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Origine : http://www.passerelleco.info/article.php3?id_article=335
Quand on regarde la télévision, on se demande parfois
si c’est la publicité qui interrompt les programmes
ou si ce sont les programmes qui interrompent la publicité.
Grâce à Patrick Le Lay, PDG de TF1, cette angoissante
question métaphysique trouve enfin une réponse...
Petit commentaire de texte à partir d’une dépêche
AFP du 9 juillet 2004, reproduisant les propos de M. Le Lay, extraits
de l’ouvrage "Les dirigeants face au changement",
Editions du Huitième jour. Lire, ici même « Le
Lay (TF1) vend " du temps de cerveau humain disponible "
»
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision.
»
Savoureuse entrée en matière : M. Le Lay mentionne
pour commencer la pluralité des opinions possibles sur la
télévision (rassurez-vous, c’est la seule fois
qu’une quelconque ouverture d’esprit le traversera).
Peut-être pense-t-il (oui, peut-être) à la télévision
comme vecteur de culture et d’éveil à la réflexion,
ou comme instrument d’information au service des citoyens,
ou comme outil d’éducation populaire, ou enfin comme
moyen de débat démocratique et politique.
On n’en attendrait pas moins du PDG d’une grande chaîne
de télévision nationale, conscient d’atteindre
des millions de personnes tous les jours, et donc responsable de
l’effet de son média sur la conscience et la vie de
ses concitoyens. Après tout, M. Le Lay n’est-il pas
celui qui a osé, il y a quelques années, s’insurger
avec courage contre la première diffusion de Loft Story sur
M6, le courageux iconoclaste vociférant contre la télé-poubelle,
l’intellectuel en lutte contre la bêtise télévisuelle,
le moraliste soucieux de responsabiliser le monde de la télévision,
le prophète appellant de ses veux une « quête
de sens » sur TF1 ? Patrick Le Lay, apparemment devenu humaniste
et honnête homme, aurait-il enfin achevé sa «
quête de sens », et découvert le sens de la télévision
? Rêvons un peu ...
« Mais dans une perspective "business", soyons
réaliste ... »
Mais la suite se charge immédiatement de nous faire redescendre
sur Terre, dans la vraie vie, dans la seule chose qui soit importante
et qui ait une quelconque valeur, dans la seule manière de
penser possible, loin des utopies ou des conceptions inventives
de la télévision, loin de tout pluralisme : c’est-à-dire,
bien évidemment, dans le « business », le fric,
les sous, le blé, la thune.
Vous vous attendiez à quoi ? « Soyons réalistes
», ne demandons pas l’impossible, n’essayons même
pas d’exiger une télévision capable de participer
à l’éducation, à l’information
ou à la culture des gens. Il semble que « la quête
de sens » de TF1 et de M. Le Lay est achevée ou plutôt,
qu’elle n’a jamais commencé : la télévision
ne sert bien sûr qu’à faire vendre et à
s’insérer ainsi dans le circuit économique,
et ses seuls objectifs sont ainsi le profit, la rentabilité
maximale, le retour sur investissement. On cherche encore toute
trace de culture, d’intelligence ou de réflexion dans
le sens de la télévision selon M. Le Lay : la télévision
ne sert qu’à faire vendre.
Le suspense atteint ici son comble : faire vendre, mais quoi ?
« ... A la base, le métier de TF1, c’est d’aider
Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit ».
Apprécions ici la stupéfiante franchise de M. Le
Lay. Il ne dit pas que la télévision a besoin de la
publicité pour vivre et financer ses programmes (argument
classique). Il ne dit pas non plus que, TF1 étant une chaîne
privée, il est logique qu’elle fasse des profits, et
que la publicité est le principal moyen de rentabiliser l’activité
de la chaîne, sous la pression de l’Audimat (argument
réaliste). Il ne dit pas non plus que la publicité
est l’un des principaux métiers de TF1 (argument néo-réaliste),
à côté de la production de sous-chanteurs type
Star-Academy, de la vente des produits dérivés des
émissions (CD, Tee-Shirts, etc.), de journaux télévisés
désinformateurs, d’émissions populistes, vulgaires
et anxiogènes, de la fascisation douce des esprits au service
du Medef et de la droite au pouvoir. Non, il dit mieux que cela
encore : « Le métier de TF1 est d’aider Coca-Cola
» (ou toute autre marque) « à vendre son produit
» (argument carrément surréaliste).
