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Lectures. La méthode d’Henri Lefebvre. par Rémi
Hess
Première publication en décembre 1991
Mise en ligne le mardi 6 juillet 2004
"Les catégories (concepts) qui expriment les rapports
sociaux dans la société la plus développée,
la société bourgeoise, permettent en même temps
de saisir la structure et les rapports de production de toutes les
sociétés passées, non seulement parce qu’il
en subsiste des vestiges mais parce que certaines virtualités
(possibilités) en se développant ont pris tout leur
sens."
(Henri Lefebvre, La production de l’espace, 1974, p. 79, citant
Marx, Grundrisse, introd., Éditions Anthropos, pp. 35 et
sq. )
Henri Lefebvre a dégagé de sa lecture de Marx une
manière d’aborder toute réalité sociale.
Lefebvre n’a pas fait d’ouvrage de méthodologie.
Il n’a pas fait d’enseignement spécifiquement
méthodologique. S’il a imposé sa méthode
régressive-progressive, c’est surtout "par l’exemple",
en la pratiquant. C’est peut-être ce qui explique que,
dans les ouvrages de méthodologie des sciences anthropo-sociales,
on oublie de signaler cette méthode. Pourtant, on peut penser,
avec Sartre, que cette méthode est un outil extrêmement
précieux et qu’elle est utilisable dans beaucoup d’autres
champs que ceux travaillés par Lefebvre (le rural et l’urbain,
principalement). Il me semble donc nécessaire ici de rappeler
cet apport essentiel de la recherche de Lefebvre en montrant la
ressource que constitue encore aujourd’hui cet apport.
La confrontation au social
Lorsqu’il se confiait [1], Lefebvre laissait entendre qu’il
ne se trouvait pas très "méthodique" dans
sa manière de travailler. Il avait l’impression d’avoir
travaillé dans l’improvisation perpétuelle.
C’est une auto-évaluation subjective tout à
fait exagérée. Certes, Lefebvre a oeuvré de
manière très discontinue, alternant des phases de
travail intense (nombreuses lectures, périodes de transes
d’écriture), et des phases de découverte (son
vécu du surgissement de l’urbain dans la lande du sud-ouest
de la France dans les années 1950... ).
La période de découverte, c’est l’intuition
brusque. La prise de conscience à travers la confrontation
de deux situations concrètes. Par exemple, le Béarn
et la ville de Bologne. Bologne, pour Lefebvre, c’était
une oeuvre humaine qui ne portait plus trace de la nature. De la
pierre. De l’eau. Mais plus de terre. Plus de végétation.
Une nature seconde, produite. Et le Béarn, en 1955, en était
à ce moment fondateur d’une nouvelle "nature".
La destruction de la nature produisant l’urbain. A l’instar
de Le Play, qui fut lui aussi un grand voyageur [2], Lefebvre vécut
le voyage comme un moment d’instruction, de conception et
de production d’intuitions. Le voyage, ce n’est pas
d’abord les "grands voyages" ; avant de circuler
dans le monde entier, Lefebvre s’est entraîné
à voyager autour de ses "points fixes" (Navarrenx).
Il a voyagé dans les Pyrénées, dans la montagne.
L’essentiel, c’est la curiosité intense qui finit
par provoquer l’intuition. Cette curiosité permet une
variété dans la manière d’aborder les
objets. Apprendre, cela passe suivant les moments par les livres,
par la parole, ou par le regard. Cela dépend de la conjoncture,
comme dirait Lefebvre.
C’est pourquoi Lefebvre n’a pas aimé la mode
"structuraliste". A la structure, il oppose le conjoncturel
qui, dans sa vie, a toujours été plus important, plus
central. Lefebvre ne s’est jamais vécu comme structuré,
structural, structurant ou structuraliste. Car la conjoncture -
moment où les éléments d’abord épars
et les forces supérieures se réunissent - est le moment
fondamental de la recherche. C’est le conjoncturel qui brise
les structures. Nous touchons là à ce que R. Lourau
nomme le "paradigme d’Henri Lefebvre", c’est-à-dire
l’articulation de la forme et du fond de la pensée.
