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Date: 14 Octobre 2003
Objet: [infozone_l] réflexions sur l'altermondialisation
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L’altermondialisme d’Etat
La guerre économique a pour corollaire une guerre du sens (*1).
Chaque Etat développe, suivant ses moyens et avec plus ou moins
de succès, sa propre stratégie idéologique. L’Etat
français, qui sait défendre et mener une politique néolibérale
lorsque cela sert les intérêts de sa classe dirigeante,
joue en même temps, et pour les mêmes raisons, la carte
de l’altermondialisme. Il est à priori surprenant de constater
l’importance de la rhétorique altermondialiste dans le
discours institutionnel français : déclarations présidentielles,
rapports officiels, prises de position de hauts fonctionnaires etc.
Or ce qui constitue un véritable altermondialisme d’Etat
n’est pas une opération de récupération anodine.
Il est partie intégrante de la diplomatie d’influence au
service de l’impérialisme français et européen.
Agir sur les opinions.
La «diplomatie d’influence» est une des attributions
de la Direction Générale de la Coopération Internationale
et du Développement(DGCID). Dans le rapport d’activité
2000 de cette institution, Bruno Delaye, directeur de la coopération
scientifique et ancien chef de la cellule africaine de l’Elysée(1992-1995)
(*2), écrit :
«Dans un monde qui se globalise, les victoires ne sont plus celles
des armées ni celles des idéologies, mais celles des idées
et des valeurs.[…] La mise en place des nécessaires régulations
de la globalisation, l’indispensable adoption de règles
de vie communes sur la planète, sont devenues l’enjeu majeur
de notre action extérieure. Mais pour faire valoir nos idées,
il nous faut auparavant gagner les opinions publiques des nations du
nord et du sud. Ici intervient le rôle stratégique de la
DGCID : elle met au service de notre diplomatie les outils qui doivent
nous permettre de faire partager nos valeurs.[…] sachons que notre
message intéresse et intéressera chaque jour davantage
s’il offre les moyens intellectuels et politiques de maîtriser
la mondialisation, dans un cadre rationnel, humaniste et universaliste.
Face à une mondialisation incontrôlée et aux réactions
de repli identitaire, ethnique ou religieux qu’elle peut provoquer,
la voix de la France est attendue.» Les rapports suivants poursuivent
dans la même veine. Le rapport 2002 affirme ainsi que «l’objectif
de maîtrise et d’humanisation de la mondialisation»
fait partie «des grands objectifs de la politique étrangère
de la France». La DGCID souligne aussi la nécessité
«d’associer l’ensemble de la société
française à l’effort de solidarité internationale»
et évoque son soutien à la «coopération non
gouvernementale».
L’objectif d’influencer les opinions, en France et à
l’étranger, est clairement revendiqué. Pour ce faire,
il n’est pas inutile de disposer de leviers au sein de la société
civile. La diplomatie française a subventionné le Forum
mondial de Porto Alegre. Le Monde diplomatique, le média international
à l’origine de l’association ATTAC, co-organisateur
de ce sommet, est lui aussi nourri de subventions par le biais du «fonds
d’aide à l’expansion de la presse française
à l’étranger». Le rapport 2002 de la DGCID
nous apprend également que «la DGCID a aidé les
collectifs africains à se mobiliser et à participer aux
grandes rencontres internationales telles que le Forum social mondial
de Porto Alegre.» Au cours du procès ELF, Loik Le Floch-Prigent
a déclaré que «M. Bongo finançait son opposition.
