en engendrant un Imaginaire social, c'est-à-dire un ensemble de significations imaginaires sociales :

- significations ou éléments sémiotiques comportant du sens.

- imaginaires, c'est-à-dire non-conscients des acteurs sociaux.

- sociales : qui s'imposent à tous les membres de la société indépendamment d'eux et engendrées par le système macro-social en tant que tel. L'imaginaire social est donc le concept de référence pour comprendre la transversalité institutionnelle. L'imaginaire social est avant tout :

- une totalité en acte, toujours inachevée.

- régi par un principe de non-conscience de la part de ceux qui le subissent tout en le créant et en le reproduisant.

- insondable et magmatique, c'est-à-dire inépuisable, dynamique, inextricable. Seuls des éléments de cohérence peuvent être dégagés, mais ils ne reflètent qu'une partie de l'imaginaire social. Irréductible à une quelconque "explication totalisante" (du genre de celle d'Emmanuel Todd à propos des relations entre les structures familiales et les structures des idéologies politiques) (22)

- aliénant et créateur: l'imaginaire social comporte une dimension de leurre permanent, un miroir aux alouettes, mais en même temps, une dimension créatrice, un "principe espérance" (Ernst Bloch) qui permet de faire des projets d'avenir et, ainsi de contribuer à construire la société future.

- l'imaginaire social englobe les idéologies. Toute idéologie n'est qu'une forme rationalisée et apparente (ou susceptible de l'être) de l'iceberg imaginaire social dont la plus grande partie demeure inconnue.

L'imaginaire social se structure, partiellement, sous la forme symbolique d'Institutions. Avec Cornélius Castoriadis, le penseur de l'imaginaire social, nous appelons "institution" un réseau symbolique, socialement sanctionné, ou se combinent, en relations et en proportions variables, une composante fonctionnelle-réelle et une composante imaginaire (23). La composante fonctionnelle-réelle s'appuie sur une base organisationnelle. Les grandes "Organisations" du social exercent leur emprise en imposant à tous un champ institutionnel découlant de l'imaginaire social de la société considérée.

Par exemple:

Institutions: Education Mariage Militance Religion

Organisations: Ecoles Famille Syndicats Eglises

Universités couples partis sectes.

Il y a toujours un élément de "réalité" à la base de la composante fonctionnelle-réelle de l'institution. C'est le "il faut être réaliste" et le "il ne faut pas rêver!" des hommes de pouvoir. Mais on oublie trop souvent que cette composante est doublée par la composante imaginaire, à la fois leurrante et créatrice. Les Organisations et les groupes vont être porteurs (producteurs/reproducteurs) d' "institutions", souvent de manière implicite. Si l'organisation de type X (dans la typologie de l'américain Douglas Mac Gregor) (24) renforce plutôt l'imaginaire social leurrant, conformiste et reproducteur de normes inchangées, l'organisation de type Y, au contraire, s'appuie sur la part créatrice, "instituante", de l'imaginaire social par son ouverture et sa confiance dans les potentialités novatrices de l'être humain. Encore faut-il se garder de toute envie manichéenne (le bon = l'instituant;le mauvais = l'institué) Cet "instituant" se manifeste toujours pour le meilleur et pour le pire : La Bourgeoisie, le Bolchevisme, le Nazisme, le Fascisme ont été, dès le départ, des formes contestataires et minoritaires apparemment "instituantes" par rapport au régime politique et social en place. On sait ce qu'ils sont devenus par la suite.

TRANSVERSALITE ET SACRALITE

L'Analyse Institutionnelle ne prend pas en compte cet aspect de la transversalité, ou plutôt la réduit le plus souvent à une dimension socio-politique. Pourtant on ne peut maintenant exclure la transversalité sacrale sans méconnaître une dimension importante de la complexité humaine. Les études cliniques de Stanislav Grof (25) en psychothérapie LSD, démontrent sans ambiguïté le fondement transpersonnel de la psyché, à un certain niveau de profondeur. L'être humain est, avant tout, un être "relié" (religieux). Il est relié à lui-même, aux autres, à la nature et au cosmos. On ne saurait en faire un être "séparable" sans le détruire. Ce que le phénoménologue des religions nous montre, comme Mircea Eliade par exemple, c'est justement ce sens de la reliance qui existe dans des cultures très différentes selon des schèmes semblables. L'être humain se "représente" le monde dans lequel il vit, a vécu, vivra. Il n'arrête pas de donner des symboles et des mythes en héritage à ses enfants, comme lui-même en a reáu de ses parents. L'angoisse qui saisit un participant dans un groupe ne saurait être systématiquement réduit à un problème oedipien ou archaïque. Le questionnement métaphysique n'est pas du ressort de la psychanalyse ou de la sociologie. C'est l'artiste, le poète, et le philosophe qui peuvent, parfois, pénétrer le sens intime d'une vie brisée. Le sens du sacré, c'est avant tout celui du Sans-Fond , du Sans-Fin et du Sans-Nom.

Sens de l'incompréhensible à partager.

Sens du bouleversement radical , du Chaos primordial qui m'effraie et me ravit.

Ouverture à la démesure dionysiaque et à l'équilibre apollinien.

Repérage de l'infini imperceptible dans le fini ridicule.

Acceptation de l'étrangeté de moi à moi-même, de l'autre à moi, de moi au monde.

Sens de la relation d'inconnu.

Intuition inébranlable de la non-séparabilité de ce qui est, par delà toutes ses formes éclatées en apparence.

Perception d'un temps instantané, sans commencement ni fin, au coeur du temps chronologique, socialisé.

