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Des cerveaux disponibles. Marie Bénilde
On achète bien les cerveaux — La publicité et
les médias
Éditions Raisons d'Agir, février 2007, 17,5 x 11
cm, 160p., ISBN: 978.2.912107.31.2, 6 euros.
Extraits des pages 21 à 30.
(Publié avec l'aimable autorisation des Éditions Raisons
d'Agir)
IMPACT ET MÉMOIRE
Le Syndicat national de la publicité télévisée
(SNPTV, dont la présidente n’est autre que Claude Cohen,
par ailleurs présidente de TF1 Publicité), s’intéresse
depuis peu à ce qu’il nomme les « mécanismes
mémoriels non conscients ». À même d’influencer
les choix, les préférences et les prises de décision
du consommateur, cette mémoire « implicite »
des spots de publicité serait de nature à prouver
la supériorité du média audiovisuel auprès
des annonceurs. C’est le pari de l’institut Impact Mémoire,
qui, en association avec le SNPTV, s’ingénie à
tirer parti des enseignements fournis par les « techniques
d’imagerie cérébrale fonctionnelle ».
Fort d’études scientifiques réalisées
sur « les activations cérébrales générées
par les différents types de perception », il a par
exemple convoqué 120 personnes sous le prétexte de
tester leur vivacité visuelle. Pendant que les cobayes s’employaient
à cocher des petits carrés verts défilant sur
leur écran d’ordinateur, des publicités étaient
diffusées de façon ininterrompue sur un poste de télévision
placé en évidence. La même expérience
était menée parallèlement, le téléviseur
étant remplacé par des spots radio ou par des affiches.
Bien évidemment, c’est le média qui associe
le son et l’image qui obtint le meilleur score de mémorisation
inconsciente des messages publicitaires. Un test qu’aurait
pu réaliser La Palice et qui prêterait plutôt
à sourire s’il n’était assorti d’un
discours pseudoscientifique lourd de conséquences.
Au cours d’une conférence donnée à l’occasion
d’une « Semaine de la publicité », en novembre
2003, Bruno Poyet, cofondateur d’Impact Mémoire, qui
a pour client SFR, Nestlé, la Société générale,
Lacoste, Seb ou Le Monde, en a résumé le propos :
« On a montré que pour constituer des souvenirs durables,
il était important d’accrocher les nouvelles informations
à des informations déjà existantes. Plus l’information
est riche, plus elle s’accrochera à des réseaux
déjà présents dans le cerveau et plus la trace
mnésique sera importante. L’attention est aussi nécessaire
à une bonne rétention mnésique. Or une forte
connotation émotionnelle accentue l’attention. Une
importante charge émotionnelle génère la sécrétion
de certaines substances par l’amygdale, lesquelles favorisent
la mémorisation. Si un message publicitaire est suffisamment
riche du point de vue émotionnel et attractif du point de
vue attentionnel, il a de bonnes chances d’être retenu
(5). » Générer de l’attention, même
non intentionnelle, par la fabrication d’émotions,
tel est le terrain sur lequel les chaînes, à l’écoute
de leurs régies publicitaires, vont s’engouffrer.
C’est donc ce « contexte émotionnel »
propice à la publicité que TF1 cherche à élaborer
à travers ses programmes. [...]
Comment la chaîne du groupe Bouygues parvient-elle à
creuser l’écart dans le souvenir que le téléspectateur
conserve de ses écrans publicitaires ? Certes, le volume
sonore de ses séquences de publicité est notoirement
plus fort que dans ses programmes : 22 % des écrans mesurés
un mois après le journal télévisé présentent
un écart supérieur à 1 décibel. Mais
il en va de même pour France 2, où cette variation
peut être observée sur 28 % des séquences publicitaires
(6). La différence serait-elle alors à chercher dans
les émissions elles-mêmes ? Outre Bruno Poyet (également
président de l’agence Climat Médias), Impact
Mémoire a pour cofondateurs un psychologue spécialiste
des sciences cognitives, Olivier Koenig, et le neurologue Bernard
Croisile. Ce dernier, réagissant en octobre 2004 aux propos
de Patrick Le Lay sur le « temps de cerveau disponible »,
a estimé que « d’un point de vue scientifique,
il n’existe aucune étude permettant de prouver que
le contenu d’une émission conditionne la réponse
aux publicités qui vont suivre ». Mais il s’empressait
d’ajouter : « Ce que l’on peut dire, c’est
que lorsqu’on est dans une situation émotionnellement
positive, on va mieux retenir les éléments positifs,
de même que les dépressifs vont, eux, mieux assimiler
les informations négatives (7). »
Une telle fonction émotionnelle est mise en évidence
par le Media Institute, un organisme professionnel qui réunit
des agences d’achat d’espace et des régies publicitaires.