Il faut mesurer toute la portée de cette affirmation, dans
la bouche du PDG de la plus regardée des chaînes françaises
: le seul métier de TF1, à la base, est de faire vendre
des produits commerciaux, rien d’autre. C’est ici que
notre thriller métaphysique trouve une première réponse
: TOUT ce que diffuse TF1 ne vise, « à la base »,
qu’à faire vendre les produits des grandes marques.
Aux téléspectateurs qui cherchent encore un sens à
leur vie, et à TF1, M. Le Lay délivre fièrement,
mais malgré lui, un extraordinaire moyen de sortir enfin
de la Matrice : les élucubrations réactionnaires de
Jean Pierre Pernault dans le JT de 13h00, les interminables intrigues
décérébrées des « Feux de l’amour
», l’hymne au capitalisme du « Maillon faible
», la bêtise insondable du « Bigdi »l, le
discours asphyxiant de la « Méthode Cauet »,
les interventions glauques de Raffarin et de Juppé devant
un Patrick Poivre D’Arvor mielleux et compatissant, la casse
systématique de la grêve en temps de crise sociale
par les micro-trottoirs adressés aux usagers pris en otage,
la béatification de Nicolas Sarkosy-Superstar-Dynamique-Sauveur-de-la-droite-Seul-espoir-de-la-France-du
monde-et-de-l’univers, les imbéciles péripéties
précalculées de la Ferme, TOUT CELA A DONC UN SENS
(et un seul) : faire vendre, « par exemple », du Coca-Cola
!
En d’autres termes, TF1 n’est qu’un spot de pub
géant et continu, à peine interrompu de loin en loin
par quelques émissions. Il ne faudrait pas signaler les coupures
publicitaires (qui ne coupent rien, puisque tout est publicité),
mais les coupures des pseudo-programmes insérés dans
le flux permanent de publicité, c¦ur de métier
de TF1. Bref, TF1 sert à faire vendre du Coca-Cola (entre
autres).
Mais une nouvelle énigme surgit alors : comment le fait-elle
? Quelle est la véritable fonction des émissions destinées
au public ? Quels sont les moyens dont use TF1 pour aider si généreusement
Coca-Cola (entre autres) à vendre sa boisson fade et ses
messages intoxiqués au jeunisme et à la sottise ?
« Or pour qu’un message publicitaire soit perçu,
il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible.
Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible :
c’est-à-dire de le divertir, de le détendre
pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons
à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible
»
C’est ici que M. Le Lay révèle d’un coup
son véritable visage. Pour faire vendre du Coca-Cola (ou
du Mac-Donalds, du Bonux, du Paic-Vaisselle, du Raffarin, du Volvo,
du Sécuritaire, du Banania, du vote FN, du Spontex, du Jacques
Chirac, du Cif-WC, du Sarkosy ...), il faut bien évidemment
« qu’un message publicitaire soit perçu ».
Or, c’est là une chose difficile, car les vraies gens
ont plein de soucis dans la tête : ils n’arrivent pas
à boucler leurs fins de mois, ils partent à la retraite
à 66 ans pour toucher un misérable SMIC, ils sont
au chômage ou ils ont peur d’y tomber, ils ne peuvent
pas se payer des soins dentaires parce qu’ils sont trop chers,
ils se demandent s’ils n’ont pas honteusement abusé
de la sécurité sociale en demandant deux jours de
congé parce que leur travail les a exténués.
Ou alors les vraies gens rêvent, ils vivent une belle histoire
d’amour, ils vont voir leurs amis, ils croient parfois que
quelque chose ne tourne pas rond dans cette société,
ils critiquent le gouvernement, ils pensent même parfois à
lutter pour améliorer leurs conditions de vie, pour travailler
moins, vivre mieux, se cultiver, s’épanouir dans un
monde moins injuste ...
Bref, les gens ne sont pas vraiment « disponibles »
à entendre qu’ « Ariel lave plus blanc que blanc
», qu’ « Always Coca-Cola », que «
C’est pas la rue qui gouverne », que « Minimir
fait le maximum » ou qu’ « Alain Juppé
est le meilleur d’entre nous ». Les gens ne sont pas
naturellement « disponibles », au grand désespoir
de M. Le Lay, pour se laisser intoxiquer par des messages stupides
et insipides, flattant leurs plus bas instincts, créant chez
eux une compulsion d’achat primaire, détournant leur
regard des vrais problèmes qu’ils rencontrent dans
leur vie, suscitant l’admiration pour le courage du Maréchal
Raffarin ou le dynamisme du forcément charismatique Sarkosy.