C’était sa manière à lui d’avoir un
pays calme.» La diplomatie française fait, à l’échelle
du continent, ce que fait Bongo au Gabon. En effet, le Forum Social
Africain, émanation du Forum de Porto Alegre, a été
largement financé par la coopération française
(*3). Dans un article publié par Marchés tropicaux et
méditerranéens, Comi Toulabor note que «Les FSA
s’attellent aujourd’hui à des cibles indolores et
peu concrètes pour le commun des africains, tels que le néolibéralisme,
la Banque mondiale, le Nouveau partenariat pour le développement
de l’Afrique (NEPAD), avec pour objectif de faire apparaître
les Etats africains comme des victimes de la mondialisation. Le jour
où ils aborderont des questions relevant de la quotidienneté
des populations africaines, qui seront d’une extrême sensibilité
pour les pouvoirs africains, le jour où ils manifesteront dans
la rue pour se faire entendre, il est clair qu’ils ne trouveront
plus un pays d’accueil sur le continent et…il n’y
aura plus de société civile panafricaine. Pour exister
réellement, les organisations de la société civile
devraient cesser de brasser le vide et l’impuissance comme les
Etats savent le faire. A moins que les unes ne soient que le reflet
des autres (*4). Il est clair que la dénonciation des institutions
de Bretton Woods, aussi justifiée soit-elle, fait diversion vis-à-vis
des maîtres (les politiciens locaux) et des exploiteurs directs
(les filiales des multinationales occidentales, fréquemment françaises).
Il faut aussi observer que dans bien des situations, elle sert directement
les intérêts français. L’Etat français
ne se contente pas de subventionner ces forums sociaux. Il a également
financé, à hauteur de 1 million d’euros, le contre-sommet
du G8 d’Evian, en mai 2003. Un article paru dans La Tribune note
que l’Etat français, organisateur de ce G8, a retenu des
thèmes qui «s’inspirent largement des préoccupations
du mouvement altermondialisation» : maîtrise de la mondialisation,
prévention des crises financières, devoir de solidarité
notamment à l’égard de l’Afrique…Le
même article rapporte les propos du chevènementiste Bernard
Cassen :
«le gouvernement sur ordre de Jacques Chirac, fait le maximum
pour faciliter l’organisation et les manifestations du contre-sommet.»
Dans le contexte de la guerre d’Irak et du conflit ouvert entre
la France et les Etats-Unis, le mouvement «altermondialisation,
marqué par la dénonciation de «L’Empire»,
était sans doute bienvenue. La notion « d’Empire
», au singulier, évacue l’existence et la critique
des impérialismes rivaux. Parmi les nombreuses publications reprenant
la notion, signalons La France contre l’Empire de Pascal Boniface.
Directeur de l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques
(IRIS), Pascal Boniface est chevalier de l’ordre national du mérite,
ancien membre du Haut Conseil de la Coopération Internationale(HCCI),
ancien directeur de l’Institut national de défense et ancien
adjoint du Conseiller diplomatique au cabinet de Jean-Pierre Chevènement
(ministre de la défense). L’objectif de l’IRIS est
de «mettre l’expertise au service de la pédagogie
et d’aider l’opinion publique à s’intéresser
à l’actualité internationale pour mieux la comprendre».
Parmi les membres du conseil d’administration de l’IRIS
figurent des politiciens de droite et de gauche, des hauts fonctionnaires,
un représentant de Vivendi ainsi qu’un représentant
du marchand de canon EADS. Autant de personnages que la dénonciation
de «L’Empire» ne dérange probablement pas…
Le 31 octobre 2001, le député Alain Barrau organisa à
l’assemblée nationale un colloque sous le haut patronage
de Raymond Forni, alors président de l’assemblée,
sur le thème de «L’Union Européenne face à
la mondialisation». Il fit cette déclaration :
«Les français et leurs représentants doivent continuer
à travailler ensemble pour faire advenir cette mondialisation
maîtrisée que nous appelons tous de nos vœux. Car
nous pensons tous que le monde n’est pas une marchandise.»
Les exemples de cet altermondialisme d’Etat pourraient être
multipliés. Afin que cette rhétorique au service de la
diplomatie d’influence soit efficace, l’Etat français
se devait de lui donner un minimum de contenu. Au mois de septembre
2002, cette question de l’influence française était
le thème de la conférence du Haut Conseil de la Coopération
Internationale (HCCI). Cette conférence mit en avant «la
nécessité d’activer les réseaux universitaires
et associatifs» :
«dernière révolution à engager : celle des
concepts. Une bataille d’influence pour laquelle la France doit
s’engager en activant ses réseaux au cœur des centres
de recherche, des universités, des ONG (*5)».
