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Le Monde comme il va Emission n°6 (novembre 2007)
Hebdo libertaire d’actualité politique et sociale,
nationale et internationale
Alternantes FM 98.1 Mgh (Nantes) / 91 Mgh (Campbon)**
Alternantes FM 19 rue de Nancy BP 31605 44316 Nantes cedex 03
Tous les jeudis de 19h10 à 19h30 - Animation/technique :
Patsy, Véro, Olivier, Nacer
Emission n°6 du jeudi 8 novembre
Editorial
Le Monde comme il va, 9 ème année, 6 ème émission,
auditeurs/auditrices de la France d’en bas, de Sarkoland et
d’Alternantes FM, bonsoir.
Il y a quelques mois, Nicolas Sarkozy a délivré
un de ses discours fameux à l’université de
Dakar. Ce discours a fait couler beaucoup d’encre
depuis, puisque certains y ont vu la preuve des préjugés
racistes du chef de l’Etat, ce à quoi, ses défenseurs,
dont l’incontournable Henri Guaino, la plume du président,
ont répondu que bien au contraire, jamais un président
français n’avait été aussi loin dans
la dénonciation de la traite négrière et du
colonialisme, et que les critiques sévères portées
sur ce texte était de la malhonnêteté intellectuelle
ou le fait d’une lecture tendancieuse, s’appuyant sur
des phrases extraites de leur contexte et donc de leur complète
intelligibilité. Guaino enjoignait même les personnes
intéressées à télécharger sur
le site de l’Elysée le discours en question et de faire,
dans la foulée, leur propre analyse. C’est ce que j’ai
fait. Parce qu’il ne me semble guère utile d’accabler
par des anathèmes un homme dont on sait déjà
qu’il est libéral en économie, conservateur
sur le plan des mœurs et adepte d’un Etat fort. L’hystérie
anti-Sarkozy m’insupporte parce qu’elle ne me semble
pas être en mesure de contrer efficacement la rhétorique
et la politique sarkozienne, à moins que ces campagnes de
diabolisation n’ait pour seule fonction que de faire apparaître
la gauche libérale comme la seule alternative à la
« fascisation » de la société française.
Or, cette gauche dite moderne, à la sauce Royal ou Rocard,
et la droite incarnée par Nicolas Sarkozy partagent à
mon sens beaucoup plus de choses qu’on ne le dit d’ordinaire.
Et ce n’est pas Tony Blair qui me contredira sur ce point.
Bref, sans donner la leçon à personne, je vais tenter
de poser une critique argumentée de la prose guaino-sarkozienne.
Le discours commence par une condamnation forte du colonialisme.
Sarkozy nous dit : « [Les colonisateurs] ont cru qu’ils
étaient supérieurs, qu’ils étaient plus
avancés, qu’ils étaient le progrès, qu’ils
étaient la civilisation (…) Ils ont abîmé
un art de vivre. Ils ont abîmé un imaginaire merveilleux.
Ils ont abîmé une sagesse ancestrale (…) Le colonisateur
est venu. Il a pris, il a exploité, il a pillé des
ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas, il a dépouillé
le colonisé de sa personnalité, de sa liberté,
de sa terre, du fruit de son travail (…) ils croyaient remplir
une mission civilisatrice (…) la colonisation fut une grande
faute. » Sarkozy condamne donc l’ethnocentrisme, la
suffisance et la brutalité de l’homme blanc, l’ethnocide
culturel dont il s’est rendu coupable. Tout cela est vrai,
et depuis longtemps démontré. Seulement j’ai
eu beau chercher, dans ce discours, Nicolas Sarkozy ne dit pas que
le colonisateur a tué. Beaucoup ? Certainement même
si, en l’absence de recensement, il est difficile de le préciser
avec certitude ; mais en ce qui concerne l’Algérie,
il semble établi que près d’un tiers de la population
algérienne est passée de vie à trépas
entre 1830 et 1872 du fait de la colonisation, du typhus et de la
famine. Le colonisateur n’a pas soumis le colonisé.
Il a soumis le survivant[1] <1>.