Ce paradigme du conjoncturel, Lefebvre l’a partagé
avec les situationnistes, notamment. Il s’agit de cette passion
pour le moment où les structures n’arrivent plus à
dominer leurs propres éléments, où ces éléments
se rassemblent et forment une conjoncture novatrice. Ce moment est
dramatique. D’où l’intérêt que Lefebvre
porte au théâtre. Le moment conjoncturel est un moment
théâtral. Mai 68 a été un moment théâtral,
conjoncture de forces et d’idées qui débouchent
sur une autre réalité.
Lefebvre a donc une méthode de travail assez irrégulière,
assez improvisée. Cette méthode de travail se différencie
de celles de philosophes systématiques ayant une ligne fixe
comme Kant ou Spinoza. Lefebvre est persuadé qu’il
n’est plus possible de penser de cette manière classique.
C’est ce qu’il indique dans l’opposition qu’il
construit entre philosophie et méta-philosophie. Pour Lefebvre,
la tâche du philosophe n’est plus d’intégrer
ce qui se présente à un système, mais au contraire
de soumettre ce qu’a pu penser le philosophe à ce qui
apparaît, à ce qui se forme, à ce qui se transforme.
Tenter de protéger sa pensée contre le nouveau n’a
pas de sens. Au contraire, il faut la transformer au contact de
ce qui apparaît. Est-ce une méthode ? Peut-être
Lefebvre préfère parler de procédure. L’important
ici est de montrer que cette procédure lefebvrienne est en
rupture profonde avec la posture du philosophe qui veut poser le
noyau d’un système en l’élargissant, en
y faisant entrer tout ce qu’il rencontre. Ce rapport, cette
disponibilité par rapport à l’actuel, par rapport
à ce qui surgit explique pourquoi Lefebvre a été
si disponible pour passer de la philosophie à la poésie,
du rural à l’urbain.
Dans cette optique Lefebvre a publié en fonction d’une
logique d’intervention. Il n’a pas eu de stratégie
préétablie d’une oeuvre. C’est le rapport
de confrontation au social et à ses développements
qui amena Lefebvre à écrire et à publier :
connaître la réalité, la penser, pour aider
à la transformer.
La méthode régressive-progressive
A partir de sa lecture du Capital, mais aussi des Fondements de
la critique de l’économie politique (Grundrisse) de
Marx, Lefebvre a mis au point une méthode de lecture des
faits sociaux, la méthode régressive-progressive,
qui consiste à partir de l’actuel, puis à remonter
dans le passé. Ce n’est pas la méthode historique
dans la mesure où celle-ci consiste à s’installer
dans le passé et à essayer de voir ce qui a eu lieu,
ce qui s’est passé à telle ou telle époque.
Dans cette perspective, l’historien tire ensuite des analogies,
des comparaisons, des conséquences...
La méthode que Lefebvre dégage de l’œuvre
de Marx consiste plutôt à partir de ce qui existe.
Pour Marx, c’était le capitalisme, le capitalisme industriel
avec ses implications, dont le marché mondial (que Marx n’a
pas tellement vu, puisqu’au XIXe siècle il avait surtout
affaire au marché pré-capitaliste). A partir de l’actuel
que l’on analyse, on remonte de proche en proche aux conditions
de cette réalité actuelle. On tente de dégager,
à travers cette démarche régressive, ce qui
a précédé le présent. Ensuite, on reprend
le processus en sens contraire pour éclairer, élucider,
déployer, développer... On essaye de voir tous les
possibles (les "virtualités") contenus dans la
situation présente. On essaye ainsi d’éclairer
le futur en tentant de mettre au jour le possible et l’impossible.
L’originalité de Lefebvre, même s’il a
trouvé le principe de cette méthode chez Marx, c’est
de l’appliquer à des formes sociales concrètes
: la nation, la communauté paysanne, l’urbain, l’État,
etc.
Lefebvre a fait surgir le concept d’urbain de son étude
de la campagne et de la ville. Il est passé de l’étude
du monde rural à celle de la réalité urbaine
à la fin des années 1950. L’urbain, Lefebvre
le conçoit, alors, à partir de l’analyse de
la crise de la ville. La ville traditionnelle éclate lorsque
se développent de nouvelles réalités comme
Mourenx, et qu’il n’est plus guère possible de
distinguer la ville de la campagne. L’industrie réorganise
l’espace, le redéploie. Lefebvre étudie le double
mouvement d’explosion, naissance des périphéries,
et d’implosion, centralité accrue des centres de décision,
des centres d’autorité, des centres de répression.
