Le savoir d'Alain Morice, chercheur au CNRS, est une alternative précieuse
à celui des experts. Il nous livre ici une critique du nouveau
discours européen de l'immigration « utile », celui
des caisses de retraite et des gestionnaires de main-d'oeuvre, dont
il montre que la modernité n'est que relative. Car, autant qu'un
texte de police, la bonne vieille ordonnance du 2 novembre 1945 est
un plan d'emploi : depuis toujours, un bon immigré est un immigré
au travail. En creux, cette critique ouvre aussi à quelque chose
comme une autre approche de l'immigration : il faudrait penser les mobilités
au ras du sol, telles qu'elles se pratiquent réellement et à
la première personne, avec les problèmes qu'elles nous
posent.
Liquider la question « comment les employer ? », c'est en
libérer une autre, bien plus intéressante : «
Pourquoi nous déplaçons-nous ?»
La France « terre d'accueil », la France qui pourtant «
ne peut pas accueillir toute la misère du monde », la France
« dont la fécondité baisse et qui bientôt
manquera d'actifs pour payer nos retraites », la France «
républicaine » qui baisse les bras devant la ségrégation
ethnique mais n'entend pas pour autant laisser s'installer un «
communautarisme », la France qui n'a jamais su concevoir une attitude
devant les religions (sauf le catholicisme, et sans changement depuis
presque un siècle !), une France dont la boussole s'affole :
les chercheurs s'y perdent, et font des milliers de pages sur les thèmes
du pour et du contre, les militants s'entre-déchirent. Cette
même France, dans ses consulats, dans ses préfectures,
dans ses écoles, dans tousses lieux publics, attend cependant
que les étrangers y voient clair, car l'exigence républicaine
prime toute hésitation. La première faute de l'immigré,
c'est ainsi de n'avoir pas compris des règles du jeu qui n'ont
pas été définies. Partons de ceci : quel sens attribuer
à des règles qui existent (on les a créées,
on les invoque) sans exister(on ne les applique pas, ou alors de façon
bizarre) ?
Le mythe contrôle-intégration
Chacun connaît, à force d'en avoir entendu parler, les
deux ressorts de cette « politique » migratoire française
et républicaine que, à en croire certains dirigeants,
l'Europe entière nous envie : contrôle sévère
des candidats à l'entrée, intégration pour ceux
qui sont ici. Hubert Védrine, ministre des Affaires Étrangères,
et par ailleurs pas trop défavorable aux quotas d'importation
d'immigrés selon les besoins, a bien appris à résumer
la leçon que tous les politiciens serinent au peuple de France
depuis plus de vingt ans : « Pour que l'intégration se
fasse bien et dans des conditions dignes, il faut une vraie politique
de régulation à l'entrée » (Le Figaro 23/6/2000).
Que n'y a-t-on pensé avant ? Et qui y croit vraiment, devant
son expérience ?
Des esprits déçus remarqueront que la proportion est celle
du pâté aux alouettes : un cheval de contrôle pour
une alouette d'intégration. Personne n'est vraiment dupe de la
mystification - en tout cas pas cet ancien dirigeant du Fonds d'action
sociale (FAS) qui, évoquant le « règne [du] vide
» à côté « du discours de ministres
de tous bords », tranche ainsi après trois années
de frustration de ses attentes : « La France ne sait plus quoi
faire avec ses immigrés. Elle s'est acharnée à
en régir l'entrée et le séjour, avec d'autant plus
de férocité qu'elle fuyait la question autrement importante
de savoir ce qu'on ferait de ceux qui restaient avec nous. » [1]
D'autres mauvais esprits ajouteront que, d'ailleurs, malgré la
place considérable qu'elle tient dans les déclarations
officielles - comme hélas ! dans la mesquinerie administrative
quotidienne à l'endroit des immigrés (ou supposés
tels) -, la maîtrise des flux est tout aussi illusoire que les
velléités intégratrices. Bref, que les frontières
sont, ont toujours été et resteront des passoires - seules
(et encore !) les nations totalitaires ou guerrières faisant
exception : plus souvent, il est vrai, pour empêcher les flux
de sortie, mais en tout état de cause ce n'est pas un modèle.
La nation la mieux armée du monde, les USA, qui a mis en place
des moyens incroyables le long du Rio Grande, ne « contrôle
» rien d'autre que cette formule : pour un Mexicain capturé,
dix Mexicains passés.
