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source : http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1605
Vingt femmes qui en sont venues à se prostituer sont la
raison, le cœur et le moteur de ce livre. N’importe qui
ne peut pas se prostituer et on ne se prostitue pas du jour au lendemain.
On ne se prostitue pas davantage par un choix conscient et éclairé,
ni par choix de carrière ou par option académique.
Comment des filles en viennent-elles à se prostituer ? C’est
le sujet de cet ouvrage* qui retrace leurs parcours.
Invitée à travailler avec l’équipe du
Projet Intervention Prostitution Québec dont la mission est
de venir en aide (pour, par, avec) aux filles et aux garçons
en lien avec la dynamique prostitutionnelle, j’ai proposé
un protocole d’une action-recherche qui colle à cet
esprit, celui d’un intérêt centré sur
les personnes pour conjuguer l’action à la recherche.
L’action a consisté à les accompagner pour faire
le point dans leur vie par l’élaboration de leur histoire
personnelle et la construction de leur généalogie.
Il s’agissait de retracer un cheminement à la fois
intérieur et extérieur vécu au coeur de leur
existence. Je leur ai proposé un partenariat dans lequel
elles demeuraient actrices de leur vie, compétentes dans
leur capacité de se prendre en charge, où je n’étais
pas une intervenante au sens institutionnel du terme et encore moins
une thérapeute.
Pédagogie d’empowerment
Cette relation égalitaire est une dimension non négligeable
de son efficacité. Nos entretiens étaient enregistrés
et ont fourni le matériel de la recherche sur les voies qui
les ont conduites à se prostituer. Pour cela, il fallait
dégager les lignes de force en restituant les faits en même
temps qu’en en dégageant les processus secrets qui
conduisent à se prostituer. Il s’agit d’une intervention
qualitative supportée par un appareillage conceptuel et méthodologique
inscrit dans le schéma d’entretien. Ainsi, si les participantes
s’impliquent dans ce processus, quelque chose en elles se
met en marche en même temps que le matériel des récits
devient le matériel d’analyse pour la recherche. Le
projet fonde son action sur une pédagogie d’empowerment
par le pouvoir transformateur du récit de vie. Deux types
de résultats étaient attendus, ceux de l’action
et ceux de la recherche. Seuls ceux de la recherche sont évoqués
ici.
Le protocole ne prévoyait pas la publication des récits
de vie intimes et personnels reconstitués pour les ramener
aux participantes afin de les aider à se comprendre elles-mêmes.
L’effet percutant de leur lecture a fait germer l’idée
qu’ils pouvaient aussi AIDER LA POPULATION à comprendre
COMMENT des filles en viennent à se prostituer. Elles ont
accepté leur publication parce qu’elles ont voulu que
les mécanismes qui ont joué pour elles soient compris
afin de déjouer et briser les cycles qui conduisent sur cette
voie.
Après 18 mois de travail à écouter leurs récits
d’abus sexuels, d’incestes et de viols, gestes de pédophilie
commis sur ces petites filles par les hommes de leurs familles et
du voisinage puis récits de prostitution au service sexuel
des hommes, les hommes m’étaient devenus exécrables.
J’ai décidé d’élargir la recherche
pour les inclure afin de connaître d’eux qui ils étaient
et leur demander de m’expliquer pourquoi ils étaient
clients. À travers leur consommation prostitutionnelle, ils
ont parlé d’eux-mêmes et de leur sexualité.
Ces entretiens constituent la 2e partie du livre, première
recherche en Amérique auprès des clients consommateurs
de prostitution. La 3e partie de l’ouvrage dessine le profil
biographique de deux proxénètes : un homme propriétaire
d’une agence d’escortes et une femme propriétaire
d’un salon de massages érotiques. Ainsi se trouvent
réunis et documentés les parcours de vie des trois
acteurs principaux du système prostitutionnel.
Trois questions fondamentales sous-tendent la démarche d’analyse
:
- Comment des filles en viennent-elles à se prostituer ?
- Pourquoi des hommes sont-ils clients ?
- Comment d’autres deviennent-ils proxénètes
?
Le livre comprend trois parties comme les trois acteurs sociaux
du système prostitutionnel où chacun d’eux prend
la parole. Cette prise de parole dépasse le simple témoignage
pour approfondir leurs façons de voir et d’agir, levant
ainsi le voile des illusions, des préjugés, des stéréotypes
et de l’ignorance sur le phénomène social de
la prostitution qui s’en trouve éclairé.
Comment des filles en viennent-elles à se prostituer ? Quelques
points saillants.