L’urbain, c’est le concept qui rend compte de cette
double évolution caractérisée par le mouvement
d’explosion/implosion des centres et des périphéries,
et de tout le dérangement social, de toute la réorganisation
sociétale qui l’accompagne. L’émergence
du concept d’urbain est donc un produit de cette méthode
régressive-progressive.
Sartre, disciple de Lefebvre ?
Lefebvre a pour la première fois clairement formulé
cette méthode dans un article de 1953 [3] où, pour
expliciter sa méthode, il s’appuie sur le métayage.
Cet article a été rendu célèbre par
Jean-Paul Sartre, puisque l’auteur de la Critique de la raison
dialectique en a tiré sa propre méthode. Sartre explique
l’origine de Question de méthode dans l’introduction
de la Critique de la raison dialectique. Au départ, une revue
polonaise décide de consacrer un numéro à la
culture française. Elle passe commande à Sartre d’un
article sur la situation de l’existentialisme en 1957. Sartre
explique qu’il n’aime pas parler de l’existentialisme.
Nommer, définir, c’est fermer la boucle. Mais il veut
profiter de l’occasion qui lui est offerte de dire, dans une
revue de l’Est, ce qu’il pense de l’état
de la philosophie marxiste. Alors, il accepte l’offre. En
même temps, la revue en question a demandé à
Henri Lefebvre d’écrire un texte sur les contradictions
et les développements du marxisme en France au cours des
dernières années. La première version de Questions
de méthode s’intitule donc, en polonais "Situation
de l’existentialisme en 1957." Ce texte est repris et
modifié sous le titre "Existentialisme et marxisme".
Il paraît dans Les Temps modernes. On se trouve face à
un texte important, puisqu’il a pour but de définir
la "méthode" que Sartre va suivre dans son livre
philosophique le plus important, Critique de la raison dialectique,
puis dans le Flaubert.
Jean-Paul Sartre va emprunter à Lefebvre sa méthodologie.
Nous nous permettons de reprendre ici intégralement le passage
où Jean-Paul Sartre dit sa dette vis-à-vis du philosophe
marxiste et rend hommage à Lefebvre ; "C’est un
marxiste, Henri Lefebvre, qui a donné une méthode
à mon avis simple et irréprochable pour intégrer
la sociologie et l’histoire dans la perspective de la dialectique
matérialiste." II poursuit : "Le passage vaut d’être
cité en entier ; Lefebvre commence par remarquer que la réalité
paysanne se présente d’abord avec une complexité
horizontale : il s’agit d’un groupe humain en possession
de techniques et d’une productivité agricole définie,
en rapport avec ces techniques elles-mêmes, avec la structure
sociale qu’elles déterminent et qui revient sur elles
pour les conditionner. Ce groupe humain, dont les caractères
dépendent largement des grands ensembles nationaux et mondiaux
(qui conditionnent par exemple les spécialisations à
l’échelle nationale), présente une multiplicité
d’aspects qui doivent être décrits et fixés
(aspects démographiques, structure familiale, habitat, religion,
etc.). Mais Lefebvre se hâte d’ajouter que cette complexité
horizontale se double d’une "complexité verticale"
ou "historique" ; dans le monde rural, en effet, on relève
"la coexistence de formations d’âge et de date
différents". Les deux complexités "réagissent
l’une sur l’autre". Il relève, par exemple,
le fait très frappant que l’histoire seule (et non
la sociologie empirique et statistique) peut expliquer le fait rural
américain : le peuplement s’est opéré
sur une terre libre et l’occupation du sol s’est effectuée
à partir des villes (alors que la ville en Europe s’est
développée en milieu paysan). On expliquera ainsi
que la culture paysanne soit proprement inexistante aux USA ou soit
une dégradation de la culture urbaine.
Pour étudier, sans s’y perdre, une pareille complexité
(au carré) et une telle réciprocité d’inter-relations,
Lefebvre propose "une méthode très simple utilisant
des techniques auxiliaires et comportant plusieurs moments :
a) Descriptif : observation mais avec un regard informé
par l’expérience et par une théorie générale.
b) Analytico-régressif : analyse de la réalité.
Effort pour la dater exactement.
c) Historico-génétique : effort pour retrouver le
présent mais élucidé, compris, expliqué"
[4].
