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Origine : http://endehors.org/news/11696.shtml
IL EST PARADOXAL qu'à une époque désenchantée
à cause de l'effondrement du « socialisme réel
» et dé la « fin des utopies » l'avènement
d'un individualisme conditionné par la peur sociale et la
soif de consommer(toutes deux entretenues), le renoncement à
dépasser l'organisation étatique de la société
et capitaliste de la production... les débats sur l'autogestion
se limitent -au moins en France- à des travaux sociologiques
et historiques confinant cette pratique sociale à un objet
d'études(1). Paradoxal, parce que l'autogestion constitue
toujours un faisceau de réponses contemporaines et d'expérimentations
collectives(2) qui sont encore un antidote au désespoir que
nous laissent ces temps oppressants. Ce constat est plus troublant
encore lorsqu'il touche les partisans de l'autogestion généralisée
que sont les libertaires, qui ont pourtant été les
seuls à mettre puissamment en exergue les collectivisations
de l'Espagne républicaine, et pour qui cette aspiration est
une revendication historique(3) et une pratique courante.
Se pose alors la question de l'indispensable effort pour réactualiser
l'idée autogestionnaire anarchiste et ses nécessaires
débats. Sans doute, cette renaissance passe-t-elle par une
première réapropriation, celle du travail réalisé
il y a peu et qui n'a pas eu d'échos significatifs. Parmi
ceux qui ont tenté d'approfondir l'autogestion libertaire,
et- qui n'ont pas obtenu notre reconnaissance ne serait-ce qu'en
connaissant leur nom ou leurs idées forces, il faut signaler
l'Espagnol Abraham Guillen(4).
La lecture d'un de ses ouvrages consacré à l'économie
-il en a écrit une cinquantaine, sur des thèmes très
variés, indisponibles en français- est un moyen pour
connaître ses conceptions sur l'autogestion. Sans jamais perdre
de vue son sens politique (« Alors, sans autogestion, il n'y
a pas d'émancipation du peuple par le peuple lui-même.
C'est là un axiome politique».), il fit l'effort de
penser la construction libertaire et ses conséquences, et
même sa confrontation au marché capitaliste, quitte
à emprunter parfois des chemins inhabituels pour un anarchiste,.
Le dernier ouvrage de cet
auteur, qui s'est éteint en 1993, a été publié
en 1990(5) et peut être une première vulgarisation
de ses thèses, très méconnues en dehors du
monde hispanophone.
Pratique et pluraliste
Dans ce volumineux travail, Abraham Guillen décortique soigneusement
les mécanismes et lés théories économiques
de son temps pour en démontrer les mensonges, du point de
vue de la justice sociale et de-l'égalité. Les observations
de Guillen n'oublient jamais de pointer du doigt l'économie
capitaliste mais aussi l'économie d'Etat, renvoyant chaque
type d'organisation à ses propres limites ou contradictions,
car elles s'appuient toujours sur les injustices et l'avènement,
selon les régions, d'une classe capitaliste ou technobureaucratique,
s'appropriant les plus-values générées par
le monde du travail. Pour se libérer de ces pouvoirs et de
l'aliénation des producteurs par la marchandise (argent,
objet), il faut pragmatiquement associer la pensée critique
à « la praxis » autogestionnaire: < A travers
la « praxis » la réalité économique
se révèle: la répartition inégale de
la richesse par les groupes privilégiés, la division
du travail entre dirigeants et dirigés, la servitude de l'ouvrier
à son travail aliéné au capital privé
ou d'Etat » (p. 341). Mais pas question de se soumettre à
des théories économiques rigides: « Il faut
connaître les lois objectives de la science économique
sans les diviniser, sans s'aliéner à elles, et les
prendre comme de purs concepts de l'entendement humain pour justifier
des régimes économiques anachroniques [...] »
(p. 152).
Dans cette optique ouverte, il affirme la nécessité
du pluralisme de l'organisation économique libertaire comme
un moyen et une fin: « Il doit y avoir une pleine liberté
d'expérimentation économique (entreprises mixtes,coopératives,
mutuelles et autogestionnaires ) sans stalinisme, monopoles ou élitisme
» (p. 201). A l'origine des inégalités, Abraham
Guillen insiste sur la division du travail entre travailleurs manuels
et intellectuels. Le socialisme autogestionnaire libertaire doit
y remédier radicalement: « La participation croissante
des travailleurs dans la gestion de leurs entreprises, en étant
tous capables de faire tout, est la condition essentielle du socialisme
autogestionnaire. C'est seulement ainsi que tous participeront d'égale
façon dans la gestion et la distribution de l'excédent
économique, produit d'un travail commun et dans des conditions
égales pour tous (...). » (p. 394). Dans ce sens, l'entreprise
autogérée doit être un lieu de formation permanente
pour, associée à la gestion collective de l'outil
de travail, permettre un accès égal aux savoirs, pour
abolir la différence manuels-intellectuels et empêcher
la renaissance d'une nouvelle classe gestionnaire, futurs décideurs
s'appropriant le fruit du travail d'autrui. II avertit: «
Si le socialisme autogestionnaire n'était pas capable de
dépasser la vieille division du travail, entre l'exécution
de la production et sa direction, l'émancipation des travailleurs
ne serait alors pas possible [...] » (p. 395).