La prostitution est le fait de rendre son corps disponible au plaisir
sexuel d’autrui pour de l’argent (qui peut prendre la
forme de drogues, d’alcool, d’un logement, de vêtements,
etc.) sans égard aux besoins et aux désirs personnels
de la personne qui se prostitue et sans engagement émotif
et relationnel de la personne qui paie. C’est cette absence
d’engagement qui rend la prostitution si attrayante pour le
client et tellement déshumanisante pour la personne qui se
prostitue.
On ne rêve pas de devenir prostituée (1), on le devient
par un chemin personnel qui implique toujours les plans familial
et social. Considérés dans une perspective de mise
à jour des processus, les récits de ces 20 femmes
montrent l’existence d’une synergie complexe entre les
plans personnel, familial (2, 3, 4) et social. Selon le cas, un
poids différentiel apparaît tantôt sur l’un
ou l’autre plan.
Dix-sept filles sur vingt (85%) ont eu à affronter un rapport
au sexe alors qu’elles étaient encore enfants et non
pubères par des abus sexuels, le plus souvent incestueux,
répétitifs, plus généralement dans la
famille ou dans le voisinage immédiat, et/ou par des abus
de rue (5). Les trois autres filles (15%) qui n’ont pas été
sexuellement abusées ont eu à affronter un rapport
au sexe comme une alternative à la pauvreté.
Cette étude montre que la clé des systèmes
sociaux producteurs de la prostitution se trouve d’abord dans
l’abus sexuel, dans le lien étroit entre les abus de
ces petites filles sexuellement abusées alors qu’elles
n’étaient que des enfants, même pas pubères,
et leur abuseur.
Doublement abusées
Cette recherche montre comment ces femmes se mettent au service
des besoins sexuels des hommes et non au service de leurs propres
besoins comme les petites filles abusées qu’elles ont
été et à qui on a demandé de satisfaire
les besoins sexuels de personnes qu’elles aimaient. Au moment
de l’abus, tout aussi jeunes soient-elles, elles ont toutes
ressenti qu’il y a quelque chose de pas correct là
dedans... Dans l’abus, l’abuseur abuse de plus faible
que lui, abuse des plus susceptibles de l’aimer. L’abus
qu’il pratique est le reflet de l’abus qu’il a
lui-même subi (les généalogies montrent des
générations successives d’abus), qu’il
n’a pas d’interdit sur son propre corps et est incapable
de l’exercer. Elles ont été doublement abusées
: abusées au plan affectif, par un homme qui leur ont dit
qu’elles étaient belles, fines, intelligentes, précieuses,
et abusées sexuellement.
Abusées, elles ne déterminent pas les conditions
de la relation et n’ont pas eu d’autre choix que de
rendre leur corps disponible. Dans cette relation, elles ne se donnent
pas, elles sont au service du plaisir de l’autre comme la
prostituée qui ne se donne pas à son client, qui rend
son corps disponible. Lorsqu’une personne se donne, elle accorde
son intimité à son partenaire, elle l’autorise
à accéder à son intimité, ce que la
prostituée ne fait pas. Ce faisant elles reproduisent la
seule valeur qui leur a été accordée, une valeur
sexuelle, reproduisant ainsi une situation antérieure où
on leur a appris à tenir d’abord compte de l’autre,
de l’homme, sans entrer en contact avec elles-mêmes
ce qui exigerait qu’elles reçoivent au lieu de donner,
qu’elles soient servies au lieu de servir, qu’elles
soient protégées au lieu d’être utilisées,
qu’elles soient préservées au lieu d’être
exposées.
Ce constat nous éloigne nettement de la vision commune des
clients, des proxénètes et d’un certain préjugé
populaire qui attribuent aux prostituées un appétit
sexuel hors du commun. Du coup, la personne prostituée apparaît
plutôt la plus abusée des abusées par la répétition
inconsciente du mécanisme fondateur de sa prostitution.
L’approfondissement des conditions des abus sexuels a révélé
(6) que pour un premier groupe de quatre femmes, la prostitution
était leur seule issue, les autres portes leur étaient
toutes fermées, et qu’elles avaient intériorisé
une identité de prostituée ; pour un deuxième
groupe de sept, l’abus sexuel était la source principale
de leur prostitution aidé en cela par une grande pauvreté
et une trop grande proximité à la prostitution ; celles-ci
n’avaient pas intériorisé une identité
de prostituée. Pour un troisième groupe de six, l’abus
sexuel était relié et avait contribué à
les faire se prostituer en les fragilisant au point où des
événements majeurs avaient eu raison d’elles
: quatre d’entre elles portaient un secret d’origine,
avaient changé de résidence, fugué et consommaient
des drogues alors que les deux autres y ont été directement
conduites par leur mari gigolo ou proxénète.