Et Sartre de poursuivre : "A ce texte si clair et si riche,
nous n’avons rien à ajouter si ce n’est que cette
méthode, avec sa phase de description phénoménologique
et son double mouvement de régression puis de progrès,
nous la croyons valable - avec les modifications que peuvent lui
imposer ses objets - dans tous les domaines de l’anthropologie.
C’est elle, d’ailleurs, que nous appliquerons, comme
on verra plus loin, aux significations, aux individus eux-mêmes
et aux relations concrètes entre les individus. Elle seule
peut être heuristique ; elle seule dégage l’originalité
du fait tout en permettant des comparaisons." Et il conclut
: "Il reste à regretter que Lefebvre n’ait pas
trouvé d’imitateurs parmi les autres intellectuels
marxistes." Sartre développe ensuite l’exposé
de cette méthode sur cinquante pages, avant de l’appliquer
à sa théorie des groupes et des institutions.
Cette méthode, rarement présentée telle quelle
dans l’œuvre de Lefebvre [5], est en fait pratiquée
tout le temps. Toute la lutte contre la lecture de Marx que propose
Lefebvre - il y a toujours eu dans le Parti des intellectuels pour
dire que Lefebvre n’était pas un "vrai marxiste"
- a en fait été une lutte contre sa méthode
[6]. Dans les années 1930, où l’économisme
était la forme philosophique du stalinisme, Lefebvre passait
pour hérétique parce qu’il tentait d’insister
sur la double complexité (horizontale et verticale) du marxisme.
Un peu plus tard, Althusser, n’essayant de voir que la structure
horizontale du Capital, prétend dire la vérité
d’un Marx dont il nierait la pensée (verticalité
et historicité des problématiques) [7].
Aujourd’hui, avec Antoine Savoye, on peut voir dans cette
méthode une ressource possible pour l’analyse institutionnelle.
Même s’il y a toujours un risque à proposer une
méthode (on peut en effet tomber dans le travers du mécanique
et du répétitif), cela a l’avantage aussi d’être
un appui pour l’étude, l’analyse des forces sociales
(8). Cette méthode, souvent oubliée par les manuels
français de méthodologie des sciences sociales [8],
a pourtant des virtualités épistémologiques
importantes. Son oubli entraîne souvent des erreurs au niveau
de l’appréciation des faits sociaux. Lefebvre constatait
souvent que la plupart des analyses de l’actuel et de l’actualité
restent structurales. Or le structuralisme a toujours tendance à
rejeter l’histoire, ou alors à faire de l’histoire
historicienne.
La méthode régressive-progressive consiste, comme
on l’a vu, à reconstituer l’histoire en remontant
le long de son cours pour la parcourir génétiquement.
Les analyses structurales ne sont pas inintéressantes. Elles
cherchent dans l’actuel les oppositions. Cela donne des résultats.
Car, effectivement, les oppositions structurales, pertinentes, binaires
existent (on peut les calculer), mais la méthode structurale
appelle des compléments. Si la notion de structure est en
elle-même valide, on est obligé de rejeter son emploi
dogmatique que l’on a pu voir se développer lors de
la période "structuraliste". La notion de "structure"
doit en effet entrer en confrontation avec celles de "fonction"
et de "forme". Or structuralisme, fonctionnalisme et formisme
sont d’une certaine manière des abus. On extrapole.
Et cette extrapolation est illégitime d’un point de
vue théorique. D’autre part, si la notion de structure
en elle-même est légitime, elle doit être complétée,
dialectiquement, par celle de conjoncture.
L’important, ici, dans la présentation de la méthode
de Lefebvre, c’est de faire appel à la notion de praxis.
Lefebvre écrit : "La praxis ne peut se fermer et ne
peut se considérer comme fermée. Réalité
et concepts restent ouverts et l’ouverture a plusieurs dimensions
: la nature, le passé, le possible humain. Il ne suffit pas
de dire que la notion de praxis s’efforce de saisir ou saisit
la complexité des phénomènes humains. Il faut
ajouter qu’elle saisit leur complexité croissante et
elle seule. Ouverte de toutes parts, la praxis (réalité
et concepts) ne s’égare pas pour autant dans l’indéterminé.
Seule une pensée d’un certain type, à savoir
l’intellect analytique traditionnel, confond fermeture et
détermination, ouverture et indétermination [9]."
