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Origine :
http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=20266
Les liens des régies publicitaires avec les neurosciences
prouvent que la fabrication de "cerveaux humains disponibles"
chers à Patrick Le Lay, le président de TF1, est devenue
une réalité des médias. Une idéologie
est à l’oeuvre: elle vise à nous rendre étrangers
à nous-mêmes pour faire de nous des cibles normées
en fonction d’intérêts marketing.
Je suis l’auteur d’un livre dont vous n’entendrez
probablement jamais parler dans vos journaux, à la télévision
ou même à la radio. Son nom ? On achète bien
les cerveaux (édition Raisons d’agir, 2007). Il ne
s’agit pas d’un opuscule tendancieux ou d’un brûlot
d’extrême gauche ou d’extrême droite. Simplement,
c’est un livre qui prétend apporter une analyse critique
sur un phénomène qui rythme notre quotidien : l’omniprésence
massive de la publicité et ses conséquences sur les
médias. Le titre fait bien sûr référence
à la phrase prononcée en 2004 par Patrick Le Lay,
le PDG de TF1, sur le « temps de cerveau humain disponible
» que le patron de la chaîne s’enorgueillit de
vendre à Coca-Cola. Je suis allée enquêter dans
le cœur même de la machinerie publicitaire de la Une.
Et ce dont je me suis aperçue, c’est que la commercialisation
du cerveau du téléspectateur n’est pas un phantasme
ou un abus de langage. C’est le reflet de la plus stricte
vérité si l’on en croit les propos de neurologues
qui travaillent aujourd’hui pour les principaux médias,
dont TF1, sur l’impact de la publicité dans la mémoire.
Le temps n’est plus où l’on se contentait de
tests et de post-tests pour prouver l’efficacité des
messages publicitaires. Face à des nouveaux médias
comme Google ou Yahoo, qui proposent à l’annonceur
de payer pour chaque contact transformé en trafic et de suivre
le client à la trace, les grands médias cherchent
à montrer qu’ils arrivent à pénétrer
l’inconscient des consommateurs. A l’instar des grands
annonceurs américains, ils ont confié à une
société spécialiste des sciences cognitives,
Impact Mémoire, le soin d’explorer ce que le cerveau
retient dans la communication publicitaire. Pour cela, les «
neuromarketers » ont recours à une machine uniquement
utilisée jusqu’à présent à des
fins médicales, pour détecter les tumeurs par exemple
: l’imagerie à résonance magnétique (IRM).
Que disent les expériences menées en laboratoires
? Que la zone du cerveau réactive aux images publicitaires,
le cortex prefrontal médian, est associée à
l’image de soi et à la connaissance intime qu’on
a de soi-même (c’est la région cérébrale
qui est affectée lorsqu’il y a des troubles de schizophrénie
par exemple). En activant le cortex prefrontal médian, les
neuromarketers cherchent donc à réussir l’alchimie
parfaite : l’opération qui consiste à transformer
tout amour de soi en tant que soi - le narcissisme - en amour de
soi en tant qu’autre - une cible publicitaire. La publicité
vise donc à nous rendre en quelque sorte étrangers
à nous-mêmes pour modeler en nous des comportements
normatifs qui épousent les intérêts des firmes
commerciales.
On le sait depuis Jean Baudrillard et John Kenneth Galbraith, la
société de consommation ne peut exister sans son corollaire
publicitaire. Car seule la publicité crée dans les
têtes une urgence fantasmatique et pavlovienne sans laquelle
il n’est pas de tension consumériste : c’est
parce que je suis sans cesse sollicité par un univers euphorisant,
rempli de symboles de bonheur, que je tends vers la jouissance de
l’acquisition matérielle. De cette tension naît
un désir structurant dans la mesure où il permet à
l’individu d’exister en tant qu’homo consumans.
Adhérer aux valeurs de l’imagerie publicitaire - «
On vous doit plus que la lumière », « Vous n’irez
plus chez nous par hasard », « Parce que je le vaux
bien » -, c’est communier aux nouvelles icônes
des temps modernes. Il s’agit de prendre corps dans l’espace
collectif, de se transfigurer dans une identité à
la fois plurielle et, puisqu’elle s’adresse à
moi en tant que cible, singulière. L’essayiste François
Brune parle d’une « volonté de saisie intégrale
de l’individu dans ce qu’il a d’anonyme ».