La nécessité de développer des «concepts»
dans la bataille d’influence internationale explique sans doute
l’étrange similitude entre les positions d’ATTAC
et celles de l’Etat français.
Les concepts
L’intervention de Jean-Louis Bianco, président du HCCI,
lors du débat suivant l’audition de Charles Josselin à
l’assemblée nationale en avril 2000, est marquée
par la reprise des thèmes majeurs de l’altermondialisme,
à savoir la dénonciation de la mondialisation et de la
politique du FMI. Bianco explique l’absence de développement
dans la plupart des pays africains par trois raisons :
«la mondialisation qui produit toujours plus d’inégalités
; les effets déstabilisants, voire dramatiques des politiques
d’ajustement structurel conduites sous la direction du FMI ; le
caractère mal ajusté, mal coordonné et peu efficace
des politiques internationales de coopération (6)».
L’explication, juste mais aussi très partielle, présente
l’avantage d’occulter la responsabilité de l’impérialisme
français. Car stigmatiser la mondialisation et le FMI, c’est
oublier les mécanismes fondamentaux de la domination néocoloniale
qui ont contraints les Etats africains à accepter les plans d’ajustements
structurels. Il faut le rappeler, l’intervention néfaste
du FMI résulte des difficultés économiques de ces
pays, qui sont donc antérieures à cette intervention.
Le rapporteur de l’allocution de Jean-Louis Bianco indique que
le président du HCCI «a estimé qu’en ce moment
où l’idée de régulation du système
mondial perce et où la société civile se mobilise,
la remise en cause des orientations du FMI ne doit pas demeurer purement
verbale. Les idées que défend la France depuis longtemps
peuvent aujourd’hui gagner, à condition que notre pays
sache être présent, afficher ses priorités et les
traduire en acte». La remise en cause des orientations du FMI
ferait donc partie «des idées que défend la France
depuis longtemps»… En ce qui concerne «les sources
innovantes de financement» de la coopération, l’instauration
de taxes internationales est «une solution soutenue par la France
(*7)». En 2001, Jean-Louis Bianco, président du HCCI et
Jean-Michel Séverino, directeur général de l’Agence
française de développement, publient un texte intitulé
:
«Globalisation, gouvernance, développement, un autre monde
est possible». Ces personnages, qui jouent un rôle non négligeable
dans le dispositif institutionnel français, y défendent
la mise en place de la taxe Tobin, qui serait selon eux, «la mesure
la plus pertinente (*8)» pour réguler les marchés
financiers. Les auteurs perçoivent les obstacles à son
application mais «défendent néanmoins le symbole
que procurerait la taxe Tobin». Ils exposent également
«les améliorations qu’ils estiment nécessaires
d’apporter au FMI et à la Banque mondiale, à commencer
par une réforme des droits de vote». La mise en place de
taxes internationales a été défendue par Olivier
Giscard d’Estaing, vice-président de la section française
la Ligue Européenne de Coopération Economique (*9) (L.E.C.E).
Le rapport d’activité 2002 de la DGCID évoque lui
aussi l’instauration d’une taxation internationale :
«les autorités françaises mènent une réflexion
sur la possibilité de mettre en place une taxation internationale.
A Johannesburg, le Président de la République a ainsi
évoqué le nécessaire prélèvement
de solidarité sur les richesses considérables engendrées
par la mondialisation».
Mais la diplomatie française a d’autres «concepts»
altermondialistes dans sa besace. Toujours selon le rapport de la DGCID,
elle propose aussi la création d’une «organisation
mondiale de l’environnement». Celle-ci pourrait «donner
une impulsion à la nécessaire révolution des modes
de production et de consommation que le Président de la République
a appelé de ses vœux au sommet de Johannesburg en 2002.»