Pour rendre sensibles ces idées, Lefebvre poursuit sa réflexion
dans le même ouvrage en prenant l’exemple de la ville
de Paris : "C’est une oeuvre au sens où nous avons
pris ce terme, oeuvre dont Marx à plusieurs reprises ébauche
l’étude en la rattachant, comme les autres formes et
types d’œuvres humains, à la théorie générale
de la division du travail. Synchroniquement, la Ville est un ensemble,
un tout subissant des mutations lentes et brusques. Diachroniquement,
la Ville est l’œuvre d’un groupe, en rapport avec
une société globale dans laquelle elle s’insère,
ainsi qu’avec un État qu’elle domine ou subit.
Une ville croît ou décline ; elle réussit, végète
ou échoue. Pourquoi et comment ? L’étude du
site et de la situation relève de la géographie, de
l’économie politique, voire de la biologie végétale
ou animale. L’étude des institutions relève
de l’histoire stricto sensu, et celle du groupe urbain de
la sociologie. La compréhension du rapport de la Ville avec
la société globale ne pourra pas ne pas faire appel
à ces sciences spécialisées. Est-ce à
dire que la Ville et la praxis à l’œuvre dans
cette réalité n’ont rien de concrètement
saisissable ? L’affirmer, c’est résoudre en le
supprimant par décret le problème méthodologique
des sciences humaines : relation de ces sciences entre elles, unité
présupposée ou reconstruite de leur objet [10]."
Ce texte donne un nouvel éclairage sur la méthode
régressive-progressive, et son intérêt est de
souligner combien la question est d’articuler l’apport
des différentes disciplines pour saisir un objet "complexe".
On voit comment l’exemple de la ville pourrait être
remplacé par n’importe quel objet "social"
ou n’importe quelle institution (l’éducation,
l’immigration, la santé... ).
Lefebvre, Foucault et Goldmann
Comment situer cette méthode régressive-progressive
par rapport à d’autres méthodes ? Notamment
par rapport à la méthode généalogique
utilisée par Foucault ? D’abord, il faut remarquer
que la méthode de Lefebvre est tirée de Marx. Foucault,
lui, s’inspire de Nietzsche. Le projet de Nietzsche, dans
la Généalogie de la morale, était de suivre
des courants à travers des pensées individuelles.
Pour Lefebvre, on ne peut pas opposer démarche généalogique
et démarche génétique. L’important, pour
Lefebvre, c’est d’éviter la question des origines.
C’est une question obscure. Se poser la question de l’origine
de la langue, par exemple, n’a pas grand sens. Lefebvre s’était
posé cette question la première fois en lisant Heidegger
dans les années 1920. Lefebvre pense qu’Engels a eu
tort de parler des origines de la famille, de la propriété
et de l’État, par exemple. On ne peut pas dater l’origine.
Cela, Nietzsche, et donc à sa suite Foucault, l’a vu
aussi. Nietzsche a voulu localiser, définir des problèmes.
La première traduction française du livre de Nietzsche
sur la tragédie s’intitulait Origines de la tragédie.
En fait, le nouveau titre, Naissance de la tragédie, est
meilleur. Parce qu’une naissance peut se dater. Chercher l’origine,
c’est se perdre dans la nuit des temps. La naissance, par
contre, permet de déterminer le lieu, le moment, la conjoncture.
Il y a donc une parenté entre la méthode lefebvrienne
et la méthode foucaldienne, encore quelles aient des racines
différentes.
On pourrait également confronter cette méthode à
ce que Goldmann appelait le structuralisme génétique.
Cependant, dans sa façon d’approcher les phénomènes,
Lefebvre explique que Goldmann ne s’occupait pas suffisamment
du premier moment, du moment régressif, le moment qui part
de l’actuel. Goldmann s’inspirait de Piaget qui - en
partant de l’enfance - construisait les stades de révolution.
Ce qui peut être intéressant en psychologie est cependant
difficilement transposable au terrain historique [11].
Pour Lefebvre, ce développement n’est que le deuxième
moment du travail. Le moment premier, celui de la régression,
doit être prudent. Il faut étudier le présent,
l’actuel, y trouver des points de repère, des références.
Ce n’est pas toujours facile. Alors, seulement, on peut commencer
à remonter. Pour ce qui est du capitalisme, qu’étudient
Marx et Lefebvre, il y a plusieurs périodes, plusieurs époques.