Compréhension non-intellectuelle de l'affectivité humaine et de ses racines primordiales dans l'ordre de la nature.

Sens de la solitude dans la foule et de la multitude chez l'ermite.

Regard lucide sur l'effroyable dans l'innocence et sur l'amour dans l'injustice la plus criante.

Tel est le sens du sacré, à la fois Mysterium fascinans et Mysterium tremundum comme dit Rudolf Otto (26). Cette transversalité de l'imaginaire sacral, qui ne l'a pas rencontrée un jour ou l'autre, dans les groupes lors d'une animation, et que faire d'elle, lorsqu'elle se manifeste ? Je suis pour la reconnaître dans toute son ampleur et lui donner le statut ontologique qu'elle mérite dans le groupe, sans chercher à la réduire par des interprétations arbitraires et scientistes, fussent-elles "institutionnalistes".

Peut-on réellement faire de la clinique aujourd'hui sans cette ouverture essentielle ? Le développement de démarches psychothérapeutiques à dimension symboliques et imaginatives comme la Psycho-synthèse de Roberto Assagioli (27) ou de la Gestalt thérapie de F.S.Perls (28) , atteste à mon sens de l'importance de cette réflexion. En d'autres termes, peut-on faire de l'analyse institutionnelle pure et dure sans, en fin de compte, se restreindre dans la compréhension de la complexité humaine, sans toujours tenter de la réduire de manière ou d'une autre ? Ne vaudrait-il pas mieux prendre le meilleur de l'analyse institutionnelle (sa préoccupation du socio-politique institué et instituant dans les moindres faits de la vie quotidienne) et l'intégrer dans un corpus théorique flottant, dynamique, incertain et inachevé. Par là on considérerait peut-être vraiment cet "infini turbulent" (H. Michaux) qui a pris un jour, la forme étrange d'un homo sapiens qui est aussi, comme le soutient justement Edgar Morin, un homo demens.


BIBLIOGRAPHIE

1) BOURDIEU Pierre, CHAMBOREDON Jean-Claude, PASSERON Jean-Claude, Le métier de sociologue, Paris, Mouton/Bordas, 1973 (réed)

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3) CROSSMAN Sylvie, FENWICK Edouard, Le Nouvel Age, Paris, Le Seuil, 1981

4) TOFFLER Alvin, La troisième vague, Paris, médiations, Gonthier-Denoâl, 1982

5) PRIGOGINE Ilya, TENGERS Isabelle, La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1981

6) FERGUSON Marilyn, Les enfants du Verseau , pour un nouveau paradigme, Paris, Calmann-Lévy, 1981

7) BARBIER René, La création en éducation, in LE 3é MILLENAIRE, Paris, n° 11, 1983, L'impasse éducative, pp.34-43

8) ASSOCIATION DES ENSEIGNANTS ET CHERCHEURS EN SCIENCES DE L'EDUCATION, Sciences anthropo-sociales, Sciences de l'Education, Actes du Colloque National, 16-18 septembre 1983, Paris, deux volumes, 1983 (AECSE, 2 rue Chauchat, 75009 Paris)

9) SILEX, La sensibilité écologique, n° 18-19, 1980, Grenoble, B.P.812 RP, 38035 Grenoble cedex

10) LOURAU René, L'Etat-inconscient, Paris, les éditions de minuit, 1978

11) DIENER Ingolf, SUPP Eckhard, Ils vivent autrement, Paris, stock 2, 1982.

12) BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, La reproduction, éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, les éditions de minuit, 1970

13) PAGES Max, BONETTI Michel, De GAULEJAC Vincent, DESCENDRE Daniel, L'emprise de l'organisation, Paris, PUF, 1979

14) BARBIER René, La recherche-action dans l'institution éducative, pp.63-84, Paris, Gauthier-Villars, 1977

15) BARBIER René, L'implication et l'imaginaire, communication au Colloque des Enseignants et Chercheurs en Sciences de l'Education, 16-18 septembre 1984 (cf note 8)

16) GUATTARI Felix, Transversalité et psychanalyse, Paris, F.Maspero, 1970

17) ARDOINO Jacques, Education et politique, Paris, Gauthier-Villars, 1977

18) cf la revue Socio-psychanalyse, petite bibliothèque Payot, n° 1-9

19) SCHUR Max, La mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, coll. tel, 1982

20) FROMM Erich, La passion de détruire.Anatomie de la destructivité humaine, Paris, Robert Laffont, 1975

21) GROF Stanislav, La psychologie transpersonnelle, Monaco, éditions du Rocher, 1984

et (en collaboration avec Joan HALIFAX) , La rencontre de l'homme avec la mort, Monaco, éditions du Rocher, 1982

22) TODD Emmanuel, La troisième planête, Paris, Le Seuil, 1983

23) CASTORIADIS Cornélius, L'institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975

24) MAC GREGOR Douglas, La dimension humaine de l'entreprise, Paris, Gauthier-Villars, 1971

25) GROF Stanilav, Royaumes de l'inconscient humain, Monaco, éditions du Rocher, 1983

26) OTTO Rudolf, Le sacré.L'élément non-rationnel dans l'idée du divin et sa relation avec le rationnel, Paris, petite bibliothèque Payot, 1969

27) FERRUCCI Oietro, La psycho-synthèse, Paris, éditions Retz, 1982

28) PERLS F.S., Rêves et existence en Gestalt thérapie, Paris, Epi, 1972 et Marie PETIT, La Gestalt, thérapie de l'ici et maintenant, Paris, ESF, 1984