De telles objections ont certes une valeur : elles montrent l'échec
d'une « politique » par rapport aux objectifs que cette
dernière s'assigne, ou dit s'assigner. Elles sont révélatrices
d'une sorte de mensonge institutionnel. De fait, c'est ahurissant d'entendre
une succession de ministres et députés, gauche ou droite,
entonner indéfiniment à l'unisson (si l'on peut dire)
la litanie de la « vraie politique de contrôle des flux
et de l'intégration », alors que rien ne vient confirmer
- et tout vient infirmer - la réalité et la sincérité
d'un tel programme. Mais, comme telles, ces objections n'ont guère
permis d'avancer intellectuellement. Seuls, et sans succès notables
autres que dans l'avancement de leur carrière, certains courtisans
continuent à se nourrir de cette imposture de la « politique
migratoire », qu'ils contribuent à perpétuer, et
à laquelle ils donnent volontiers une dimension planétaire
- car certains ont en plus le toupet de demander aux pays dominés
d'y adhérer (on appelle ça le « codéveloppement
»).
Quittons désormais le terrain de l'amélioration d'une
« politique » fondamentalement vicieuse et malhonnête
: le binôme contrôle-intégration est un leurre, un
piège de l'esprit, et l'on ne cherchera pas ici à renforcer
l'idéologie ou les pratiques qui le rendent acceptable.
Recherche d'un consensus européen
Notre préoccupation est celle-ci : la France s'emploie actuellement
- et très activement à l'occasion de son tour éphémère
de présidence de l'Union européenne (UE) - à faire
valoir son binôme contrôle-intégration comme modèle
général. Dans cet effort, elle cherche plus qu'un écho
: un unisson, notamment auprès des pays de l'UE sans tradition
d'immigration qui, actuellement un peu « justes » côté
main-d'oeuvre et côté fécondité, sont prêts
à ouvrir les vannes - et d'ailleurs le font sans cesse, sans
nécessairement y faire trop de publicité. Quelle signification
attribuer à cette insistance que notre pays manifeste en faveur
d'un consensus et d'une harmonisation européennes des prétendues
politiques migratoires ?
Le mieux est de commencer par voir de quoi il s'agit. La « politique
» migratoire française, qu'il conviendrait plutôt
d'appeler « anarchisme migratoire » - l'anarchie étant
désignée ici comme l'occasion de toutes les manipulations,
ce qui n'exclut pas les arrière-pensées -, se signale
comme le produit de deux préoccupations liées :
- d'une part, mobiliser une force de travail dans de bonnes conditions
(d'aptitude, de coût pour l'employeur et pour la collectivité,
de disponibilité, de servilité escomptée) ;
- d'autre part, revitaliser démographiquement le pays sans compromettre
la pureté de la race (cette dernière expression étant
devenue, pour des raisons de political correctness, absente des discours
sous une forme aussi choquante - mais on l'a beaucoup utilisée
il n'y a pas si longtemps).
Ces deux préoccupations ne sont pas du même ordre, quoiqu'elles
ne se donnent ni l'une ni l'autre pour ce qu'elles sont. La première
renvoie à un utilitarisme, la deuxième à un eugénisme.
Dans un cas on est plutôt du côté de l'intérêt
bien senti du capitalisme, de l'autre on se rapproche d'un compromis
subtil entre ce dernier et l'État.
D'un côté, les pouvoirs publics tendent à se faire
l'écho d'une demande formulée par les « milieux
économiques ». Ils cherchent à y pourvoir par un
dispositif de sélection des pays, des individus, des quantités
de personnes admises, ainsi que par tout un ensemble de mesures dérogatoires
au coup par coup propres, à la fois, à répondre
aux attentes des employeurs, quitte à agréer en sous-main
à l'emploi « dissimulé » en cas de surchauffe
sectorielle (dans la loi du 11 mars 1997, dite loi Barrot, la notion
ambiguë de travail clandestin, qui déjà ne visait
que les employeurs et les autonomes, mais jamais les employés,
a été opportunément remplacée par celle
de travail dissimulé, elle même se dédoublant en
dissimulation d'activité et dissimulation d'emploi salarié
- Code du travail, art. L 324-10), et à maintenir un certain
état de précarité juridique et sociale faisant
que l'immigré ne se sente pas trop chez soi et ne gonfle pas
trop ses prétentions. Dans cette optique, le candidat non désiré
à l'immigration, et tout particulièrement celui qui se
présente comme réfugié, est suspect de vouloir
abuser.