Sur le plan familial encore, on observe, dans tous les cas, un
rapport mère/fille déficitaire et problématique,
l’existence d’une compétition sexuelle et financière
entre elles. Il ressort que leurs mères sont au centre d’un
imbroglio où elles doivent tout assumer, femmes pauvres qui
ont été elles-mêmes sexuellement abusées,
négligées et qui, en conséquence, n’ont
pu offrir de stratégie personnelle d’autonomie à
leurs filles, ces mères étant elles-mêmes dans
l’incapacité de prendre leur place. Parfois même,
le seul modèle offert par la mère à sa fille
est celui d’une femme qui se prostitue, c’est le cas
pour six d’entre elles.
Sur le plan social, il ressort que la fugue par elle-même,
la jeunesse en soi et la dépendance aux drogues et/ou à
l’alcool peuvent conduire à la prostitution ; cela
est relié à une trop grande proximité avec
la prostitution, les histoires de Jade, Thérèse et
Lili en sont des démonstrations convaincantes. Dans ces trois
cas, le poids différentiel entre les plans personnel, familial
et social se situe dans le social, démontré par le
milieu de vie dans les quartiers St-Roch et St-Sauveur où
les hommes des autres quartiers viennent consommer de la prostitution
et où la prostitution est prévalente, concrète,
très visible au quotidien, très accessible et tentante
comme alternative au travail.
Dans deux cas, les femmes n’ont pas eu à aller à
la rue, elles y étaient déjà. Sur le plan social
encore, la fin des programmes sociaux à 18 ans apparaît
à son tour reliée à ce passage vers la prostitution.
Il faut bien comprendre qu’il s’agit là d’autre
chose que la sécurité du revenu car dans un contexte
où les parents font totalement défaut, c’est
à travers les programmes sociaux que les jeunes reçoivent
l’encadrement, l’appui, l’investissement personnel,
l’émulation qui confèrent l’identité,
un sentiment d’appartenance et une valeur personnelle. N’assurer
qu’un support économique s’est avéré
un facteur précipitant vers le gouffre.
L’analyse des histoires de ces femmes fait ressortir comment
la pauvreté contribue de façon primordiale à
les maintenir dans la prostitution. Leur pauvreté dépasse
la seule dimension économique pour révéler
un rapport et des comportements particuliers avec l’argent
en même temps qu’une absence significative d’argent.
Leur pauvreté n’est pas seulement économique
mais affective, relationnelle, sociale, intellectuelle et spirituelle.
Leurs discours de richesse et d’indépendance financière
sont fallacieux. Elles sont pauvres, incapables de négocier,
de capitaliser, de s’acheter une voiture, de se loger, de
retourner à l’école. Leur argent sert à
l’achat de drogues et autres intoxicants, exceptionnellement
à des projets personnels de relèvement. L’argent
de la prostitution est un argent qu’elles dilapident rapidement
parce qu’il est souillé. Lorsqu’elles disent
que c’est facile, cela ne signifie pas qu’il leur est
facile de se prostituer, cela signifie que l’accès
à la prostitution est direct et permet d’obtenir rapidement
l’argent tant convoité.
Un tragique isolement
L’isolement les caractérise et se manifeste dans leur
absence de liens et de relations avec d’autres personnes,
soit parce qu’elles sont en rupture avec leur famille d’origine,
soit parce que les liens sociaux fournis par les familles de remplacement,
familles d’accueil et centres d’accueil, ne leur créent
pas de réseau d’appartenance. De ce fait, elles ne
peuvent pas compter sur leur famille d’origine qui a contribué
la plupart du temps à leur aliénation ou avec laquelle
elles sont en rupture, ne peuvent pas compter non plus sur leur
famille de remplacement. Elles ne peuvent pas non plus compter sur
leurs amis, qui ne sont pas nécessairement fiables ou qui
sont des partenaires de rue. Elles n’ont souvent personne
vers qui se tourner à part ces amies de filles qui les font
pénétrer dans le monde prostitutionnel, c’est
le cas 12 fois sur 20. Sans père ni mère et en l’absence
de réseaux familial et social, il est normal qu’elles
aient suivi une amie dans la prostitution. Elles ne peuvent généralement
pas compter non plus sur leurs conjoints qui sont trop souvent déficitaires,
dépendants ou exploitants. Elles sont tragiquement seules
et, pour plusieurs d’entre elles, le Projet Intervention Prostitution
Québec (PIPQ) est leur seul lieu de socialisation.
