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La précarisation du travail trouve un laboratoire dans l’immigration
Alain Morice


MIGRATIONS •
Anthropologue du travail au CNRS, engagé dans le mouvement des sans-papiers français, Alain Morice dénonce la stigmatisation du phénomène migratoire.
PROPOS RECUEILLIS PAR LUISA CAMPANILE


Lors d’une rencontre-débat organisée par solidaritéS-Vaud, Alain Morice, anthropologue du travail au CNRS et engagé dans le mouvement des sans-papiers français, a dénoncé la stigmatisation du phénomène migratoire. Entretien.

Le Courrier: En quoi une politique de contrôle des frontières, pratiquée par les pays européens, s’avère-t-elle un échec?

Alain Morice: Prenons l’exemple de la France qui fait office de bonne élève en matière de politique répressive. En 1972, elle manifeste sa volonté d’intégrer les immigrés qui sont intégrables et d’opposer une fermeture des frontières aux candidats nouveaux. Aujourd’hui, tout le monde sait que les lois Pasqua ont fabriqué et fabriquent des clandestins. On constate avec cette réglementation deux tendances: d’une part, plus le pays s’arme (droit d’asile, regroupement familial, accès à la nationalité, etc.), plus il multiplie le statut d’irrégulier. D’autre part, plus les objectifs fixés deviennent hors de portée, plus les mêmes autorités tombent dans la xénophobie ou dans le chantage à l’»aide» dans les pays d’origine.

Quelle différence y a-t-il entre les années septante et aujourd’hui?

– L’histoire bégaie. On exerce toujours une politique cynique en matière d’émigration: l’utilitarisme et le pragmatisme restent les critères de réglementation. L’immigré doit être choisi, selon les discours de Romano Prodi. Et ce sera un immigré qualifié, jeune, vif. Il s’agit d’un retour à l’eugénisme.
«Cependant, aujourd’hui, la différence, voire le danger, est que la précarisation juridique s’est mise au service de la précarisation économique. Autrefois, l’immigré pouvait aspirer à un emploi stable. Aujourd’hui, il occupe les postes à durée déterminée, à temps partiel et évidemment tout ce qui n’est pas déclaré. Cette précarisation touche toutes les catégories juridiques confondues d’immigrés.

Le modèle de travail change pour toute l’Europe. Quelle relation faut-il établir entre précarisation du travail et immigration?

– Il n’y pas de lien de causalité aussi catégorique que celui sous-jacent au mythe de l’immigré «voleur d’emploi». Si vraiment il faut établir des causalités, le chômage est l’immigration sont deux conséquences d’une même cause: les emplois avec contrat à durée limité et autre forme de précarisation du travail (les emplois jeunes, emplois à temps partiel, faux indépendants, etc.) concurrencent le travail contractuel. Ce n’est pas le travailleur immigré en soi qui fait concurrence, vu qu’il y a détermination des grands patrons français à ne pas engager des nationaux. Les conditions de travail avec un national sont plus coûteuses. L’immigré, ne pouvant ou ne voulant rien exiger, est en quelque sorte le cobaye du nouveau modèle économique.

L’immigration met en relief la précarisation touchant l’ensemble de la société. Dans la situation actuelle, quelle conséquence aurait l’ouverture des frontières?

– L’ouverture des frontières pourrait engendrer deux tendances apparemment contradictoires.
La première: une offre accrue permettrait aux employeurs, mis dans une situation favorable, de négocier des salaires à la baisse, soit par une expansion du travail au noir soit par une action visant, par exemple, le salaire minimal. Avec cette tendance, il y aurait aggravation de la précarisation.
Deuxième tendance: un renchérissement des salaires suite à l’abolition du statut de travailleur immigré. Hypothèse optimiste qui est lourde de conséquences quant aux stratégies politico-économiques des employeurs. Ceux-ci se tourneraient vers une délocalisation. Mais l’on sait que ni le bâtiment, ni les services, ni les récoltes ne se prêtent à la délocalisation. Les employeurs devront chercher du côté de l’aide étatique ou de la substitution de la main d’oeuvre immigrée, voire d’une révision du droit du travail. Bref, un processus compliqué qui pose alors le combat à un niveau plus global: il faut œuvrer à l’instauration d’un droit de travail réellement contractuel et identique pour tous. Il faut cesser de donner une vision isolée d’un prétendu problème migratoire.
La politique migratoire d’un pays ne peut être dissociée de sa politique globale.


Le lien d'origine : http://www.lecourrier.ch/essai.htm?/18pourcent/18_30.htm
Journal Le Courrier Suisse PARU LE 16 SEPTEMBRE 2000