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Origine : Le monde diplomatique octobre 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/10/BIHR/10606
S’ATTAQUER AU TABOU DES TABOUS
A bas la propriété privée !
Alain Bihr
auteur notamment de Pour en finir avec le Front national, Editions
Syros, Paris, 1993.
François Chesnais
Professeur à l’université Paris-VIII Villetaneuse,
auteur de "La mondialisation du capital", Syros, Paris,
1994.
Pas question que l’Etat français prenne une participation
dans une entreprise, fût-elle l’un des fleurons de l’industrie.
Ainsi en a décidé le commissaire européen chargé
de la concurrence, qui a refusé le rachat public de 30 %
du capital d’Alstom... mais autorisé un « prêt
» de 1,3 milliard d’euros, avec un plan de suppression
d’emplois à la clé. Cette intrusion européenne
dans les affaires intérieures françaises est d’autant
plus contestable que le capital privé peut, lui, acheter
autant qu’il le veut des groupes publics.
Depuis le XVIIIe siècle, le droit de propriété
constitue l’un des pivots de la pensée politique et
juridique occidentale. La Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen du 26 août 1789, en son article 17, l’instaure
comme « un droit inviolable et sacré [dont] nul ne
peut être privé, si ce n’est lorsque la nécessité
publique légalement constatée l’exige évidemment,
et sous la condition d’une juste et préalable indemnité
». Formulation modérée, puisqu’elle pose
à ce droit « inviolable » des limites, effectivement
imposées à certains moments de l’histoire de
France. En revanche, la Constitution des Etats-Unis, à l’instar
d’autres codes juridiques nationaux, postule que la propriété
des biens ne doit connaître, hormis des questions strictes
d’ordre public, aucune entrave relative à l’usage
(usus), à la mise en valeur (fructus) et à l’aliénation
(abusus).
La sacralisation de la propriété individuelle, aux
dépens des différentes formes de la propriété
publique et de la propriété sociale (1), repose sur
plusieurs confusions grossières. D’abord sur la nature
du bien possédé : on met, en effet, sur le même
plan à la fois les biens à usage personnel, dont les
individus jouissent seuls ou avec leur famille, et les moyens nécessaires
à la production (terre, immeubles, infrastructures productives,
usines et magasins, etc.). La seconde confusion - bien plus grave
encore - porte sur le contenu même du rapport de propriété
: on met alors au même niveau la possession d’un bien
qui, à un titre ou à un autre, découle du travail
personnel de son propriétaire, et la possession d’un
bien qui résulte de l’appropriation privative de tout
ou partie d’un travail social.
Au terme de cette double confusion, la possession par un individu
d’un logement, fruit de son labeur personnel, est assimilée
à la propriété privée de moyens de production
(d’entreprises), qui découle de l’accumulation
des fruits du travail de dizaines, voire de centaines de milliers
de salariés, des décennies durant. La forme capitaliste
de propriété, sous laquelle se réalisent la
domination et l’exploitation du travail salarié, peut
alors se présenter comme la condition et le fruit de la liberté
personnelle.
Pareilles confusions masquent en fait la formidable contradiction
qui gît au coeur de cette appropriation privative du travail
socialisé, et qui constitue l’essence même de
la propriété capitaliste. Contradiction qui ne cesse
de se reproduire à une dimension toujours élargie.
Le capital socialise le procès de travail, en organisant
la coopération des travailleurs à vaste échelle,
en divisant les tâches productives entre eux, en accroissant
sans cesse la part de travail mort (matérialisé dans
les matières et les moyens de travail) par rapport au travail
vivant (salaires, cotisations sociales...). Ainsi, toute marchandise
- de la boîte de petits pois jusqu’à la raffinerie
pilotée par ordinateur - est la matérialisation et
l’addition d’innombrables actes productifs, répartis
dans l’ensemble de l’espace mondial et du temps historique.
C’est ce travail socialisé que le capital enferme dans
le cadre de la propriété privée, de sorte que
les résultats d’une immense accumulation d’opérations
productives sont pourtant appropriés par quelques individus
ou groupes sociaux limités.
L’un des buts et des résultats majeurs du processus
de déréglementation et de privatisation des deux dernières
décennies a été d’étendre considérablement
la sphère de la propriété privée. Dans
ce contexte, la question de la forme de la propriété
des moyens de production, de communication et d’échange,
curieusement devenue une question taboue pour les dirigeants syndicaux
et politiques comme pour la majorité des intellectuels de
gauche, ne l’est pas pour la bourgeoisie mondiale : pour celle-ci,
la propriété a une importance stratégique dont
elle ne fait pas mystère (2).