La trajectoire de ce théoricien de l'autogestion l'avait
amené très jeune à côtoyer les collectivisations
espagnoles, puis plus tard le secteur coopératiste du Pérou,
alors qu'il était expert pour l'ONU Ses études associées
à ses expériences personnelles ont dû nourrir
sa réflexion. Cela l'a sans doute aidé à concevoir
des modes originaux d'organisation autogestionnaire. Il faut d'ailleurs
relever qu'il n'attribue pas de rôle prépondérant
aux syndicats, pour ce qui relève de l'organisation sociale
ou économique autogestionnaire, contrairement aux anarchosyndicalistes
pour qui l'organisation syndicale en est la colonne vertébrale.
Il partage l'idée que l'autogestion généralisée
est aussi une recherche en action: « Dans les premiers temps
d'un nouveau régime de démocratie libertaire, d'économie
autogestionnaire, il faudra beaucoup valoriser la démonstration
et l'erreur, l'expérience historique, pour ne pas idéologiser
le savoir, pour ne pas tomber dans des dogmes plus proches de la
métaphysique que de la réalité quotidienne.
Dans cet ordre d'idées expérimentales, de vérifications
de programmes et de résultats de plans, les autogestionnaires
devront être très autocritiques, en pensant que ce
qui hier était positif pourrait être négatif
le lendemain, qu'il faudra alors des changements quantitatifs, vers
l'avant ou vers l'arrière, ce qui déterminera des
changements qualitatifs » (p. 285).
L'organisation sociale et locale
Il dépeint une organisation sociale assez complète
et dresse même des perspectives: « En leur qualité
d'autogestionnaires, les travailleurs libérés de la
dictature du capital privé ou d'État doivent participer
à la gestion de leurs entreprises et à la répartition
de l'excédent économique obtenu par leur travail associé;
participer à la prise de décisions de l'activité
économique des entreprises autogérées; définir
la politique économique de l'entreprise de propriété
sociale, afin que soit assuré, de façon continue,
son progrès économique, technologique, culturel, social,
éducatif et informatif; les autogestionnaires doivent s'adresser
aux organes de l'autogouvernement de l'entreprise avec des demandes
justifiées auxquelles il y aura obligation de répondre
en pratiquant la démocratie directe sans démarches
bureaucratiques. [...] Les travailleurs de l'entreprise de propriété
sociale autogérée doivent avoir accès aux décisions
fondamentales: calcul des coûts de production; prix; plan
de trésorerie; informations périodiques; accords et
contrats de tous types; décider des élections de candidats
au conseil autogestionnaire; voter le règlement dès
droits et des devoirs des travailleurs; s'informer sur les dépenses
et les recettes; négocier des crédits; se lier avec
d'autres entreprises et organismes; apprécier le solde des
résultats économiques mensuels, trimestriels et annuels;
appréhender les plans économiques à court,
moyen et long terme » (p. 390).
Le Conseil ouvrier de l'entreprise autogestionnaire est «
l'autopouvoir suprême de l'entreprise », élu
démocratiquement, dont les membres sont révocables,
élus pour une durée de deux ans, sans renouvellement
avant deux années (p. 390). « Le conseil autocratique
de la société anonyme capitaliste sera toujours remplacé
par le Conseil ouvrier autogestionnaire de l'entreprise; et l'assemblée
d'actionnaires, par (assemblée de producteurs directs, élisant,
par vote direct et secret, ses conseillers autogestionnaires, postes
en rotation et renouvelables » (p. 316).