De surcroît, il semble théoriquement aller de soi, avant
toute preuve, que cette première préoccupation, puisqu'elle
se combine forcément à une législation restrictive,
crée un espace à tous les niveaux pour une grande variété
d'infractions graves, de trafics et de fautes morales. L'énumération
des acteurs et des pratiques serait trop longue ici, mais il faut noter
que dans l'ensemble les médias attirent davantage l'attention
de l'opinion sur les méfaits des passeurs de clandestins (ou
dans une moindre mesure sur les fonctionnaires qui vendent des papiers
frauduleux) que sur les nécessaires complicités dont ils
disposent dans les milieux respectables. Remarquons que, sans doute
par un souci généreux qui n'est pas nécessairement
louable, la presse écrite commente rarement les « trucs
» que les demandeurs d'asile utilisent pour se faire admettre
comme réfugiés. Ce faisant, par un souci d'angélisme
mal placé, beaucoup de journalistes travaillent contre leurs
propres opinions : le meilleur service qu'on puisse rendre à
un immigrant en détresse, c'est de montrer pourquoi, à
cause de nos lois suspicieuses, il peut être amené à
mentir, le plus souvent en vain, pour faire valoir un droit internationalement
reconnu :celui de se déplacer librement sur la planète.
En tout cas, ce que l'on retient d'un point de vue anthropologique,
c'est que par les aberrations structurelles de leur fonctionnement,
la loi et l'État ont là, par construction, un moyen efficace
d'individualiser la faute, se dédouanant ainsi de toute responsabilité
en tant qu'institutions : quoi de plus pratique, pour faire oublier
le mensonge officiel et l'action des commanditaires, que la figure du
bouc émissaire ?
Un peuplement « de qualité »
De l'autre côté, la préoccupation démographique
est plus chargée d'intentions ambivalentes, parfois contradictoires,
dont le sens est malaisé à démêler. Dans
les périodes qui ont suivi le désastre économique
et humain des deux guerres, les dirigeants de la France se sont fixé
des objectifs quantitatifs et qualitatifs dont la compatibilité
était difficile, sinon douteuse : importer, comme on l'a dit,
des travailleurs pour reconstruire le pays, mais aussi repeupler(opération
dont le bénéfice est différé). Dans la mentalité
qui prévalait, le schéma eugéniste pur («
aux étrangers le travail, et aux femmes de France la fécondité
»)eût été la solution idéale, et c'est
le sens de ce que De Gaulle proféra en mars 1945 devant l'Assemblée
consultative : appelons « à la vie les douze millions de
beaux bébés qu'il faut à la France en dix ans »,
et introduisons « au cours des prochaines années, avec
méthode et intelligence, de bons éléments d'immigration
dans la collectivité française » [2] - les mots
en italique, avec ce balancement entre « beaux » et «
bons » disent assez la préoccupation qualitative, pour
ne pas dire raciste .
Colmater les trous dans la pyramide des âges, voilà comment
se résume alors le volet démographique de la « politique
» française d'immigration. Et s'il se révèle
que les trous font place à des bosses, alors les immigrés
(ou dits tels) deviennent indésirables. Bosses imaginaires dans
le cas français, chez ceux qui croient que les étrangers
sont la cause d'une hypertrophie de la population active en période
de chômage. Les chercheurs pensent plutôt, et le patronat
avec eux mais sans le dire, qu'ils constituent un amortisseur de crise
: premiers embauchés mais aussi premiers licenciés selon
les aléas de la croissance, sans parler des bénéfices
de l'emploi dissimulé. Autre nuance : dans les périodes
de récession, beaucoup d'immigrés ou dits tels (avec une
proportion considérable pour les épouses et les enfants)
se retirent du marché du travail à cause de l'absence
de perspectives due à la discrimination à l'embauche -
ce qui pose évidemment de sérieux problèmes d'identification
de leurs sources de revenu (la naïveté n'est pas de mise,
et l'économie informelle est un produit des contradictions de
la loi ou des carences de l'État).