C’est au sein de cet institut de formation que sont étudiées
les incidences de « l’environnement programmes ».
Il s’agit de caractériser l’audience brute, qui
mesure l’adéquation avec la clientèle visée
par les marques, au regard d’éléments d’appréciation
objectifs qui déterminent si tel programme, y compris le
journal télévisé, s’inscrit dans le registre
de l’émotionnel (couleurs du plateau, habillage de
l’émission, choix des animateurs, style d’énonciation,
multiplicité des témoignages « vécus
», etc.) plutôt que dans celui de l’analyse. Cette
dernière développe un esprit critique, donc négatif,
peu favorable à la consommation des spots. Il s’ensuit
que tout écran publicitaire de TF1 diffusé à
la suite d’un journal télévisé où
l’emporte la charge émotionnelle de l’expérience
vécue, ou avant un programme de divertissement pur, est jugé
préférable à une émission de qualité
du service public. Pour Bruno Poyet, « la télévision
engendre davantage d’hédonisme et d’attention
que les autres médias et assure un meilleur ancrage et une
meilleure attribution (8) ». Offrir au téléspectateur
le plaisir émotionnel qu’il est censé attendre,
c’est aussi ce que recherchent les annonceurs, qui s’efforcent
d’obtenir, dans les programmes, une meilleure assimilation
de leurs stratégies de communication.
[...]
LES NEUROSCIENCES AU SERVICE DES MARQUES
Pour favoriser la réception du message et affiner sa pertinence,
il importe de travailler sur la création publicitaire. Sous
l’influence des gros annonceurs et de leurs milliards d’euros,
les professionnels sont néanmoins convaincus que le talent
des « créatifs » ne suffit plus. Il faut désormais
conférer aux messages de publicité la valeur d’une
vérité quasi scientifique. Plusieurs disciplines,
comme la psychologie, la sémiologie ou la sociologie, oeuvrent
aujourd’hui au service de cet « art de persuader »
dont se réclame la publicité (13). Même le mouvement
des yeux et l’activité des pupilles sont filmés
et décortiqués lors d’un test dit d’eye
camera, où l’on suit le parcours de l’oeil devant
un message publicitaire. Ne reste plus à une marque comme
Coca-Cola qu’à pénétrer les méandres
de notre cerveau pour connaître avec précision les
motivations de l’acte d’achat et de consommation. Impossible
? Ce n’est pas ce que pensent les apôtres de la rencontre
entre les neurosciences et le marketing. Depuis peu, la multinationale
américaine s’intéresse à cette discipline
nouvellement appliquée aux problématiques marchandes.
À l’été 2003, Read Montague, neurologue
au Baylor College of Medicine à Houston, met en évidence
que si un test gustatif à l’aveugle est plus favorable
à Pepsi, il n’en va pas de même dès lors
que la boisson est clairement identifiée comme étant
du Coca-Cola : les participants à l’expérience
déclarent alors préférer le soda aux couleurs
rouge et blanche. La démonstration est ainsi faite de la
supériorité de la marque Coca sur celle de Pepsi.
Pour cela, le scientifique a recouru à une technique jusqu’alors
utilisée à des fins médicales (détection
des tumeurs ou des accidents cérébraux) : l’imagerie
à résonance magnétique (IRM). En suivant l’activité
cérébrale de ses « patients », le professeur
Montague a observé qu’une région précise
du cerveau, propre aux mammifères, est sollicitée
lorsque ses cobayes visionnent l’image du produit : le cortex
préfrontal médian. Alors que le test à l’aveugle
impliquait l’aire cérébrale dite du «
putamen ventral », liée à la notion de plaisir,
la région clé du neuromarketing fait appel à
la mémoire et joue un rôle important dans les processus
cognitifs. « L’idée même de Coca-Cola active
des structures dans votre cerveau qui commandent votre comportement.