S'il est silencieux sur là question de l'autogouvernement
municipal, il défend des conceptions intéressantes
sur un thème actuel, la « relocalisation » :
« Si les agriculteurs étaient regroupés dans
des complexes agro-industriels autogérés, incluant
la production de matières premières dans leur système,
leur transformation en produits industrialisés et leur distribution
sur le marché, associant ainsi le capital agricole, l'industriel,
et le commercial, sans faux intermédiaires, la production
arriverait sur le marché avec une différence la plus
minime possible entre le coût de production et le prix de
vente, pour bénéficier, avec des prix bas, à
toute la société, comme le firent les collectivités
anarchistes espagnoles dans leur marché socialiste libertaire
durant la-révolution espagnole » (p. 235). Les ressources
locales sont valorisées: « Par exemple, dans des communautés
autogestionnaires locales, régionalement intégrées,
en accord avec l'environnement économique, écologique
et démographique, peuvent être créés
des complexes autogestionnaires constitués par l'intégration
de l'agriculture, l'industrie agroalimentaire et de transformation
des matières premières (agricoles, animales, forestières,
de pêche), en utilisant pour cela des sources d'énergie
locale: biomasse, charbon minéral, végétal
ou la tourbe, l'énergie solaire, éolienne, méthanisation
ou (alcool de la biomasse, afin d'avoir une entreprise autosuffisante
ou, pour le moins, qui ne soit pas si dépendante pour ses
matières premières et les sources d'énergie
comme dans le cas de (entreprise capitaliste mercantilisée,
dépendant de la marchandise » (p. 121).
Autogestion et marché
Pour cet adversaire du fétichisme matérialiste marchand,
des lois de coopération entre collectivités doivent
se meure en place, en même temps qu'un système de valeurs
d'échange doit être établi. Il s'agirait de
la valeur travail et de la valeur d'usage, par opposition à
la valeur marchande qui intègre la plus-value capitaliste:
« Dans le socialisme autogestionnaire (avec démocratie
directe dans les échelles de la commune, l'autogouvernement
régional et le cogouvernement fédéral) aucun
groupe autogestionnaire de travail n'échangera le travail
d'un an pour celui de six mois, mais une valeur d'usage contre une
autre valeur d'usage de la même valeur-travail, de façon
que l'échange ne produise pas d'injustice distributive, créant
ainsi des classes parasitaires, des bureaucraties, et (État,
cher et mauvais. [...] Dans n'importe quel produit du travail humain
-indépendamment du mode de production historique- i1 y a
une valeur d'échange et une valeur d'usage, mais une société
autogestionnaire s'identifie à la valeur d'usage, débordant
la valeur d'échange. Alors, pour que chacun apporte selon
sa capacité et reçoive selon sa nécessité,
formule de la distribution communiste, il doit y avoir au moins
une certaine abondance de biens et de services, une morale de la
consommation et une répartition équitable, indépendamment
des capacités et des qualités du travail individuel
pour qu'il fiait égalité économique entre les
hommes, sans laquelle il n'y a pas de liberté » (p.
123). Les richesses produites devant être supérieures
aux seins besoins des entreprises, un capital social serait ainsi
constitué et géré collectivement aux fins d'augmenter
la productivité en libérant le travailleur de sa tâche,
mais aussi pour permettre le développement et la recherche,
(éducation, les loisirs, la culture... L'objectif, à
terme, est bien d'enclencher une « décroissance des
prix » -grâce à une valeur d'échange stable
et non spéculative-, une « décroissance du temps
de travail » -par l'amélioration technique du rendement
financée par l'augmentation du capital social » . .
L'auteur anticapitaliste, évoque le marché : «
Avec le socialisme d'autogestion, la planification nationale est
programmatique, indicative, laisse donc les décisions basiques
aux entreprises autogestionnaires qui savent de quoi a besoin le
marché socialiste, en quantité et en qualité,
en prix compétitifs. [...] Le socialisme libertaire ne nécessite
pas de planification centralisée, mais a besoin d'un socialisme
de marché, de la compétition entre groupes collectifs
de travail, de la démocratie directe dans les entreprises
au moyen des conseils autogestionnaires » (p. 13S). Ce terme
de marché, est employé ici sans ambiguïtés
sur les intentions: "L'unique système socio-économique
qui peut faire se réaliser la loi de la valeur-travail dans
les échanges, au sein d'un marché socialiste (libre
des mercantiles, des agitateurs monétaires et versatiles,
libre de capitalistes qui consomment beaucoup et produisent peu),
c'est (économie autogestionnaire (dans, les entreprises,
les exploitations agro-industrielles, les services; les ateliers
et les usines) et la démocratie directe (en politique) »
(p. 201) .