Une seule chose paraît certaine : on n'a pas prévu le scénario
de l'installation durable des immigrés - c'est ce que tout le
monde paye aujourd'hui, et au premier chef les intéressés
et leurs familles constituées depuis sur notre territoire. Ni
De Gaulle ni ses successeurs n'avaient non plus prévu que les
Algériens allaient bientôt devenir français puis,
après leur indépendance, bénéficier d'un
accord de libre circulation - ce fut aussi le cas pendant longtemps
des anciennes colonies d'Afrique noire. Or, dans toute la période
de reconstruction (les « trente glorieuses ») qui a suivi
la guerre, la théorie de l'intégration n'existait pas
sous sa forme actuelle : les démographes, en particulier, avaient
simplement pris l'habitude de classer les étrangers selon leur
degré d'« assimilation » possible, et à cette
aune les Algériens étaient particulièrement mal
classés. En réalité, tout le monde s'appuyait sur
le mythe d'un retour des immigrés, et ainsi, pour l'essentiel,
le repeuplement devait être endogène.
Dire qu'il n'y a jamais eu de « politique » migratoire peut
sembler abusif, si l'on considère le travail législatif
que représentent l'ordonnance du 2 novembre1945 sur l'entrée
et le séjour des étrangers et ses avatars successifs.
Mais on doit se souvenir que, jusque vers le milieu des années
soixante-dix, cette ordonnance avait surtout une fonction symbolique
: celle de rappeler aux immigrés leur statut d'étrangers
et la précarité juridique de leur situation. Or à
cette époque, ladite « politique » était clairement
opportuniste : souvent, l'industrie envoyait ses agents recruter surplace,
puis on obtenait un permis de travailler sur la base duquel l'immigré
se faisait régulariser.
À partir des années quatre-vingt, l'opportunisme migratoire
s'est inversé et a pris la forme qu'on lui connaît actuellement
: l'ordonnance de 1945 a été réactivée et
durcie dans le sens d'une suspicion plus systématique des étrangers.
En faisant irruption dans le champ de la propagande électoraliste,
toutes tendances parlementaires confondues, l'immigration est devenue
un « problème » et, à bien des égards,
c'est l'extrême-droite qui a fixé le terrain des enjeux
et des débats. Tandis que toute nouvelle arrivée de travailleurs
était officiellement suspendue, le discours de l'intégration
des présents s'est mis en place comme justification d'une politique
xénophobe basée sur l'idée d'un « risque
migratoire ». La sélection eugénique a pris une
nouvelle forme avec, d'une part, le refus de prendre en considération
les demandes d'asile de ressortissants de certains pays et, d'autre
part, l'apparition juridique et statistique de la notion d'« étrangers
communautaires », qui signifie sans le dire que les immigrés
en provenance de l'Union européenne sont considérés
comme supérieurs.
Dès lors, d'une manière quelque peu paradoxale, tandis
que l'on commençait à reparler de « seuil de tolérance
», jusqu'à invoquer plus tard un objectif d'« immigration
zéro », la publicité autour des flux d'entrée
s'est faite plus pressante à mesure que ceux-ci étaient
censés se tarir. En fait, chacun s'accorde à admettre
que l'immigration de travail n'a été stoppée que
dans les discours, à tel point qu'on peut légitimement
se demander si le but n'était pas plutôt d'augmenter la
précarité juridique pour obtenir des travailleurs encore
plus soumis et dociles.
Outre les bénéficiaires du statut de réfugiés
ou du regroupement familial, un stock permanent de « clandestins
» s'est constitué, composé de personnes à
qui le permis de séjour a été refusé et,
par le fait même de la loi sur le travail, détournées
sur le marché de l'emploi dissimulé (le Code du travail
- art.L 341-6 - interdit l'emploi d'étrangers dépourvus
d'un titre ouvrant le droit à travailler). Il est stupéfiant
que, notamment par la voix de son précédent ministre de
l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, le gouvernement
ait multiplié les attaques contre les mouvements de soutien aux
sans-papiers en les traitant de « complices des négriers
», quand les lois restrictives sont en fait responsables de la
constitution de ce stock. Lors d'une grève de la faim de sans-papiers
à Lille, le comité du Parti socialiste a été
jusqu'à accuser « certains » de pousser ces immigrés
à mettre leur vie en danger (Le Monde, 28 juin 2000). Dans certains
secteurs, pourtant, nul ne songerait à nier que les immigrés
en situation irrégulière constituent une part importante
de la main-d'oeuvre - et tous les plus gros chantiers de l'État
se sont déroulés de la sorte, mobilisant des cascades
de sous-traitants échappant aisément à la caractérisation
de l'infraction. Il faut aussi savoir, bien que ce secteur n'ait jamais
été sur le devant de la scène xénophobe,
que le travail saisonnier agricole des étrangers n'a jamais cessé
d'exister et que son rôle de tremplin pour le séjour irrégulier
est également notoire. Dans un article de Libération du
8 mai 2000, au titre significatif (Immigrés bienvenus dans les
vergers),les arboriculteurs vantent d'ailleurs sans façon les
avantages des Polonais, « peu regardants sur les conditions de
travail », ainsi que du travail au noir.