Le discours de Johannesburg était certainement à usage
externe. Mais tout de même, Chirac révolutionnaire, il
fallait oser. Peut-être va t-il bientôt nous faire le sketch
mitterrandien de la rupture avec le capitalisme ? Le rapport de la DGCID
poursuit :
«La prise en compte environnementale a conduit la France à
faire sienne la notion de développement durable». Sans
doute une allusion aux choix énergétiques français…Ce
discours illusoire est certainement très utile pour, selon les
termes de la DGCID, « gagner les opinions publiques des nations
du nord et du sud ». Il est pourtant insensé d’en
attendre une transformation économique et sociale véritable.
L’altermondialisme d’Etat transparaît dans de nombreux
documents officiels. Il est également présent sous le
masque de l’impérialisme que constitue la francophonie.
La francophonie dans l’autre mondialisation.
Le livre de Serge Arnaud, Michel Guillou et Albert Salon intitulé
Les défis de la francophonie, Pour une mondialisation humaniste,
pourrait, de par la personnalité de ses auteurs, de hauts fonctionnaires
au ministère de la coopération, nous apporter quelques
indications sur les espérances de l’Etat français
en matière de francophonie et de mondialisation. Selon les informations
du Who’s who in France, Serge Arnaud a été chef
de service au ministère de la défense(89-93), conseiller
technique au cabinet de Jacques Toubon (ministre de la culture et de
la francophonie), directeur du développement au ministère
de la coopération (96-98) et secrétaire interministériel
pour l’océan indien. Son confrère Albert Salon est
ministre plénipotentiaire, ancien ambassadeur, ancien directeur-
adjoint au ministère de la coopération, chargé
de la francophonie. Quant à Michel Guillou, présenté
comme «Foccartien» par françois- Xavier Verschave
(*10), il a été chef du département de l’enseignement
supérieur et de la recherche au ministère de la coopération,
directeur général(1991-2000) de l’association des
universités partiellement ou entièrement de langue française(Aupelf),
délégué national du RPR chargé de la coopération
(85-86), chargé de mission auprès de Michel Aurillac(86-88).
Ces trois passionnés de langue prennent soin de préciser
que «La francophonie n’est pas un succédané
d’empire mais une idée, un espoir, un projet» (p.51).
Ils estiment qu’ «une autre mondialisation est possible»
et se demandent «comment construire la francophonie pour qu’elle
en soit le moteur» (p.141). Une des pistes avancée est
l’action auprès du monde associatif :
«Un monde associatif fort et de grandes ONG francophones sont
plus que jamais nécessaires à la francophonie[…]
à la fois pour inspirer et stimuler les institutions gouvernementales
de la francophonie et pour accompagner voire relayer leur action de
coopération.» (p.157). Evoquant l’action des institutions
internationales, ces grands internationalistes n’hésitent
pas à affirmer que «dans un certain sens, il s’agit
d’une nouvelle forme de colonisation» (p.89). Leur livre,
très hostile aux Etats-Unis, laisse pressentir l’importance
des rivalités inter-impérialistes :
«La globalisation, c’est-à-dire la mondialisation
libérale, est un phénomène américain.[…]
Elle conduit à une exploitation très dure, sans concession.
Elle exclut le sud et laisse les pays pauvres, ceux d’Afrique
en particulier, sur le bord du chemin.
Ce vaste processus de globalisation permet aux Etats-Unis de rayonner
sur l’ensemble de la planète.[…] Les Etats-Unis s’opposent
à une forme européenne d’universalisme fondé
sur un libéralisme éthique et social. L’universalisme
américain se révèle hégémonique voire
totalitaire, en ce sens qu’il ne peut être atteint que si
tout le monde l’adopte, alors que l’universalisme venu du
messianisme catholique est un universalisme de synthèse qui recherche
l’unité dans l’apport des différences.»