Les stratégies
Et A. Guillen saute le pas; il envisage et argumente en faveur
d'une compétition entre l'économie' autogestionnaire
et les économies capitalistes ou d'État! Il développe
son idée: « Une économie autogestionnaire doit
être compétitive dans le défi et imbattable
sur le marché mondial; mais pas seulement parce que ses protagonistes
auto-organisés font des sacrifices économiques dans
le sens de consommer peu et investir beaucoup, mais plutôt
parce qu'ils se mettent à travailler tous utilement; réduire
la bureaucratie au minimum; élever la force de travail productif
au maximum; abolir les classes parasites et investir immédiatement
ses revenus, qui étaient improductifs, en investissements
productifs; et ne pas oublier que la recherche scientifique et (éducation
généralisée sont de grandes forces productives
pour le développement de la société libertaire
» (p. 261). II réfute par là (idée que
la révolution sera simultanément mondiale, mais démontre
aussi que si ce modèle de développement ne convainc
pas, il n'y aura pas d'autre région du monde gagnée
à cette idée de l'abolition du capitalisme: «
En conséquence, si le développement économique
et le progrès technologique et culturel ne sont pas meilleurs
avec une économie autogestionnaire qu'avec une économie
bourgeoise ou bureaucratique, on sera dans le règne des idéologies,
mais pas des réalités économiques. Mais si
tout un peuple autogestionnaire travaille, recherche, consomme prudemment
et investit beaucoup pour progresser plus, s'il désembourgeoise
ou débureaucratise l'économie; il participera avantageusement
au marché mondial et, à moyen ou long terme, il se
placera à l'avant garde du progrès international,
incarnant ainsi le rôle principal de l'histoire universelle
(p. 261) ». Et (économiste libertaire ne veut pas mentir;
il affirme que le développement autogestionnaire serait interrogé
dans sa vocation même s'il ne permettait pas (accès
à un mode de vie enviable, en regard des aunes économies
de marché: « Que nous le voulions ou non, il faut être
pour le développement dans le bon sens; mais pas augmenter
la production pour h production même; [...] » «
puisque l'humanité ne veut pas perdre de forces productives,
le niveau de vie et le bienêtre acquis, en changeant de régime
» (p. 394).
En attendant, les questions stratégiques sont posées
afin d'en venir à une économie autogestionnaire, Il
ai`irme la complémentarité entre la pensée
et l'action; « Ainsi donc, nous avons besoin d'une contre-culture
qui sorte le peuple de sa passivité d'animal (domestique)
de consommation; unir la pensée et l'action pour interpréter
et transformer le monde en même temps; car la pensée
seule ne produit jamais aucun changement. Pour cela, à certains
moments historiques, faire est meilleur que dire, en unissant la
pensée et l'acte ai une "praxis" cohérente;
c'est donc seulement ainsi que les travailleurs pourront transformer
le capitalisme en socialisme libertaire (p. 134). » Parallèlement,
il préconise la constitution de « comités »,
libérés du contrôle des élites de partis
ou syndicats institutionnalisés: « La stratégie
de base consiste à rompre l'équilibre du système
institutionnalisé tant par les bourgeoisies que par les bureaucraties,
afin de provoquer la rupture violente, la lutte de classes conduisant
à la Révolution (p. 341). » Nous en sommes là,
aujourd'hui.
S'il n'évite pas quelques travers lyriques, scientistes
ou économicistes qu'il convient de prendre avec circonspection,
Abraham Guillen nous a surtout légué une série
de pensées et de prises de position dignes d'intérêt
et qui peuvent enrichir nos propres réflexions sur le chemin
vers l'autogestion libertaire. Il faut regretter que ce penseur
de l'autogestion soit méconnu, et avec lui son oeuvre.
Daniel
1. « L'autogestion serait donc derrière nous, mais
certaines des questions qu'elle a soulevé pourraient bien
encore concerner notre présent. » In page 9 de «
Autogestion, la dernière utopie? »; éditions
la Sorbonne, 2 003,
2. Lire LAutogestion libertaire , éditions du Monde libçrtaire,
2006.
3.« Les instruments de travail, tout comme la terre, seront
propriétés de la communauté, ne pouvant être
utilisés que par les travailleurs, et ceux-ci, groupés
en associations industrielles et agricoles, seront rémunérés
selon leur travail. » (Michel Bakounine, programme de l'Alliance
internationale de la Démocratie socialiste.)
4.Si Daniel Guérin reste une référence, citons
tout de même Georges Gurvitch et jean Bancal dont les écrits
ou les recherches sur l'autogestion libertaire sont très
peu disponibles
.
5.Il s'agit de Économie autogestionnaire. Les bases du développement
économique de la société libertaire, 504 pages,
édité par la Fondation Anselmo Lorenzo -proche de
la CNT- Ne sont livrées ici que les idées les plus
significatives de l'auteur, la lecture du livre s'impose évidemment.
Le Monde libertaire #1447 du 21 au 27 septembre 2006
Voir aussi http://fra.anarchopedia.org/index.php/Abraham_Guill%C3%A9n
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