Ambiguïtés du modèle opportuniste
Ainsi, c'est de la confrontation entre les discours et les lois, d'une
part et, de l'autre, les pratiques, que l'on peut tirer une interprétation
de l'utilitarisme migratoire. L'examen de ce que devient toute l'hypocrisie
d'une « politique » opportuniste est à son tour éclairant
lorsque la croissance et le spectre du vieillissement se profilent à
nouveau.
Depuis quelques temps, un certain nombre de pays européens parlent
ou reparlent d'assouplir le contrôle des frontières. Les
arguments n'ont pas changé, et sont plus instrumentaux que jamais
: il existe des tensions sectorielles sur le marché du travail,
la fécondité baisse, la part de la population active diminue
et bientôt il n'y aura plus personne pour payer « nos »
retraites. Ce à quoi les employeurs ajoutent in petto que les
immigrés présentent des caractéristiques avantageuses
-on escompte plus de disponibilité et moins d'exigences ;remarquons
d'ailleurs que les milieux patronaux ne se sont jamais mis en avant
dans le délire xénophobique des deux décennies
passées.
Hier encore réputés fauteurs de chômage, profiteurs
de notre protection sociale, les immigrés sont de nouveau convoités.
Les pays qui sont restés à l'écart de la politique
de fermeture des frontières ont donné le ton. Ainsi, Mary
Harney, vice-Premier ministre irlandaise, a déclaré récemment
: « La croissance naturelle de la force de travail ne permettra
pas à elle seule de répondre aux besoins de notre économie
» (AFP, 28 mars 2000). Même son de cloche chez Antonio Fazio,
gouverneur de la Banque d'Italie : « L'immigration est une bonne
chose pour la croissance économique d'un pays comme l'Italie
qui fait face au problème du vieillissement de sa population
», et elle permet de compenser l'« appauvrissement [quantitatif]
des classes les plus jeunes qui sont les plus en mesure d'apprendre
les nouvelles technologies et de contribuer au développement
économique » (AFP, 28 mars 2000).
Au niveau de l'Union, le Commissaire européen Antonio Vitorino,
après avoir plaidé en faveur d'une directive européenne
fixant des « règles minimales pour une immigration contrôlée
» réclamait, lors d'un séminaire sur l'immigration
à Rome le 12 juillet 2000, « de nouvelles procédures
légales permettant aux immigrés d'entrer en Europe »
(Le Monde 30-31 juillet 2000). Ces appels à un retour de l'immigration
utile pourraient être multipliés. Ils ont curieusement
reçu l'aval d'une étude de la Division de la population
de l'ONU qui, sur la base de simulations douteuses mais révélatrices
d'une préoccupation, évaluait les besoins en immigrés
de l'Europe à... 70 millions dans les 50 prochaines années
[3]. Et même en France, malgré les fortes réserves
de Jean-Pierre Chevènement (qui qualifiait de « thèse
libérale » la déclaration de Vitorino, après
avoir pourtant laissé son gouvernement envoyer en catimini, le
28 décembre1998, une circulaire aux préfets leur enjoignant
de déroger à la loi pour importer des informaticiens -
DPM 98/767), Sami Naïr, un de ses très proches, affirmait
pour sa part, dans un style fleurant l'eugénisme, que l'économie
européenne avait aujourd'hui besoin de « forces de travail
jeunes, vives et qualifiées » (Libération 23 juin
2000).