Ensuite, Nicolas Sarkozy développe l’idée selon
laquelle : « [Le colonisateur] a aussi donné. Il a
construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires,
des écoles. » Là encore, tout est vrai. Une
fois les populations locales mises au pas, le quadrillage des nouvelles
terres conquises effectué, il a bien fallu passer de la conquête
à l’exploitation coloniale. Or, à moins de se
cantonner à un capitalisme de comptoirs maritimes, il faut
bien des ponts et des routes pour transporter les marchandises,
mais aussi des hôpitaux et des dispensaires parce que les
épidémies chroniques qui ravagent les nouvelles terres
conquises mettent en danger la vie des colons eux-mêmes. Quand
Nicolas Sarkozy ajoute : « [le colon] a rendu féconde
des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son
savoir. (…) Tous les colons n’étaient pas des
voleurs, tous les colons n’étaient pas des exploiteurs[2]
<2> », il fait erreur. Le colon ne donne pas, il bâtit
pour lui car seul son intérêt compte. Il en va même
de sa survie : quand après 1848 la France fait débarquer
sur la terre algérienne ses chômeurs en leur promettant
la fortune, elle sait bien que ceux-ci devront défricher
des terres difficiles, qui parfois se révèleront incultes
s’ils ne veulent pas crever de faim ; les riches ont eu droit,
eux, aux meilleures terres. Ils ne donnent rien aux autochtones
car l’autochtone n’existe pas. La main d’œuvre
locale n’est qu’une masse informe qu’il faut mettre
au travail ou tenir à distance. Quant à l’école,
sa mission, qui évoluera avec le temps, sera simple : «
instruire la masse et dégager l’élite »,
fournir une main d’œuvre un tant soit peu lettrée
à la machine productive, transformer le sauvage en un bon
chrétien, loyal envers la puissance civilisatrice puisque
c’est elle qui permet son ascension sociale. Le colonisateur
n’a pas construit des écoles, il a érigé
des outils de contrôle idéologique et social desquels
pourraient émerger les auxiliaires autochtones nécessaires
à la pacification des territoires, à leur intégration
dans l’Empire[3] <3>. Comme le disait si bien le «
grand » éducateur Jules Ferry en 1885 à la tribune
de l’Assemblée nationale, la déclaration des
droits de l’homme n’a pas été «
écrite pour les Noirs de l’Afrique équatoriale.
»
On retrouve cette problématique de la générosité
coloniale dans un livre du député Lucien Hubert, sorti
en 1909, intitulé « L’éveil d’un
monde – L’œuvre de la France en Afrique occidentale
française » : « Si l’on veut bien songer
que le droit le plus naturel et le plus sacré est le droit
au travail, on comprendra la conquête coloniale, non comme
l’injuste spoliation du faible par le fort, mais comme une
légitime expropriation pour cause d’utilité
humaine. Y a-t-il même expropriation ? Non, nous ne retirons
rien aux occupants primitifs ; au-dessus d’eux, à côté
d’eux, puis au milieu d’eux, nous créons un état
de choses propre à donner de la valeur à ce qui n’en
avait pas, propre à transformer le sol, ce stérile
domaine public, lieu de passage des peuples errants, en un capital
productif, propre enfin à faire de l’homme inerte et
impuissant en face des hasards naturels, une force active et dirigée.
(…) Protégé, dirigé, éduqué
par l’Européen, l’indigène peut enfin
vivre, se multiplier, s’enrichir. Il est la matière
sans laquelle rien ne se crée ; nous sommes l’esprit
qui la vivifie. » Peut-on mieux dire ?
Après avoir condamné le colonialisme mais tenté
d’en réhabiliter certains aspects, Nicolas Sarkozy
se livre à une analyse socio-anthropologique de l’Homo
africanus.