(p.46). Voilà comment les auteurs tentent de donner un contenu
idéologique à ce qui n’est très probablement
qu’une question d’intérêts et de rapport de
force. L’important est de faire rêver :
«Il faut supprimer la primauté de l’économique
sur l’humain, le politique, la culture.[…]La francophonie
est une autre mondialisation. Voilà pourquoi il est nécessaire
de placer face au rêve américain le rêve francophone.»
(p.50). La francophonie «se dresse contre les tendances à
l’uniformisation du monde en un vaste marché aux produits
standardisés.[…] Le déclin des valeurs humanistes
et la montée du matérialisme, le comportement hégémonique
des Etats- Unis, renforcent le besoin de francophonie» (p.51).
L’altermondialisme d’Etat est célébré
:
«La France a aujourd’hui un rôle moteur à jouer
pour mettre en place l’autre mondialisation.» (p.51). Mais
pourquoi la France devrait-elle jouer ce rôle ? En dehors d’une
vague glose humaniste, les auteurs ne le précisent pas.
Derrière la morale se cachent les intérêts.
Les positions internationales du capitalisme français seraient
certainement les grandes bénéficiaires de cette «autre
mondialisation», particulièrement en Afrique. En 1998,
l’Afrique était le troisième destinataire des produits
français, après l’Union européenne et les
autres pays de l’OCDE (*11). Ce qui valait à la France
un excédent commercial avec les pays africains de 33,5 milliards.
Le continent africain est toujours le terrain privilégié
de nombreuses multinationales françaises : Totalfina, Bolloré,
France Télécom, DAGRIS, Bouygues, Pinault-Printemps-Redoute,
BNP, Société générale etc. Cependant, en
Afrique «francophone» les positions hégémoniques
de ces groupes sont menacées par l’ingérence des
institutions financières internationales. Les conditionnalités
exigées avant l’octroi de crédits, à savoir
les politiques de libéralisation ainsi que les consignes de «bonne
gouvernance» lors de l’attribution des marchés publics,
se traduisent par l’arrivée de concurrents sur des marchés
qui, depuis la période coloniale, relevaient du «pré-carré»
de l’impérialisme français. Un article de Marchés
tropicaux l’observe à sa manière :
«de plus en plus, l’Afrique cherche à développer
ses relations commerciales avec un nombre croissant de pays, et ce souci
de diversifier ses acheteurs s’explique dans le contexte de la
mondialisation et de l’ouverture des marchés (*12)».
La mise en cause des institutions financières internationales
n’est pas seulement indolore pour l’Etat et les multinationales
françaises, elle sert directement leurs intérêts.
Le maintien de monopoles est en jeu. C’est par exemple le cas
dans la filière coton. En Afrique «francophone» elle
est encore largement contrôlée par des sociétés
cotonnières nationales, filiales de la multinationale française
DAGRIS. Celle-ci a pour principal actionnaire l’Etat français
(64,7% du capital) mais aussi le Crédit du Nord, la BNP, l’Union
des industries textiles, la Société générale.
Les sociétés cotonnières exportatrices vendent
à crédit les intrants aux producteurs et fixent le prix
d’achat du Coton. Ainsi, avant d’être dépendants
du prix international, les producteurs, qui en réalité
travaillent pour ces sociétés cotonnières, sont
soumis aux prix fixés par la DAGRIS associée aux Etats
africains. Les premiers actionnaires de ces sociétés sont
les Etats africains, mais la DAGRIS détient des positions de
contrôle minoritaire sur ses filiales (40% de la CMDT au Mali,
34% de la SOFITEX au Burkina Faso, etc). Les monopoles de ces sociétés
devraient disparaître avec la libéralisation de la filière
exigée par la banque mondiale. Ce mode d’organisation «est
contestée par la Banque mondiale qui préconise que les
différentes activités soient confiées à
des opérateurs indépendants pour un meilleur prix pour
le producteur et pour réduire les charges. Cette logique de libéralisation
est suivie par plusieurs Etats d’Afrique francophone notamment
en Côte d’Ivoire et au Bénin où le monopole
des sociétés cotonnières est remis en cause et
une partie des activités est confiée au secteur privé
(*13)». Le conflit a été vif (et l’est peut
être encore) entre la Banque mondiale et la DAGRIS (et donc l’Etat
français) opposée à la libéralisation (*14).