D’où un principe clé de la domestication des
esprits : chacun cherche à se ressembler en tant que tribu
consommatrice. C’est en effet parce que je renonce à
mon appartenance à une identité universelle pour m’inscrire
dans une fonctionnalité « tribalisée »
que j’abdique de ma citoyenneté au profit d’un
label de consommateur tel que l’entend l’ordre marchand.
Ce faisant, la publicité permet la mutation d’une société
de classes vers autant de cibles qu’il y a d’intérêts
et de positions économiques à défendre. Elle
vise la reproduction et la permanence de stéréotypes
inhérents à tout message établi en fonction
d’un statut supposé sur l’échelle sociale.
Seulement, puis-je réellement me retrouver dans cette incessante
musique d’ambiance que je n’ai pas sollicitée
? Comme l’a montré Bernard Stiegler dans De la misère
symbolique (éditions Galilée, 2004), « on ne
peut s’aimer soi-même qu’à partir du savoir
intime que l’on a de sa propre singularité ».
Or les techniques marketing, parce qu’elles me donnent à
entendre et à voir des sons et des images identiques à
celles de mon voisin, me construisent une histoire qui est semblable
à celle de mes congénères. Comme tel, c’est
bien à un effondrement de la conscience individuelle et à
une dissolution du désir que nous conduit l’idéologie
publicitaire : « Mon passé étant de moins en
moins différent de celui des autres parce que mon passé
se constitue de plus en plus dans les images et les sons que les
médias déversent dans ma conscience, mais aussi dans
les objets et les rapports aux objets que ces images me conduisent
à consommer, il perd sa singularité, c’est-à-dire
que je me perds comme singularité ».( De la misère
symbolique, op. cit. p. 26). Selon Bernard Stiegler, le règne
hégémonique du marché entraîne inexorablement
la ruine d’un « narcissisme primordial » en ce
sens qu’il induit un « conditionnement esthétique
» qui est aussi une « misère libidinale et affective
». En s’identifiant à la cible publicitaire à
laquelle il est supposé appartenir, le consommateur consent
par là même à la dissolution de son désir
individuel dans un « nous » artificiel créé
pour les besoins d’édification du marché des
classes dominantes.
De ce conditionnement va naître une nouvelle socialité
phantasmatique qui amène le consommateur à se sentir
déterminé beaucoup moins par son groupe de classe,
son origine sociale, que par des aspirations collectives véhiculées
par les médias. Ce n’est d’ailleurs pas tant
des emblèmes statutaires que cherche à promouvoir
la publicité que des rapports imaginaires qui permettent
à l’individu d’exister virtuellement dans le
regard de ses contemporains. Tout est prétendument accessible,
y compris le luxe, puisque je ne suis plus prisonnier de mon statut
mais libéré par ma consommation. A la vieille division
archaïque entre dominants et dominés doivent venir se
substituer des communautés de désirs susceptibles
de reconstruire un « nous entièrement fabriqué
par le produit ou le service » comme dit Stiegler.
L’ homo economicus est en quelque sorte consommé par
ce qu’il consomme. Il se jette à corps perdu dans l’addiction
consumériste, non pas tant dans une course éperdue
à l’avoir, comme on le croit souvent, mais pour être.
Car le bonheur publicitaire apporte une forme de plénitude
fugace dans une société privée de repères
politiques et esthétiques. Après la fin proclamée
des idéologies et l’avènement d’une classe
moyenne de plus en plus compromise par des tensions inégalitaires,
il structure notre être de façon rituelle en permettant
la transfiguration d’un « je » devenu anarchique,
incontrôlé, en un « nous -cible » standardisé
et resocialisé.
Créée en 1836 pour aider les journaux à mieux
se vendre aux masses populaires, la publicité s’impose
aujourd’hui comme le mode de financement principal, voire
exclusif, des médias à l’ère numérique.
Le consommateur accepte avec insouciance cette manne providentielle
qui lui permet d’accéder à des contenus. Mais
en connaît-il vraiment le prix ? Information altérée
au profit d’intérêts économiques, positionnements
éditoriaux déterminés par les perspectives
de recettes des annonceurs, campagnes véhiculant des stéréotypes
sociaux... Parce qu’elle structure de façon incontestée
notre inconscient collectif, la publicité est devenue un
vecteur non plus seulement de revenus mais de sens... Les médias
tendent à se transformer en zélés prédateurs
d’une clientèle-proie pour le compte de leurs principaux
clients. Des neurosciences au travestissement des contenus, tout
est mis en place pour parvenir à cet objectif. Ce livre se
propose d’étudier comment l’instrument économique
d’une démocratisation de l’information s’est
peu à peu mué en outil politique d’une domination
économique.
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