Au sein de la sphère du capital privé, on assiste
ainsi, depuis vingt ans, à une transformation profonde de
la définition même de la propriété, des
« droits » qui lui sont afférents (ceux de l’actionnariat
devenu tout-puissant) et des attentes que les actionnaires peuvent
« légitimement » nourrir en termes de rentabilité
de leurs parts de propriété. La « contre-révolution
conservatrice » prend appui sur la revitalisation contemporaine
de cette institution très particulière du capitalisme
qu’est le marché des titres (la Bourse). Cette institution
garantit aux actionnaires, en dehors des crises financières
graves, la « liquidité » de leurs actions, c’est-à-dire
la possibilité de se défaire à volonté
de cette fraction de leur propriété qui a pris la
forme de parts d’entreprises. Les marchés boursiers
sont passés en quelques années du statut de marchés
où se négocient des titres à celui de marchés
où des entreprises entières sont négociées,
échangées, agglomérées ou démantelées
(3).
Il y a dix ans encore, il était de bon ton d’ironiser
sur les « jeux de Meccano » des ministères de
l’industrie. Ils ont été dépassés
_ et de très loin _ par les mégafusions des marchés
boursiers, gigantesques aussi bien par leurs dimensions et par leur
pouvoir monopolistique que par leurs gaspillages. Il suffit de citer
Vivendi et France Télécom. La propriété
des titres étant devenue « liquide », il faut
que le capital physique (les moyens de production) et surtout les
salariés aient la même « liquidité »,
la même flexibilité, avec la possibilité d’être
jetés au rebut, d’être « liquidés
» au sens ordinaire du terme. Ainsi, invoquant les «
exigences des marchés », les directions des groupes
vont-elles décider de la restructuration ou de la fermeture
de dizaines d’établissements industriels et, à
travers eux, du licenciement de centaines de milliers de travailleurs,
dans le seul but de créer de la « valeur pour l’actionnaire
» (et, depuis le début du krach rampant, de la préserver).
Parallèlement, le capital financier multiplie les pressions
pour faire main basse sur les formes socialisées du rapport
salarial : les différents systèmes de protection sociale
édifiés au cours de décennies passées.
Par exemple, la transformation des régimes de retraite par
répartition au profit de fonds de pension, les incitations
fiscales à développer des formules individuelles d’épargne
salariale. Les assurances privées, dont la maxime est «
A chacun selon ses moyens (contributifs) », cherchent à
s’approprier la part de la richesse sociale, produit du travail,
jusqu’à présent plus ou moins redistribuée
sous forme de fonds publics ou sociaux.
A l’échelle internationale, l’Accord général
sur le commerce des services (AGCS), dans le cadre de l’Organisation
mondiale du commerce (OMC), vise, sous couvert de liberté,
à transformer des services publics (notamment d’enseignement
et de santé) en marchés. Ceux-ci ne deviendraient
accessibles qu’à ceux qui en ont les moyens monétaires,
comme c’est déjà en partie le cas aux Etats-Unis.
Le terrain le plus récent de l’offensive est celui
de l’appropriation privée des connaissances scientifiques,
ainsi que de cette forme particulière de patrimoine commun
de l’humanité que sont les mécanismes de production
et de reproduction biologique et la biodiversité. Le capital
entend désormais accaparer l’ensemble des conditions
tant matérielles qu’intellectuelles du procès
de production, oeuvre du travail historique, social, de l’humanité.
Cette volonté d’appropriation privée vient
de la place prise par la science et la technologie dans la concurrence,
et de la quête permanente par le capital de nouveaux champs
de valorisation, afin de repousser le moment où ses crises
éclatent. Mais elle correspond aussi à l’une
des tendances les plus profondes du capitalisme, qui le distingue
de toutes les formes d’organisation sociale l’ayant
précédé : le mouvement qui le pousse vers une
appropriation « totale » de l’ensemble des conditions
de l’activité sociale (4).
Ainsi les grands groupes pharmaceutiques occidentaux ont-ils cherché,
au nom de la « protection de la propriété industrielle
», à imposer aux pays pauvres des prix exorbitants
de médicaments, y compris ceux qui sont destinés à
la lutte contre le sida. Et si, finalement, ils ont dû y renoncer
_ au moins momentanément _ en raison de la détermination
de certains Etats (Afrique du Sud, Brésil, Inde) à
mettre sur le marché des copies génériques
de ces médicaments, la « protection industrielle »
et le régime des brevets n’ont pas été
mis en cause, pas plus que leur extension au vivant (5).
En fait, chaque fois qu’un groupe pharmaceutique appose son
brevet sur un médicament, il s’approprie des connaissances
scientifiques produites socialement et financées publiquement.
Car le produit breveté est toujours la conséquence
à la fois d’une longue accumulation générale
de savoirs faite indépendamment du groupe qui brevète
; et le résultat de travaux précis de chercheurs qui
souvent travaillent dans les laboratoires d’un ou de plusieurs
pays. Le brevet organise et défend juridiquement ce processus
d’expropriation des chercheurs et des pays qui les financent.