Elle commence par une sorte de plaidoyer environnementaliste new
age : « L’homme moderne qui éprouve le besoin
de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre
de l’homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis
des millénaires. »
Puis, Nicolas Sarkozy nous livre ceci : « Le drame de l’Afrique,
c’est que l’homme africain n’est pas assez entré
dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires,
vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être
en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel
recommencement du temps rythmé par la répétition
sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. »
On comprend dès lors que ce que j’ai pris pour un
plaidoyer environnementaliste new age propre à satisfaire
celles et ceux qui mangent équitable et roulent en 4x4, n’en
est pas un. L’homme africain de Nicolas Sarkozy ressemble
à un vieux paysan fataliste assis sous l’arbre à
palabres, indifférent aux turbulences du monde. Le paysan
africain de Nicolas Sarkozy est un paysan de carte postale, celui
que découvrait jadis l’explorateur s’hasardant
dans les terres. En fait, le problème n’est pas que
l’homme africain « n’est pas assez entré
dans l’histoire », c’est qu’il y est entré
à la mauvaise place :
- Durant des siècles, il fut raflé et envoyé
suer sang et eau dans les colonies outre-atlantique. Ce sont des
millions de jeunes hommes et femmes qui connurent ce sort, privant
l’Afrique d’une force de travail et d’innovation
conséquente. La création des comptoirs coloniaux sur
les côtes a influé de façon importante sur le
développement économique de l’Afrique occidentale.
Des villes importantes à l’intérieur des terres
où émergeaient une proto-industrie ont disparu au
bénéfice des villes maritimes. Les élites africaines
ont privilégié le commerce rémunérateur
à la proto-industrie balbutiante. Pour l’Européen,
l’homme africain est entré dans l’histoire comme
esclave, comme bête de somme, comme animal puisque dénué
d’âme.
- Puis, il y est entré comme « matière »,
pour reprendre le mot du député Lucien Hubert : une
matière que l’on modèle, que l’on façonne
; un grand enfant qu’on sort de l’animalité pour
lui faire toucher du doigt la modernité, c’est-à-dire,
de façon très concrète, le travail forcé
et les brimades, le sabre et le goupillon.
Comme pour se dédouaner, Nicolas Sarkozy nous dit : «
Chaque peuple à connu ce temps de l’éternel
présent ». La phrase est belle et poétique,
mais elle sous-entend que les peuples d’Afrique sont des peuples
sans Histoire. Elle oublie que dans la région des Grands
lacs, dans le sud de l’Afrique, ils existaient des systèmes
politiques très élaborés, de puissants royaumes[4]
<4>. Les Africains n’ont pas attendu les Européens
pour connaître l’arbitraire, la soumission, l’esclavage,
les guerres, les impôts.
Mais ce qu’il importe de retenir davantage du discours sarkozien,
ce sont ses propositions concernant l’avenir et l’évolution
des relations franco-africaines.
La France en Afrique a une image dégradée, fruit
de cinquante années d’une politique néocoloniale
arrivée aujourd’hui à bout de souffle[5] <5>.
A l’heure de la mondialisation capitaliste et de la «
bonne gouvernance », La France n’est plus en mesure
de pressurer comme par le passé ses anciennes colonies. Ses
entreprises, qui ont vécu longtemps à l’abri
de la concurrence internationale, doivent dorénavant composer,
évoluer. Ce ne sont plus seulement les Anglo-saxons qui les
menacent mais également les Chinois. Les implications françaises
dans, notamment mais pas seulement, les crises rwandaises, ivoiriennes,
togolaises ont fini par discréditer lourdement son image
auprès de la jeunesse africaine ; une jeunesse qui, quand
elle a la chance d’atteindre l’université, se
tourne dorénavant davantage vers l’Oncle Sam que vers
Paris. En Europe, nos « partenaires » critiquent à
l’occasion la politique étrangère de l’Elysée
et refusent de s’embarquer dans des « expéditions
» africaines qui, sous couvert d’humanitaire, traduisent
la volonté française de demeurer un acteur économique
et politique central dans son pré-carré.
Bref, l’Etat français doit renouveler sa politique
africaine ou, pour le moins, en donner l’impression. Pour
certains analystes, il est même osé de parler de politique
africaine, tant celle-ci apparaît concrètement comme
une navigation à vue, sans stratégie d’ensemble.
Ce que redoute l’Etat français est autant la captation
de son pré-carré par les Etats-Unis que son ralliement
à un groupe mené par le Brésil et l’Inde.
Or il a besoin, pour maintenir son statut de puissance moyenne qui
compte sur la scène internationale, de pouvoir s’appuyer
sur des alliés fidèles.