Contrairement à l’image qu’on s’en fait,
ces femmes ont plusieurs enfants, sont rarement lesbiennes et rarement
bisexuelles. Elles aspirent avant tout à vivre des relations
stables dans une vie de couple.
Atteinte à la santé et à l’identité
Contrairement aux discours actuels sur la prostitution et la pornographie
qui véhiculent l’idée que la femme prostituée
peut satisfaire sexuellement plusieurs hommes différents
sans en subir de dommages, cette recherche documente comment ces
femmes s’en trouvent gravement affectées dans leur
identité profonde, leur santé physique et mentale.
Conséquences de leur pratique prostitutionnelle, elles constatent
avec détresse la perte du désir sexuel et l’anéantissement
de leur vie sexuelle, une désensibilisation progressive de
leur corps, le dégoût des gestes sexuels, la confusion
sur leur identité sexuelle, une dissociation de plus en plus
grave d’avec elles-mêmes qui les amènent à
effectuer une rupture affective avec elles-mêmes et les autres.
Elles révèlent la perte de l’attrait et de la
confiance dans les hommes, l’abondance de leurs diagnostics
médicaux, leur alcoolisme et leur toxicomanie, leurs pensées
suicidaires et leurs tentatives de suicide, sans élaborer
ici sur la perte de leurs enfants qui sont confiés à
des familles d’accueil alors que leur plus grand désir
est de constituer une famille.
Ce sont socialement les personnes les plus stigmatisées
qui soient. Ces conséquences de l’exercice de la prostitution
sont méconnues, banalisées, niées par les clients
et les proxénètes qui ne subissent aucune conséquence
comparable.
La prostitution n’est pas l’expression de la sexualité,
laquelle implique le don et le partage d’une intimité,
c’est de la génitalité. La prostitution n’est
pas l’amour, c’est de la baise. La prostitution n’est
pas un métier, se prostituer c’est être un corps
public, c’est ne plus avoir de corps privé.
* Lire cet ouvrage
« Je vous salue ... Marion, Clémentine, Eddy, Jo-Annie,
Nancy, Jade, Lili, Virginie, Marie-Pierre, Valérie, Marcella,
Eaucéanie, Aline, Kim, Thérèse, Manouck, Mélanie,
Noémie, Marie ... pleines de grâce. Le point zéro
de la prostitution », par Rose Dufour Ph.D., anthropologue
associée au Collectif de recherche sur l’itinérance,
la pauvreté et l’exclusion sociale à l’UQAM
et au Projet Intervention Prostitution Québec. Éditions
Multimondes, 2005.
Notes
1. Paraphrase de la campagne de sensibilisation à l’itinérance
réalisée par Trigone animation.
2. Dans 4 cas, c’est la perte de la personne la plus significative
qui n’a pas été remplacée et qui a provoqué
un changement de direction de leur vie.
3. Dans 3 autres cas, c’est l’éclatement de la
famille, la séparation ou le divorce des parents qui met
l’adolescente dans une situation d’abandon à
9 ans, 11 ans et 15 ans, événement qui entraîne
des changements dans la vie familiale, dans les relations entre
l’adolescente et chacun des parents, un changement de résidence.
4. Dans 3 autres cas, l’événement est un changement
de résidence qui entraîne un changement dramatique
du mode de vie. Voir les histoires d’Eaucéanie, de
Clémentine et de Jade.
5. Par exemples : 1) Mineure en fugue à qui un camionneur
offre une bonne somme d’argent en échange de sexe plutôt
que de se conduire en adulte protecteur et qui profite de sa naïveté,
de sa détresse et de sa pauvreté. Voir l’histoire
de Valérie. 2) Mineure en fugue abordée par un adulte
qui se fait protecteur en lui offrant gîte et couvert pour
l’abuser et l’exploiter sexuellement. Voir l’histoire
de Nancy. 3) Clients qui savent qu’elles sont mineures mais
les exploitent sexuellement. Voir les histoires de Marcella et Jade.
6. D’où résulte souvent un syndrome post-traumatique,
syndrome présenté par chez les soldats et les vétérans
de la guerre.
Pour renseignements
Site des Éditions Multimondes ou
www.multimondes.qc.ca.
Service de presse : Cécile Plourde, relationniste, (418)
682-6599.
ou courriel.
Éditions MultiMondes : 1 800 840-3029.
ou multimondes@multim.com
Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 mars 2005.
Rose Dufour, anthropologue
Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1605 |
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