Cependant, on pourrait penser que, les leçons de l'histoire aidant,
un nouveau pas soit franchi dans le cynisme. Sous la surveillance du
censeur français, les dirigeants européens ont, d'un côté,
l'oeil tourné vers leur électorat, parfois prêts
à entonner à nouveau les refrains de l'extrême-droite
et, de l'autre, forts de l'expérience d'une impossible «
maîtrise des flux », le souci d'éviter désormais
tout abcès de fixation. Les Italiens, tout en reconnaissant que
la main-d'oeuvre étrangère « accepte plus facilement
des conditions de travail plus flexibles, comme le travail de nuit ou
les week-ends », énoncent cependant que « l'intégration
reste difficile » (Europ Magazine été 2000). La
France claironne régulièrement qu'on peut sans doute «
assouplir », mais que la « politique migratoire »
ne sera pas remise en cause, tandis que le ministre de l'Intérieur
déjà cité qualifiait l'immigration de remplacement
de « miroir aux alouettes ». En Allemagne, lorsqu'il a été
question d'importer 20 000 informaticiens en Rhénanie (en provenance
d'Inde, notamment), la CDU (droite chrétienne-démocrate)
s'est répandue en affiches xénophobes où était
écrit : Kinder statt Inder - Des enfants plutôt que des
Indiens (Libération 12 mai 2000). Détail éclairant
: le chancelier Schröder a promis qu'ils seraient rapatriés
dès la fin de leur contrat - sans pour autant préciser
comment il s'y prendrait ! Dans le même esprit, on a cité
le cas d'agriculteurs grecs en colère parce que le gouvernement
persécute les immigrés albanais qui cueillent leurs fruits,
mais disposés à les reconduire eux-mêmes à
la frontière après la cueillette (Migrations Europe août
1999).
Où l'on prétend choisir ses immigrés
C'est ainsi que, avec l'aide des experts patentés, un nouveau
schéma se dessine progressivement, qui relève d'ailleurs
davantage de l'affichage d'intentions que de la réalité
prévisible. La préoccupation utilitariste s'affine et,
combinée avec les réminiscences eugénistes, s'organise
autour de deux orientations : primo, s'il le faut et là où
il le faut et dans la quantité qu'il faut, on va importer de
l'immigration « de qualité », secundo, si de surcroît
des besoins de main-d'oeuvre ordinaire se font sentir, alors on veillera
à la fois à ce qu'il s'agisse de contrats à durée
limitée et à choisir des travailleurs en provenance de
pays culturellement proches des nôtres(par exemple, les chrétiens
d'Europe centrale et orientale remplaceront opportunément les
musulmans d'Afrique).
Les milieux proches du patronat sont parfois tiraillés et pour
le moins sceptiques quant à la validité d'un croisement
raisonné des variables quantité, temps et qualité.
Une immigration, dite « non qualifiée mais professionnelle
» pourrait succéder à celle des anciens OS de la
métallurgie, énonce Arnaud du Crest (qui propose cependant
d'épuiser d'abord toutes les ressources offertes par les femmes,
les jeunes et les chômeurs) [4]. C'est pourtant - il semble l'ignorer
- depuis longtemps le cas pour l'emploi, par définition clandestin,
des étrangers dépourvus de titres de travail. Ignorant
ces réalités, le directeur de la même revue, Hugues
de Jouvenel, reprend les vieux clichés et dit « oui à
l'apport de travailleurs étrangers » de type 3D : demanding,
dangerous, dirty - « difficiles, dangereux, sales » [5].
Grosso modo, la tendance de l'aile gauche et technocratique du patronat
est celle de la prudence et de la souplesse pragmatique. Ces gens-là
n'ont rien appris : éternel trait de l'opportunisme.
Le président du Haut conseil à l'intégration, Patrick
Weil, qui s'est spécialisé dans l'art de dire en nuances
le tout et son contraire [6], demandant que « l'administration
cesse d'avoir une attitude trop restrictive », et estimant que
« s'il faut un cadre, il ne doit pas être trop contraignant
», après avoir autrefois admiré le système
allemand des gastarbeiter, énonce aujourd'hui que « le
récent exemple allemand nous montre ce qu'il ne faut pas faire
». Et il ajoute, dans un élan volontariste qui confine
à l'aveuglement, qu'il « faudra imaginer des migrations
saisonnières avec les pays de la rive sud de la Méditerranée
» (Le Monde 20 juin 2000). Sami Naïr assène de son
côté qu'il faut aujourd'hui « systématiser
le modèle des migrations temporaires » et que « l'expérience
allemande des contrats de travail temporaires devrait être méditée
sérieusement » (Libération 23 juin 2000).Clairement,
ce qui arrive à pas feutrés - et malgré les dénis
de Patrick Weil [7] -, c'est une préparation de l'opinion à
une politique de quotas, dont chacun sait que, si elle est effective,
elle débouche sur une gestion eugéniste (dans ses différentes
variantes : communautariste, discriminatoire, voire raciste) de la force
de travail allogène. Ces experts, par ces suggestions qui relèvent
plus de la propagande que d'une volonté politique planifiée,
oublient d'ailleurs - ce qui est symptomatique - de préciser
comment la France, toute xénophobie mise à part et dans
le plus total respect des droits de l'homme (on connaît sur ce
point les moeurs de tous nos ministères de l'Intérieur
sans exception), va s'y prendre pour renvoyer ces « saisonniers
» et autres « temporaires » une fois le contrat échu.