C’est pourquoi Sarkozy a lancé un vibrant plaidoyer
pour « une autre mondialisation, avec plus d’humanité,
avec plus de justice, avec plus de règles » ; c’est
pourquoi il s’est fait le partisan d’une « stratégie
commune dans la mondialisation » ; c’est pourquoi il
se dit prêt à « préparer l’avènement
de l’Eurafrique ».
Mais dans le registre des propositions, on s’aperçoit
vite qu’il n’a pas grand-chose à dire. Il offre
cependant trois pistes qui méritent quelques commentaires
:
Première piste : « Cherchez l’autosuffisance
alimentaire (…) Développez les cultures vivrières
». Feu René Dumont et Julius Nyerere, José Bové
et Via campesina n’auraient pas dit mieux ! Car tous savent
que les paysans africains crèvent de l’ouverture des
frontières aux produits agricoles étrangers ; ils
savent tous que la misère dans les campagnes provoque l’exode
rural, le gonflement des bidonvilles et une part de l’immigration.
Or, lors des réunions de l’OMC, les Européens
ne sont pas les derniers à faire la sourde oreille. C’est
le marché libre, la concurrence, les plans d’ajustement
structurel et les directives du FMI qui tuent l’Afrique paysanne
autant que les changements climatiques et sa faible productivité.
Il y a quarante ans, on disait aux pays pauvres : « Appuyez-vous
sur des monocultures d’exportation pour obtenir des devises
et vous développer ! » ; aujourd’hui, on s’aperçoit
que les pays pauvres se font la guerre entre eux pour vendre sur
le marché mondial leur cacao, leur riz, leurs bananes, leur
caoutchouc. Car au royaume libéral de la concurrence, le
producteur du sud est rarement en position de force pour fixer les
cours à un niveau acceptable.
Comment Nicolas Sarkozy compte-t-il favoriser l’agriculture
africaine ? Il ne le dit pas. Compte-t-il plaider, lui, le libéral,
pour un retour à des mécanismes douaniers protecteurs
? Il n’en souffle mot. Nous en resterons donc à l’invocation.
Deuxième piste : « le Co-développement ».
C’est l’éternelle tarte à la crème.
Auparavant, on « aidait au développement », aujourd’hui,
on « co-développe ». Et cela ne marche toujours
pas. Certains en ont même conclu que l’Africain serait
par nature et culture rétif à l’idée
même de développement. L’idée me semble
largement démentie par les faits.
Outre que « l’Africain » n’existe pas,
sinon dans l’ethnocentrisme du « Blanc » (d’un
« Blanc » qui n’existe pas plus d'ailleurs), les
communautés humaines ont toujours eu un rapport ambivalent
avec ce qu’on leur présente comme le « développement
» et le « progrès » ; la question de «
l’économie », de la production des biens et marchandises
a toujours été questionnée. Si le « développement
» entraîne la dissolution des formes communautaires
de vie, est-ce un « progrès » ? Ce n’est
pas l’apanage des Africains de réagir ainsi. La révolte
des ouvriers du textile anglais (le mouvement luddiste) au début
du XIXe siècle était de même teneur : le «
progrès » qu’on leur imposait sous la forme de
machines à tisser signifiait pour ces artisans le chômage
pour beaucoup, la prolétarisation pour les autres, c’est-à-dire
la fin d’une communauté humaine maître de son
temps de travail[6] <6>. La modernisation de l’agriculture
française s’est payée de la liquidation de la
petite agriculture paysanne « sous-productive ». Le
« développement » que les pays riches ont toujours
proposé aux pays pauvres n’est donc pas seulement affaire
de machines et de technologie ; il est aussi culture et vision du
monde ; il indique la place que les communautés humaines
doivent assigner à l’économie marchande[7] <7>.
Cette résistance à l’uniformisation culturelle
est à mon sens ce qui chagrine le plus Nicolas Sarkozy. L’ethnocentrisme
fustigé précédemment pointe alors son museau.
Quand il écrit : « Dans [l’imaginaire africain]
où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour
l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès
», il répond indirectement à ces mots de Raymond
Johnson : « La valeur de l’individu réside essentiellement
dans sa capacité d’action lui permettant de rester
en harmonie avec les autres.