Ce serait faux de croire que la bourgeoisie est une classe qui a
été homogène dès le début et
qu’elle s’est reproduite de famille en famille ; il
y a eu des changements prodigieux, qu’on ne peut comprendre
que si l’on réfléchit aux luttes qui ont opposé
les différentes fractions des classes dominantes. Si l’on
n’observe pas cette dynamique, il y a des chaînons qui
vont manquer. Ce n’est pas facile à reconstituer. Il
faut reconstituer une genèse sans dogmatisme. Dans la logique
de Lefebvre, l’écueil à éviter absolument
c’est de s’accrocher à une démarche méthodologique
valable, mais de s’y cantonner et d’oser des extrapolations
erronées. Il faut garder en permanence une lucidité
critique par rapport aux outils méthodologiques [12].
Faire surgir des concepts
Dans La production de l’espace (1974), Lefebvre applique la
méthode à l’espace. Il explique : "La démarche
poursuivie ici peut se dire "régressive-progressive".
Elle prend pour départ ce qui advient aujourd’hui :
le bond en avant des forces productives, la capacité technique
et scientifique de transformer si radicalement l’espace naturel
qu’elle menace la nature elle-même. Les effets de cette
puissance destructrice et constructrice se constatent de toutes
parts. Ils se conjuguent d’une manière souvent inquiétante
avec les pressions du marché mondial. La production d’espace,
élevée au concept et au langage, réagit sur
le passé, y décèle des aspects et moments méconnus.
Le passé s’éclaire d’une manière
différente ; et, par conséquent, le processus qui
va de ce passé à l’actuel s’expose aussi
différemment [13]."
Et Lefebvre de poursuivre : "Cette démarche, c’est
celle que Marx propose dans son principal texte "méthodologique".
Lefebvre cite alors le fragment des Grundrisse mis en exergue de
ce chapitre, puis commente : "Paradoxale à première
vue, cette démarche bientôt se rapproche du bon sens
: comment comprendre une genèse, celle du présent,
et ses conditions, et son processus, sans partir de ce présent,
sans aller de l’actuel au passé et inversement ? Ne
serait-ce pas la démarche inévitable de l’historien,
de l’économiste, du sociologue, pour autant que ces
spécialistes aient une méthodologie ? (...) Claire
et précise dans sa formulation et son application, la méthode
de Marx ne va pas sans difficultés. Celles-ci se perçoivent
dès l’application que fait Marx de sa méthode
au concept et à la réalité du travail. La principale
difficulté vient de ce que s’entrelacent dans l’exposé
comme dans la recherche les deux mouvements. Dès lors, la
partie ’régressive’ risque toujours de télescoper
la partie ’progressive’, de l’interrompre ou de
l’obscurcir. Le commencement se retrouve à la fin ;
et la fin se présente dès le début. Ce qui
ajoute une complexité supplémentaire à la mise
au jour des contradictions qui poussent en avant et, par conséquent,
selon Marx, vers sa fin tout processus historique."
Conscient de la difficulté de la méthode, Lefebvre
ne cessera cependant de s’en inspirer pour aborder les concepts
neufs qu’il travaille. A propos de l’espace, il écrit
: "Un concept neuf, la production de l’espace, se découvre
au début ; il doit ’opérer’ ou comme on
dit parfois ’travailler’, en éclairant des processus
dont il ne peut se séparer parce qu’il en sort. Il
faut donc s’en servir en le laissant se déployer sans
pour autant admettre, à la manière des hégéliens,
la vie et la force propres du concept, la réalité
autonome du savoir. A la fin, après avoir éclairé
en se vérifiant sa propre formation, la production de l’espace
(concept théorique et réalité pratique indissolublement
liés) s’explicitera et ce sera la démonstration
: une vérité ’en soi et pour soi’, accomplie
et pourtant relative [14]."
Donc, "la dialectisation de la méthode elle-même
se poursuit ainsi sans que la logique et la cohérence aient
à souffrir, il y a pourtant des risques d’obscurité
et surtout de répétitions. Marx ne les a pas toujours
évités. Il les connaissait. A tel point que l’exposé
du Capital ne suit pas exactement la méthode promulguée
dans les Grundrisse. Le grand exposé doctrinal part d’une
forme, celle de la valeur échange, et non des concepts mis
au premier plan dans l’ouvrage antérieur : la production
et le travail. La démarche annoncée dans les Grundrisse
se retrouve à propos de l’accumulation du capital :
Marx maintenait ses propositions méthodologiques lorsqu’il
étudiait en Angleterre le capitalisme le plus avancé,
pour comprendre les autres pays et le processus lui-même de
formation du capitalisme [15]."