La lutte de classes autour de la fixation du prix d’achat, opposant
cotonculteurs et sociétés cotonnières, elle aussi
peut être vive. Ainsi, les paysans maliens ont «décidé
fin mai de suspendre le travail dans les champs pour protester contre
la baisse du prix d’achat du coton et leur surendettement.(*15)
» Au Burkina Faso, la filiale de Dagris a eut recours à
une vieille méthode patronale pour contrer la lutte de classes.
Elle a en effet promu un syndicat maison :
«Le soutien de la SOFITEX a été décisif pour
l’émergence de l’Union Nationale des Producteurs
de Coton du Burkina (UNPCB). Il s’explique en partie par les positions
modérées affichées par les responsables de cette
organisation, en décalage avec l’approche plus revendicative
et syndicale des leaders de la FENOP(*16)». Pour maintenir ses
bénéfices face à la baisse des cours mondiaux,
DAGRIS a intérêt à baisser le prix d’achat
aux producteurs. En même temps, la multinationale française
ne peut se permettre d’exercer une trop forte pression, comme
l’indique Gilles Peltier, son directeur général,
qui souligne le risque d’explosion sociale ou encore de changement
d’activité des producteurs (*17). D’où le
soutien de l’Etat français à «l’initiative
africaine» dénonçant les subventions de l’Europe
(Espagne et Grèce) et surtout des Etats-Unis à leurs producteurs
de coton. Contrairement à la lutte entre producteurs et sociétés
cotonnières, ce sujet a beaucoup intéressé les
médias français. Normal puisque l’Etat français
soutien l’initiative. Il est en outre en concurrence directe avec
le coton américain… L’impérialisme français
a su maintenir «ses liens privilégiés» avec
ses anciennes colonies, notamment à travers les accords de coopération
économique qui ont accompagné l’octroi des indépendances.
Or ceux-ci sont remis en cause par l’ouverture des marchés
et les politiques de libéralisation impulsées par les
institutions financières internationales. Est-ce pour conserver
ces liens privilégiés que Jacques Chirac s’est prononcé
en faveur d’un «régime commercial spécifique
(*18)» pour l’Afrique ?
Généralement, l’altermondialisme d’Etat présente
l’action de la Banque mondiale et du FMI de manière manichéenne.
Car si cette action est, par bien des aspects, fortement nocive sur
le plan social et mérite effectivement d’être combattu,
elle contient aussi un volet relativement positif, mais là encore,
nuisible aux intérêts français. Ainsi, ces institutions
exigent par exemple l’audit de la SNPC (Société
nationale du pétrole du Congo).