Il est plus jugé et valorisé sur son rôle dans
le soutien et la cohésion de la communauté. »
L’histoire de l’Occident moderne, c’est l’histoire
de l’individu s’extirpant des carcans communautaires
pour se réaliser ; c’est l’histoire du Bourgeois,
acteur économique, représentant du tiers-Etat prenant
le pas sur la noblesse, et abattant l’Ancien régime
; c’est aussi la conviction développée par nombre
de philosophes (Locke, Hobbes, Rousseau, Marx, Stirner…) que
l’homme préexiste à la société
et ne s’associe que par intérêt[8] <8>.
Pour nombre de sociétés africaines ou amérindiennes,
l’individu qui se désaffilie est un danger pour la
communauté s’il n’entre pas dans une logique
re-distributive.
Cela ne veut donc pas dire que « l’individu »
n’existe pas en Afrique, mais cela veut dire qu’il est
doté d’une autre signification que sous nos cieux,
qu’il a des devoirs envers sa communauté beaucoup plus
contraignants que nous-mêmes pouvons en avoir. Or le capitalisme
a besoin d’individus libres et autonomes, c’est-à-dire
la plupart du temps atomisés, pour prospérer. Les
résistances communautaires ou collectives sont une insulte
à sa toute-puissance.
Troisième et dernière piste, et certainement la plus
importante au vu de la politique actuelle du gouvernement : la politique
migratoire. Sarkozy plaide pour une « politique d’immigration
négociée ensemble » et clame qu’il «
faut mettre un terme au pillage des élites africaines dont
l’Afrique a besoin pour se développer ». Il a
raison. Dans ce monde où seules les marchandises ont le droit
de s’affranchir des frontières, il convient de réguler
les flux migratoires. Tout décideur sait que les pays d’émigration
n’ont guère les moyens ni l’envie de freiner
le départ de cette jeunesse sans emploi qui enfle ses villes.
Tout décideur sait que les pays d’immigration ne pourront
faire face sans heurts à ces millions d’hommes et de
femmes qui ne rêvent que d’une chose : fuir la misère
qui sévit chez eux pour gagner l’Eldorado. Tout décideur
sait donc qu’il doit externaliser une partie du contrôle
des flux migratoires. Il faut donc négocier encore et encore.
La politique des quotas doit servir en partie à cela. Et
c’est là que je vois une sorte de contradiction dans
les propos de Sarkozy. Dans la guerre économique qui fait
rage, la machine économique française n’a plus
besoin des travailleurs immigrés d’antan. Elle n’a
plus besoin en priorité d’ouvriers de l’industrie,
voire même d’ouvriers du bâtiment, puisque l’Europe
de l’Est et son « stock de clandestins » sont
à disposition.
Elle a besoin d’un personnel qualifié qui maîtrise
les nouvelles technologies et pas d’un jeune Guinéen
issu des campagnes et faiblement lettré. La politique des
quotas ne pourra qu’accentuer ce que Sarkozy prétend
arrêter : « le pillage des élites africaines
dont l’Afrique a besoin pour se développer. »
Pour finir, j’aimerais revenir sur un passage important du
discours de Nicolas Sarkozy. Ce passage, le voici : « La colonisation
n’est pas responsable de toutes les difficultés actuelles
de l’Afrique. Elle n’est pas responsable des guerres
sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n’est
pas responsable des génocides. Elle n’est pas responsable
des dictateurs. Elle n’est pas responsable du fanatisme.
Elle n’est pas responsable de la corruption, de la prévarication.
Elle n’est pas responsable des gaspillages et de la pollution.
» Pour qui connaît un peu l’histoire du continent
africain, cette affirmation a de quoi laisser pantois car la colonisation
n’a pas cessé de peser sur les destinées des
pays africains le jour où ceux-ci ont conquis l’Indépendance
:
- en s’appuyant sur une communauté plutôt que
sur une autre, la machine coloniale a jeté les bases de nombre
de conflits qu’on appelle aujourd’hui inter-ethniques
;
- comment oublier la contribution des Européens aux divers
génocides qui ont ensanglanté le Rwanda et le Burundi
? Et quand je parle de « contribution », je ne pense
pas seulement aux armes ou au soutien apporté à tel
ou tel dictateur mais également aux discours racistes qui
ont été avancés lors de ces massacres, discours
qui doivent beaucoup à la façon dont les colonisateurs
ont enseigné aux Rwandais l’histoire de leur propre
pays.