Il est vrai que tout individu possède une raison, des sentiments,
une personnalité, une aptitude à l’esprit critique,
et même une éducation, obstacles intolérables
pour qui souhaite vendre tout et n’importe quoi à n’importe
qui. Qu’à cela ne tienne : si le « cerveau »
du téléspectateur n’est pas naturellement disponible
à ingurgiter n’importe quoi, il va falloir le forcer
à le faire, par tous les moyens et à tout prix. En
d’autres termes, il faut trouver un moyen efficace de paralyser
la réflexion, d’abolir le recul et l’esprit critique,
d’abaisser le seuil de tolérance à la vulgarité
et à l’obscénité, de faire voler en éclats
toute trace de culture et d’éducation.
Mais comment ce prodige est-il possible ? Grâce aux émissions
de TF1, bien sûr : « nos émissions ont pour vocation
de le rendre [le cerveau] disponible : c’est-à-dire
de le divertir, de le détendre pour le préparer entre
deux messages ». La réflexion de M. Le Lay révèle
ici son cynisme le plus cru : les émissions de TF1 visent
à « divertir » le cerveau du téléspectateur.
Divertir, c’est-à-dire détourner ce «
cerveau » de sa destination originelle : penser, éprouver
des sentiments humains, critiquer, décider d’agir.
Toute la production audiovisuelle de TF1 ne vise donc qu’à
affaiblir les résistances de l’individu à la
sottise, à l’ignorance et à la vulgarité.
Toute émission de TF1 est un instrument de torture cérébrale,
une déclaration de guerre à l’intelligence,
une insulte à l’esprit critique. Toute émission
de TF1 ne vise qu’à « détendre »
le cerveau « entre deux messages » publicitaires. Après
« le Bigdil », « Ariel lave vraiment plus blanc
que blanc », après le JT de 13 heures « c’est
vraiment pas la rue qui gouverne », après « les
feux de l’amour » « y’a vraiment bon Banania
», après « le Droit de savoir » «
c’est fou ce qu’il y a d’insécurité
en France », après « la méthode Cauet
» on est prêt à rôter pour un Fanta et
à se lever pour Danette, après le JT de 20 heures
Alain Juppé est vraiment le meilleur d’entre nous et
vive l’UMP ...
Quand TF1 entend parler de cerveaux, elle sort ses émissions
...
Ainsi s’explique, de l’aveu même de son PDG,
la vocation centrale de TF1 : diffuser des émissions ayant
vocation à paralyser le cerveau des téléspectateurs,
pour le rendre disponible à entendre et à accepter
n’importe quel message. TF1 veut former l’homme nouveau,
l’homme idéal : stupide, hébété,
creux, perméable à n’importe quel message, n’importe
quelle absurdité. Shooté à l’illusion
et à la vulgarité, le téléspectateur
idéal selon TF1 ne sait plus faire la part du vrai et du
faux, il n’en a même plus le désir ni l’énergie
: la vérité ne l’intéresse plus. Préparé
à entendre n’importe quoi, il en vient à aimer
son aliénation, à fredonner les musiques des pubs
Coca-Cola, à trouver qu’Ariel lave vraiment plus blanc,
à détester la culture et la réflexion, à
mépriser l’intelligence et à idolâtrer
Sarkosy. Ce faisant, TF1 ne vend pas seulement « du temps
de cerveau humain disponible » à Coca-Cola, elle vend
des cerveaux dociles et dépolitisés au Pouvoir, des
cerveaux disponibles à la propagande la plus sournoise, comme
les cerveaux américains disposés à entrer en
guerre contre l’Irak hier. Comme les cerveaux français
aujourd’hui, plus intéressés par la coupe européenne
de Football que par les élections européennes et l’énième
défaite électorale de Raffarin, plus inquiets de la
grandeur de la France que du taux de chômage, inertes devant
la destruction des services publics, acquis au fatalisme politique
selon lequel « on ne peut pas faire autrement ». Quand
Goebbels, ministre de la propagande nazie, entendait parler de culture,
il sortait son revolver. Quand TF1 entend parler de cerveaux, elle
sort ses émissions ...
Antonio Molfese
Sources :Article original sur le site de l’observatoire des
médias / Action Critique Médias
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