Cette simple omission suffit à discréditer leurs propositions
- ou comment de nouvelles formes d'autoritarisme national-républicain
se profilent à l'ombre de l'utilitarisme et de l'eugénisme
migratoires.
Parallèlement, des voies complémentaires sont tout naturellement
explorées : on reparle ainsi de délocalisation. L'installation
de certains services et industries dans des pays où la législation
du travail est plus souple (pas toujours des pays dominés : le
Canada et l'Irlande en sont des exemples) permet non seulement des gains
de coût, mais aussi et avant tout de se décharger de ce
double « problème » devenu obsessionnel, que trahissent
bien les déclarations citées plus haut : « Ces travailleurs,
comment s'en débarrasser après utilisation ; leurs enfants,
comment leur refuser le droit d'être chez nous, puisqu'ils y sont
aussi chez eux ? » Enfin, par la délocalisation, la nation
et ses acteurs économiques récupèrent d'un seul
mouvement la maîtrise et la légitimité du choix
- si du moins ils ne sont pas dénoncés pour dumping social.
Mais c'est l'actuel président de la Commission Européenne,
Romano Prodi, qui résume le mieux le new look de l'utilitarisme
migratoire quand, après avoir déploré que «
à propos d'immigration, actuellement, on fait une politique à
partir d'émotions », il déclare : « Nous avons
besoin des immigrés, mais ils devront être scelti, controllati
e collocati », c'est-à-dire « choisis, contrôlés
et placés [au bon endroit] » (Dépêche Ansa
11 septembre 2000).
Il se dessine là une étonnante résurgence des classements
culturo-raciaux, ceux de la démographie de Georges Mauco et Alfred
Sauvy : éternel eugénisme, à la nuance près
qu'il s'agit cette fois d'importer des gens dont on affirme qu'ils ne
resteront pas [8].
La régularisation comme mode de gestion de la force de
travail
Retour aux réalités, tout aussi douteuses que les doctrines.
Depuis environ vingt ans, une des annonces favorites à l'appui
de l'introuvable « politique » migratoire est la nécessité
de lutter simultanément contre l'immigration illégale
et contre le travail clandestin [9]. Sur le premier front, on n'observe
pas sur le terrain de diminution notable des entrées ou des permanences
illégales, et les politiques extrêmement restrictives en
matière d'asile, par ailleurs, dans le cas français, totalement
indéfendables du point de vue des principes internationaux, n'endiguent
rien. Quant à la lutte contre l'emploi illégal, il semble
préférable de ne pas en parler tant elle est insignifiante
et contraire à des intérêts puissants, toujours
prêts à se faire entendre sur leurs deux registres habituels
: celui du chantage à l'emploi et celui de la corruption.
Il faudrait enfin évoquer les campagnes de régularisation,
dont les pays nord-méditerranéens se sont fait une spécialité,
parfois dans la plus grande discrétion [10]. C'est devenu une
habitude de gestion sur le modèle de la précarité
entretenue, suivant un scénario qui, précisément,
rappelle celui des temps bénis : on laisse immigrer(par choix
ou par impuissance), on laisse la personne entrer dans les circuits
du travail non déclaré et consolider son installation,
puis on la régularise. En matière de cynisme, la formule
ne le cède en rien à celle que proposent les experts français
dont il a été question. D'ailleurs la France a eu recours
aussi à ce genre de procédés, et l'on doit préciser
à son corps défendant que cela s'est fait sous la pression
légitime des immigrés sans papiers et des démocrates
français qui les soutenaient. Plus encore, elle a institué
(discrètement, presque clandestinement, pourrait-on dire), par
la loi du 11 mai 1998, dite Chevènement, un dispositif de régularisation
permanente d'étrangers en situation irrégulière.