- comment oublier que la plupart des dictateurs africains, notamment
dans le pré-carré français, ont été
installés par l’ancienne puissance coloniale ou n’ont
pu sévir durant des décennies qu’avec le soutien
de Paris ? Comment oublier le sort que l’on fît à
Lumumba ou Thomas Sankara ?
- Si l’Afrique est devenue un dépotoir pour «
nos » produits toxiques, la faute en revient à qui
? Au peuple, à ses élites, aux armateurs, aux mafias
?
- Quant au fanatisme, comment oublier que c’est la colonisation
qui a entravé le mouvement de réforme de l’Islam
qui émergeait ça et là au milieu du XIXe siècle,
provoquant un affermissement de l’Islam conservateur, réflexe
d’auto-défense face à un colonisateur imbu de
lui-même ?
- Quant à la corruption et à la prévarication,
que je sache, elles n’ont jamais empêché les
grandes entreprises françaises de prospérer sous les
cieux africains ; elles n’ont jamais empêché
de dormir les banques gérant les comptes des corrompus. Entre
pilleurs, on s’entend !
Il n’est pas dans mon intention de nier la responsabilité
des Africains dans les événements politiques intervenus
après la colonisation, mais de rappeler tout simplement,
comme l’écrivait Karl Marx en 1852, que « les
hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas d’une
façon arbitraire ni dans des circonstances librement choisies
; ils la font dans des conditions qu’ils ont trouvées
devant eux, qui leur ont été léguées
par le passé, bref, dans des circonstances données.
» Cette évidence, cette banalité, Nicolas Sarkozy
l’oublie : dans son discours, le néo-colonialisme n’existe
plus ; pas plus que cette Françafrique, cet ensemble de réseaux
politico-économico-mafieux qui a fleuri sous le gaullisme,
et prospère encore aujourd’hui. Disparition fort opportune
quand on entend placer les Africains face à leurs responsabilités
historiques, et qu’on leur assène qu’ils sont
maîtres de leur destin.
Or, du passé, on ne peut faire aussi facilement table rase[9]
<9>.
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[1] <1> Lire à ce propos Olivier Le Cour Grandmaison,
/Coloniser, exterminer – Sur la guerre et l’Etat colonial/,
Fayard, 2005 ; mais aussi Yves Bénot, /Massacres coloniaux
– 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des
colonies françaises/, La Découverte, 1994.
[2] <2> A lire ce passage, on se doute que pour lui, un «
exploiteur » est un être immoral et violent (le «
méchant patron ») et non un individu occupant une place
précise dans les rapports de production.
[3] <3> Lire à ce sujet Nicolas Bancel, Pascal Blanchard,
Françoise Vergès, /La République// coloniale
: essai sur une utopie/, Albin Michel, 2003 ; Gilles Manceron (Int.),
/1885 : le tournant colonial de la République : Jules Ferry
contre Georges Clemenceau et autres affrontements parlementaires
sur la conquête coloniale/, La Découverte, 2007.
[4] <4> Jean-Pierre Chrétien, /L’Afrique des
grands lacs – 2000 ans d’histoire/, Aubier, 2000.
[5] <5> Sur les relations franco-africaines (nature, passé,
actualité, futur), je renvoie le lecteur aux ouvrages de
François-Xavier Verschave (/La Françafrique/, Stock,
1998 ; /Noir silence/, les Arènes, 2000) ou encore à
l’excellente revue /Politique africaine/.
[6] <6> Kirkpatrick Sale, /La révolte luddite –
Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation/,
L’Echappée, 2006.
[7] <7> Outre les livres de Serge Latouche, citons Gilbert
Rist, /Le développement – Histoire d’une croyance
occidentale/, Presses de Sciences Po, 1996 ; Daniel Becquemont,
Pierre Bonte, /Mythologies du travail – Le travail nommé/,
L’Harmattan, 2004.
[8] <8> François Flahaut, /Le paradoxe de Robinson
– Capitalisme et société/, Mille-et-une-nuits,
2006.
[9] <9> Sur un sujet annexe, lire l’étude synthétique
et éclairante de Gérard Noiriel, /A quoi sert «
l’identité nationale »/, Agone, 2007.
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