Elles ont également poussé l’Etat camerounais à
renforcer sa fiscalité forestière et souhaitent étendre
cette politique à l’ensemble du bassin forestier d’Afrique
centrale (*19). En outre, l’action néfaste du FMI et de
la Banque mondiale ne doit pas nous faire oublier les caractéristiques
structurelles de la domination, dans la continuité de la période
coloniale : la division internationale du travail, le pillage des matières
premières, les accords néocoloniaux bilatéraux,
la main mise de capitaux occidentaux sur les appareils de production
etc. Sous couvert de bons sentiments et de nobles causes, l’altermondialisme
d’Etat reproche aux institutions financières internationales
d’être au service de l’impérialisme concurrent
:
«Pierre Duquesne, administrateur pour la France de la Banque mondiale
et du FMI le reconnaît : « nous avons du mal à peser
sur la Banque mondiale. Celle- ci dispose de moyens financiers et de
la capacité à théoriser. C’est une agence
très puissante qui a tendance à s’imposer à
ses clients.» Et largement imprégnée de l’idéologie
américaine. Les Etats-Unis sont les premiers actionnaires de
la banque (17% du capital), loin devant le Japon. Le fait que le quart
des effectifs de la Banque mondiale et du FMI est américain,
leur siège est à Washington, leurs relations étroites
avec les ONG et les universités américaines, mais aussi
la prédominance de la langue anglaise au sein des deux institutions
font qu’il existe une influence naturelle des Etats-Unis qui,
sans conduire à une détermination de la politique, l’oriente
néanmoins largement (*20)». Nul doute qu’une réforme
des institutions financières internationales, par exemple leur
placement sous contrôle de l’ONU revendiqué par l’association
citoyenniste ATTAC, serait à l’avantage de l’impérialisme
français. On peut concevoir, sans forcément approuver,
que certains adhèrent à ce projet de réforme. Toutefois,
il y a manipulation politique lorsque des nationalistes le présentent
comme un projet désintéressé, déconnecté
des rapports de force internationaux, et même comme anti-capitaliste,
notamment par le biais d’amalgames : mondialisation libérale-
capitalisme, impérialisme étatsunien-capitalisme ou encore
institutions financières internationales-capitalisme.
Les rivalités inter-impérialistes ne sont pas cantonnées
à l’Afrique. Il y a sans aucun doute de bonnes raisons
de combattre l’Accord de Libre Echange Nord Américain ainsi
que le projet de Zone de Libre Echange des Amériques (ZLEA) dont
bénéficie l’impérialisme étatsunien.
Mais pour l’Etat français, les bonnes raisons sont lucratives
:
«La négociation de la Zone de Libre Echange des Amériques
(ZLEA) présente néanmoins de réels dangers pour
l’Union Européenne. Si la ZLEA entre en vigueur avant l’accord
d’association avec le Mercosur, l’Europe perdra d’importantes
parts de marché en Amérique latine. Elle a déjà
fait cette expérience au Mexique, à la suite de la mise
en place de l’ALENA : la part de marché de l’Union
dans ce pays a reculé de 17% en 1994, à 9% en 1999.»
Ces informations instructives proviennent d’un rapport d’information
de l’assemblée nationale française, qui offre un
bel exemple de l’altermondialisme d’Etat :
«La démarche de l’Union européenne traduit
donc un véritable engagement en faveur d’une mondialisation
organisée dans le sens du droit et de la justice[…] Si
l’Union Européenne ne parvient pas à partager sa
conception de la mondialisation avec d’autres entités régionales,
les Etats-Unis pourront alors imposer leurs propres règles du
jeu.[…] Or plus les américains réussiront à
imposer leurs normes en matière commerciale sur de vastes ensembles
régionaux, plus il sera difficile pour l’Europe de trouver
des alliés à l’OMC pour défendre des valeurs
essentielles pour la cohésion des sociétés. Le
projet de mondialisation défendue par l’Union Européenne
est donc en concurrence avec celui défendue par les Etats-Unis
(*21)».
L’altermondialisme d’Etat ressemble à «la propagande
d’agitation (*22)» dont se servent parfois les Etats, une
propagande fort utile en ces temps d’intensification de la concurrence
et de guerre commerciale entre les Etats-Unis et l’Union européenne
(*23). Dans «L’Empire américain», Claude Julien,
ancien directeur du Monde diplomatique, expliquait à propos des
Etats-Unis comment «une mystique internationaliste devient l’alibi
d’une politique strictement nationaliste (*24)». Claude
Julien connaissait le sujet. Car si cette phrase s’applique bien
sûr aux Etats-Unis, elle vaut également pour l’Etat
français ainsi que pour la ligne éditoriale du Monde diplomatique.