En prise sur la pratique
La méthode régressive-progressive est donc "difficile"
à pratiquer. Elle suppose une culture transversale et verticale.
Elle suppose une prise en compte de trois dimensions : la complexité,
la temporalité et la polysémie disciplinaire. La fidélité
de Lefebvre à cette méthode, sa solitude aussi, Sartre
mis à part, par rapport à cette méthode dans
le mouvement marxiste (du fait même de sa difficulté)
font de Lefebvre un penseur qui a réussi à garder
vivante la pensée de Marx à une époque où
elle est devenue "monde". Contrairement à ce qui
se passe dans le mouvement analytique où les psychanalystes
contemporains, principalement sur le terrain de la cure analytique,
se sont largement approprié et ont vivifié la pensée
régressive-progressive de Freud, les philosophes marxistes,
excepté Lefebvre et Sartre, n’ont pas su être
à la hauteur du projet "macro-clinique" de Marx.
Ils ont trouvé plus confortable de réduire leur travail
ou au structurel ou à l’histoire. Exigeants qu’ils
étaient d’une science "transparente", c’est-à-dire
niant que, dans les sciences anthropo-sociales, il y a toujours
un reliquat non explicité, ils ont fait du réductionnisme
économiste, historiciste, structuraliste. Tout au long du
siècle, Lefebvre a donc été bien seul à
défendre Marx, et la complexité de sa pensée,
contre les marxistes !
Pour conclure ce texte, disons que Henri Lefebvre lui-même
s’est toujours étonné qu’"on"
(en fait, Sartre) lui ait attribué cette méthode progressive-régressive.
Il commente : "J’étais très en colère
qu’on m’ait attribué cette méthode. C’est
la méthode de Marx lui-même. Il faut lire. Il faut
savoir lire Le Capital. Ce que j’ai dégagé est
dans Marx. Les livres que l’on a intitulés Pour lire
le Capital n’apportent pas quelque chose de très lumineux
[16]..." Peut-être que l’un des aspects les plus
importants à souligner dans la méthode de Lefebvre
est que le "travail théorique" n’est jamais
"isolé" de la confrontation pratique [17]. Certains
ont vu dans diverses interventions du philosophe "une pure
spéculation". Or, jamais le travail théorique
n’est coupé du travail empirique. Comme je l’ai
montré ailleurs, même la critique de la logique formelle,
partie la plus abstraite peut-être de l’œuvre de
Lefebvre, s’enracine dans le terrain [18]. La critique de
la logique formelle est une problématique que Lefebvre sort
du débat sur les hybrides. L’épistémologie
s’enracine dans la culture du blé (et réciproquement).
L’originalité de Lefebvre, c’est d’être
à l’affût de tous les enjeux théoriques
qui jalonnent les problèmes pratiques de la vie quotidienne,
et d’en tenter une analyse au niveau de leurs complexités
structurale et historique.
De ce point de vue, relire La somme et le reste ou quelque autre
livre important [19] du philosophe peut constituer une ressource
énorme pour penser. Lefebvre a été beaucoup
pillé. Son œuvre reste disponible pour beaucoup d’autres
emprunts, et précisément sur le plan méthodologique.
[1] Entretien avec R. Lourau et Antoine Savoye, cité dans
R. Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle, Paris,
Métaillié, 1988, ch. 16.
[2] Lefebvre a lu Le Play et certains le playsiens (Charles de
Ribbes) que nous redécouvrons aujourd’hui, comme en
témoigne son article "Problèmes de sociologie
rurale", Cahiers internationaux de sociologie, n° VI, PUF,
1949. Sur la discussion de Le Play par Lefebvre, voir Villes et
campagnes, sous la direction de G. Friedman, pp. 327 à 333.
[3] "Perspectives de la sociologie rurale", Cahiers Internationaux
de sociologie, 1953, repris dans Du rural à l’urbain,
1970, pp. 63 à 78.