Voilà comment l’esprit prend le pouvoir sur l’instinct
», affirme Read Montague dans le Los Angeles Times (14). En
avril 2004, la faculté de médecine de Baylor organise
à Houston le premier symposium mondial consacré aux
applications marketing de l’imagerie neuronale.
Trois ans auparavant, à Atlanta, siège de la Coca-Cola
Company, l’institut Brighthouse, fondé par le publicitaire
Joe Reyman, mettait sur pied un groupe, le Brighthouse Neurostrategies,
chargé de commercialiser les enseignements marketing tirés
des neurosciences. Son directeur scientifique, Clint Kilts, aboutissait
aux mêmes conclusions que son « confrère »
de Houston en localisant dans le cortex préfrontal médian
la zone du cerveau réactive aux images publicitaires. Mais
il observait que cette réaction est d’autant plus significative
que le sujet visualise l’image d’un produit auquel il
s’identifie, qui le pousse à dire « c’est
exactement moi (15) ».
En effet, la fameuse région clé du neuromarketing
est également associée à l’image de soi
et à la connaissance intime que l’on a de soi-même.
Les patients dont le cortex préfrontal médian est
endommagé, à la suite d’un accident par exemple,
souffrent souvent de changements de personnalité. Après
avoir scanné des cerveaux de consommateurs, Kilts affirme
que les « neuromarketers » peuvent certifier à
une entreprise que ses produits sont, ou non, en mesure d’établir
une connexion utile pour ses ventes. En cas de réaction du
cortex préfrontal médian, le sujet ne réfléchirait
plus ; il serait saisi d’une envie folle d’acheter :
« À ce niveau-là, explique Kilts au journaliste
du New York Times venu lui rendre visite, c’est intuitif :
vous dites je vais faire cela, je le veux. » Comme l’explique
Annette Schäfer dans un article de la revue Cerveau et Psycho,
« voici donc le moteur du commerce. Ce cortex préfrontal
médian nous fait aimer ce qu’aiment les autres. Arriver
à le stimuler pourrait donc être un objectif majeur
d’une parfaite campagne publicitaire (16). » En activant
cette aire du cerveau, les neuromarketers réussiraient en
effet une alchimie parfaite : l’opération qui consiste
à transformer tout amour de soi en tant que soi – le
narcissisme – en amour de soi en tant qu’autre –
une cible publicitaire !
Charlatanisme ou vérité scientifique ? À vrai
dire, peu importe aux marchands ! L’essentiel est que les
annonceurs y croient. Comme le note le New York Times, le gros problème
de la publicité a été résumé
au XIXe siècle dans une phrase restée célèbre
d’un certain John Wanamaker : « La moitié de
l’argent dépensé par un annonceur l’est
en pure perte, mais on ne sait pas de quelle moitié il s’agit.
» En mai 2004, une étude de la Deutsche Bank (17) qualifiait
les dépenses publicitaires de « gâchis »,
arguant de la difficulté de prouver le retour sur investissement
d’un spot de publicité. Jusqu’à une date
récente, la technique la plus couramment utilisée
pour démontrer les bienfaits de la communication reposait
sur les focus groups. Les industriels américains dépensent
1 milliard de dollars par an dans ces réunions qui ont pour
principal inconvénient de faire dire à des consommateurs
ce que les spécialistes du marketing veulent entendre. Évidemment,
si un savant Cosinus descendait de son étoile pour marquer
du sceau de la science le choix de telle ou telle stratégie
de marque… la publicité deviendrait alors incontestable.
5. « Semaine de la publicité », Paris, du 24
au 27 novembre 2003. Voir aacc.fr.
6. Télé 7 jours, 9-15 décembre 2006, résultats
sur 18 mesures par chaîne effectuées du 1er au 31 octobre
2006. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel interdit
toute variation de volume sonore moyen entre la publicité
et le reste du programme.
7. Stratégies, 7 octobre 2004.
8. « Semaine de la publicité »…, aacc.fr.
13. Voir Ignacio Ramonet, id., ibid.
14. Cité par Nathalie Sapena, L’Enfant jackpot, Paris,
Flammarion, 2006, p. 57.
15. « There is a sucker born in every medial prefrontal cortex
», New York Times Magazine, 26 octobre 2003.
16. « Vous avez dit neuromarketing », Cerveau et Psycho,
no 7, septembre-novembre 2004.
17. « Nightmare on Madison Avenue », Fortune, 14 juin
2004.
Dernière modification par Thibaut (13-02-2007 01:07:55)
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