L’altermondialisme d’Etat n’est ni de droite ni de
gauche. Il est le produit de l’Etat et se place, de manière
gaullienne, au-dessus des partis. En prenant le masque de la dissidence
et de l’internationalisme, il est aussi une mystification, une
arme idéologique dans la vaste confrontation inter-impérialiste.
Si il ne s’agit pas de dénigrer l’ensemble du mouvement
altermondialiste, dont les aspects positifs sont nombreux, il importe
d’en cerner les limites et d’identifier les intérêts
et les enjeux tapis derrière certaines envolées lyriques.
Un autre monde est possible, à condition d’éviter
ou de dépasser l’écueil d’une agitation d’Etat.
Nicholas Barto, le 05.10.03.
--- NOTES --
1 - L’expression est celle d’un haut gradé: général
Loup Francart, La guerre du sens. Pourquoi et comment agir dans les
champs psychologiques, Economica, 2000.
2 - Bruno Delaye occupa cette fonction au cours du génocide rwandais.
Lire Jean-Paul Gouteux, La nuit rwandaise, L’implication française
dans le dernier génocide du siècle, p.484.
3 - Anne-Cécile Robert, «Emergence d’une voix africaine»,
Le Monde diplomatique, février 2003.
4 - Comi Toulabor, «Introuvable société civile panafricaine»,
Marchés tropicaux n°3000, 9 mai 2003.
5 - Christelle Marrot, «L’influence française au
cœur de la conférence du HCCI», Marchés tropicaux,
27 septembre 2002.
6 - Commission des affaires étrangères, compte rendu n°35,
25 avril 2000.
7 - Ibid.
8 - Xavier Moulinot, «Concilier mondialisation et développement?»,
Marchés tropicaux, 27 juillet 2001.
9 - Organisation où pullulent les banquiers de diverses nationalités
européennes. Sa section française est co-présidée
par Jean Deflassieux, président honoraire du Crédit Lyonnais,
ancien président de la Banque des échanges internationaux
et membre fondateur de l’association «Les Amis du Monde
Diplomatique». Autre membre fondateur des AMD, Roger Lesgards
, ancien directeur de cabinet au ministère de la communication…
10 - Noir Silence, Qui arrêtera la Françafrique, Les Arènes,
2000, p.407 11 - Jacques Alibert, «Le commerce extérieur
de la France avec l’Afrique en 1998», Marchés tropicaux,
31 décembre 1999.
12 - Ibid.
13 - Alain Bonnassieux,«Libéralisation de la filière
coton et affirmation d’une élite paysanne au Burkina Faso»,
dans Afrique des réseaux et mondialisation, Karthala, 2003, p.51.
14 - «Contresens et contre-vérités sur les filières
cotonières africaines», Marchés tropicaux, 17 juillet
1998. Cet article anti- libéralisation est une réponse
à un rapport de la Banque mondiale. 15 - Marchés tropicaux,
17 novembre 2000.
16 - Alain Bonnassieux, Libéralisation…op.cit .p.50.
17 - «Coton: Dagris en quête de participations majoritaires»,
Marchés tropicaux, 11 juillet 2003.
18 - «TICAD III: M. Chirac plaide pour un nouveau type de commerce
avec l’Afrique», AFP, 29 septembre 2003.
19 - Christian d’Alayer, «Rentabilité oblige»,
Jeune Afrique/L’intelligent, n°2225.
20 - Christelle Marot, L’influence française…op.cit.
21 - Rapport d’information déposé par la délégation
de l’assemblée nationale pour l’Union Européenne,
sur les relations avec les entités régionales, 28 juin
2001.
22 - Lire Jacques Ellul, Propagandes, Economica, 1962.
23 - Lire «Les différends commerciaux entre Etats-Unis
et Union Européenne», Le commerce mondial, La documentation
française, novembre-décembre 2000.
24 - Claude Julien, L’Empire américain, Grasset, 1968,
p.12.
Texte paru sur la liste I N F O Z O N E s a m i z d a t . n e t
http://listes.samizdat.net/wws/info/infozone_l