Il permet ensuite aux groupes oligopolistiques de transformer le
savoir social ainsi privatisé en mécanisme d’extraction
de flux de rentes et en instrument de domination sociale et politique
(6).Plus illégitime encore apparaît le brevetage systématique
du vivant dans lequel se sont lancés les groupes agro-chimiques
et pharmaceutiques. De quoi s’agit-il, si ce n’est d’une
appropriation privative des mécanismes de production et de
reproduction biologiques qui sont le Patrimoine de l’humanité
? L’Unesco protège, à juste titre, des villes
et des sites des ravages de la privatisation. Le patrimoine biologique
devrait-il être traité différemment ? Parallèlement,
le développement d’organismes génétiquement
modifiés (OGM), leur substitution plus ou moins forcée
aux plants traditionnels dans l’agriculture, traduisent un
processus analogue, parachevant l’expropriation des producteurs
(7).
Prééminence du droit des travailleurs
Enfin, la propriété privée et les droits qu’elle
confère sont au coeur de la crise écologique, conséquence
du productivisme aveugle _ ou pour le moins myope _ dont la recherche
du profit est porteuse et que la domination des investisseurs financiers
aggrave encore. Pourtant, les seules solutions prônées
sont des extensions ou des applications de l’appropriation
privée. Ainsi la convention de Rio (1992), présentée
comme une étape importante dans la protection de l’écologie
planétaire, renforce les droits du capital sur la nature.
Elle reconnaît certes que les paysans et les communautés
ont utilisé et conservé les ressources génétiques
depuis des temps immémoriaux, mais elle ne leur accorde aucun
droit de gestion ou de propriété sur ces ressources.
Compte tenu des multiples facettes de la question de la propriété,
le mouvement d’opposition à la contre-réforme
néolibérale pourrait, comme premier pas, lancer une
discussion collective, à partir de quelques principes.
La planète et l’ensemble de ses richesses - qu’elles
soient minérales, végétales ou animales - devraient
être considérées comme le patrimoine commun
et indivis de l’humanité tout entière, présente
et à venir. Toute appropriation privative de ces richesses
devient illégitime. Tout au plus peut-il être reconnu
à tout ou partie de l’humanité (individu ou
collectivité) un droit d’usage sur une partie de ces
richesses, à condition que cet usage ne soit pas préjudiciable
au restant de l’humanité, présente ou future.
En second lieu, la propriété privée de moyens
sociaux de production (moyens produits par un travail socialisé
et ne pouvant être mis en oeuvre que par un travail socialisé)
devrait faire la place à une tout autre conception. La propriété
de pareils moyens devrait revenir à la société
(potentiellement à l’humanité dans son ensemble).
Un premier pas consisterait à affirmer la prééminence
du droit des travailleurs sur celui des propriétaires-actionnaires
et des managers, notamment pour tout ce qui concerne les décisions
affectant directement leurs conditions de travail et d’existence.
Mais il faut aussi défendre le principe que les questions
relatives à la production et à l’usage de ces
moyens _ les lieux de leur implantation, les choix technologiques
pour leur développement _ devront relever de la décision
de la société tout entière.
Bien sûr, l’appropriation privée des équipements
collectifs, des services publics, des fonds socialisés de
protection sociale devrait être tenue pour fondamentalement
illégitime. De même, tout individu a droit à
une part de la richesse produite, résultat d’un travail
vivant largement socialisé, et d’un travail antérieur
accumulé sous forme de connaissances scientifiques et de
moyens de production qui sont le produit de l’humanité
passée tout entière.
Alain Bihr et François Chesnais.
(1) Voir, avec des approches différentes quant au contenu
exact de ces termes, Yves Salesse, Réformes et révolution
: propositions pour une gauche de gauche, Contre-feux, Agone, Marseille,
2001 ; Robert Castel dans son dialogue avec Claudine Haroche, Propriété
privée, propriété sociale, propriété
de soi, Fayard, Paris, 2001 ; et Tony Andréani et alii, L’Appropriation
sociale, Les Notes de la Fondation Copernic, Editions Syllepse,
Paris, 2002.
(2) Lire « Travail socialisé et appropriation sociale
: un enjeu international », A l’encontre, n° 10,
décembre 2002, Lausanne.
(3) Voir André Orléan, Le Pouvoir de la finance,
Odile Jacob, Paris, 1999, chapitre iv.
(4) Voir La Reproduction du capital : prolégomènes
à une théorie générale du capitalisme,
Cahiers libres, Editions Page deux, Lausanne, 2001.
(5) Lire Philippe Demenet, « Ces profiteurs du sida »,
et Philippe Rivière, « Offensive sur les prix des médicaments
», Le Monde diplomatique, février 2002.
(6) Lire « Les droits de propriété industrielle
: nouveaux domaines, nouveaux enjeux », numéro spécial
de La Revue d’économie industrielle dirigé par
Benjamin Coriat, no 99, 2e trimestre 2002.
(7) Lire Jean-Pierre Berlan (coordonné par), La Guerre au
vivant : OGM et mystifications scientifiques, Marseille, 2000.
Origine : Le monde diplomatique octobre 2003 http://www.monde-diplomatique.fr/2003/10/BIHR/10606
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