[4] J.-P. Sartre, La critique de la raison dialectique, Paris,
Gallimard, 1960, pp. 41-42. Le Flaubert de Sartre est une illustration
de cette méthode (Gallimard également).
[5] Une belle présentation de cette méthode se trouve
dans La somme et le reste, p. 559 et sq., 3° édition,
Méridiens Klincksieck, 1989.
[6] Dès 1937, Lefebvre utilise cette méthode comme
le montre la lecture de son premier livre Le nationalisme contre
les nations, dans lequel il pense le concept de nation en l’abordant
à la fois dans sa structure de l’époque et dans
sa genèse historique. Ce livre (réédité
en 1988 chez Méridiens Klincksieck) est d’une actualité
surprenante avec l’éclatement de l’URSS, la guerre
civile en Yougoslavie, le débat sur la France et l’Europe,
etc. A ce propos, voir R. Hess "Lefebvre, un marxiste dans
le siècle", Libération du 1er juillet 1991.
[7] Sur les rapports entre Lefebvre et Althusser, ou plus généralement
sur Lefebvre et le structuralisme, on peut se reporter à
deux ouvrages : Au-delà du structuralisme et L’idéologie
structuraliste, qui est un abrégé du premier. Dès
1959, Lefebvre publiait un article dans Les Temps modernes, "Qu’est-ce
que le structuralisme ?" qui fut le premier d’une longue
série parue principalement dans L’Homme et la société
entre 1966 et 1969. Voir également R. Hess, "Henri Lefebvre",
in Dictionnaire des philosophes, sous la direction de Denis Huisman,
Paris, Presses Universitaires de France, tome 2, pp. 1542 à
1546.
[8] A. Savoye, "Analyse institutionnelle et histoire",
in R. Hess et A. Savoye, Perspectives de l’analyse institutionnelle,
Méridiens Klincksieck, Paris, 1988.
[9] H. Lefebvre, La proclamation de la Commune, Gallimard, 1965,
p. 31.
[10] Idem, p. 31.
[11] Lefebvre ne s’est pas beaucoup intéressé
à la psychanalyse. Il s’explique à ce propos
dans La somme et le reste (op. cit.). Pourtant, sa méthode,
transposée dans le champ psychologique, serait vraiment très
proche de la méthode freudienne. II me semble que, dans le
contexte de la cure, ce qui se joue, c’est justement un travail
à partir du présent, de l’actuel de la relation
qui se tisse entre le psychanalyste et son client (le transfert).
Réfléchir à la manière dont s’étaye
le transfert permet progressivement de remonter et de réfléchir
sur les stades antérieurs (moments traumatiques, etc.). Ne
pourrait-on pas théoriser davantage aujourd’hui cette
méthode régressive-progressive en l’enrichissant
de l’apport freudien ? Il y aurait là une hypothèse
à creuser.
[12] Une très belle illustration de ce rapport à
la méthode se trouve dans Henri Lefebvre, La vallée
de Campan, Presses Universitaires de France, Paris, 1° édition
1963, 2° édition 1990.
[13] La production de l’espace, pp. 79 à 81.
[14] Idem, p. 80.
[15] Idem, p. 82.
[16] Voir Rémi Hess, Henri Lefebvre et l’aventure
du siècle, ch. 15 à 17.
[17] Sur la méthode, voir encore H. Lefebvre, "Les
méthodes et la situation des sciences sociales", Le
Monde, 17 février 1965. C’est le seul texte de synthèse
sur la question de la méthode publié par Lefebvre.
Le point de départ de sa réflexion est l’ouvrage
de R. Pinto et M. Grawitz, Méthodes des sciences sociales,
dont il fait le compte rendu. Signalons encore H. Lefebvre, Du contrat
de citoyenneté (en collaboration), Paris, Syllepse et Périscope,
1990. Il s’agit d’un des derniers textes de Lefebvre
dans lequel on retrouve également le mouvement régressif-progressif
de la pensée.
[18] R. Hess, Henri Lefebvre et l’aventure du siècle,
chapitre sur la sociologie rurale.
[19] Parmi les ouvrages importants récemment réédités,
voir Le marxisme, "Que Sais-je ?", 1990 et Le matérialisme
dialectique, Presses Universitaires de France, coll. "Quadrige",
1990 ou les 3 volumes de La Critique de la vie quotidienne (L’Arche).
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