Ce dispositif est bien pratique : il ouvre une possibilité mais
il reste discrétionnaire - les instructions aux préfets
donnant le ton selon les humeurs de la politique et de l'économie
[11].
Dans tout ce débat, les pays dominés sont considérés
comme une garenne, c'est-à-dire un terrain de chasse. À
l'heure où, dans les milieux patronaux, certains bons esprits
libéraux ne manquent pas de rappeler qu'hélas ! aujourd'hui
tout circule sauf les hommes, on s'apprête à reproduire
les mêmes stratégies, où le tiers-monde est un réservoir
de travailleurs - et peu importe d'ailleurs si nos « politiques
» d'immigration le saignent à blanc. Face à ce libéralisme
économique, peut-être faut-il opposer un libéralisme
politique, assorti d'une vigilance renouvelée sur la question
des droits de l'homme : oui à l'ouverture des frontières
aux étrangers, mais à condition que soient imposées
des règles juridiques maximales et semblables à tous,
tant sur le plan du travail que sur celui de la citoyenneté.
Sinon, l'on saura que le rêve d'une Europe unie n'est qu'un rêve
nationaliste de la pire espèce.
Alain Morice
Notes :
[1] Jean Faber, Les indésirables - L'intégration à
la française, Grasset, 2000, p. 15-16.
On notera que l'auteur utilise le mot « immigré »
au sens large de « tête d'immigré », tout en
rappelant que beaucoup (et la quasi-totalité parmi les jeunes
ainsi qualifiés) sont français. Cette terminologie élargie,
qui renvoie aux perceptions et non aux réalités, a des
avantages et aussi beaucoup d'inconvénients, dont la discussion
dépasse le but de cet article. Ici, ce mot désignera l'immigré
stricto sensu, c'est-à-dire la personne qui est née dans
un autre pays et est venue séjourner sur notre sol. Quant aux
autres, on utilisera faute de mieux les périphrases habituelles,
telles que « enfant » ou « descendant d'immigré
». Aucun terme n'est tout à fait satisfaisant : voir par
exemple la critique des notions de beur, black, deuxième génération
etc. proposée par Véronique De Rudder dans : « Identité,
origine et étiquetage - De l'ethnique au racial, savamment cultivés...
», Journal des anthropologues, n° 72-73, 1998, p. 31-47.
[2] Patrick Weil, La France et ses étrangers - L'aventure d'une
politique de l'immigration, 1938-1991, Calmann-Lévy,1991, p.54-55.
[3] Replacement Migration : Is it a Solution to Declining and Ageing
Population ?, New York, mars 2000. Cf. le compte rendu du prérapport
dans Le Monde du 6 janvier 2000.
[4] « Chômage paradoxal et difficultés de recrutement
», Futuribles n°254, juin 2000.
[5] Futuribles n°254, juin 2000.
[6] Cf. notre critique dans De l'immigration zéro aux quotas,
Le Monde Diplomatique novembre 2000.
[7] « Au niveau national, il ne faut pas envisager des quotas
» (ibid.). Il semble sous-entendu qu'aux niveaux régional,
ou sectoriel, ou ethnique, cela peut s'envisager.
[8] Pour plus de détails sur l'enracinement eugéniste
de la démographie (et d'une partie de la science politique)française,
cf. le livre de Hervé Le Bras et Sandrine Bertaux, L'invention
des populations - æ©Biologie, idéologie et politique,
Odile Jacob, 2000.
[9] Cf. les différentes contributions à l'ouvrage collectif
présenté par Didier Fassin, Alain Morice et Catherine
Quiminal, Les lois de l'inhospitalité - Les politiques de l'immigration
à l'épreuve des sans-papiers, La Découverte, 1997.
Cf. aussi, de Emmanuel Terray, « Le travail des étrangers
en situation irrégulière ou la délocalisation sur
place », in Étienne Balibar et al., Sans-papiers : l'archaïsme
fatal, La Découverte, 1999.
[10] Cf. la rubrique de Claire Rodier, « Les choix politiques
contrastés des États européens face aux "sans-papiers"
», L'état de la France 1999-2000, La Découverte
& Syros, 2000.
[11] Cf. l'analyse de Jean-Pierre Alaux, Jeux de loi, Les Inrockuptibles
7 octobre 1998.
Le lien d'origine de cet article : http://vacarme.eu.org/