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Origine : Message Internet
Reprise http://www.liberation.fr/page.php?Article=350130
Le gouvernement, à travers sa politique d'immigration choisie,
s'apprête à actionner une nouvelle fois la main-d'oeuvre
africaine pour pallier les pénuries d'emplois à venir.
Le vivier dans lequel puiser ne se compose plus de soldats et d'ouvriers,
mais presque exclusivement de personnes diplômées et
hautement qualifiées. Bref, de ceux qui sont dotés
«des compétences dont notre pays a besoin» pour
assurer sa prospérité. Il est fort à parier
qu'assez peu d'étudiants chinois, indiens ou américains
viendront étudier en France ou s'y s'installer une fois leurs
études terminées. En revanche, l'écart de niveau
de vie, ajouté à la persistance de liens anciens,
rendra pour longtemps encore les pays européens, et singulièrement
la France, extrêmement attrayants aux yeux des diplômés
du continent africain. En France, plus de la moitié des étudiants
étrangers sont africains.
Pour se donner bonne conscience, d'aucuns présentent parfois
ces migrations comme un «jeu gagnant-gagnant» entre
le pays d'origine et le pays de destination. La perte représentée
par le départ des compétences serait pour partie compensée
par les transferts d'argent, de savoirs et de savoir-faire des migrants
vers leur pays d'origine. Une analyse optimiste qui ne résiste
pas à la réalité. Sur le long terme, on observe
que l'argent transféré par les migrants n'est qu'en
de très faible proportion 4 % affecté
à l'investissement productif, c'est-à-dire à
des projets créateurs de richesse et d'emplois. D'autre part,
comme l'a analysé l'OCDE, on constate que les pays les moins
développés sont ceux pour lesquels les taux de retour
des migrants sont les plus faibles. Or, la migration des personnes
qualifiées n'est bénéfique qu'à la condition
que celles-ci retournent dans leur pays d'origine pour y utiliser
les compétences acquises à l'étranger ou y
investir une partie de leur capital économique ou intellectuel.
Perdants sur le long terme, les pays africains le sont aussi sur
le court terme. En témoignent les perturbations consécutives
au départ des plus diplômés dans le fonctionnement
d'institutions clés en matière de développement.
C'est le cas de la santé, un secteur où les besoins
en personnels qualifiés n'ont d'égales que les pénuries
très importantes de main-d'oeuvre. Pendant que
les médecins africains, munis de contrats précaires,
font le bonheur de l'hôpital public français, les trois
quarts des pays d'Afrique subsaharienne n'atteignent pas le taux
recommandé par l'Organisation mondiale de la santé
(OMS) de 1 médecin pour 5 000 habitants (1 pour 300 en France).
Ce «siphonnage» de la médecine africaine n'est
pas sans conséquence sur l'état sanitaire de l'Afrique.
L'OMS dénonce régulièrement le rôle néfaste
de cette «fuite des cerveaux» dans l'aggravation des
pandémies de sida, de tuberculose et de paludisme qui se
sont soldées, au cours des vingt-cinq dernières années,
par un abaissement de l'espérance de vie dans dix-sept pays
africains.
La santé n'est malheureusement pas un cas isolé.
L'exode des compétences africaines frappe tous les domaines.
Face à cette situation alarmante, les pays européens
ont souvent un comportement ambigu, voire schizophrène. C'est
le cas de la France, qui, à quelques semaines d'intervalle,
prône pour le continent africain «l'immigration choisie»
à Paris et le «développement» à
Bamako, alors que l'application de l'une hypothéquerait fortement
les chances de réalisation de l'autre. C'est également
le cas de l'Union européenne. A l'heure où la Commission
vient d'adopter un plan d'action visant à rendre l'UE plus
attrayante pour les cerveaux étrangers et pallier le manque
de main-d'oeuvre, Louis Michel, le commissaire européen au
Développement, appelle de son côté à
la mise en oeuvre d'une politique visant à combattre l'émigration
des professionnels de la santé des pays en développement
vers les pays industrialisés.
La politique d'immigration choisie que la France s'apprête
à appliquer reviendra de fait à encourager la fuite
des cerveaux et, partant, à l'aggraver. Une politique totalement
irresponsable. D'abord, parce que 60 % de la population africaine
a moins de 25 ans. Or, comme l'a rappelé le président
Jacques Chirac lors du dernier sommet Afrique-France en décembre
à Bamako, la jeunesse africaine peut être une grande
chance si on lui offre des perspectives d'avenir, mais également
une grande menace si elle se sent privée de toute opportunité.
Ensuite, parce que «l'immigration choisie», comme l'a
souligné le président de la commission de l'Union
africaine, Alpha Oumar Konaré, équivaudrait de fait
à «refuser à l'Afrique le droit au développement».
La «fuite des cerveaux» n'est en effet pas seulement
une conséquence du sous-développement, elle en est
également l'une de ses causes les plus décisives.
Il est urgent de briser ce cercle vicieux. Pour ce faire, la politique
d'immigration des personnes les plus qualifiées en provenance
d'Afrique doit être repensée, en particulier dans ses
objectifs. Il s'agit d'en faire non pas un outil pour combler les
pénuries d'emplois à venir but recherché
par la politique d'immigration choisie , mais un levier décisif
de la politique de développement. La France pourrait oeuvrer
en ce sens, par exemple en accordant des visas et des bourses aux
étudiants africains en fonction de l'utilité de la
formation dispensée en regard des besoins du pays d'origine,
critère par trop minoré dans le projet présenté
par le gouvernement. Mais aussi en faisant des migrants qualifiés
des acteurs essentiels de la politique de développement en
les incitant davantage à investir dans leur pays d'origine.
Ou encore en utilisant une partie de l'aide publique au développement
pour réhabiliter les institutions qui souffrent le plus de
la fuite des cerveaux (hôpitaux, universités, centres
de recherche). Enfin, il apparaît essentiel d'encourager les
politiques d'échange de compétences en matière
d'enseignement supérieur entre la France et l'Afrique, notamment
en développant sur ce continent la formation à distance
via les nouvelles technologies, ou l'implantation d'annexes des
grandes écoles françaises (type HEC, IEP...), délivrant
des diplômes qualifiants et reconnus de part et d'autre de
la Méditerranée.
Pour la France, ce n'est pas d'altruisme mais d'intérêt
bien compris qu'il s'agit. Notre pays a davantage besoin d'une voisine
africaine qui se développe et se renforce à sa porte
que de quelques centaines d'ingénieurs supplémentaires.
L'Afrique a connu une croissance record de 5,4 % en 2005, laissant
entrevoir des perspectives prometteuses. Elle peut être l'avenir
de notre pays. Mais elle ne le sera qu'à la condition que
la France ne la prive pas de son bien le plus précieux :
ses hommes et ses femmes de talent.
(*) Auteurs du rapport «15 propositions pour donner une nouvelle
jeunesse aux relations Afrique-France» (http://www.capafrique.org).
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